Les Confidences (Lamartine)/Livre 12

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Chez l’auteur (Œuvres complètes tome 29p. 338-395).


LIVRE DOUZIÈME


I


Cette société me fut très-utile. Elle dépaysa mon esprit de cette philosophie de corps de garde et de cette littérature efféminée qu’on respirait alors en France. Elle me montra des hommes de la nature au lieu de ces copies effacées qui formaient alors le monde pensant à Paris. Elle me transplanta dans un monde original, excentrique, nouveau, dont le type m’avait été inconnu jusque-là. C’était non-seulement la société du génie alpestre dans une vallée de la Savoie, c’était aussi la société de la jeunesse, de la grâce et de la beauté ; car autour de ces troncs d’arbres séculaires de la famille de Maistre et de Vígnet, il y avait des rejetons pleins de séve, des génies en espérance, des âmes en fleur. J’y étais accueilli comme le fils ou le frère de tous es membres de cette étonnante et charmante famille.

Le temps, la mort, les patries différentes, les opinions et les philosophies opposées nous ont séparés depuis. Mais je vivrais un siècle, que je n’oublierais jamais les journées dignes des entretiens de Boccace à la campagne, pendant la peste à Florence, que nous passions pendant tout un été dans la maison de Bissy, chez le colonel de Maistre, ou dans le petit castel de Servolex, chez mon ami Louis de Vignet.

Le salon était en plein champ. Tantôt un bois de jeunes sapins sur les dernières croupes vertes du mont du Chat, d’où l’on domine la vallée vraiment acadienne de Chambéry et son lac à gauche. Tantôt une allée de hautes charmilles du fond du jardin de Servolex, allée élevée en terrasse sur un vallon noyé de feuillages et de hautes vignes entrelacées aux noyers. Le soleil arpentait silencieusement le pan du ciel de lapis entre le mont du Chat et les premières Alpes de Nivoley. L’ombre se rétrécissait ou s’élargissait aux pieds des arbres. Le comte de Maistre, tête de Platon gaulois, dessinait en rêvant des figures sur le sable, du bout de son bâton cueilli sur le Caucase. Il racontait ses longs exils et ses fortunes diverses à ses frères attentifs et respectueux devant lui. L’aînée de ses filles, pensive, silencieuse et recueillie, jouait non loin de là sur le piano des airs mélancoliques de la Scythie. Les fenêtres du salon ouvertes laissaient arriver les notes interrompues parle vent jusqu’à nous. Le chanoine de Maistre, figure socratique adoucie et sanctifiée par le génie chrétien, lisait son bréviaire dans une allée écartée du jardin. Il jetait de temps en temps involontairement vers nous un regard de distraction et de regret. On voyait qu’il était pressé de finir le psaume pour venir se mêler à l’entretien qui courait sans lui.


II


La plus jeune des filles du comte de Maistre, qui n’avait alors que dix-sept ou dix-huit ans, portait sur son front, dans ses yeux, sur ses lèvres, les rayons du génie de son père. C’était une fille du Sinaï, toute resplendissante des lueurs du buisson sacré, tout inspirée des doctrines théocratiques de la famille. Elle copiait les écrits de son père ; elle écrivait, dit-on, elle-même des pages que sa modestie seule empêchait d’éclater d’un talent naturel à sa maison. C’était une Corinne chrétienne à quelques lieues au bord d’un autre lac de la Corinne philosophe et révolutionnaire de Coppet. Je n’ai jamais rien lu de cette jeune fille, mais son éloquence était virile, nerveuse et accentuée comme sa voix. L'inspiration religieuse ou politique dont elle était involontairement saisie la soulevait par moments du banc de gazon où elle était assise près de nous. Elle marchait en parlant sans s’apercevoir qu’elle marchait. Ses pieds semblaient ne pas toucher la terre, comme ceux des fantômes ou des sibylles qui sortent du sol enchanté. Elle avait des pages de paroles alors emportées par le vent qui auraient été dignes des premiers penseurs et des premiers écrivains du siècle. Nous pâlissions en l’écoutant. Le nom de son père a lui sur elle depuis. La fortune inattendue est venue la chercher dans sa modeste obscurité. Je ne sais ce qu’elle aura fait de son génie, arme pour un homme, fardeau pour une femme. Je crois qu’elle l’aura changé en vertus, comme ses richesses en bienfaits.


III


Louis de Vignet, sa sœur, aussi spirituelle que lui, et moi, nous admirions en silence ces éruptions de grâce, de feu et de foi. La théocratie, prêchée sous un si beau ciel par une si belle bouche, dans une si belle langue, par une jeune fille qui ressemblait aux filles d’un prophète, avait en ce temps-la un grand charme pour mon imagination. Ce serait si beau, si le royaume de Dieu n’avait pas des hommes pour ministres ! Plus tard, il me fallut reconnaître que le royaume de Dieu ne pouvait être que cette révélation éternelle dont le Verbe est le code et dont les siècles sont les ministres. Je revins vite à la liberté qui laisse penser et parler tous les verbes dans tous les hommes.


IV


Mon ami nous récitait des vers suaves et mélancoliques qu’il allait recueillir un à un dans les bruyères de ses montagnes et qu’il ne publia jamais, de peur de leur enlever cette fleur que le plein air enlève à l’âme comme aux pêches et aux raisins des espaliers. Je commençais aussi alors à en balbutier quelques-uns. Je les récitais en rougissant devant le comte de Maistre et ses filles. « Ce jeune Français, disait M. de Maistre à son neveu, a une belle langue pour instrument de ses idées. Nous verrons ce qu’il en fera quand l’âge des idées sera venu, Que ces Français sont heureux ! ajoutait-il avec impatience. Ah ! si j'étais né à Paris ! Mais je n’ai jamais vu Paris. Je n’ai pour langue que le jargon de notre Savoie ! »

Il ne savait pas encore que l’homme c’est la langue ; et que ce jargon serait une grande éloquence ; que plus les langues sont maniées, plus elles s’effacent, et que le français se retremperait à Servolex dans son génie, comme il s’était retrempé aux Charmettes dans l’ignorance de Jean-Jacques Rousseau.

Plus tard, le neveu du comte de Maistre épousa une de mes plus charmantes sœurs. Elle eut ses jours courts de maternité dans ce même Servolex où nous rêvions alors ensemble, et bientôt après elle y eut son tombeau.


V


Ici manquent les notes d’environ deux années pendant lesquelles je n’écrivis pas. J’étais rentré ensuite, à la voix de ma mère, dans la maison paternelle presque ruinée par des revers inattendus.   .   .   .
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VI


Je vivais alors (si cela peut s’appeler vivre) dans des espèces de limbes moitié ténèbres, moitié lumière, qui ne prêtaient à mon âme, a mes sentiments et à mes pensées qu'un demi-jour froid et triste comme un crépuscule d’hiver. Avant d’avoir vécu, j’étais lassé de vivre. Je me retirais, pour ainsi dire, de l’existence dans un recueillement désenchanté, et dans cette solitude du cœur que l’homme se fait quelquefois à lui-même en coupant tous ses rapports avec le monde et en se séparant de toute participation au mouvement qui l’agite. Sorte de vieillesse anticipée et volontaire dans laquelle on se réfugie avant les années, mais vieillesse fausse et feinte qui couve sous son apparente froideur des jeunesses plus chaudes et plus orageuses que celles qu’on a déjà traversées.

Toute la famille était absente. Le père chez un de mes oncles, à la chasse dans les forêts de Bourgogne. La mère en voyage. Les sœurs dispersées ou au couvent. Je passai tout un long été entièrement seul, enfermé avec une vieille servante, mon cheval et mon chien, dans la maison de mon père, à Milly. Ce hameau bâti en pierres grises, au pied d’une montagne tapissée de buis, avec son clocher en pyramide, dont les assises semblent calcinées par le soleil, ses sentiers roides, rocailleux, tortueux, bordés de masures et de fumier, et ses maisons couvertes en laves noircies par les ondées, où végètent des mousses carbonées comme la suie, rappelle tout à fait un village de Calabre ou d’Espagne.

Cette aridité, cette pauvreté, cette calcination, cette privation d’eau, d’ombre, de vie végétale, me plaisaient. Il me semblait que cette nature était ainsi mieux en rapport avec mon âme. J’étais moi-même un cep de cette colline, un chevreau de ce rocher, un bois sans fleur de ces buissons. Ce silence inusité de la maison paternelle, cette solitude du jardin, ces chambres vides, me rappelaient un tombeau. Cette idée d’un sépulcre ne messeyait pas à mon imagination. Je me sentais ou je voulais me sentir mort. J’aimais ce linceul de pierre dans lequel j’étais volontairement enveloppé. Les seuls bruits de la vie qui pénétrassent dans la maison étaient lointains et monotones comme les bruits des champs. Ils sont restés depuis dans mon oreille.

Je crois entendre encore les coups cadencés des fléaux qui battaient la moisson, au soleil, sur l’aire de glaise durcie de la cour ; les bêlements des chèvres sur la montagne ; les voix d’enfants jouant dans le chemin au milieu du jour ; les sabots des vignerons revenant le soir de l’ouvrage ; le rouet des pauvres fileuses assises sur le seuil de leurs portes, ou les grincements aigus et stridents de la cigale qui ressemblaient à un cri arraché par la brûlure des rayons du midi dans la vapeur embrasée qui s’exhalait des carrés du jardin.

Les mois se passaient à lire, à rêver, à errer nonchalamment tout le jour, de ma chambre haute au salon désert ; du salon à l’étable, où je me couchais avec le chien sur la litière fraîche que je faisais moi-même à mon cheval oisif ; de l’étable au jardin, où j’arrosais quelques planches de laitue ou de petits pois ; du jardin sur la montagne pelée qui le domine, où je me cachais parmi les plantes de buis, seul feuillage qui résiste par son amertume à la dent des chèvres. De là, je regardais au loin les cimes de neige dentelées des Alpes, qui me semblaient et qui me semblent encore le rideau d’une terre trop splendide pour des hommes. J’écoutais avec des délices de recueillement et de tristesse les tintements mélancoliques des clochettes de ces troupeaux qui ne demandent pour tout bonheur à la terre qu’un peu d’herbe à brouter sur ses flancs.

J’aurais écrit des volumes si j’avais noté les intarissables impressions, impressions, frissons de cœur, pensées, joies intérieures ou mélancoliques qui traversaient mes sens ou mon âme pendant ce long été dans le désert. Je n’écrivais rien ; je laissais passer toutes ces sensations et toutes ces modulations en moi-même, comme les brises sur les herbes de la montagne, sans s’inquiéter des vagues soupirs qu’elles leur font rendre, ni des parfums évaporés qu’elles leur enlèvent en passant.

Les soupirs et les parfums de mon cœur juvénile ne me paraissaient pas mériter d’être recueillis. J’en étais même arrivé à ce point de découragement et de sécheresse que je jouissais avec une sorte d’amertume de la sensation de vivre, de penser, de sentir en vain ; comme ces fleurs qui croissent dans les sites inaccessibles des Alpes, qui végètent sans qu’aucun regard les voie fleurir, et qui semblent accuser la nature de n’avoir ni plan ni pitié dans ses créations.


