Les Contrerimes/Contrerimes

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Édition Émile-Paul frères (p. 5-86).

LES CONTRERIMES

I

Avril, dont l’odeur nous augure
Le renaissant plaisir,
Tu découvres de mon désir
La secrète figure.

Ah, verse le myrte à Myrtil,
L’iris à Desdémone :
Pour moi d’une rose anémone
S’ouvre le noir pistil.

II

Toi qu’empourprait l’âtre d’hiver
Comme une rouge nue
Où déjà te dessinait nue
L’arome de ta chair ;

Ni vous, dont l’image ancienne
Captive encor mon cœur,
Île voilée, ombres en fleurs,
Nuit océanienne ;

Non plus ton parfum, violier
Sous la main qui t’arrose,
Ne valent la brûlante rose
Que midi fait plier.

III

Iris, à son brillant mouchoir,
De sept feux illumine
La molle averse qui chemine,
Harmonieuse à choir.

Ah, sur les roses de l’été,
Sois la mouvante robe,
Molle averse, qui me dérobe
Leur aride beauté.

Et vous, dont le rire joyeux
M’a caché tant d’alarmes,
Puissé−je voir enfin des larmes
Monter jusqu’à vos yeux.

IV

Ces roses pour moi destinées
Par le choix de sa main,
Aux premiers feux du lendemain,
Elles étaient fanées.

Avec les heures, un à un,
Dans la vasque de cuivre,
Leur calice tinte et délivre
Une âme à leur parfum

Liée, entre tant, ô Ménesse,
Qu’à travers vos ébats,
J’écoute résonner tout bas
Le glas de ma jeunesse.

V

Dans le lit vaste et dévasté
J’ouvre les yeux près d’elle ;
Je l’effleure : un songe infidèle
L’embrasse à mon côté.

Une lueur tranchante et mince
Échancre mon plafond.
Très loin, sur le pavé profond,
J’entends un seau qui grince…

VI

Il pleuvait. Les tristes étoiles
Semblaient pleurer d’ennui.
Comme une épée, à la minuit,
Tu sautas hors des toiles.

— Minuit ! Trouverai−je une auto,
Par ce temps ? Et le pire,
C’est mon mari. Que va−t−il dire,
Lui qui rentre si tôt ?

— Et s’il vous voyait sans chemise,
Vous, toute sa moitié ?
— Ne jouez donc pas la pitié.
— Pourquoi ?… Doublons la mise.

VII

Le microbe : Botulinus
Fut, dans ses exercices,
Découvert au sein des saucisses
Par un Alboche en us.

Je voudrais, non moins découverte
Floryse, que ce fut
Vous que je trouve, au bois touffu
Dormante à l’ombre verte ;

Si même l’archer de Vénus
Des traits en vous dérobe
Plus dangereux que le microbe
Nommé : Botulinus.

VIII

Dans le silencieux automne
D’un jour mol et soyeux,
Je t’écoute en fermant les yeux,
Voisine monotone.

Ces gammes de tes doigts hardis,
C’était déjà des gammes
Quand n’étaient pas encor des dames
Mes cousines, jadis ;

Et qu’aux toits noirs de la Rafette,
Où grince un fer changeant,
Les abeilles d’or et d’argent
Mettaient l’aurore en fête.

IX

Nocturne.

Ô mer, toi que je sens frémir
À travers la nuit creuse,
Comme le sein d’une amoureuse
Qui ne peut pas dormir ;

Le vent lourd frappe la falaise…
Quoi ! Si le chant moqueur
D’une sirène est dans mon cœur —
Ô cœur, divin malaise.

Quoi, plus de larmes, ni d’avoir
Personne qui vous plaigne…
Tout bas, comme d’un flanc qui saigne,
Il s’est mis à pleuvoir.

X

Fô a dit…

« Ce tapis que nous tissons comme
« Le ver dans son linceul
« Dont on ne voit que l’envers seul :
« C’est le destin de l’homme.

« Mais peut−être qu’à d’autres yeux,
« L’autre côté déploie
« Le rêve, et les fleurs, et la joie
« D’un dessin merveilleux. »

Tel Fô, que l’or noir des tisanes
Enivre, ou bien ses vers,
Chante, et s’en va tout de travers
Entre deux courtisanes.

XI

C’était longtemps avant la guerre.

Sur la banquette en moleskine
Du sombre corridor,
Aux flonflons d’Offenbach s’endort
Une blanche Arlequine.

