Les Cosaques (trad. Bienstock)/Chapitre 16

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Traduction par J.-Wladimir Bienstock.
Stock (Œuvres complètes, volume 3p. 119-128).
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XVI


L’oncle Erochka était un Cosaque retraité, vivant seul ; sa femme, il y avait vingt ans de cela, s’était convertie à l’orthodoxie, puis enfuie de chez lui pour épouser un sous-officier russe. Il n’avait pas d’enfants. Il n’inventait rien en disant qu’il était autrefois le plus beau gars de la stanitza. Tous au régiment le connaissaient pour sa bravoure de jadis. Il avait plus d’un meurtre de Tchetchenzes et de Russes sur la conscience. Il allait aux montagnes, volait chez les Russes, et même fut mis deux fois en prison. Il passait presque tout son temps à la chasse et dans la forêt, où, de la journée entière, il ne prenait autre chose que du pain et de l’eau. Mais en revanche, à la stanitza il faisait la noce du matin au soir. En rentrant de chez Olénine il s’endormit pour deux heures, et, éveillé avant le lever du soleil, il resta assis sur son lit en pensant à Olénine dont il avait fait connaissance la veille. La simplicité d’Olénine lui plaisait beaucoup (la simplicité, en ce sens qu’il avait eu du vin à discrétion). La personne même d’Olénine lui plaisait aussi. Il s’étonnait de ce que tous les Russes sont simples et riches, et de ce qu’ils sont tout à fait ignorants, malgré leur éducation. Il réfléchissait à toutes ces questions et aussi à ce qu’il pourrait demander pour lui à Olénine.

La cabane de l’oncle Erochka était assez vaste et pas vieille, mais on remarquait tout de suite l’absence de femme. Contrairement à la propreté minutieuse des Cosaques, toute la chambre était malpropre et dans le plus grand désordre. Sur la table étaient jetés un habit maculé de sang, la moitié d’une galette, et à côté une corneille plumée et déchirée, pour nourrir l’épervier. Sur les bancs, pêle-mêle, des porchni, un fusil, un poignard, un sac, un habit mouillé et des guenilles. Dans un coin, dans un seau plein d’eau sale et puante, trempaient des porchni ; une carabine et un chevalet de tanneur étaient à côté. Sur le sol étaient jetés le filet, quelques faisans tués ; et autour de la table, une petite poule attachée par la patte marchait en frappant du bec le sol malpropre. Dans le poêle sans feu, se trouvait un tesson rempli d’un liquide lacté quelconque. Sur le poêle, criait un oiseau qui tâchait de se débarrasser de sa corde, et un épervier qui muait était accroupi doucement sur le bord et regardait obliquement la poule et de temps en temps, penchait sa tête à droite ou à gauche. L’oncle Erochka lui-même était couché sur le dos, dans un lit court installé entre la muraille et le poêle. Couvert seulement d’une chemise, ses jambes robustes appuyées sur le poêle, il arrachait avec un doigt épais les croûtes de ses mains écorchées par l’épervier qu’il apprivoisait sans gants. Dans toute la chambre, mais principalement autour du vieillard, était répandue cette forte odeur, pas désagréable et indéfinissable, qui accompagnait Erochka.

— Es-tu à la maison, oncle ? — prononça à travers la fenêtre une voix perçante qu’il reconnut immédiatement ; c’était celle de son voisin Loukachka.

— À la maison, à la maison ! Entre ! — cria le vieillard. — Voisin Marka, Louka Marka, qui t’amène chez l’oncle ? Vas-tu au cordon ?

L’épervier éveillé à la voix de son maître battit des ailes pour se débarrasser de ses liens.

Le vieux aimait Loukachka et l’exceptait de son mépris envers toute la jeune génération des Cosaques. En outre, Loukachka et sa mère, en qualité de voisins, de temps en temps donnaient au vieillard du vin, du lait caillé, etc., produits de leur ferme, qu’Erochka n’avait pas. L’oncle Erochka, qui toute sa vie avait été un enthousiaste, donnait toujours à ses élans une explication matérielle : « Quoi ? Ce sont des gens aisés, je leur donne du gibier, des faisans, et ils n’oublient pas l’oncle et à leur tour m’apportent du gâteau ou de la galette ».