VII


Une circonstance me confirmait encore dans ces découragements de cœur et dans ces mépris pour le monde. C’était la société et les entretiens avec un autre solitaire aussi sensible, plus âgé et plus malheureux que moi. Cette société était la seule diversion que j’eusse quelquefois à mon isolement. D’abord rencontre, puis habitude, cette fréquentation se changeait de jour en jour davantage en amitié. Le hasard semblait avoir rapproché deux hommes d’âge et de condition différents, mais qui se ressemblaient par la sensibilité, par le caractère et par la conformité de tristesse, de solitude d’âme et de découragement du bonheur. L’un de ces hommes, c’était moi ; l’autre, c’était le pauvre curé du village de Bussières, paroisse dont Milly relevait et n’était qu’un hameau.

J’ai parlé, dans le récit des premières impressions de mon enfance, d’un jeune vicaire qui apprenait le catéchisme et le latin aux enfants du village, chez le vieux curé de Bussières, et qui, répugnant par sa nature et par son âge à cette pédagogie puérile à laquelle il était condamné, laissait là avec dégoût le livre et la férule, et, prenant ses chiens en laisse et son fusil sur l’épaule, s’échappait du presbytère avant que l’aiguille eût marque l’heure de la fin de la leçon, et allait achever la journée dans les champs et dans les bois de nos montagnes. J’ai dit qu’il se nommait l’abbé Dumont ; que le presbytère paraissait être pour lui plutôt une maison paternelle qu’un vicariat de village ; que sa mère âgée, mais encore belle et gracieuse, gouvernait la cure de temps immémorial ; qu’il y avait quelque parenté mal définie entre le vieux curé et le jeune vicaire ; que cette parenté lointaine donnait à celui-ci l’attitude d’un fils plus que d’un commensal dans la maison.

Enfin, j’ai raconté comment l’évêque de Mâcon, homme de mœurs faciles et raffinées autant qu’homme de lettres et d’étude, avait pris dans son palais le jeune adolescent, et l’avait fait élever dans toutes les habitudes, dans toutes les libertés et dans toutes les élégances de la société très-mondaine dont son palais épiscopal était le contre avant la révolution. La révolution avait dispersé cette société, confisqué le palais, emprisonné l’évêque et renvoyé le jeune secrétaire du sein de ce luxe et de ces délices dans le pauvre presbytère de Bussières. Le vieux curé était mort. Le jeune homme s’était fait prêtre ; la cure avait passé comme un héritage au jeune ecclésiastique.

L’abbé Dumont avait alors trente-huit ans. Sa taille était élevée, ses membres souples, son attitude martiale, son costume laïque, leste, soigné, comme s’il eût voulu, sans manquer tout à fait aux convenances, se rapprocher néanmoins le plus possible de l’habit de l’homme du monde, et faire oublier aux autres et à lui-même un état qui lui avait été imposé tard.

Son visage avait une expression d’énergie, de fierté, de virilité, qu’adoucissait seulement une teinte de tristesse douce, habituellement répandue sur sa physionomie. On y sentait une nature forte, enchaînée sous un habit par quelques liens secrets qui l’empêchent de se mouvoir et d’éclater. Le contour des joues était pâle comme une passion contenue ; la bouche fine et délicate ; le nez droit, modelé avec une extrême pureté de lignes, renflé et palpitant vers les narines, ferme, étroit et musculeux vers le haut, où il se lie au front et sépare les yeux. Les yeux étaient d’une couleur bleu de mer mêlé de teintes grises comme une vague à l’ombre ; les regards étaient profonds et un peu énigmatiques, comme une confidence qui ne s’achève pas ; ils étaient enfoncés sous l’arcade proéminente d’un front droit, élevé, large, poli par la pensée. Ses cheveux noirs, déjà un peu éclaircis par la fin de sa jeunesse, étaient ramenés sur ses tempes en mèches lisses, luisantes, collées à la peau, dont elles relevaient la blancheur. Ils ne laissaient apercevoir aucune trace de tonsure. Leur finesse et la moiteur habituelle de la peau leur donnaient au sommet du front et vers les tempes quelques inflexions à peine perceptibles, comme celle de l’acanthe autour d’un chapiteau de marbre.

Tel était l’extérieur de l’homme avec lequel, malgré la distance des années, la solitude, le voisinage, la conformité de nature, l’attrait réciproque, et enfin la tristesse même de nos deux existences allaient insensiblement me faire nouer une véritable et durable amitié.

Cette amitié s’est cimentée depuis par les années ; elle a duré jusqu’à sa mort, et maintenant, quand je passe par le village de Bussières, mon cheval, habitué à ce détour, quitte le grand chemin vers une petite croix, monte un sentier rocailleux qui passe derrière l’église, sous les fenêtres de l’ancien presbytère, et s’arrête un moment de lui-même auprès du mur d’appui du cimetière. On voit par-dessus ce mur la pierre funéraire que j’ai posée sur le corps de mon ami. J’y ai fait écrire en lettres creuses, pour toute épitaphe, son nom à côté du mien. J’y donne, un moment en silence, tout ce que les vivants peuvent donner aux morts : une pensée… une prière… une espérance de se retrouver ailleurs !…


VIII


Nous nous liàmes naturellement et sans le prévoir. Il n’avait que moi avec qui il pût s’entretenir, dans ce désert d’hommes, des idées, des livres, des choses de l’âme qu’il avait cultivées avec amour dans sa jeunesse et dans le palais de l’évêque de Mâcon. Il les cultivait solitairement encore dans l’isolement où il était confiné. Je n’avais que lui avec qui je pusse épancher moi-même mon âme débordante d’impressions et de mélancolie.

Nos rencontres étaient fréquentes : le dimanche à l’église ; les autres jours dans les sentiers du village, dans les buis ou dans les genêts de la montagne. J’entendais de ma fenêtre l’appel de ses chiens courants.

A force de nous rencontrer ainsi à toute heure, nous finîmes par avoir besoin l’un de l’autre. Il comprit qu’il y avait dans l’âme de ce jeune homme des germes intéressants à regarder éclore et se développer. Je compris qu’il y avait dans cet homme mûr et fatigué de vivre une destinée âpre et trompée, comme était la mienne en ce moment ; une âme malade mais forte, auprès de laquelle mon âme se vengerait de ses propres malheurs en s’attachant du moins à un autre malheureux.

Je lui prêtais des livres. J’allais toutes les semaines les louer dans un cabinet de lecture à Mâcon, et je les rapportais à Milly dans la valise de mon cheval. Il me prêtait, lui, les vieux volumes d’histoire de l’Église et de littérature sacrée qu’il avait trouvés dans la bibliothèque de l’évêque de Mâcon. Il avait eu ce legs dans son testament. Nous nous entretenions de nos lectures. Nous nous apercevions ainsi, par la conformité habituelle de nos impressions sur les mêmes ouvrages, de la consonnances de nos esprits et de nos cœurs. Chaque jour, chaque livre, chaque entretien, amenaient une découverte et comme une intimité involontaire de plus entre nous. On s’attache par ce qu’on découvre de semblable à soi dans ceux qu’on étudie. L’amour et l’amitié ne sont au fond que l’image d’un être réciproquement entrevue et doublée dans le cœur d’un autre être. Quand ces deux images se confondent tellement que les deux n’en font plus qu’une, l’amitié ou l’amour sont complets. Notre amitié s’achevait ainsi tous les jours.


IX


Bientôt nous ne nous contentâmes plus de ces rencontres fortuites dans les chemins des deux hameaux. Il vint chez moi, j’allai chez lui. Il n’y avait entre sa maison et celle de mon père qu’une colline peu élevée à monter et il descendre. Au bas de cette colline, cultivée en vignes rampantes, on trouvait une fontaine sous des saules et un sentier creux entre deux haies qui traversait des prés.

Au bout de ces prés, une petite porte fermée par un verrou donnait accès dans un jardin potager entouré de murs tapissés d’espaliers. A l’extrémité de ce jardin, une maison basse et longue avec une galerie extérieure dont le toit portait sur des piliers de bois. Une petite cour entourée d’un hangar, d’un four et d’un bûcher. Sur le mur d’appui de la galerie, deux beaux chiens couchés et hurlant quand on ouvrait la porte. Quelques pots de réséda et des fleurs rares sur le palier. Quelques poules dans la cour, quelques pigeons sur le toit. C’était le presbytère.

Du côté opposé au jardin, la maison donnait sur le cimetière, vert comme un pré mal nivelé autour de l’église. Par-dessus le cimetière, le regard s’étendait par une échappée de vue sur des flancs de montagnes incultes entrecoupées de hauts châtaigniers. L’œil glissait ensuite obliquement sur une sombre et noire vallée qui se perdait l’été dans la vapeur chaude du soleil, l’hiver dans la fumée du brouillard ou des eaux. Le son de la cloche qui tintait, aux trois parties du jour, aux baptêmes et aux sépultures, les pas des paysans revenant de l’ouvrage, les vagissements d’enfants qui pleuraient à midi et le soir pour appeler les mères attardées sur les portes des chaumières, étaient les seuls bruits qui pénétrassent du dehors dans cette maison. Au dedans on n’entendait que le petit tracas que faisait la mère du curé et sa jeune nièce en épluchant les herbes pour la soupe ou en étendant le linge sur la galerie.


X


Bientôt je fus un hôte de plus de cette humble maison, un convive de plus à cette pauvre table. J’y descendais presque tous les soirs au soleil couchant. Quand j’avais quitté l’ombre des deux ou trois charmilles du jardin de Milly, sous l’abri desquelles j’avais passé la chaleur des jours du mois d’août ; quand j’avais fermé mes livres, caressé et pansé avec soin mon cheval et étendu sous ses sabots luisants la fraîche litière de la nuit, je montais à pas lents la colline, je me glissais comme une ombre du soir de plus parmi les dernières ombres que les saules jetaient sur les prés. J’ouvrais la petite porte du jardin de la cure de Bussières. Les chiens qui me connaissaient n’aboyaient plus. Ils semblaient m’attendre à heure fixe sur le seuil. Ils me flairaient avec des battements de queue, des frissons de poil et des bonds de joie. Ils couraient devant moi comme pour avertir la maison de l’arrivée du jeune ami. Le sourire indulgent de la vieille mère du curé, la rougeur de sa nièce, me montraient ces bons visages d’hôtes qui sont les meilleurs saluts et les meilleurs compliments de l’hospitalité.


XI


Je trouvais ordinairement l’abbé Dumont occupé à émonder ses treilles, à sarcler ses laitues ou à écheniller ses arbres. Je prenais l’arrosoir des mains de la mère, j’aidais la nièce à tirer la longue corde du puits. Nous travaillions tous les quatre au jardin tant qu’il restait une lueur de jour dans le ciel. Nous rentrions alors dans la chambre du curé. Les murs en étaient nus et crépis seulement de chaux blanche éraillée par les clous qu’il y avait fichés pour suspendre ses fusils, ses couteaux de chasse, ses vestes, ses fourniments et quelques gravures encadrées de sapin représentant la captivité de Louis XVI et de sa famille au Temple. Car l’abbé Dumont, je l’ai déjà dit, par une contradiction très-fréquente dans les hommes de ce temps-là, était royaliste bien qu’il fût démocrate, et contre-révolutionnaire de sentiment bien qu’il détestât l’ancien régime et qu’il partageât toutes les doctrines et toutes les aspirations de la révolution.

