Les Cosaques (trad. Bienstock)/Chapitre 12

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Traduction par J.-Wladimir Bienstock.
Stock (Œuvres complètes, volume 3p. 91-95).
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XII


Vanucha qui, pendant ce temps, avait réussi à mettre le logis en ordre, même à se faire raser chez le barbier de la compagnie et à tirer ses pantalons par dessus ses bottes, en signe que la compagnie est dans un bon quartier, était maintenant d’excellente humeur. Avec attention, mais sans bienveillance, il examina Erochka comme un fauve étrange, hocha la tête en regardant le plancher maculé sous ses pas, et, prenant au dessus du banc deux bouteilles vides, il partit trouver le maître de la maison.

— Bonjour, les aimables dames, — dit-il en se décidant à être particulièrement doux — mon maître m’a ordonné d’acheter du vin, donnez-m’en, mes bonnes.

La vieille ne répondit rien. La fille qui se trouvait devant un petit miroir tatar entourait sa tête d’un fichu. En silence elle se tourna vers Vanucha.

— Je paierai, mes respectables dames — dit Vanucha en faisant tinter dans sa poche la monnaie de cuivre. — Soyez bonnes et nous serons bons, ce sera mieux — ajouta-t-il.

— En faut-il beaucoup ? — coupa court la vieille.

— Un litre.

— Va, ma chérie, va le tirer — dit la vieille Oulita en s’adressant à sa fille ; tire du tonneau commencé, ma chérie.

La fille prit la clef et le carafon, et, avec Vanucha, sortit de la cabane.

— Dis moi, s’il te plaît, qui est cette femme ? — demanda Olénine en désignant Marianka, tandis qu’elle passait devant la fenêtre.

Le vieux cligna des yeux et du coude poussa le jeune homme.

— Attends ! — et se penchant à la fenêtre — Hum ! hum ! Marianouchka ! hé Marianka ! aime-moi, ma petite âme ! Je suis farceur — chuchotat-il en s’adressant à Olénine.

La fille, sans tourner la tête, en agitant les bras régulièrement et fort, passait devant la fenêtre avec cette allure élégante, décidée, particulière aux femmes cosaques. Lentement, elle leva seulement sur le vieux, ses yeux noirs, voilés.

— Aime-moi, tu seras heureuse ! — cria Erochka, et en clignant des yeux il regarda interrogativement Olénine. — Je suis un gaillard, un farceur — ajouta-t-il. — La fille est belle, hein ?

— Une vraie beauté — fit Olénine. — Appelle-la ici.

— Non, non, non, — prononça le vieillard. — On veut la marier avec Loukachka. Louka, un brave cosaque djiguite ; récemment il a tué un Abrek. Je t’en trouverai une meilleure. Je t’en trouverai une qui sera habillée tout en soie et en argent. Si je le dis, je le ferai, je te trouverai une vraie beauté.

— Que dis-tu, vieux ? — fit Olénine. — C’est un péché.

— Un péché ! Où est le péché ? — répondit résolument le vieillard. — Regarder une belle fille c’est un péché ; s’amuser avec elle c’est un péché ; l’aimer, c’est un péché ; c’est comme ça chez vous ? Non, mon père, ce n’est point un péché, c’est le salut, Dieu t’a créé et il a aussi créé la fille, il a tout créé, mon petit père. Alors regarder une belle fille n’est pas un péché, elle est faite pour cela, pour l’aimer et en avoir du plaisir. Oui, voilà comme je juge, mon bon.

Ayant traversé la cour, Marianka entra dans un petit réduit noir et frais, plein de tonneaux, et faisant la prière d’usage, elle s’approcha du tonneau et y mit le tâte-vin. Vanucha, debout à l’entrée de la porte, souriait en la regardant. Il trouvait très drôle qu’elle n’eût qu’une chemise ajustée dans le dos et bouffante devant, et encore plus drôle de lui voir au cou un collier de pièces d’argent. Il trouvait que ce n’était point comme en Russie, et que chez eux, la cour serait pleine de rires si l’on voyait une telle fille. « La file come cetres bié pour varier » — pensa-t-il, — Je le dirai tout de suite à mon maître.

— Pourquoi caches-tu la lumière, diable ! — lui cria tout à coup la fille. — Tu pourrais me donner le carafon.

Quand le carafon fut plein d’un vin froid, rouge, Marianka le tendit à Vanucha.

— Donne l’argent à maman — fit-elle en repoussant la main de Vanucha qui lui tendait l’argent.

Vanucha sourit.

— Pourquoi êtes-vous si fâchée, ma chère ? — prononça-t-il avec bienveillance et tout confus, pendant que la fille fermait le tonneau.

Elle se mit à rire :

— Et vous, est-ce que vous êtes bon ?

— Oh ! moi et mon maître nous sommes très bons — répondit affirmativement Vanucha. — Nous sommes si bons que partout où nous avons vécu, les maîtres ont gardé de la reconnaissance pour nous, parce que c’est un homme noble.

La fille s’arrêta en l’écoutant.

— Ton maître, est-il marié ? — demanda-t-elle.

— Non, mon maître est jeune et il n’est pas marié, parce que les nobles ne peuvent pas se marier quand ils sont jeunes, répondit Vanucha d’un ton doctrinal.

— Voyez un peu, gros comme un buffle, et trop jeune pour se marier ! Est-il le chef de vous tous ? demanda-t-elle.

— Mon maître est junker, alors il n’est pas encore officier. Mais, par la naissance, il est plus grand personnage qu’un général, parce que non seulement notre colonel, mais le tzar lui-même le connaît, — expliqua fièrement Vanucha. — Nous ne sommes pas comme un va-nu-pieds d’infanterie ! Notre père est lui-même sénateur ; il possède plus de mille âmes et nous envoie mille par mois parce qu’il nous aime toujours. Et il y a des capitaines qui n’ont pas d’argent, alors, qu’est-ce que ça ?…

— Va, je fermerai la porte, — interrompit la fille.

Vanucha apporta le vin, il déclara à Olénine que la file c’est très joulie, et sortit aussitôt en riant bêtement.