— Bonjour, Marka ! Je suis heureux de te voir ! — cria gaiement le vieillard, et d’un mouvement rapide, posant à terre ses pieds nus, il sauta du lit, fit deux pas sur le parquet grinçant, regarda ses jambes déformées, et tout d’un coup, comme s’il y eût trouvé quelque chose de drôle, sourit, et, de son talon nu, frappa une fois, puis une autre… et fit un mouvement.

— Est-ce malin, dis ? — fit-il ; ses petits yeux brillaient.

Loukachka souriait à peine.

— Quoi, vas-tu au cordon ? — redemanda le vieux.

— Je t’apporte le vin que je t’ai promis au cordon, l’oncle.

— Que le Christ te sauve — dit le vieillard. Il ramassa le pantalon et le vêtement qui étaient à terre, s’en vêtit, attacha sa ceinture de cuir, jeta sur ses mains l’eau du tesson, et les essuya avec un vieux pantalon, puis, avec un morceau de peigne, arrangea sa barbe et se planta devant Loukachka.

— Je suis prêt — dit-il.

Loukachka prit la bouteille, en essuya le goulot, versa du vin, puis s’asseyant sur le banc, le donna à l’oncle.

— À ta santé ! Au nom du Père et du Fils ! — prononça le vieux, en acceptant le vin avec un air solennel. — Que tous tes souhaits s’accomplissent, sois brave et mérite la croix !

Loukachka aussi fit une prière, but du vin, et le remit sur la table. Le vieux se leva, apporta le poisson sec, le posa sur le seuil, le frappa avec un bâton pour l’amollir, puis il le prit dans ses mains durcies, le plaça sur son unique assiette bleue, et le mit sur la table.

— Chez moi, il y a de tout, même des hors d’œuvre ! J’en remercie Dieu ! — fit-il avec fierté. — Eh bien ! qu’a fait Mocev ? — demanda le vieillard.

Loukachka, désirant visiblement connaître l’opinion du vieux, raconta que l’ouriadnik lui avait pris le fusil.

— Laisse le fusil — dit le vieux. — Si tu ne le lui donnes pas, tu n’auras pas de récompense.

— Eh quoi, l’oncle ! Quelle récompense peut-on donner à un Cosaque qui n’a pas encore fait de service à cheval ? C’était un bon fusil de Crimée ; il vaut quatre-vingt pièces de monnaie.

— Ah, laisse ! Moi aussi j’ai discuté avec un centenier : il me demandait de lui donner le cheval. Donne le cheval, disait-il, je te présenterai pour le grade de khorounjï. Je ne l’ai pas donné, et je n’ai rien obtenu.

— Eh quoi, l’oncle ! Voilà, j’ai besoin d’acheter un cheval et l’on dit que sur l’autre rive on n’en trouve pas à moins de cinquante pièces. Ma mère n’a pas encore vendu le vin.

— Ah ! ah ! quand l’oncle Erochka avait ton âge, il n’était pas en peine. Il volait déjà les troupeaux chez les Nogaï et les vendait de l’autre côté du Terek. Ça arrivait de donner un bon cheval pour un seau d’eau-de-vie, ou une bourka.

— Pourquoi, vendait-on si bon marché ? — demanda Loukachka.

— Imbécile, imbécile, Marka ! — fit avec mépris le vieillard. — C’est impossible autrement, c’est pourquoi on vole pour ne pas être avare ; et vous autres, je crois que vous ne savez même pas comment on vole les chevaux. Pourquoi te tais-tu ?

— Mais que dire, l’oncle, — fit Loukachka. — Évidemment nous ne sommes pas les mêmes hommes.

— Imbécile, imbécile, Marka ! Pas les mêmes ! — répondit le vieux en imitant le jeune Cosaque. — Oui, j’étais un autre Cosaque à ton âge !

— Mais que faire ? — demanda Loukacha.

Le vieux hocha la tête avec mépris.

— L’oncle Erochka était simple et généreux, et pour cela tous les Tchétchenzes étaient mes kounaks. Parfois un Tchétchenze venait chez moi, je l’enivrais d’eau-de-vie, je lui cédais mon lit, et j’allais chez lui, je lui portais un cadeau. Voilà comment agissaient les hommes d’autrefois. Ce n’est pas comme maintenant, leur seul amusement est de faire craquer des grains et d’en cracher la peau, — conclut-il d’un ton de mépris et en montrant comment les Cosaques d’à-présent, font craquer les graines et en crachent la peau.