On ne voyait, du reste, sur ces murs ou sur la cheminée aucun attribut de son ministère : ni bréviaire, ni crucifix, ni images de saint ou de sainte, ni vêtements sacrés. Il reléguait tout cela dans sa sacristie, aux soins de son sonneur de cloches. Il ne voulait pas que rien de son église le suivît dans sa maison et lui rappelât sa servitude et ses liens. Rien ne faisait souvenir qu’il était curé de village, si ce n’est une petite table boiteuse reléguée dans un coin de la chambre, sur laquelle on voyait un registre des naissances et des décès, et des boîtes de dragées cerclées de rubans bleus ou roses, que l’on donne, aux fiançailles et aux baptêmes, au ministre de ces saintes cérémonies.

A la nuit tombante, il allumait une chandelle de suif ou un reste de cierge de cire jaune rejeté des candélabres de l’autel. Après quelques moments de lecture ou de causerie, la nièce mettait la nappe sur cette table débarrassée de l’encre, des livres et des papiers. On apportait le souper.

C’était ordinairement du pain bis et noir mêlé de seigle et de son. Quelques œufs des poules de la basse cour frits dans la poële et assaisonnés d’un filet de vinaigre. De la salade ou des asperges du jardin. Des escargots ramassés à la rosée sur les feuilles de vigne et cuits lentement dans une casserole, sous la cendre. De la courge gratinée mise au four dans un plat de terre, les jours où l’on cuisait le pain, et de temps en temps ces poules vieilles, maigres et jaunes que les pauvres jeunes femmes des montagnes apportent en cadeaux aux curés les jours de relevailles, en mémoire des colombes que les femmes de Judée apportaient au temple dans les mêmes occasions. Enfin quelques lièvres ou quelques perdrix, récolte de la chasse du matin. On y servait rarement d’autres mets. La pauvreté de la maison ne permettait pas à la mère d’aller au marché. Ce frugal repas était arrosé de vin rouge ou blanc du pays ; les vignerons le donnent au sacristain, qui va quêter, de pressoir en pressoir, au moment des vendanges. Le repas se terminait par quelques fruits des espaliers dans la saison et par de petits fromages de chèvre blancs, frais, saupoudrés de sel gris, qui donnent soif, et qui font trouver le vin bon aux sobres paysans de nos vallées.

L’abbé Dumont, bien qu’il n’eût pas la moindre sensualité de table, ne dédaignait pas, pour soulager sa vieille mère et pour former sa nièce, d’aller lui-même quelquefois surveiller le pain au four, le rôti à la broche, les œufs ou les légumes sur le feu, et d’assaisonner de sa main les mets simples ou étranges que nous mangions ensemble, en nous égayant sur l’art du maître d’hôtel. C’est ainsi que j’appris moi-même à accommoder de mes propres mains ces aliments journaliers du pauvre habitant de la campagne, et à trouver du plaisir et une certaine dignité paysanesque dans ces travaux domestiques du ménage, qui dispensent l’homme de la servitude de ses besoins, et qui l’accoutument à redouter moins l’indigence ou la médiocrité.


XII


Après le souper, nous nous entretenions, tantôt les coudes sur la nappe, tantôt au clair de lune sur la galerie, de ces sujets qui reviennent éternellement, comme des hasards inévitables, dans la conversation de deux solitaires sans autre affaire que leurs idées : le sort de l’homme sur la terre, la vanité de ses ambitions, l’injustice du sort envers le talent et la vertu, la mobilité et l’incertitude des opinions humaines, les religions, les philosophies, les littératures des différents âges et des différents peuples, la préférence à donner à tel grand homme sur tel autre, la supériorité de tel orateur ou de tel écrivain sur les orateurs et les écrivains ses émules la grandeur de l’esprit humain dans certains hommes la petitesse dans certains autres ; puis des lectures de passages de tel ou tel écrivain pour justifier nos jugements ou motiver nos préférences ; des fragments de Platon, de Cicéron, de Sénèque, de Fénelon, de Bossuet, de Voltaire, de Rousseau, livres étalés tour à tour sur la table, ouverts, fermés, rouverts, confrontés, discutés, admirés ou écartés, comme des cartes de ce grand jeu de l’âme que le génie de l’homme joue avec l’énigme de la nature depuis le commencement jusqu’à la fin des siècles.


XIII


Quelquefois, mais rarement, de beaux vers des poëtes anciens récités par moi dans leur langue, sous ce même toit où j’avais appris à épeler les premiers mots de grec et de latin. Mais les vers tenaient peu de place dans ces citations et dans ces entretiens. L’abbé Dumont, ainsi que plusieurs des hommes supérieurs que j’ai le plus connus et le plus aimés dans ma vie, ne les goûtait pas. De la parole écrite, il n’appréciait que le sens et très-peu la musique. Il n’était pas doué de cette espèce de matérialité intellectuelle qui associe, dans le poëte, une sensation harmonieuse à une idée ou à un sentiment, et qui lui donne aussi une double prise sur l’homme par l’oreille et par l’esprit.

Il lui semblait, et il m’a souvent semblé plus tard à moi-même, qu’il y avait en effet une sorte de puérilité humiliante pour la raison dans cette cadence étudiée du rhythme et dans cette consonnance mécanique de la rime qui ne s’adressent qu’à l’oreille de l’homme et qui associent une volupté purement sensuelle à la grandeur morale d’une pensée ou à l’énergie virile d’un sentiment. Les vers lui paraissaient la langue de l’enfance des peuples, la prose la langue de leur maturité. Je crois maintenant qu’il sentait juste. La poésie n’est pas dans cette vaine sonorité des vers ; elle est dans l’idée, dans le sentiment et dans l’image, cette trinité de la parole, qui la change en Verbe humain. Les versificateurs diront que je blasphème, les vrais poëtes sentiront que j’ai raison. Changer la parole en musique, ce n’est pas la perfectionner, c’est la matérialiser. Le mot simple, juste et fort pour exprimer la pensée pure ou le sentiment nu, sans songer au son pas plus qu’à la forme matérielle du mot, voilà le style, voilà l’expression, voilà le verbe. Le reste est volupté, mais enfantillage : Nugæ canores. Si vous en doutez, associez en idée Platon à Rossini dans un même homme. Qu’aurez-vous fait ? Vous aurez grandi Rossini, sans doute, mais vous aurez diminué Platon.


XIV


Je ne contestais alors ni je n’approuvais cette répugnance instinctive de certains hommes de pensée mâle aux séductions sonores de la pensée versifiée. J’aimais les vers sans théorie, comme on aime une couleur, un son, un parfum dans la nature. J’en lisais beaucoup, je n’en écrivais pas.

De ces sujets littéraires ; nous arrivions toujours, par une déviation naturelle, aux questions suprêmes de politique, de philosophie et de religion. Nourris l’un et l’autre de la moelle de l’antiquité grecque et romaine, nous adorions la liberté comme un mot sonore avant de l’adorer comme une chose sainte et comme la propriété morale dans l’homme libre.

Nous détestions l’empire et ce régime plagiaire de la monarchie ; nous déplorions qu’un héros comme Bonaparte ne fût pas en même temps un complet grand homme et ne fît servir les forces matérielles de la révolution tombées de lassitude dans sa main qu’à reforger les vieilles chaînes de despotisme, de fausse aristocratie et de préjugés que la révolution avait brisées. L’abbé Dumont, quoiqu’il eût le jacobinisme en horreur, conservait de la république une certaine verdeur âpre mais savoureuse sur les lèvres et dans le cœur. Il me la communiquait sans y penser. Mon âme jeune, pure de viles ambitions, indépendante comme la solitude, aigrie par la compression du sort, qui semblait s’obstiner à me fermer le monde, était prédisposée à cette austérité d’opinion qui console des torts de la fortune en la faisant mépriser dans ceux qu’elle favorise, et qui aspire au gouvernement de la seule vertu. La restauration, qui nous avait enivrés l’un et l’autre d’espérances, commençait à les décevoir. Elle laissait penser, du moins, lire, écrire, discuter. Elle avait le bruit intestin des gouvernements libres et les orages de l’opinion. Mais l’adoration superstitieuse du passé, soufflée par des courtisans incrédules à un peuple vieilli de deux siècles en vingt-cinq ans, nous désenchantait. Nous ne murmurions pas, de peur de nous confondre avec les partisans de l’empire ; mais nous gémissions tout bas et nous remontions ou nous descendions les siècles pour y retrouver des gouvernements dignes de l’humanité. Hélas ! où sont-ils ?...

Quant à la religion, le fanatisme qu’on s’efforçait alors de raviver sous ce nom par les cérémonies, les processions, les prédications, les congrégations moins religieuses que dynastiques, nous semblaient un misérable travestissement d’un parti politique voulant se consacrer aux yeux du peuple par l’affectation d’une foi dont il ne prenait que l’habit. Il était aisé de voir que l’abbé Dumont était philosophe comme le siècle où il été né. Les mystères du christianisme, qu’il accomplissait par honneur et par conformité avec son état, ne lui semblaient guère qu’un rituel sans conséquence, un code de morale illustré de dogmes symboliques et de pratiques traditionnelles qui n’empiétaient en rien sur son indépendance d’esprit et sur sa raison. C’était la langue du sanctuaire dans laquelle il parlait de Dieu à un peuple enfant, disait-il. Mais, rentré chez lui, il en parlait dans la langue de Platon, de Cicéron et de Rousseau.


XV


Cependant, bien que son esprit fût incrédule, son âme, amollie par l’infortune, était pieuse. Son souverain bonheur eût été de pouvoir donner à cette piété vague la forme et la réalité d’une foi précise. Il s’efforçait de courber son intelligence sous le joug du catholicisme et sous les dogmes de son état. Il lisait avec obstination le Génie du christianisme, par M. de Chateaubriand, les écrits de M. de Bonald, ceux de M. de Lamennais, de M. Frayssinous, du cardinal de Beausset, tous ces oracles plus ou moins éloquents sortis tout à coup, à cette époque, des ruines du christianisme. Mais son esprit sceptique, rebelle à la logique de ces écrivains, admirait leur génie plus qu’il iradoptait leurs dogmes. Il s’attendrissait, il s’exaltait, il priait avec leur style, mais il ne croyait pas avec leur foi.

Quant à moi, plus jeune, plus sensible et plus tendre d’années que lui, je me prêtais davantage à ces séductions de la religion de mon enfance et de ma mère. La piété me revenait dans la solitude ; elle m’a toujours amélioré, comme si la pensée de l’homme isolé du monde était sa meilleure conseillère. Je ne croyais pas de l’esprit, mais je voulais croire du cœur. Le vide qu’avait creusé dans mon âme ma foi d’enfant, en s’évaporant dans les dissipations de ces années de repentir et de tristesse, me semblait délicieusement comblé par ce sentiment d’amour divin qui se réchauffait sous la cendre de mes premiers égarements, et qui me purifiait en me consolant. La poésie et la tendresse de la religion étaient pour moi comme ces deux saintes femmes assises sur le sépulcre du Sauveur des hommes et à qui les anges disaient en vain : « Il n’est plus là. »


XVI


Je m’obstinais à retrouver la croyance de ma jeunesse où j’avais eu celle de mon enfance. J’aimais le recueillement et l’ombre de ces petites églises de campagne où le peuple se rassemble et s’agenouille, pour se consoler, aux pieds d’un Dieu de chair et de sang comme lui. L’incommensurable espace entre l’homme et le Dieu sans forme, sans nom et sans ombre, me semblait comblé par ce mystère d’incarnation. Si je ne l’admettais pas tout à fait comme vérité, je l’adorais comme poème merveilleux de l’âme. Je l’embellissais de tous les prestiges de mon imagination. Je l’embaumais de tous mes désirs. Je le colorais de toutes les teintes de ma pensée et de mon enthousiasme. Je subordonnais ma raison rebelle à cette volonté ardente de croire, afin de pouvoir aimer et prier. J'écartais violemment les ombres, les doutes, les répugnances d’esprit. Je parvenais à me faire à demi les illusions dont j’avais soif et, pour bien vous rendre l’état de mon âme à cette époque, si je n’adorais pas encore le Dieu de ma mère comme mon Dieu, je l’emportais du moins sur mon cœur comme mon idole.