… Zo’ qui saute entre deux MMrs,
Nul falzar ne dérobe
Le double trésor sous sa robe
Qu’ont mûri d’autres cieux.

On soupe… on sort… Bauby pérore…
Dans ton regard couvert,
Faustine, rit un matin vert…
… Amour, divine aurore.

XII

Le Garno.

L’hiver bat la vitre et le toit.
Il fait bon dans la chambre,
À part cette sale odeur d’ambre
Et de plaisir. Mais toi,

Les roses naissent sur ta face
Quand tu ris près du feu…
Ce soir tu me diras adieu,
Ombre, que l’ombre efface.

XIII

Princes de la Chine.


a. Les trois princes Pou, Lou et You,
Ornement de la Chine,
Voyagent. Deux vont à machine,
Mais You, c’est en youyou.

Il va voir l’Alboche au crin jaune
Qui lui dit : « I love you. »
— Elle est Française ! assure You.
Mais non, royal béjaune.

Si tu savais ce que c’est, You,
Qu’une Française, et tendre ;
Douce à la main, douce à l’entendre :
Du feu… comme un caillou.


b. Mgr Pou n’aime ici−bas
Que le sçavoir antique,
Ses aïeux, et la politique
Du Journal des Débats.

Elle qui naquit sous le feutre
Des chevaliers mandchoux,
Sa femme a le cœur dans les choux :
Dieu punisse le neutre !

Mgr Pou, mauvais époux,
Tu cogites sans cesse.
Pas tant de g. pour la Princesse :
Fais−lui des petits Pous.

c. Sous les pampres de pourpre et d’or,
Dans l’ombre parfumée,
Ivre de songe et de fumée,
Le prince Lou s’endort.


Tandis que l’opium efface
Badoure à son côté,
Il rêve à la jeune beauté
Qui brilla sur sa face.

Ainsi se meurt, d’un beau semblant,
Lou, l’ivoire à la bouche.
Badoure en crispant sa babouche
Pense à son deuil en blanc.

XIV

Le coucou chante au bois qui dort.
L’aurore est rouge encore,
Et le vieux paon qu’Iris décore
Jette au loin son cri d’or.

Les colombes de ma cousine
Pleurent comme une enfant.
Le dindon roue en s’esclaffant :
Il court à la cuisine.

XV

En souvenir des grandes Indes,
Harmonieux décor,
La Rafette nourrit d’accord
Un paon et quatre dindes.

Et l’on croirait — tous ces échos
Gloussants, l’autre qui grince —
D’un préfet d’or, dans sa province,
Borné de radicaux.

XVI

Trottoir de l’Élysé’−Palace
Dans la nuit en velours
Où nos cœurs nous semblaient si lourds
Et notre chair si lasse ;

Dôme d’étoiles, noble toit,
Sur nos âmes brisées,
Taxautos des Champs−Élysées,
Soyez témoins ; et toi,

Sous−sol dont les vapeurs vineuses
Encensaient nos adieux —
Tandis que lui perlaient aux yeux
Ses larmes vénéneuses.

XVII

D’un noir éclair mêlés, il semble
Que l’on n’est plus qu’un seul.
Soudain, dans le même linceul,
On se voit deux ensemble.

Près des flots aux chantants adieux
Dinard tient sa boutique…
Ne pleure pas : d’être identique,
C’est un rêve des dieux.

XVIII

Géronte d’une autre Isabelle,
À quoi t’occupes−tu
D’user un reste de vertu
Contre cette rebelle ?

La perfide se rit de toi,
Plus elle t’encourage.
Sa lèvre même est un outrage.
Viens, gagnons notre toit.

Temps est de fuir l’amour, Géronte,
Et son arc irrité.
L’amour, au déclin de l’été,
Ni la mer, ne s’affronte.

XIX

Rêves d’enfant.

Circé des bois et d’un rivage
Qu’il me semblait revoir,
Dont je me rappelle d’avoir
Bu l’ombre et le breuvage ;

Les tambours du Morne Maudit
Battant sous les étoiles
Et la flamme où pendaient nos toiles
D’un éternel midi ;

Rêves d’enfant, voix de la neige,
Et vous, murs où la nuit
Tournait avec mon jeune ennui…
Collège, noir manège.

XX

Amarissimes.

