Les Contrerimes/Chansons

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Édition Émile-Paul frères (p. 87-108).

CHANSONS

I

ROMANCES SANS MUSIQUE

En Arles.

a. Dans Arle, où sont les Aliscams,
Quand l’ombre est rouge, sous les roses,
Et clair le temps,

Prends garde à la douceur des choses,
Lorsque tu sens battre sans cause
Ton cœur trop lourd ;

Et que se taisent les colombes :
Parle tout bas, si c’est d’amour,
Au bord des tombes.


Les trois dames d’Albi.

b. Filippa, Faïs, Esclarmonde,
Les plus rares, que l’on put voir,
Beautés du monde ;

Mais toi si pâle encor d’avoir
Couru la lune l’autre soir
Aux quatrerues,

Écoute : au bruit noir des chansons
Satan flagelle tes sœurs nues ;
Viens, et dansons.


Plus oultre.

c. Au mois d’aimer, au mois de Mai,
Quand Zo’ va cherchant sous les branches
Le bien−aimé,

Son jupon, tendu sur les hanches,
Me fait songer à l’aile blanche
Du voilier :

Mers qui battez au pied des mornes
Et dont un double Pilier
Dressa les bornes.


Le temps d’Adonis.

d. Dans la saison qu’Adonis fut blessé,
Mon cœur aussi de l’atteinte soudaine
D’un regard lancé.

Hors de l’abyme où le temps nous entraîne,
T’évoquerai−je, ô belle, en vain — ô vaines
Ombres, souvenirs.

Ah ! dans mes bras qui pleurais demi−nue,
Certe serais encore, à revenir,
Ah ! la bienvenue.

II

Le Tremble est blanc.

Le temps irrévocable a fui. L’heure s’achève.
Mais toi, quand tu reviens, et traverses mon rêve,
Tes bras sont plus frais que le jour qui se lève,
Tes yeux plus clairs.

À travers le passé ma mémoire t’embrasse.
Te voici. Tu descends en courant la terrasse
Odorante, et tes faibles pas s’embarrassent
Parmi les fleurs.

Par un après−midi de l’automne, au mirage
De ce tremble inconstant que varient les nuages,
Ah ! Verrai−je encor se farder ton visage
D’ombre et de soleil ?

III

Longtemps si j’ai demeuré seul,
Ah ! qu’une nuit je te revoie.
Perce l’oubli, fille de joie,
Sors du linceul.

D’une figure trop aimée,
Est−ce toi, spectre gracieux,
Et ton éclat, cette fumée
Devant mes yeux ?

Ta pâleur, tes sombres dentelles,
Le bal qui berçait nos pieds las,
Un corps qui plie entre mes bras :
Je me rappelle…

IV

Quelquefois, après des ébats polis,
J’agitai si bien, sur la couche en déroute,
Le crincrin de la blague et le sistre du doute
Que les bras t’en tombaient du lit.

Après ça, tu marchais, tu marchais quand même,
Et ces airs, hélas, de doux chien battu,
C’est à vous dégoûter d’être tendre, vois−tu,
De taper sur les gens qu’on aime.

V

Toi qui fais rêver, ô brune
Si pâle, de clair de lune ;
Des heures blanches et lentes
Où les colombes lamentent ;

Le jour efface la lune,
Les blondes se rient des brunes.
Je t’ai onze jours aimée :
L’amour, n’est−ce pas fumée ?

VI

Vous souvient−il de l’auberge
Et combien j’y fus galant ?
Vous étiez en piqué blanc :
On eût dit la Sainte Vierge.

Un chemineau navarrais
Nous joua de la guitare.
Ah ! Que j’aimais la Navarre,
Et l’amour, et le vin frais.

De l’auberge dans les Landes
Je rêve, — et voudrais revoir
L’hôtesse au sombre mouchoir,
Et la glycine en guirlandes.

VII

Aimez−vous le passé
Et rêver d’histoires
Évocatoires
Aux contours effacés ?