XVII


Quand les paroles commençaient à tarir sur nos lèvres et que le sommeil nous gagnait, je reprenais mon fusil, je sifflais mon chien ; l’abbé Dumont m’accompagnait jusqu’au bout des prés qui terminent le vallon ide Bussières ; nous nous serrions la main. Je gravissais silencieusement la colline pierreuse, tantôt à la lueur des belles lunes d’été, tantôt à travers les humides ombres de la nuit, épaissies encore par les brouillards du commencement de l’automne.

Je trouvais la vieille servante qui filait, en m’attendant, sa quenouille, à la clarté de la lampe de cuivre suspendue dans la cuisine. Je me couchais. Je m’endormais et je n’éveillais le lendemain, au bruit du vol des hirondelles des prés qui entraient librement dans ma chambre, à travers les vitres cassées, pour recommencer la même journée que la veille.

Ce qui m’attachait de plus en plus au pauvre curé de Bussières, c’était le nuage de mélancolie mal résignée qui attristait sa physionomie. Cette ombre amortissait dans son regard les derniers feux de la jeunesse, elle donnait à ses paroles et à sa voix une certaine langueur découragée toute concordante à mes propres langueurs d’esprit. On sentait un mystère douloureux et contenu sous ses épanchements. On voyait qu’il ne disait pas tout, et qu’un dernier secret s’arrêtait sur ses lèvres. Ce mystère, je ne cherchais point à le lui arracher, il ne me l’aurait jamais confié lui-même. Entre un aveu de cette nature et l’amitié la plus intime avec un jeune homme de mon âge, il y avait les convenances sacrées de son caractère sacerdotal. Mais les chuchotements des femmes du village commencèrent à m’en révéler confusément quelque rumeur, et plus tard je connus ce mystère de tristesse dans tous ses détails. Le voici :

A l’époque où l’évêque de Mâcon avait été chassé de son palais par la persécution contre le clergé et emprisonné, l’abbé Dumont n’était qu’un jeune et beau secrétaire ; il rentra chez le vieux curé de Bussières, qui avait prêté serment à la constitution. Il se répandit dans le monde, se mêla, avec l’ascendant de sa figure, de son courage et de son esprit, aux différents mouvements d’opinion qui agitaient la jeunesse de Mâcon et de Lyon à la chute de la monarchie et au commencement de la république. Il se fit remarquer surtout par son antipathie et par son audace contre les jacobins. Poursuivi comme royaliste sous la terreur, il finit par s’enrôler dans ces bandes occultes de jeunes gens royalistes qui se ramifiaient et se donnaient la main depuis les Cévennes jusqu’aux campagnes de Lyon.

Intrépide et aventureux, il se lia, par la conformité des opinions et par le hasard des rencontres, des combats et des dangers de la guerre civile, avec le fils d’un vieux gentilhomme du Forez. Le château de cette famille était situé dans une vallée sauvage, sur un mamelon escarpé. Il servait de foyer aux conspirations et de quartier général à la jeunesse royaliste de ces contrées. Le vieux seigneur avait perdu sa femme au commencement de la révolution. En mourant, elle avait laissé quatre filles à peine sorties de l’adolescence. Élevées sans mère et sans gouvernante dans le château d’un vieux chasseur, soldat, d’une nature bizarre, d’un esprit inculte et illettré, ces jeunes filles n’avaient de leur sexe que l’extrême beauté, la naïveté et la grâce avec toute la vivacité d'impressions et toute l’imprudence de leur âge.

Leur père, dès leurs premières années, les avait accoutumées à lui tenir compagnie à table, au milieu de ses convives de toute sorte, à monter à cheval, à porter le fusil, à le suivre dans ses parties de chasse, qui faisaient la principale occupation de sa vie. On comprend qu’une si charmante cour, toujours en chasse, en festins, en fêtes ou en guerre autour d’un tel père, devait attirer naturellement la jeunesse, le courage et l’amour dans le château de ***.

Le jeune Dumont, en costume de guerre et de chasse, beau, leste, adroit, éloquent, bienvenu du père, ami du frère, agréable aux jeunes filles par l’élégance de ses manières et de son esprit, devint le plus assidu commensal du château. Il faisait, pour ainsi dire, partie de la famille, et fut pour les jeunes filles comme un frère de plus. Il avait sa chambre dans une tourelle haute du donjon qui dominait la contrée et d’où l’on apercevait de loin une longue étendue de la seule route qui conduisît au château. Chargé de signaler l’approche des gendarmes ou des patrouilles de garde nationale, il veillait à la sûreté des portes et tenait en ordre l’arsenal toujours garni de fusils et de pistolets chargés, et même de deux coulevrines sur leurs affûts, dont le comte de *** était résolu à foudroyer les républicains, s’ils se hasardaient jusque dans ses gorges.

Le temps se passait à recevoir et à expédier des messagers déguisés qui liaient l’esprit contre-révolutionnaire de ces montagnes avec les émigrés de Savoie et les conspirateurs de Lyon ; à courir les bois à pied ou à cheval dans des chasses incessantes ; à s’exercer au maniement des armes ; à défier de loin les jacobins des villes voisines qui dénonçaient perpétuellement ce repaire d’aristocrates, mais qui n’osaient le disperser ; à veiller, à jouer et à danser avec la jeunesse des châteaux voisins attirée par le double charme de l’opinion, des aventures et du plaisir.

Bien que les jeunes personnes fussent mêlées à tout ce tumulte et abandonnées à leur seule prudence, il y avait entre elles et leurs hôtes des goûts, des préférences, des attraits mutuels ; mais il n’y avait aucun désordre ni aucune licence de mœurs. Le souvenir de leur mère et leur propre péril semblaient les garder mieux que ne l’eût fait la surveillance la plus rigide. Elles étaient naïves, mais innocentes ; semblables en cela aux jeunes filles des paysans, leurs vassaux, sans ombrage, sans pruderie, mais non sans vigilance sur elles-mêmes et sans dignité de sexe et d’instincts.

Les deux aînées s’étaient attachées et fiancées à deux jeunes gentilshommes du Midi, la troisième attendait impatiemment que les couvents fussent rouverts pour se consacrer toute à Dieu, sa seule pensée. Calme au milieu de cette agitation, froide dans ce loyer d’amour et d’enthousiasme, elle gouvernait la maison de son père comme une matrone de vingt ans. La quatrième touchait ft peine à sa seizième année. Elle était la favorite de son père et de ses sœurs.

L’admiration qu’on avait pour elle comme jeune fille était mêlée de cette complaisance enjouée qu’on a pour l’enfance. Sa beauté, plus attrayante encore qu’éblouissant, était l’épanouissement d’une âme aimante qui se laisse regarder et respirer jusqu’au fond par la physionomie, par les yeux et par le sourire. Plus on y plongeait, plus on y découvrait de tendresse, d’innocence et de bonté. Par l’impression qu’elle faisait sur moi, en la voyant bien des années après, et quand la poussière de la vie et ses larmes avaient sans doute enlevé à ce visage la fraîcheur et le duvet de l’adolescence, on pouvait recomposer cette ravissante réminiscence de seize ans.

Ce n’était ni la langueur d’une fille pâle du Nord, ni le rayonnement brûlant d’une fille du Midi, ni la mélancolie d’une Anglaise, ni la noblesse d’une Italienne ; ses traits plus gracieux que purs, sa bouche avenante, son nez relevé, ses yeux châtains comme ses cheveux, rappelaient plutôt la fiancée de village un peu hâlée par le soleil et par le regard des jeunes gens, quand elle a revêtu ses habits de noce et qu’elle répand autour d’elle en entrant à l’église un frisson qui charme mais qui n’intimide pas.

Elle s’attacha sans y penser à ce jeune aventurier, ami de son frère, plus rapproché d’elle par les années que les autres étrangers qui fréquentaient le château. La qualité de royaliste donnait alors à ceux qui combattaient et souffraient pour la même opinion une certaine familiarité sans ombrage dans les maisons nobles où on les recueillait comme des compagnons d’armes. Le jeune homme était lettré. À ce titre, il était chargé par le père de donner des leçons de lecture, d’écriture, de religion à la jeune fille. Elle le considérait comme un second frère un peu plus avancé qu’elle dans la vie.

C’était lui qui répondait d’elle dans les courses périlleuses qu’elle faisait avec son père et ses sœurs à la chasse des sangliers dans les montagnes ; c’étaít lui qui ajustait les rênes, qui resserrait les sangles de son cheval, qui chargeait son fusil, qui le portait en bandoulière derrière son dos, qui l’aidait à franchir les ravins et les torrents, qui lui rapportait, du milieu des halliers, le gibier qu’elle avait tiré, qui l’enveloppait de son manteau sous la pluie ou sous la neige. Une si fréquente et si complète intimité entre un jeune homme ardent et sensible et une jeune fille dont l’enfance se changeait tous les jours, quoique insensiblement, en adolescence et en attraits, ne pouvait manquer de se convertir, à leur insu, en un premier et involontaire attachement. Il n’y a pas de piége plus dangereux pour deux cœurs purs que celui qui est préparé par l’habitude et voilé par l’innocence. Ils y étaient déjà tombés l’un et l’autre avant qu’aucun d’eux le soupçonnât. Le temps et les circonstances ne devaient pas tarder à le leur dévoiler.

Le comité révolutionnaire de la ville de *** était instruit des trames qui s’ourdissaient impunément au château de ***. Ce comité s’indignait de la lâcheté ou de la complicité des municipalités voisines qui n’osaient ou ne pouvaient disperser ce nid de conspirateurs. Il résolut d’étouffer ce foyer de contre-révolution qui menaçait d’incendier le pays. Il forma secrètement une colonne mobile de gendarmes, de troupes légères et de gardes nationaux. Il la fit marcher toute la nuit pour arriver, avant le jour, sous les murs et surprendre les habitants.

Le château, cerné de toutes parts pendant le sommeil de la famille, n’offrait plus de moyens d’évasion. Le commandant somma le comte de *** d’ouvrir les portes. Il fut contraint d’obéír. Des mandats d’arrêt étaient dressés d’avance contre le comte et tous les membres majeurs de sa famille, même contre les femmes. Il fallut se constituer prisonniers. Le vieux seigneur, son frère, son fils, ses hôtes, ses domestiques et ses trois filles aînées furent jetés sur des charrettes pour être conduits dans les prisons de Lyon. Les armoiries, les armes et les deux canons enlacés de branches de chêne, suivaient comme des trophées la charrette des prisonniers. De toute cette maison, libre et tranquille la veille, il ne manquait à la captivité que l’hôte habituel et la plus jeune des filles du château.