Est-ce moi qui pleurais ainsi
— Ou des veaux qu’on empoigne —
D’écouter ton pas qui s’éloigne,
Beauté, mon cher souci ?

Et (je t’en fis, à pneumatique,
Part, — sans aucun bagou)
Ces pleurs, ma chère, avaient le goût
De l’onde adriatique.

Oui, oui : mais vous parlez de cri,
Quand je repris ma lettre
Grands dieux… ! J’aurais mieux fait, peut−être
D’écrire à son mari.

XXI

La première fois.

— « Maman !… je voudrais qu’on en meure. »
Fit−elle à pleine voix.
— « C’est que c’est la première fois,
Madame, et la meilleure.

Mais elle, d’un coude ingénu
Remontant sa bretelle,
— « Non, ce fut en rêve », dit−elle.
« Ah ! Que vous étiez nu… »

XXII

Boulogne.

Boulogne, où nous nous querellâmes
Aux pleurs d’un soir trop chaud
Dans la boue ; et toi, le pied haut,
Foulant aussi nos âmes.

La nuit fut ; ni, rentrés chez moi,
Tes fureurs plus de mise.
Ah ! de te voir nue en chemise,
Quel devint mon émoi !

On était seuls (du moins j’espère) ;
Mais tu parlais tout bas.
Ainsi l’amour naît des combats :
Le dieu Mars est son père.

XXIII

Carthame chatoyant, cinabre,
Colcothar, orpiment,
Vous dont j’ai goûté l’ornement
Sur la rive cantabre ;

Orpiment, dont l’éclat soyeux
Le soleil lui reflète ;
Colcothar, tendre violette
Éclose dans ses yeux ;

Fleur de cinabre, étroite et rare,
Secret d’un beau jardin ;
Carthame et toi, rose soudain,
Dont sa pudeur se pare…

XXIV

Éléphant de Paris.

Ah, Curnonsky, non plus que l’aube,
N’était bien rigolo.
Il regardait le fil de l’eau.
C’était avant les Taube.

Et moi j’apercevais — pourtant
Qu’on fût loin de Cythère —
Un objet singulier. Mystère :
C’était un éléphant.

Notre maison étant tout proche,
On le prit avec nous.
Il mettait, pour chercher des sous
Sa trompe dans ma poche.


Hélas, rue−de−Villersexel,
La porte était trop basse.
On a beau dire que tout passe.
Non — ni le riche au ciel.

XXV

Ô poète, à quoi bon chercher
Des mots pour son délire ?
Il n’y a qu’au bois de ta lyre
Que tu l’as su toucher.

Plus haut que toi, dans sa morphine,
Chante un noir séraphin.
Ma nourrice disait qu’Enfin
Est le mari d’Enfine.

XXVI

Comme les dieux gavant leur panse,
Les prétendants aussi.
Télémaque en est tout ranci :
Il pense à la dépense.

Neptune soupe à Djibouti
(Près de la mer salée).
Pénélope s’est en allée.
Tout le monde est parti.

Un poète, que nuls n’écoutent,
Chante Hélène et les Œufs.
Le chien du logis se fait vieux :
Ces gens−là le dégoûtent.

XXVII

Cet huissier, qui jetait, l’été,
Toute autre odeur que l’ambre,
Avait le nom d’un pot de chambre
Et la fétidité.

L’autre, et noir, que sous les lanternes,
On vit à ses leçons
Avarier les beaux garçons,
Est charognard aux Ternes.

Celui−là, qui fut président
De ses jolis compères,
A l’air de suer ses affaires
Par son fanon pendant.


Mais l’autre (ô père de famille,
Poète méconnu)
Ne me laissa qu’un lit tout nu :
Telle y couchait sa fille.

XXVIII

Le sonneur se suspend, s’élance,
Perd pied contre le mur
Et monte : on dirait un fruit mûr
Que la branche balance.

Une fille passe. Elle rit
De tout son frais visage :
L’hiver de ce noir paysage
A−t−il soudain fleuri ?

Je vois briller encor sa face,
Quand elle prend le coin.
L’angélus et sa jupe, au loin,
L’un et l’autre, s’efface.

XXIX

Tel variait au jour changeant
— Avec l’or de tes boucles,
Le sang d’un collier d’escarboucles
Dans ma tasse d’argent

Qui, tout de roses couronnée,
— Sur la ligne où se joint
L’ombre au soleil — jetait au loin
Une pourpre alternée ;

Lilith, et, telle, un jour d’été,
J’ai vu noircir ta joue,
Quand le désir trouble, et déjoue,
Ta pliante fierté.