— Je sais cela, — dit Loukachka. — C’est vrai.

— Si tu veux être brave, sois Djiguite et non paysan. Si le paysan veut acheter un cheval, il donne de l’argent et l’achète.

Ils se turent.

— Mais c’est très embêtant, l’oncle, dans la stanitza ou au cordon, il n’y a rien à faire. Tous sont très timorés. Ainsi, nous étions l’autre jour dans l’aoul avec Nazaar, alors Guireï-Khan nous a proposé d’aller voler un cheval des Nogaï, personne n’est parti ; que ferais-je seul ?

— Et à quoi sert l’oncle ? Tu crois que je suis desséché ? Non, non, pas encore. Donne-moi un cheval, nous irons immédiatement chez les Nogaï.

— Pourquoi dire des bêtises ? — fit Loukachka. Dis-moi comment faire avec Guireï-Khan ? Il m’a dit : amène-moi seulement le cheval jusqu’au Terek, et là-bas, je trouverai déjà la place pour un troupeau entier. Mais il a une tête d’airain, lui aussi, c’est difficile de le croire.

— Non, on peut croire Guireï-Khan. Il est d’une famille de braves gens. Son père est un kounak fidèle. Seulement écoute l’oncle, je ne t’apprendrai rien de mal : prends de lui le serment, alors ce sera plus sûr, et quand tu iras avec lui, que ton arme soit toujours prête, surtout quand vous commencerez le partage des chevaux. Un jour un Tchetchenze a failli me tuer comme ça, je lui demandais dix pièces de monnaie pour un cheval. Crois en lui, mais ne t’endors pas sans fusil. Loukachka écoutait attentivement le vieux.

— Eh, l’oncle ! On m’a dit que tu possèdes une herbe magique, — fit-il après un silence.

— Non, je n’ai point d’herbe magique, mais je t’instruirai, soit, tu es un brave garçon, tu n’oublies pas le vieux. Veux-tu que je te renseigne ?

— Renseigne, l’oncle.

— Tu connais la tortue ? C’est un diable, la tortue.

— Comment ne pas le savoir !

— Eh bien alors, trouve son nid, et entoure-le d’un treillage de branches pour qu’elle ne puisse passer. Alors elle viendra, elle trouvera la barrière, se retirera et rapportera l’herbe magique pour détruire le treillage. Et toi, le lendemain, viens de bonne heure et regarde : où le treillage est cassé là se trouve l’herbe magique. Prends-la et porte-la où tu voudras ; ni serrure, ni barrière ne pourront te résister.

— Et as-tu essayé, l’oncle ?

— Non, mais de bonnes gens me l’ont dit. J’avais un talisman : une seule incantation avant de monter à cheval, et personne ne pouvait tirer sur moi.

— Quelle incantation, l’oncle ?

— Ne la connais-tu pas ! Hé les gens ! C’est cela, demande à l’oncle. Eh bien ! Écoute, répète après moi :

« Salut, vous qui habitez Sion.
» C’est ton roi.
» Nous monterons sur les chevaux
» Sophonie crie.
» Zacharie parle
» Père Mandritché.
» L’homme aimé éternellement. »

— Aimé éternellement, — répéta le vieillard. — Tu le sais ? Eh bien ! Répète.

Loukachka rit.

— Est-ce pour cela qu’on ne t’a pas tué, l’oncle ?

— Peut-être oui. Vous êtes devenus trop intelligents. Apprends tout et répète : ça ne fera pas de mal. Eh bien, tu as chanté l’incantation et tu as bien fait. — Le vieux rit. — Et toi, Louka, ne va pas chez les Nogaï, voilà !

— Pourquoi ?

— Ce n’est pas à propos. Vous n’êtes pas comme autrefois, vous êtes devenus de lâches Cosaques ; des masses de Russes sont arrivés et ils vous feront passer au tribunal. Vraiment, laisse ! Ce n’est pas votre affaire ! Ah ! quand nous étions avec Guirtchik…

Et le vieux commença à raconter ses histoires sans fin. Mais Loukachka regarda par la fenêtre.

— Il fait déjà jour, l’oncle, — l’interrompit-il. — Il est temps, viens me voir.

— Que le Christ te sauve ! Moi, j’irai chez l’officier, je lui ai promis de le conduire à la chasse. Il a l’air d’un brave garçon.