Éveillé dans sa tour par le bruit des armes et par le piétinement des chevaux dans la première cour, le jeune homme s’était hâté de se vêtir, de s’armer et de descendre dans la salle d’armes pour disputer chèrement sa vie en défendant celle de ses hôtes et de ses amis. Il était trop tard. Toutes les portes du château étaient occupées par des gardes nationaux. Le commandant de la colonne était déjà, avec les gendarmes, dans la chambre du comte, occupé à poser les scellés sur ses papiers. Le jeune homme rencontra sur l’escalier les jeunes filles qui descendaient et peine vêtues pour rejoindre leur père et pour s’associer à son sort. « Sauvez notre sœur, lui dirent à la hâte les trois plus âgées ; nous, nous voulons suivre notre père et nos fiancés partout, dans les cachots ou à la mort ; mais elle, elle est une enfant, elle n’a pas le droit de disposer de sa vie ; dérobez-la aux scélérats qui gardent les portes. Voilà de l’or ! Vous la trouverez dans notre chambre, où nous l’avons vêtue de ses habits d’homme. Vous connaissez les passages secrets. Dieu veillera sur vous. Vous la conduirez dans les Cévennes, chez notre vieille tante, seule parente qui lui reste au monde ; elle la recevra comme une autre mère. Adieu. »

L’étranger fit ce qui lui était ordonné, heureux de recevoir un pareil dépôt et des instructions si conformes à sa propre inclination.


XVIII


Il y avait au château de ***, comme dans presque toutes les maisons fortes du moyen âge, un passage souterrain qui partait des caves sous la grande tour, qui traversait la terrasse et qui, aboutissant à une poterne, descendait par quatre ou cinq cents marches d’escalier obscur jusqu’au pied du mamelon sur lequel était bâti le château. Là une grille de fer, semblable au soupirail d’un cachot, s’ouvrait dans une fente du roc sur les vastes prairies entourées de bois qui formaient le bassin de la rivière et de la vallée.

L’existence de cette porte, qui ne s’ouvrait jamais, était ignorée des républicains. Les seuls habitants du château savaient où la clef en était déposée, pour des circonstances extrêmes. Le jeune homme s’en saisit, remonta dans la chambre de la jeune fille, l’entraîna tout en larmes à travers ces ténèbres, ouvrit le soupirail, et, se glissant inaperçu de saule en saule dans le lit du torrent, parvint à gagner les bois avec son dépôt.

Une fois dans les sentiers de ces forêts connues, armé de deux fusils, le sien et celui de sa compagne, pourvu d’or et de munitions, il ne craignait plus rien des hommes. Dévoué comme un esclave, attentif comme un père, il conduisit en peu de jours, à travers champs, de bois en bois, et de chemins en chemins, la jeune fille, qui passait pour son jeune frère, jusqu’aux environs de la petite ville qu’habitait la tante de mademoiselle ***.

Le costume de chasseur le sauvait des explications à donner sur le soin qu’il prenait d’éviter les routes frayées et les villages. D’ailleurs la connivence des paysans royalistes et religieux de ces montagnes les avait accoutumés à respecter le secret de ces fuites et de ces travestissements fréquents dans le pays.

Cependant, avant d’entrer dans la petite ville de *** où la surveillance devait être plus éveillée, il crut devoir prévenir la tante de mademoiselle de *** de l’approche de sa jeune parente, et lui demander sous quel nom, sous quelle apparence et à quelle heure il devait l’introduire dans sa maison.

Il envoya à la ville un enfant chargé d’un billet pour cette dame. Après quelques heures d’attente, pendant lesquelles sa jeune compagne n’avait cessé de pleurer à l’idée d’une séparation si prochaine, il vit revenir l’enfant avec le billet. La tante elle-même venait d’être arrêtée, conduite par les gendarmes à Nîmes. La maison était scellée ; ce seul asile de la pauvre enfant se fermait au terme du voyage devant ses pas. Ce coup frappa plus qu’il n’affligea au fond de l’âme les deux fugitifs. La pensée d’une séparation prochaine et éternelle les consternait plus qu’ils n’osaient se l’avouer à eux-mêmes. La fatalité les réunissait. Tout en l’accusant, ils ne pouvaient s’empêcher de l’adorer.


XIX


Ils délibérèrent un moment sur le parti qu’ils avaient à prendre. Ils s’arrêtèrent naturellement, et sans se concerter, sur celui qui les séparerait le plus tard possible. Le jeune proscrit ne pouvait pas reparaître dans la maison du curé de Bussières sans être arrêté à l’instant et sans perdre son bienfaiteur ; la jeune fille n’avait plus un seul asile chez les parents de son père dans le Forez qui ne fût fermé par la terreur et dont les habitants ne fussent eux-mêmes proscrits. Ils résolurent de se rapprocher du château de ***, et de demander asile dans les montagnes voisines aux chaumières de quelques paysans hospitaliers attachés à leur ancien seigneur.

Ils revinrent à lentes journées sur leurs pas. Ils frappèrent de nuit à la porte d’une pauvre femme, veuve d’un sabotier, qui avait été la nourrice de la jeune fille, et dont la tendresse, la reconnaissance et le dévouement garantissaient la fidélité. La chaumière isolée, assise sur un des derniers plateaux des plus hautes montagnes dans une clairière au milieu des bois de hêtres, était inaccessible à toute autre visite qu’à celle des bûcherons ou des chasseurs des hameaux voisins. Petite, basse, encaissée dans un pli de ravin, couverte en chaume verdi de mousse, qui descendait presque jusqu’au sol, et dont la couleur se confondait avec celle des steppes, on la distinguait à peine d’en bas des rochers gris auxquels le pauvre sabotier l’avait adossée. Une petite colonne de fumée bleuâtre qu’on voyait s’élever le matin et le soir parmi les troncs blancs des hêtres indiquait seule une habitation humaine, ou le feu de bois vert sous la cabane nomade du charbonnier.


XX


Cette hutte ne contenait, dans ses murailles salies par la pluie et bâties en pierres angulaires de granit sombre et d’ardoise noire, qu’une petite chambre où couchaient la pauvre femme et ses enfants. Le foyer de genêt y fumait sur une large pierre brute. A côté, une étable un peu plus longue que la chambre, séparée du toit par un plancher à claire-voie en branches tressées pour serrer l’herbe et la paille de l’hiver. Une ânesse, deux chèvres et quelques brebis y rentraient le soir du pâturage sous la garde des petits enfants.

La nourrice, instruite depuis longtemps de la catastrophe du château, de l’emprisonnement du comte et de la disparition de la jeune demoiselle qu’elle avait tant aimée, fondit en larmes en la reconnaissant sous le costume de chasseur. Elle lui donna son lit dans la chambre unique, s’arrangea pour elle-même une couche de genêts aux pieds de sa maîtresse, porta les lits des petits enfants dans l’étable chaude de l’haleine du troupeau, et donna à l’étranger quelques toisons de laine non encore filées pour se garantir du froid dans le fenil.

Ces soins pris, elle partit avant le jour pour aller acheter, dans le bourg le plus éloigné de la montagne, du pain blanc, du vin, du fromage et des poules pour la nourriture de ses hôtes. Elle prit la précaution d’acheter ces provisions dans plusieurs villages, de peur d’éveiller des soupçons par une dépense disproportionnée à ses habitudes et à sa pauvreté. Avant midi, elle avait gravi de nouveau sa montagne, déposé ses besaces sur le plancher, étalé sur la nappe le repas des étrangers.

La nourrice avait défendu à ses enfants de s’éloigner à une certaine distance de la chaumière et de parler aux bergers des deux chasseurs qui apportaient l’aisance, la joie et la bénédiction de Dieu dans la maison. Les enfants, fiers de savoir et de garder un mystère, lui obéirent fidèlement. Nul ne se douta dans la contrée que la pauvre maison du sabotier, ensevelie l’été dans les feuilles, l’hiver dans les brouillards et dans les neiges, renfermait un monde intérieur de bonheur, d’amour et de fidélité. Si je raconte ainsi cette chaumière, c’est que je l’ai vue, à une autre époque de ma vie, dans un voyage que je fis dans le Midi.

Nul ne peut inventer ni décrire ce qui se passa dans le cœur de cette jeune fille et de ce jeune homme ainsi rapprochés par la solitude, par la nécessité et par l’attrait mutuel pendant toute une longue année de terreur au dehors, année trop courte peut-être d’entretiens, de confidences et de mutuel attachement au dedans. Il n’en transpira rien plus loin que les murs de l’étroite chaumière, les lilas du jardin, le lit du torrent, les hêtres de la forêt. La vie des deux jeunes reclus ne se répandit jamais au delà. Ils ne sortaient ensemble qu’à la nuit, leur fusil chargé sous le bras, pour aller, en évitant toujours les sentiers battus, exercer leurs membres fatigués de repos dans de longues courses nocturnes, respirer librement l’air parfumé des senteurs des genêts, cueillir les fleurs alpestres à la lueur de la lune d’été, ou s’asseoir l’un à côté de l’autre sur les gradins mousseux d’un rocher concave d’où le regard plongeait sur la vallée de ***, sur le château désert, d’où ne sortait plus ni lumière ni fumée, et sur le vaste horizon bleu semblable à la mer qui s’étendait de là par-dessus le bassin du Rhône jusqu’aux neiges des Alpes d’Italie.


XXI


Qui peut les accuser sans accuser plutôt leur destinée ? Qui peut dire à quelle limite indécise entre le respect et l’adoration, entre la confiance et l’abandon, entre l’entraînement et la faiblesse, entre la vertu et l’amour, s’arrêta, dans ses recueillements forcés, le sentiment de ces deux enfants l’un pour l’autre ? Il y faudrait l’œil de Dieu lui-même. Celui des hommes se trouble, s’éblouit et s’humecte devant le mystère d’une telle situation ! S’il y eut faute, il ne peut la voir qu’à travers des larmes, et en condamnant il lave et il absout. Le monde fermé, le ciel ouvert, la pression de la prescription pesant sur leurs cœurs et les refoulant malgré eux l’un contre l’autre, les âges semblables, les costumes pareils, les impressions communes, l’innocence ou l’ignorance égale du danger, la différence des conditions oubliée ou effacée dans cet isolement complet, l’incertitude si la société avec ses convenances et ses rangs se rouvrirait jamais pour eux, la hâte de savourer la liberté menacée à toute heure dont ils jouissaient comme d’un bien dérobé, la brièveté de la vie dans un temps où nul n’avait de lendemain, ces ténèbres de la nuit qui rendent tout plus intime ; ces lueurs de la lune et des étoiles qui enivrent les yeux et qui égarent le cœur ; le resserrement de leur captivité dans la maison de la nourrice, qui ne laissait aucune diversion possible à leurs pensées, aucune interruption à leurs entretiens ; enfin ce point élevé, étroit et comme inaccessible de l’espace, devenu pour eux l’univers tout entier, et qui leur paraissait une île aérienne suspendue au-dessus de cette terre qu’ils voyaient de loin sous leurs pieds, au-dessous de ce ciel qu’ils voyaient de si près sur leurs têtes, tout concourait à les précipiter, à les enserrer dans une étreinte morale par tous les liens de leur âme ; à leur faire chercher uniquement dans le cœur l’un de l’autre cette vie qui s’était rétrécie et comme anéantie autour d’eux. Vie doublée ainsi au moment où ils étaient menacés de la perdre, qui n’avait que la solitude pour scène et que la contemplation pour aliment.