(Talmud babylon.)

XXX

La Cigale.

Quand nous fûmes hors des chemins
Où la poussière est rose,
Aline, qui riait sans cause
En me touchant les mains ; —

L’Écho du bois riait. La terre
Sonna creux au talon.
Aline se tut : le vallon
Était plein de mystère…

Mais toi, sans lymphe ni sommeil,
Cigale en haut posée,
Tu jetais, ivre de rosée,
Ton cri triste et vermeil.

XXXI

Tandis qu’à l’argile au flanc vert,
Dessus ton front haussée,
Perlait le pleur d’une eau glacée,
Les dailleurs, à couvert :

« Enfant, riait leur voix lointaine,
Voilà temps que tu bois.
Si Monsieur Paul est dans le bois,
Avise à la fontaine.

« Mais avise aussi de briser
Ta cruche en tournant vite.
Ah, que dirait ta mère. Évite
Son bras. Prends le baiser. »


… Le temps était couleur de pêche.
Sur le Saleys qui dort
Un oiseau d’émeraude et d’or
Fila comme une flèche.

XXXII

Chevaux de bois.

À Pau, les foires Saint−Martin,
C’est à la Haute Plante.
Des poulains, crinière volante,
Virent dans le crottin.

Là−bas, c’est une autre entreprise.
Les chevaux sont en bois,
L’orgue enrhumé comme un hautbois,
Zo’ sur un bai cerise.

Le soir tombe. Elle dit : « Merci,
« Pour la bonne journée !
« Mais j’ai la tête bien tournée… »
— Ah, Zo’ : la jambe aussi.

XXXIII

L’Ingénue.

D’une amitié passionnée
Vous me parlez encor,
Azur, aérien décor,
Montagne Pyrénée,

Où me trompa si tendrement
Cette ardente ingénue
Qui mentait, fût−ce toute nue,
Sans rougir seulement.

Au lieu que toi, sublime enceinte,
Tu es couleur du temps :
Neige en Mars ; roses du printemps.
Août, sombre hyacinthe.

XXXIV

Ce fut par un soir de l’automne
À sa dernière fleur
Que l’on nous prit pour Mgr
L’Évêque de Bayonne,

Sur la route de Jurançon.
J’étais en poste, avecque
Faustine, et l’émoi d’être évêque
Lui sécha sa chanson.

Cependant cloches, patenôtres,
Volaient autour de nous.
Tout un peuple était à genoux :
Nous mêlions les nôtres,


Ô Vénus, et ton char doré,
Glissant parmi la nue,
Nous annonçait la bienvenue
Chez Monsieur Lesquerré.

XXXV

Un Jurançon 93
Aux couleurs du maïs,
Et ma mie, et l’air du pays :
Que mon cœur était aise.

Ah, les vignes de Jurançon,
Se sont−elles fanées,
Comme ont fait mes belles années,
Et mon bel échanson ?

Dessous les tonnelles fleuries
Ne reviendrez−vous point
À l’heure où Pau blanchit au loin
Par delà les prairies ?

XXXVI

Comme à ce roi laconien
Près de sa dernière heure,
D’une source à l’ombre, et qui pleure,
Fauste, il me souvient ;

De la nymphe limpide et noire
Qui frémissait tout bas
— Avec mon cœur — quand tu courbas
Tes hanches, pour y boire.

XXXVII

De tout ce gala de province
Où l’on donnait Manon,
Je ne revois plus rien sinon
Ta forme étrange, et mince ;

Et lorsqu’à ce duo troublant
Tes yeux me firent signe,
Frissonner le frimas d’un cygne
Sur ton bel habit blanc ;

Sinon ton frère sur le siège
Du fiacre vingt−et−huit
Où tu avais l’air, dans la nuit
D’une image de neige.

XXXVIII

Quel pas sur le pavé boueux
Sonne à travers la brume ?
Deux boutiquiers, crachant le rhume,
S’en retournent chez eux.

— « C’est ce cocu de Lagnabère.
— Oui, Faustine.
— Ah, mon Dieu,
En çà de Cogomble, quel feu !
— Oui, c’est le réverbère.

— Comme c’est gai, le mauvais temps…
Et recevoir des gifles.
— Oui, Faustine. »
À présent, tu siffles
L’air d’Amour et Printemps.


