Les Cosaques (trad. Bienstock)/Chapitre 14

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Traduction par J.-Wladimir Bienstock.
Stock (Œuvres complètes, volume 3p. 108-112).
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XIV


En effet, Olénine marchait dans la cour au moment où Marianka entrait et il l’avait entendu prononcer : « C’est le locataire, le diable, qui marche. » Il avait passé toute cette soirée avec l’oncle Erochka, sur le perron de son nouveau logis. Il avait fait apporter la table, le samovar, du vin, des bougies, et en prenant le thé et fumant des cigares, il avait écouté les récits du vieillard qui était assis près de ses pieds, sur les marches du perron. Bien que l’air fût calme, la chandelle fondait et la flamme vacillait de divers côtés, éclairant tantôt le perron, tantôt la table et la vaisselle, tantôt la tête blanche, rasée du vieillard. Les papillons de nuit tourbillonnaient en agitant la poussière de leurs ailes et frappaient tantôt la table, tantôt les verres, tantôt volaient dans la flamme, tantôt disparaissaient dans l’espace sombre au-dessus du cercle éclairé. Olénine but avec l’oncle Erochka cinq bouteilles de vin. Chaque fois qu’Erochka emplissait les verres, il en tendait un à Olénine pour trinquer avec lui et parlait sans cesse. Il parlait du bon vieux temps des Cosaques, de son père, le Large, qui seul, portait sur son dos, un sanglier de dix pouds[1] et buvait sans s’arrêter deux seaux de vin. En se rappelant le bon vieux temps, il parlait de sa vieille bonne[2], Guirtchik, avec lequel, pendant la peste, il avait expédié en cachette des bourka de l’autre côté du Terek. Il parlait de sa petite âme, qui le suivait la nuit au cordon ; il racontait ses exploits dans une chasse, où il avait tué un matin, deux cerfs. Et il narrait tout cela avec tant d’éloquence et de pittoresque, qu’Olénine ne s’apercevait pas de la fuite du temps.

— Voilà, mon père, c’est comme ça — disait-il. — C’est dommage que tu ne m’aies pas connu dans mes beaux jours. Je t’aurais montré tout. Aujourd’hui Erochka a léché le pot et autrefois il faisait du bruit dans tout le régiment. Qui a le meilleur cheval ? Qui a le sabre de Gourda[3]. Avec qui peut-on aller boire ? Avec qui peut-on faire la noce ? Qui faut-il envoyer dans les montagnes pour tuer Akhmet-Khan ? Toujours Erochka. Les filles aiment qui ? Toujours Erochka ; parce que j’étais un vrai Djiguite : ivrogne, voleur, voleur de troupeaux, de chevaux dans la montagne, bon chanteur, j’étais bon pour tout ! Maintenant il n’y a plus de Cosaques de cette trempe. Ils font pitié à voir. Pas plus haut que ça (Erochka montrait un archine de la terre). Il prend des bottes ridicules et les regarde sans cesse, c’est son seul plaisir.

Ou bien il s’enivre, et il ne s’enivre même pas comme un homme, mais comme ça, rien. Et moi, qui étais-je ?

J’étais Erochka le voleur ! J’étais connu non seulement dans les stanitza, mais aussi dans les montagnes. Des princes venaient et moi j’étais kounak avec tous. Tatars, c’est Tatar ; Arméniens, Arménien ; soldats, soldat ; officiers, officier. Pour moi, c’était tout égal pourvu qu’ils fussent buveurs. On me dit : tu dois te purifier de cette communion avec le monde ; ne bois pas avec les soldats ; ne mange pas avec le Tatar.

— Qui dit cela ? — demanda Olénine.

— Nos savants qui disent cela. Écoute d’un autre côté un Moula ou un Kadia tatars, alors ils te diront : « Vous êtes des Giaours infidèles, pourquoi mangez-vous du porc ? » C’est-à-dire, chacun doit s’en tenir à sa religion. Mais pour moi, tout se vaut. Dieu a fait tout pour la joie de l’homme. Rien n’est péché. Par exemple la bête, elle vit dans les roseaux tatars, comme dans les nôtres ; qu’elle aille n’importe où, Dieu lui donnera son logis et sa nourriture. Et les nôtres disent que pour cela, on léchera la marmite dans l’enfer ; mais moi, je crois que tous ces racontars sont des mensonges, — ajouta-t-il après un court silence.

— Qu’est-ce qui est mensonge ? — demanda Olénine.

— Ce que disent les savants. Chez nous, mon père, à Tchervlenaïa, il y avait un chef, c’était mon kounak, un brave comme moi. On l’a tué dans le Tchetchnia. Il disait que les savants inventent tout ca dans leur tête. Tu crèveras — disait-il — alors l’herbe poussera sur ta tombe, voilà tout. (Le vieillard rit.) C’était un enragé !

— Et quel âge as-tu ? — demanda Olénine.

— Dieu le sait ! À peu près soixante-dix ans. Quand chez vous vivait la reine, je n’étais déjà pas petit. Voilà, calcule si ça fait beaucoup… Est-ce que ça donne soixante-dix ?

— Oui, à peu près. Et tu es encore un solide gaillard !

— Quoi, Dieu merci. Je me sens bien, je suis fort ; seulement une sorcière m’a jeté un sort…

— Comment ?

— Oui, comme ça, un sort…

— Alors quand on mourra, l’herbe poussera ? — répéta Olénine.

Erochka, évidemment, ne voulait pas exprimer clairement sa pensée. Il se tut un moment.

— Et toi, qu’en penses-tu ? Bois ! — cria-t-il en souriant et en tendant le vin.

  1. Le poud vaut environ 16 kilogrammes.
  2. Bonne, au vrai sens, c’est le nom de la sœur aînée, et au sens indirect, bonne est le nom donné à l’ami. (Note de l’Auteur.)
  3. Sabre le plus estimé au Caucase, qui, du nom du fabricant, s’appelle Gourda. (Note de l’Auteur.)