XXII


Furent-ils assez prudents pour prévoir si jeunes les dangers de ces éternelles séductions de leur solitude ? Furent-ils assez forts pour y résister en les éprouvant ? S’aimèrent-ils comme un frère et comme une sœur ? Se promirent-ils de plus tendres noms ? Qui peut le dire ? Je les ai connus intimement tous les deux. Ni l’un ni l’autre n’avouèrent jamais rien sur cette année aventureuse. Seulement, quand ils se rencontraient de longues années après, ils évitaient de se regarder devant le monde. Une ombre subite mêlée de rongeur et de pâleur se répandait sur leur visage, comme si le fantôme du temps invisible pour nous eût passé devant eux en leur jetant ses reflets magiques. Était-ce tendresse mal éteinte ? passion rallumée par un souffle sous la cendre ? indifférence agitée de souvenir ? regrets ou remords ? Qui peut lire dans deux cœurs fermés des caractères effacés par des torrents de larmes et qui ne revivent que sous l’œil de Dieu ?


XXIII


Plus d’une année se passa ainsi. Puis la terreur s’adoucit dans la contrée. Les prisons se rouvrirent. Le vieux comte rentra dans son château délabré avec ses trois filles. La nourrice vint ramener la plus jeune dans les bras de son père. L’étranger quitta le dernier ces montagnes.

Il revint triste et mûri de vingt ans en quelques mois dans le presbytère de Bussières. Il menait de plus en plus la vie d’un chasseur avec mon père et les gentilshommes du pays. Seulement il s’absentait quelquefois plusieurs jours pour des courses lointaines dont on ne savait pas le but. Il disait, à son retour, que ses chiens l’avaient entraîné sur les traces des chevreuils, et qu’il avait été obligé de les suivre pour les ramener. Rien ne paraissait changé non plus, disait-on, au château de ***, dans l’autre province, si ce n’est que l’hôte disparu n’y venait plus comme autrefois. On continuait à y mener la même vie de chasse, de festins et d’hospitalité banale qu’on y avait menée pendant la révolution.


XXIV


Quant à la pauvre nourrice, elle habitait toujours la chaumière isolée dans la montagne. Elle élevait un orphelin avec ses propres enfants. Cet enfant avait du linge un peu plus fin que le linge de chanvre de ces montagnes. On lui voyait entre les mains des jouets qui paraissaient avoir été achetés à la ville. Quand on demandait à la pauvre femme pourquoi cette différence et à qui appartenait cet orphelin, elle répondait qu’elle l’avait trouvé un matin, sous le bois de hêtres, au bord de la source, en allant puiser l’eau du jour, et qu’un colporteur de ces montagnes lui apportait de temps en temps du linge blanc et des jouets d’ivoire et de corail. Cette charité l’avait enrichie. J'ai connu cet orphelin. Enfant de la proscription, il en avait la tristesse dans l’âme et sur les traits.

Cinq ou six ans après, la dernière des filles du comte fut mariée à un vieillard, le plus doux, le plus indulgent des pères pour la jeune fille. Elle se consacra à ses jours avancés. Il l’emmena pour toujours dans une petite ville du Midi, qu’il habitait. Son jeune compagnon d’exil, qui avait hésité jusque-là entre le monde et l’Église, sentit finir tout à coup ses irrésolutions en apprenant le mariage de la jeune fille. Il ne vit plus rien dans la vie à regretter. Il y renonça sans peine. Il entra dans un séminaire sans regarder derrière lui. Puis il alla se renfermer quelque temps chez l’évêque de Mâcon, son ancien patron, sorti alors des cachots, et achevant sa vie pauvre et infirme dans la maison d’un de ses fidèles serviteurs, à quelques pas de son ancien palais épiscopal. L’évêque lui donna les ordres sacrés. Il revint exercer les modestes fonctions de vicaire à Bussières. Il les avait continuées, comme je l’ai dit, jusqu’à la mort du vieux curé auquel il avait succédé.


XXV


Tel était le fond caché de la vie de cet homme que le hasard semblait avoir placé à côté de ma propre vie comme une consonnance triste et tendre au désenchantement précoce de ma jeunesse. Un sourire amer et résigné sur un abîme de sensibilité souffrante, de souvenirs cuisants, de fautes chères, d’amour mal éteint et de larmes contenues ; c’est la transparence de toutes ces choses dans son attitude, dans sa physionomie, dans son silence et dans son accent qui m’attachait sans doute si naturellement à lui. Heureux et sage, je ne l’aurais pas tant aimé. Il y a de la pitié dans nos amitiés. Le malheur est un attrait pour certaines âmes. Le ciment de nos cœurs est pétri de larmes, et presque toutes nos affections profondes commencent par un attendrissement !


XXVI


Ainsi se passa pour moi cet été de solitude et de sécheresse d’âme. La compression de ma vie morale dans cette aridité et dans cet isolement, l’intensité de ma pensée creusant sans cesse en moi le vide de mon existence, les palpitations de mon cœur brûlant sans aliment réel et se révoltant contre les dures privations d’air, de lumière et d’amour dont j’étais altéré, finirent par me mutiler, par me consumer jusque dans mon corps, et par me donner des langueurs, des spasmes, des abattements, des dégoûts de vivre, des envies de mourir que je pris pour des maladies du corps et qui n’étaient que la maladie de mon âme.

Le médecin de la famille, qui arrêtait quelquefois son cheval à ma porte en parcourant les villages, en fut alarmé. Il était bon, sensible, intelligent. Il s’appelait Pascal. Il m’aimait comme une plante qu’il avait soignée dans sa belle enfance. Il m’ordonna d’aller aux bains d’Aix en Savoie, bien que la saison des bains fût déjà passée et que le mois d’octobre eût donné aux vallées leurs premiers brouillards, et à l’air ses premiers frissons. Mais ce qu’il voulait pour moi de son ordonnance, c’était moins les bains que la diversion, la secousse morale, le déplacement. Hélas ! il ne fut que trop inspiré et trop obéi !

J’empruntai vingt-cinq louis d’un vieil ami de mon père, pauvre et aimable vieillard nommé M. Blondel, qui aimait la jeunesse parce qu’il avait lui-même la bonté, cette éternelle séve, cette inépuisable jeunesse du cœur. Je mis mon cheval en liberté avec les bœufs qu’on engraisse dans les prés de Saint-Point, et je partis. Je partis sans aucun de ces vagues empressements, de ces aspirations, de ces joies, que j’avais éprouvés en partant pour d’autres excursions, mais morne, silencieux, emportant avec moi ma solitude volontaire, et comme avec le pressentiment que je devais laisser quelque chose de moi dans ce voyage, et qu’au retour je ne rapporterais pas mon cœur.

Voici des lignes que j’écrivais à cette époque, ligues retrouvées sur les marges d’un Tacite :


XXVII


(Écrite en route sous un arbre, dans la vallée des Échelles, à Chambéry.)

J’entre aujourd’hui dans ma vingt et unième année, et je suis fatigué comme si j’en avais vécu cent. Je ne croyais pas que ce fût une chose si difficile que de vivre. Voyons ! pourquoi est-ce si difficile ? Un morceau de pain, une goutte d’eau de cette source, y suffisent. Mes organes sont sains. Mes membres sont lestes. Je respire librement un air embaumé de vie végétale. J’ai un ciel éblouissant sur ma tête ; une décoration naturelle, sublime, devant les yeux ; ce torrent tout écumant de la joie de courir à ma gauche ; cette cascade toute glorieuse d’entraîner ses arcs-en-ciel dans sa chute ; ces rochers qui trempent leurs mousses et leurs fleurs dans la salutaire humidité des eaux, comme ces bouquets qui ne se flétrissent pas dans le vase ; la-haut, ces chalets suspendus aux corniches de la montagne comme des nids d’hirondelles au rebord du toit céleste ; ces troupeaux qui paissent dans l’herbe grasse qui les noie jusqu’aux jarrets ; ces bergers assis sur les caps avancés de la vallée qui regardent immobiles couler le torrent et le jour ; ces paysans et ces jeunes filles qui passent sur la route en habits de fête et qui, aux sons de la cloche lointaine, pressent un peu le pas pour arriver à temps à la porte de la maison de prière ; tout cela n’est-il pas image de contentement et de vie ? Ces physionomies ont-elles le pli pensif et la concentration de la mienne ? Non. Elles répandent un jour sans ombre sur leurs traits. On voit jusqu’au fond et on ne voit que des âmes limpides. Si je regardais au fond de moi-même, il me faudrait des heures entières pour démêler tout ce qui s’agite en moi...

Et cependant je n’ai plus aucune passion ici-bas ; mais le cœur n’est jamais si lourd que quand il est vide. Pourquoi ? C’est qu’il se remplit d’ennuis. Oh ! oui, j’ai une passion, la plus terrible, la plus pesante, la plus rongeuse de toutes... l’ennui !

J’ai été un insensé. J’ai rencontré le bonheur et je ne l’ai pas reconnu ! ou plutôt je ne l’ai reconnu qu’après qu’il était hors de portée ? Je n’en ai pas voulu. Je l’ai méprise. La mort l’a pris pour elle. O Graziella ! Graziella !... pourquoi t’ai-je abandonnée ?... Les seuls jours délicieux de ma vie sont ceux que j’ai vécu près de toi, dans la pauvre maison de ton père, avec ton jeune frère et ta vieille grand-mère, comme un enfant de la famille ! Pourquoi n’y suis-je pas resté ? Pourquoi n’ai-je pas compris d’abord que tu m’aimais ? Et, quand je t’ai comprise, pourquoi ne t’ai-je pas aimée assez moi-même pour te préférer à tout, pour ne plus rougir de toi, pour me faire pêcheur avec ton père, et pour oublier, dans cette simple vie et dans tes bras, mon nom, mon pays, mon éducation, et tout le vêtement de chaînes dont on a habillé mon âme, et qui l’entrave à chaque pas quand elle veut rentrer dans la nature ?