Querelles, pleurs tendres à boire —
Et toi qu’en tes détours
J’écoute, ô vent, contre les tours
Meurtrir ta plume noire.

XXXIX

« — Embrassez-moi, petite fille.
Là, bien. Quoi de nouveau ?
As−tu retrouvé le cerveau
Qui manque à ta famille ?

Dis−moi, c’est vrai que le curé
Est mal avec la poste ?
Et comment va Chose… Lacoste,
L’ami de Poyarré ? »

Je devinais, dans la pénombre,
Que tu tirais tes bas.
Ton cœur d’oiseau battait tout bas :
La chambre était très sombre…

XL

L’immortelle, et l’œillet de mer
Qui pousse dans le sable,
La pervenche trop périssable,
Ou ce fenouil amer

Qui craquait sous la dent des chèvres,
Ne vous en souvient−il,
Ni de la brise au sel subtil
Qui nous brûlait aux lèvres ?

XLI

— Bayonne ! Un pas sous les Arceaux,
Que faut−il davantage
Pour y mettre son héritage
Ou son cœur en morceaux ?

Où sont−ils, tout remplis d’alarmes,
Vos yeux dans la noirceur,
Et votre insupportable sœur,
Hélas ; et puis vos larmes ? »

Tel s’enivrait, à son phébus,
D’un chocolat d’Espagne,
Chez Guillot, le feutre en campagne,
Monsieur Bordaguibus.

XLII

À l’Alcazar neuf, où don Jayme
Gratte un air maugrabin,
Carmen dansant dans son lubin :
Ce n’est pas ce que j’aime.

Mais, à Triana, la liqueur
D’une grappe où l’aurore
Laissa des pleurs si froids encore
Qu’ils m’ont glacé le cœur.

XLIII

Ainsi, ce chemin de nuage,
Vous ne le prendrez point,
D’où j’ai vu me sourire au loin
Votre brillant mirage ?

Le soir d’or sur les étangs bleus
D’une étrange savane,
Où pleut la fleur de frangipane,
N’éblouira vos yeux ;

Ni les feux de la luciole
Dans cette épaisse nuit
Que tout à coup perce l’ennui
D’un tigre qui miaule.

XLIV

Vous qui retournez du Cathai
Par les Messageries,
Quand vous berçaient à leurs féeries
L’opium ou le thé.

Dans un palais d’aventurine
Où se mourait le jour,
Avez−vous vu Boudroulboudour,
Princesse de la Chine,

Plus blanche en son pantalon noir
Que nacre sous l’écaille ?
Au clair de lune, Jean Chicaille,
Vous est−il venu voir,


En pleurant comme l’asphodèle
Aux îles d’Ouac−Wac,
Et jurer de coudre en un sac
Son épouse infidèle,

Mais telle qu’à travers le vent
Des mers sur le rivage
S’envole et brille un paon sauvage
Dans le soleil levant ?

XLV

Molle rive dont le dessin
Est d’un bras qui se plie,
Colline de brume embellie
Comme se voile un sein,

Filaos au chantant ramage —
Que je meure et, demain,
Vous ne serez plus, si ma main
N’a fixé votre image.

XLVI

Douce plage où naquit mon âme ;
Et toi, savane en fleurs
Que l’Océan trempe de pleurs
Et le soleil de flamme ;

Douce aux ramiers, douce aux amants,
Toi de qui la ramure
Nous charmait d’ombre et de murmure,
Et de roucoulements ;

Où j’écoute frémir encore
Un aveu tendre et fier —
Tandis qu’au loin riait la mer
Sur le corail sonore.

XLVII

Nous jetâmes l’ancre, Madame,
Devant l’île Bourbon
À l’heure où la nuit sent si bon
Qu’elle vous troublait l’âme.

(Ô monts, ô barques balancées
Sur la lueur des eaux,
Lointains appels, plaintes d’oiseaux
Étrangement lancées.)

… Au retour, je vous vis descendre
L’écumeux barachois,
Dans les bras d’un nègre de choix :
Virgile, ou Alexandre.

XLVIII

Saïgon : entre un ciel d’escarboucle
Et les flots incertains,
Du bruit, des gens de fièvre teints,
Sur le sanglant carboucle.