Les vieilles chambres
Veuves de pas
Qui sentent tout bas
L’iris et l’ambre ;

La pâleur des portraits,
Les reliques usées
Que des morts ont baisées,
Chère, je voudrais

Qu’elles vous soient chères,
Et vous parlent un peu
D’un cœur poussiéreux
Et plein de mystère.

(Musique de René De Castera.)

VIII

L’Alchimiste.

Satan, notre meg, a dit
Aux rupins embrassés des rombières :
« Icicaille est le vrai paradis
« Dont les sources nous désaltèrent.

« La vallace couleur du ciel
« Y lèche le long des allées
« Le pavot chimérique et le bel
« Iris, et les fleurs azalées.

« La douleur, et sa sœur l’Amour,
« La luxure aux chemises noires
« Y préparent pour vous, loin du jour,
« Leurs poisons les plus doux à boire.


« Et tandis qu’aux portes de fer
« Se heurte la jeune espérance,
« Une harpe dessine dans l’air
« Le contour secret du silence. »

Ainsi (à voix basse) parla
Le sorcier subtil du Grand Œuvre,
Et Lilith souriait, dont les bras
Sont plus frais que la peau des couleuvres.

IX

En l’an 801 de Rome
César Claudius convint
De quelques mesures, afin
D’aider au bonheur des hommes.

Un aqueduc fut parfait,
Une loi réprima l’usure ;
Et trois caractères furent
Ajoutés à l’alphabet :

Savoir (ainsi nous enseigne
Tacite) l’F inversé,
L’antisigma, l’I barré,
(cf. Le Corpus du règne).


Cependant, — louange à Vénus ! —
Messaline, et moins assouvie,
Oubliait le poids de la vie
Dans les bras du beau Silius.

X

Vêtue à l’envi d’un beau soir
D’une liquette d’écarlate
Et d’un seul bas noir, délicate
À voir,

Telles, divin marquis, les seules
Couleurs peignant à ton désir
La mort de sable, et du plaisir
Les gueules.

XI

Soir de Montmartre.

Décor d’encre. Sur le ciel terne
Court un fil de fer :
Mansarde où l’on aima, vanterne
Sans carreaux, où l’on a souffert.

Une enfant fait le pied de grue
Le long du trottoir.
Le bistro, du bout de la rue,
Ouvre un œil de sang dans le noir ;

Tandis qu’on pense à sa province,
À Faustine, à Zo’…
Mais c’est pour Lilith que j’en pince :
Autres chansons, autres oiseaux.

XII

Vous me reprochez, entre tant,
D’être chipé pour la boniche.
Mais vous donner mon cœur, autant
Porter des cerises à Guiche.

Ne prenez pas cet air pointu
En parlant d’amour ancillaire.
Achille a taxé sa vertu
Au prix des captives, ma chère.

Et je sais, brûlé d’autres cieux,
Un village sous les goyaves,
Peuplé des fils par mes aïeux
Qu’ils avaient fait à leurs esclaves.

XIII

Réveil.

Si tu savais encor te lever de bonne heure,
On irait jusqu’au bois, où, dans cette eau qui pleure
Poursuivant la rainette, un jour, dans le cresson
Tremblante, tes pieds nus ont leur nacre baignée.
Déjà le rossignol a tari sa chanson ;
L’aube a mis sa rosée aux toiles d’araignée,
Et l’arme du chasseur, avec un faible son,
Perce la brume, au loin, de soleil imprégnée.

XIV

Alcôve noire.

Ces premiers froids que l’on réchauffe d’un sarment,
— Et des platanes d’or le long gémissement,
— Et l’alcôve au lit noir qui datait d’Henri IV,
Où ton corps, au hasard de l’ombre dévêtu,
S’illuminait parfois d’un rouge éclair de l’âtre,
Quand tu m’aiguillonnais de ton genou pointu,
Chevaucheuse d’amour si triste et si folâtre ;
— Et cet abyme où l’on tombait : t’en souviens−tu ?