A présent, c’est trop tard... Tu n’as plus rien à me donner qu’un éternel remords de t’avoir quittée !... et moi rien à te donner que ces larmes qui me remontent aux yeux quand je pense à toi, larmes dont je cache la source et l’objet, de peur qu’on ne dise : « Il pleure la fille d’un pauvre vendeur de poisson, qui ne portait pas même de souliers tous les jours, qui séchait les figues de son île sur des claies d’osier, au soleil, sans autre coiffure que ses cheveux, et qui gagnait son pain en frottant le corail contre la meule, à deux grains par jour ?… Quelle amante pour un jeune homme qui a traduit Tibulle et qui a lu Dorat et Parny !… »

Vanité ! vanité ! tu perds les cœurs ! tu renverses la nature. Il n’y a pas assez de blasphèmes sur mes lèvres contre toi !…

Mon bonheur, pourtant, mon amour était là. Oh ! si un soupir plus triste que le gémissement des eaux dans cet abîme, plus ardent que ce rayon répercuté vers le ciel par ce rocher rouge de feu, pouvait te ranimer !… J*irais, je laverais tes beaux pieds nus de mes larmes… tu me pardonnerais… Je serais fier de mon abaissement pour toi aux yeux du monde !…

Je te revois comme si trois ans d’oubli et l’épaisseur du cercueil et du gazon de ta tombe n’étaient pas entre nous !… Tu es la ! une robe grise de grosse laine, mêlée de rudes poils de chèvre, serre ta taille d’enfant et tombe à plis lourds jusqu’à la cheville arrondie de tes jambes nues. Elle est nouée autour de ta poitrine par un simple cordon de fil noir. Tes cheveux noués derrière la tête sont entrelacés de deux ou trois œillets, fleurs rouges flétries de la veille. Tu es assise sur la terrasse pavée en ciment au bord de la mer où sèche le linge, où couvent les poules, où rampe le lézard, entre deux ou trois pots de réséda et de romarin. La poussière rouge du corail que tu as poli hier jonche le seuil de ta porte à côté de la mienne. Une petite table boiteuse est devant toi. Je suis debout derrière. Je te tiens la main pour guider tes doigts sur le papier et pour t’apprendre à former tes lettres. Tu t’appliques avec une contention d’esprit et une charmante gaucherie d’attitude qui couchent ta joue presque sur la table. Puis tout à coup tu te mets à pleurer d’impatience et de honte, en voyant que la lettre que tu as copiée est si loin du modèle. Je te gronde, je t’encourage, tu reprends la plume. Cette fois c’est mieux. Tu retournes ton visage rougi de joie de mon côté, comme pour chercher ta récompense dans un regard de satisfaction de ton maître ! Je roule négligemment une tresse de tes noirs cheveux sur mon doigt, comme un anneau vivant ! des cheveux du lierre qui tient encore à la branche !... Tu me dis : « Es-tu content ? pourrai-je bientôt écrire ton nom ? » Et, la leçon finie, tu te remets à l’ouvrage, sur ton établi, à l’ombre. Moi, je me remets à lire à tes pieds. — Et les soirées d’hiver, quand la lueur vive et rose des noyaux d’olive allumés dans le brasier que tu soufflais se réverbérait sur ton cou et sur ton visage, et te faisait ressembler à la Fornarina ! Et dans les beaux jours de Procida, quand tu t’avançais les jambes nues dans l’écume pour ramasser les fruits de mer ! Et quand tu rêvais, la joue dans ta main, en me regardant, et que je croyais que tu pensais à la mort de ta mère, tant ton visage devenait triste ! et la nuit où je te quittai morte et blanche sur ton lit comme une statue de marbre, et où je compris enfin qu’une pensée t’avait tuée... et que cette pensée c’était moi !... Ah ! je ne veux plus d’autre image devant les yeux jusqu’à la mort ! il y a une tombe dans mon passé, il y a une petite croix sur mon cœur. Je ne la laisserai jamais arracher, mais j’y entrelacerai les plus chastes fleurs du souvenir !
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La note s’arrête là. Le reste du livre contient des ébauches de vers et des comptes d’auberge sur la route de Chambéry.


XXVIII


Au moment où j’écrivais ces tristes lignes sur mon genou, au bord de la route, une calèche de poste a passé au galop venant de France. Il y avait dans la voiture trois jeunes gens et une jeune femme. Ils m’ont regardé avec un regard de surprise et d’ironie : « Oh ! voyez donc, s’est écriée la jeune femme en souriant, voilà sans doute le poëte de cette nature ! Oh ! le beau poëte, s’il n’était pas si poudreux ! » Monde odieux, tu me poursuivras donc partout avec tes visions légères ? Je me suis déplacé pour ne pas être en vue..l’ai été nÿasseoir plus loin du bord de la route, sous une touffe de buis d’où je ne voyais plus la cascade, mais d’où je l’entendais, et j’ai continué à écrire.

Je ne me sens un peu de rosée dans le cœur que quand je suis bien seul avec la nature. Tout ce qui traverse seulement cette solitude trouble ou interrompt cet entretien muet entre le génie de la solitude, qui est Dieu, et moi. La langue que parle la nature à mon âme est une langue à voix basse. Le moindre bruit empêche d’entendre. Dans ce sanctuaire ou l’on se recueille pour rêver, méditer, prier, ou n’aime pas à entendre derrière soi un pas étranger. J’étais dans une de ces heures de mélancolie fréquentes alors, rares aujourd’hui, pendant lesquelles j’écoutais battre mon propre cœur, où je collais l’oreille à terre pour entendre sous le sol, dans les bois, dans les eaux, dans les feuilles, dans le vol des nuées, dans la rotation lointaine des astres, les murmures de la création, les rouages de l’œuvre infinie, et, pour ainsi dire, les bruits de Dieu.


XXIX


Je me réfugiai donc, avec une certaine colère intérieure, contre ces éclats de rire importuns, hors de consonnance, qui m’avaient distrait. Je m’enfouis derrière un gros rocher détaché de la montagne et près de la gouttière immense et ruisselante par où le torrent pleuvait perpendiculairement dans la vallée. Son bruit monotone n’assourdissait, sa poudre, en rejaillissant, formait sur mon lit de gazon un brouillard transpercé de soleil qui s’agitait sans cesse comme les plis de gaze d’un rideau roulé et déroulé par le vent. Je repris ma conversation intérieure. Je m’abîmai dans ma tristesse. Je revins sur tous mes pas dans ma courte vie. Je me demandai si c’était la peine d’avoir vécu, et s’il ne vaudrait pas mieux être une des gouttes lumineuses de cette poussière humide évaporée en une seconde à ce soleil, et se perdant sans sentiment dans l’éther, qu’une âme d’homme se sentant vivre, languir, souffrir et mourir pendant des années et des années, et finissant par s’évaporer de même dans je ne sais quel océan de l’être, qui doit être plein de gémissements s’il recueille toutes les douleurs de la terre et toutes les agonies de l’être sentant.

« Je n’ai fait que quelques pas, me disais-je, et j’en ai assez ! Mon activité d’esprit se dévore elle-même faute d’aliment. Je sens en moi assez de force pour soulever ces montagnes, et ma destinée ne me donne pas une paille à soulever ! Le travail me distrairait, et je n’ai rien à faire ! Toutes les portes de la vie se ferment devant moi. Il semble que mon sort soit d’être un exilé de la vie active, vivant sur la terre des autres, et n’étant chez soi nulle part que dans le désert et dans la contemplation ! »

A défaut de mes forces intellectuelles appliquées à quelque emploi utile et glorieux de ma vie, j’aurais voulu du moins employer la puissance d’attachement et d’amour qui me serre le cœur jusqu’à l’étouffer, faute de pouvoir serrer un autre être contre ce cœur. Cela même m’est enlevé. Je suis seul dans le monde des sentiments comme dans le monde de l’intelligence et de l’action. Quand j’ai rencontré Graziella, il était trop tôt : mon cœur était trop vert pour aimer. Plus tard les cœurs des femmes que j’ai entrevues étaient des vases dont les parfums naturels s’étaient évaporés et qui n’égaient plus remplis que des vanités, des légèretés ou des voluptés, des faussetés de l’amour du monde, cette lie de l’âme dont j’ai été bien vite dégoûté. Maintenant personne ne m’aime, et je n’aime personne ; je suis sur la terre comme si je n’y étais pas ; ce rocher s’écroulerait sur moi, cette langue fulminante d’eau n’emporterait avec elle et me pulvériserait au fond de ce gouffre, que personne, excepté ma mère, ne s’apercevrait qu’un être manquea son cœur. « Eh quoi ! poursuivais-je intérieurement, n’y a-t-il donc pas sur la terre une seconde Graziella, dans quelque rang qu’elle soit née ? N’y a-t-il pas une âme jeune, pure, aimante, dans laquelle la mienne sc fondrait et qui se perdrait dans la mienne, et qui compléterait en moi, comme je compléterais en elle, cet être imparfait, errant et gémissant tant qu’il est seul, fixé, consolé, heureux dès qu’il a échangé son cœur vide contre un autre cœur ? »

Et je sentais si douloureusement l’ennui de cette solitude de l’âme, ce désert de l’indifférence, cette sécheresse de la vie, que j’aurais voulu mourir tout de suite pour retrouver l’ombre de Graziella, puisque je ne pouvais retrouver sa ressemblance dans aucune des femmes étourdies, légères, évaporées que j’avais rencontrées depuis.


XXX


Pendant que, le front dans mes mains, je me noyais ainsi dans ce deuil de ma propre sensibilité sans objet, je fus distrait de ma rêverie par l’harmonieux grincement de cordes d’un de ces instruments champêtres que les jeunes Savoyards fabriquent dans les soirées d’hiver de leurs montagnes et qu’ils emportent avec eux dans leurs longs exils en France et en Piémont, pour se rappeler, par quelques airs rustiques, par quelques ranz des vaches, les images de leur pauvre patrie. Ils appellent ces instruments des vielles, parce qu’ils jasent plus qu’ils ne chantent et que les refrains s’en prolongent en s’affaiblissant, en détonnant, et chevrotent comme les voix des femmes âgées dans les veillées de village.

Je me tournai du côté d’où partaient ces sons très-rapprochés. Je vis, sans pouvoir être vu, à quelques pas de moi, un groupe qui n’est jamais depuis sorti de ma mémoire, dont j’ai reproduit depuis une partie dans le poëme de Jocelyn, et que le pinceau de Greuze aurait pris pour sujet d’un de ses plus naïfs et de ses plus touchants tableaux.


XXXI


Sur un morceau de pelouse abrité de la route et de la cascade, entre deux rochers que surmontaient deux ou trois aulnes, un enfant de douze à treize ans, un jeune homme de vingt ans, une jeune fille de dix-huit ans, étaient assis au soleil. L’enfant jouait avec un petit chien blanc des montagnes, au poil long, aux oreilles droites et triangulaires, chiens qui dénichent les marmottes dans la neige des Alpes. Il s’amusait à lui passer au cou et à lui reprendre tour à tour son collier de cuir, dont il faisait sonner les grelots en élevant le collier d’une main, pendant que le chien se dressait sur ses pattes de derrière pour rattraper son ornement.

Le jeune homme était vêtu d’une longue veste neuve de gros drap blanc à long poil. Il avait de hautes guêtres de même étoffe qui montaient jusqu’au-dessus du genou et qui dessinaient les muscles des jambes. Ses souliers étaient neufs aussi et montraient sous la semelle de gros clous luisants à tête des diamant, dont la marche n’avait pas encore usé les cônes. Un long bâton ferré reposait entre ses jambes ; il le tenait entre ses mains et s’appuyait le menton sur la boule du bâton, qui paraissait d’ivoire ou de corne. Un sac, garni de deux courroies de cuir blanc pour y passer les bras et se replier sous l’aisselle, était jeté à terre et quelques pas de lui. Sa figure était belle, pensive, calme, un peu triste comme, ces belles physionomies de bœufs ruminants qu’on voit couchés dans les gras herbages du Jura, autour des chalets. Deux longues mèches de cheveux d’un blond jaunâtre, coupés carrément à l’extrémité, lui tombaient le long des joues, des deux côtés du visage. Il regardait le fer de son bâton, et semblait absorbé dans une pensée muette.