Et, seule où l’œil se recréât,
Pendait au toit d’un bouge
L’améthyste, dans tout ce rouge,
D’un bougainvilléa :

Tel aujourd’hui, sous la voilette,
Calice double et frais,
Mon regard vous boit à longs traits,
Beaux yeux de violette.

XLIX

J’ai beau trouver bien sympathique
Feu Loufoquadio,
Ses japs en sucre candiot,
Son Bouddha de boutique ;

J’aime mieux le subtil schéma,
Sur l’hiver d’un ciel morne,
De ton aérien bicorne,
Noble Foujiyama,

Et tes cèdres noirs, et la source
Du temple délaissé,
Qui pleurait comme un cœur blessé,
Qui pleurait sans ressource.

L

J’ai vu le Diable, l’autre nuit ;
Et, dessous sa pelure,
Il n’est pas aisé de conclure
S’il faut dire : Elle, ou : Lui.

Sa gorge, — avait l’air sous la faille,
De trembler de désir :
Tel, aux mains près de le saisir,
Un bel oiseau défaille.

Telle, à la soif, dans Blidah bleu,
S’offre la pomme douce ;
Ou bien l’oronge, sous la mousse,
Lorsque tout bas il pleut.


— « Ah ! » dit Satan, et le silence
Frémissait à sa voix,
« Ils ne tombent pas tous, tu vois,
Les fruits de la Science ».

LI

On descendrait, si vous l’osiez,
D’en haut de la terrasse,
Jusques au seuil, où s’embarrasse
Le pas dans les rosiers.

D’un martin pêcheur qui s’élance
L’éclair n’a que passé ;
Et la source, à son pleur glacé,
Alterne un noir silence.

L’Angelus, dans le couchant roux,
Comme un parfum s’efface.
Lilith, en détournant sa face,
A tiré les verroux.

LII

C’était, dans les vapeurs du nard,
Un cri, des jeux infâmes,
Et ces yeux fatals qu’ont les femmes
Du cruel Fragonard.

Parfois, pour ranimer l’orgie,
Brillait un sang nouveau.
Bacchus, rose comme le veau,
Cuvait sa nostalgie.

Cet air des Brigands l’attristait.
Il voulait qu’on s’en aille.
Une voix se tut. La canaille
Dansait, et sanglotait.

LIII

— « Enfin, puisque c’est Sa demeure,
Le bon Dieu, où est−Y ?
— « Chut, me dit−elle : il est sorti,
On ne sait à quelle heure. »

« Et de nous tous le plus calé,
Je dis : Satan lui−même,
Ne sait en ce désordre extrême
Où diable il est allé. »

LIV

Tout ainsi que ces pommes
De pourpre et d’or
Qui mûrissent aux bords
Où fut Sodome ;

Comme ces fruits encore
Que Tantalus,
Dans les sombres palus,
Crache, et dévore ;

Mon cœur, si doux à prendre
Entre tes mains,
Ouvre-le, ce n’est rien
Qu’un peu de cendre.

LV

À Londres je connus Bella,
Princesse moins lointaine
Que son mari le capitaine
Qui n’était jamais là.

Et peut−être aimait−il la mangue ;
Mais Bella, les Français
Tels qu’on le parle : c’est assez
Pour qui ne prend que langue ;

Et la tienne vaut un talbin.
Mais quoi ? Rester rebelle,
Bella, quand te montre si belle
Le désordre du bain ?

LVI

Au détour de la rue étroite
S’ouvre l’ombre et la cour
Ou Diane en plâtre, et qui court
N’a que la jambe droite.

Là−bas sur sa flûte de Pan,
Un Ossalois nous lance
Ces airs aigus comme une lance
Qui percent le tympan,

Ô Faustine, et je vois se tendre
L’arc pur de ton sourcil ;
Telle une autre Diane, si
Le trait n’était si tendre.

LVII

Dans la rue−des−Deux−Décadis
Brillait en devanture
Un citron plus beau que nature
Ou même au Paradis ;

Et tel qu’en mûrissait la terre
Où mes premiers printemps
Ombrageaient leurs jours inconstants
Sous ton arbre, ô Cythère.

Dans la rue−des−Deux−Décadis
Passa dans sa voiture
Une dame aux yeux d’aventure
Le long des murs verdis.

LVIII

C’était sur un chemin crayeux
Trois châtes de Provence
Qui s’en allaient d’un pas qui danse
Le soleil dans les yeux.