XXXII


La jeune fille était grande, svelte, élancée, d’une stature un peu moins forte que celle des femmes de cet âge parmi les paysannes des plaines. Il y avait dans le cou, dans le port de sa tête, dans l’attache des bras aux épaules, dans le léger renflement de la poitrine où les seins se dessinaient à peine, et très-bas, comme dans les torses grecs des femmes de Sparte, quelque chose de dispos, de fier, de sauvage qui rappelait l’élasticité et la souplesse du cou et de la tête du chamois. Sa robe de grosse laine verte, ornée d’un galon de fil noir, ne descendait qu’à mi-jambe. Elle était chaussée d’un bas bleu. Ses souliers emboîtaient à, peine l’extrémité des doigts. Ils étaient recouverts, sur le cou-de-pied, d’une large boucle d’acier. Elle avait un fichu rouge qui tombait triangulairement entre les épaules et qui se croisait sur le sein ; une chaîne d’or autour du cou ; une coiffe noire entourée d’une large dentelle plate qui retombait comme des feuilles fanées sur son front et encadrait le visage. Ses yeux étaient du plus beau bleu de l’eau des cascades ; ses traits, peu prononcés, mais doux, fiers, attrayants ; son teint, aussi blanc et aussi rose que celui des femmes que l’on élève à l’ombre dans les salons de nos villes ou dans les sérails d’Asie. L’éternelle fraîcheur de ces montagnes, le voisinage des neiges, l’humidité des eaux, la réverbération des prés, préservent ces filles des Alpes du hâle qui bronze la peau des filles du Midi.

Celle-ci était assise, accoudée sur son bras gauche, entre l’enfant qui paraissait son frère par la ressemblance, et le jeune homme, qu’on pouvait prendre pour son fiancé ou pour son amant. Sa main droite avait attiré à elle l’instrument de musique encore à moitié enveloppé de son fourreau de cuir. Elle s’amusait à en tirer quelques sons en tournant du bout du doigt la manivelle, sans avoir l’air de les entendre et comme pour se distraire de ses pensées. Sa physionomie était un mélange de résolution insouciante et de profonde rêverie, qui lui remontait du cœur en ombre sur le visage, en humidité dans ses beaux yeux. On voyait qu’un drame muet se passait entre ces deux figures qui n’osaient se regarder de peur de pleurer, mais qui se voyaient et qui s’entendaient en ayant l’air de regarder et d’écouter ailleurs.

Hélas ! c’était le drame éternel de la vie : la main qui attire et la main qui repousse ! l’amour et l’obstacle, le bonheur et la séparation... Je compris du premier coup d’œil que cette halte était celle que les jeunes filles de ces montagnes font avec leurs amants partant pour leurs courses lointaines, après les avoir conduits seules à une demi-journée de leur village.
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XXXIII


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C’est ce grincement de l’instrument rustique qui avait attiré mes regards et mon attention.

Je voyais ce groupe sans qu’il pût me voir, caché que j’étais par une touffe de buis et par l’angle de la roche à laquelle je m’étais adossé. En levant les yeux un peu plus haut, je vis une vieille femme voûtée par l’âge et dont le vent de la cascade fouettait autour du cou les cheveux blancs. Mère sans doute d’un des deux jeunes voyageurs, elle se tenait sans affectation à une certaine distance, comme pour ne pas troubler un dernier entretien. Elle avait l’air de chercher avec distraction, de broussaille en broussaille, les grappes roses d’épine-vínette qu’elle portait à sa bouche et qu’elle ramassait dans son tablier.

La jeune fille poussa bientôt du bout du pied l’instrument de musique, et posant ses deux mains sur l’herbe, le visage tourné vers le jeune homme, ils se parlèrent à demi-voix en se regardant tristement pendant un quart d’heure. Je ne pouvais entendre les paroles, mais je voyais à l’expression des lèvres et des yeux que les cœurs se fondaient et que les larmes étaient sur les bords des pensées. Ils avaient l’air de se faire des adieux, des recommandations et des serments ; ils ne s’apercevaient pas que le jour baissait.

Tout à coup l’enfant, qui s’était mis à danser à quelques pas de là avec le chien sur un petit tertre vert, eu redescendit en bondissant, et interrompant leur entretien : Frère, dit —il, tu m’as dit de t’avertir quand le soleil serait sur la montagne ; le voilà tout rouge entre les têtes des sapins. »

À ces mots, le jeune homme et la jeune fille se levèrent sans répondre ; ils rappelèrent la vieille femme, elle se rapprocha ; l’enfant remit le collier au petit chien, qui se rangea dans les jambes de son maître. Le groupe se réunit et se pressa ; le jeune homme embrassa d’abord la mère, puis l’enfant ; enfin la jeune fille et lui se serrèrent longtemps dans les bras l’un de l’autre dans un étroit embrassement ; ils se séparèrent, se rapprochèrent, s’embrassèrent encore, puis enfin s’éloignèrent sans oser se retourner, comme s’ils eussent eu peur de ne pouvoir résister à l’élan qui les aurait fait revenir sans fin sur leurs pas. L’enfant seul resta avec le jeune voyageur et l’accompagna à quelque distance sur la route de France.

Cette scène muette m’avait fait oublier toutes mes noires pensées. Ce départ était triste, mais il supposait un retour. L’amour était au fond de ce chagrin. l’amour suffit pour tout consoler. Il n’y avait au fond du mien que l’ennui qui se sent, ce néant qui souffre, cet abîme qui se creuse de tous les sentiments qui ne le remplissent pas.


XXXIV


Je me levai comme en sur saut. Je repris mon livre, mon sac et mon bâton couché près de moi à terre. Une curiosité machinale me fit rejoindre la route au point et au moment précis où l’enfant, revenant sur ses pas, allait rejoindre les deux femmes. Elles cheminaient, sans se parler, devant nous. Je liai conversation avec l’enfant en marchant du même côté et en mesurant mes pas sur les siens. Je sus, après un court dialogue, que le voyageur était le frère aîné de l’enfant ; qu’il était le fiancé de la belle fille, dont le nom était Marguerite ; que la vieille femme était la mère de Marguerite ; que ces deux femmes habitaient le premier village de la Maurienne, ainsi que son frère et lui ; qu’elles avaient voulu accompagner le partant jusqu’au milieu de sa première journée de marche vers la France ; que le nom de ce frère était José ; qu’il s’était estropié en tombant de la cime d’un noyer dont il cueillait les noix pour la mère de Marguerite, un an avant l’âge de la conscription ; que ce malheur lui avait été heureux parce qu’il l’avait dispensé de servir comme soldat, et que la mère de la belle Marguerite, enviée de tous les plus riches des hameaux voisins, lui avait promis sa fille en récompense de l’accident éprouvé pour son service ; que Marguerite et José s’aimaient comme s’ils étaient frère et sœur ; qu’ils se marieraient quand José aurait gagné assez pour acheter le petit verger qui était derrière la maison de son père ; qu’il avait appris pour cela deux états conformes à son infirmité, qui lui interdisait les rudes travaux du corps, l’état d’instituteur dans les villages, et de ménétrier dans les fêtes et dans les noces ; enfin qu’il partait ainsi tous les automnes pour aller exercer ces deux états durant l’hiver dans les montagnes, derrière Lyon ; mais qu’on croyait bien que c’était son dernier voyage, car il avait déjà rapporté trois fois une bourse de cuir bien ronde, et son départ faisait tant pleurer Marguerite, et elle était si triste pendant son absence, qu’il faudrait bien que sa mère consentît à prendre José pour toujours chez elle, au prochain printemps.


XXXV


Tout en causant ainsi, nous nous rapprochions des deux femmes. Je marchais déjà presque sur l’ombre de la belle Marguerite, que le soleil couchant prolongeait bien loin sur la route, jusqu’au bord de mes pieds. J’admirais sans parler la taille leste et la démarche cadencée de cette ravissante fille des montagnes, à laquelle la nature avait imprimé plus de noblesse et plus de grandeur que l’art n’en peut affecter dans l’attitude des femmes étudiées de nos théâtres ou de nos salons. Elle avait cependant ôté ses bas et marchait pieds nus, en tenant un de ses beaux souliers à boucles dans chaque main. Elle m’entendait causer avec l’enfant, et se retournait de temps en temps pour le rappeler. Son visage était grave, mais serein et sans larmes. On entrevoyait l’espérance dans son chagrin. Elle pressait le pas, sans doute pour arriver à son village avant la nuit.

Tout à coup, au sommet d’une petite montée que gravit la route, à un quart d’heure de la cascade, un faible et lointain grincement de l’instrument montagnard se fit entendre et se prolongea en air mélancolique à travers les feuilles des trembles et des frênes qui bordent a gauche le lit du torrent de Coux.

Nous nous retournâmes tous les quatre, nous regardâmes du côté d’où venait le son ; nous vîmes bien loin, au sommet d’une des rampes qui s’échelonnent contre les flancs de la montée des Échelles, le pauvre José debout, adossé contre un des rocs de la route, son chien comme un point blanc près de lui. Il était tourné du côté de la Savoie, et, ayant détaché de son cou sa vielle, il en jouait un dernier adieu aux rochers de son pays et au cœur de sa chère Marguerite. La pauvre fille avait laissé tomber ses souliers de ses mains ; elle avait caché son visage dans son tablier, et elle sanglotait au bord du chemin en écoutant ces notes fugitives qui lui apportaient à chaque bouffée de vent les souvenirs des veillées dans l’étable et les espérances si éloignées du futur printemps.

Aucun de nous n’avait interrompu d’un vain mot de consolation ce dialogue aérien entre deux âmes auxquelles une planche de bois et une corde de laiton servaient d’interprète, et qu’elles faisaient communiquer une dernière fois ensemble à travers la distance et le temps qui les séparaient déjà.

Quand l’air fut fini et eut plongé son refrain mourant dans les dernières vibrations de l’atmosphère sonore du soir, Marguerite écouta encore un moment, regarda José, le vit disparaître peu à peu dans le creux de la descente, et se remit à marcher, les mains jointes sur son tablier. Dans sa distraction, elle avait oublié ses souliers sur la route. Je les ramassai, je m’avançai vers elle et je les lui présentai sans rien dire. Elle me remercia d’un léger sourire, et je l’entendis un moment après qui disait à sa mère : « Ce jeune homme est humain, regardez, il a l’air aussi triste que nous. »

Nous marchâmes en silence tous les quatre ensemble un certain espace de chemin. Quand nous fûmes à un carrefour où la route se bifurque, l’une continuant vers Chambéry, l’autre prenant à droite pour se diriger sous les montagnes vers la sombre vallée de Maurienne, je dis adieu au petit garçon, les femmes me firent un salut de la tête, et nous allâmes chacun de notre côté, eux en causant, moi en rêvant.

Cette scène m’avait frappé comme une vision de félicité et d’amour, au milieu de la sécheresse et de l’isolement de mon cœur. Marguerite m’avait rappelé Graziella. Graziella n’était plus qu’un songe évanoui. Mais ce songe me rendait la réalité de ma solitude de cœur plus insupportable. J’aurais donné mille fois mon nom et mon éducation pour être José. Je sentis que je touchais à une grande crise de ma vie ; qu’elle ne pouvait plus continuer ainsi, et qu’il fallait ou m’attacher ou mourir. Je descendis, à la nuit tombante, enseveli dans ces pensées et dans ces images, le long et sombre faubourg de Chambéry.

Je noterai plus tard comment le hasard me fit retrouver peu de temps après Marguerite ; comment elle fut serviable pour moi à son tour, et comment elle fut associée par aventure à un des plus douloureux déchirements de ma vie de cœur.