Une enseigne, au bord de la route,
— Azur et jaune d’œuf, —
Annonçait : Vin de Chateauneuf,
Tonnelles, Casse−croute.

Et, tandis que les suit trois fois
Leur ombre violette,
Noir pastou, sous la gloriette,
Toi, tu t’en fous : tu bois…


C’était trois châtes de Provence,
Des oliviers poudreux,
Et le mistral brûlant aux yeux
Dans un azur immense.

LIX

Dessous la courtine mouillée
Du matin soucieux,
Tu balances, harmonieux,
Ta branche dépouillée,

Beau peuplier qui de l’été
Fais voir encor la grâce :
Pourquoi l’âge a−t−il sur ma face
Aboli ma fierté ?

LX

Pour une dame imaginaire
Aux yeux couleur du temps,
J’ai rimé longtemps, bien longtemps :
J’en étais poitrinaire.

Quand vint un jour où, tout à coup,
Nous rimâmes ensemble.
Rien que d’y penser, il me semble
Que j’ai la corde au cou.

LXI

Pâle matin de Février
Couleur de tourterelle
Viens, apaise notre querelle,
Je suis las de crier ;

Las d’avoir fait saigner pour elle
plus d’un noir encrier…
Pâle matin de Février
Couleur de tourterelle.

LXII

Me rendras−tu, rivage basque,
Avec l’heur envolé
Et tes danses dans l’air salé,
Deux yeux, clairs sous le masque.

LXIII

Toute allégresse a son défaut
Et se brise elle−même.
Si vous voulez que je vous aime,
Ne riez pas trop haut.

C’est à voix basse qu’on enchante
Sous la cendre d’hiver
Ce cœur, pareil au feu couvert,
Qui se consume et chante.

LXIV

Toi, pour qui les dieux du mystère
Sont restés étrangers,
J’ai vu ta mâne aux pieds légers,
Descendre sous la terre,

Comme en un songe où tu te vois
À toi même inconnue,
Tu n’étais plus, — errante et nue, —
Qu’une image sans voix ;

Et la source, noire, où t’accueille
Une fauve clarté,
Une étrange félicité,
Un rosier qui s’effeuille…

LXV

Épitaphe.
I. M. N.

Plus souple à dénouer mes plis
Que le serpent n’ondule,
Ayant tous, ô Vénus Pendule,
Tes rites accomplis ;

Quand vint l’heure où le cœur se navre,
Et des fatals ciseaux,
Je mourus, comme les oiseaux,
Sans laisser de cadavre.

LXVI

Sur l’océan couleur de fer
Pleurait un chœur immense
Et ces longs cris dont la démence
Semble percer l’enfer.

Et puis la mort, et le silence
Montant comme un mur noir.
… Parfois au loin se laissait voir
Un feu qui se balance.

LXVII

Ô jour qui meurs à songer d’elle
Un songe sans raison,
Entre les plis du noir gazon
Et la rouge asphodèle ;

N’est−ce pas, aux feux du plaisir
Inclinée et rebelle,
Elle encor, mais cent fois plus belle,
Et de flamme à saisir ?

… Là−bas monte la voix dernière
D’un bouvier sous les cieux.
On n’entend plus que ses essieux
Qui grincent dans l’ornière.

LXVIII

In memoriam J. G. M.
M. C. M. III.

Dormez, ami ; demain votre âme
Prendra son vol plus haut.
Dormez, mais comme le gerfaut,
Ou la couverte flamme.

Tandis que dans le couchant roux
Passent les éphémères,
Dormez sous les feuilles amères.
Ma jeunesse avec vous.

LXIX

Quand l’âge, à me fondre en débris,
Vous−même aura glacée
Qui n’avez su de ma pensée
Me sacrer les abris ;

Qui, du saut des boucs profanée,
Pareille sécherez
À l’herbe dont tous les attraits,
C’est une matinée ;

Quand vous direz : « Où est celui
De qui j’étais aimée ? »
Embrasserez−vous la fumée
D’un nom qui passe et luit ?

LXX

La vie est plus vaine une image
Que l’ombre sur le mur.
Pourtant l’hiéroglyphe obscur
Qu’y trace ton passage

M’enchante, et ton rire pareil
Au vif éclat des armes ;
Et jusqu’à ces menteuses larmes
Qui miraient le soleil.

Mourir non plus n’est ombre vaine.
La nuit, quand tu as peur,
N’écoute pas battre ton cœur :
C’est une étrange peine.