Les Cosaques (trad. Bienstock)/Chapitre 21

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Traduction par J.-Wladimir Bienstock.
Stock (Œuvres complètes, volume 3p. 160-167).
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XXI


Tout à coup, un rayon de soleil éclaira son âme. Il entendit le son de la langue russe, et le mouvement rapide et cadencé du Terek, et, à deux pas plus loin, devant lui, se découvraient la surface brune, mouvante du fleuve, avec le sable mouillé de ses rives, la steppe lointaine, le talus du cordon qui se dressait au-dessus de la rivière, le cheval sellé dont les pattes étaient attachées et marchaient le long des épines, et les montagnes. Le soleil pourpre parut pour un moment à travers les nuages et de ses derniers rayons, brilla gaîment sur le fleuve et sur les roseaux, sur le talus et sur les Cosaques qui étaient réunis par petits groupes, et parmi lesquels, Loukachka avec sa brave figure, attira involontairement l’attention d’Olénine.

Sans aucune cause précise, Olénine se sentit de nouveau parfaitement heureux. Il gagna le poste de Nijneprototzk, sur le Terek, qui était de l’autre côte, en face de l’aoul pacifié. Il salua les Cosaques, mais ne trouvant pas le prétexte de faire le bien à quelqu’un, il entra dans l’izba. Dans la cabane aussi, nulle occasion ne se présentait. Les Cosaques l’accueillirent froidement. Il entra dans la cabane et alluma une cigarette. Les Cosaques firent peu attention à Olénine, premièrement parce qu’il fumait la cigarette, deuxièmement parce qu’ils avaient ce soir une tout autre distraction. Un émissaire des Tchetchenzes ennemis était venu des montagnes avec les parents de l’Abrek tué, pour racheter le corps. On attendait de la stanitza les chefs des Cosaques. Le frère de la victime, haut de taille, élégant, avec une barbe rouge, teinte, taillée, malgré un manteau et un bonnet des plus déchirés, était calme et majestueux comme un roi. Il ressemblait beaucoup à l’Abrek tué. Il ne daignait regarder personne, et ne jetait pas même les yeux sur le cadavre ; accroupi dans l’ombre, il crachait en fumant la pipe, et de temps en temps exclamait quelques sons impérieux, gutturaux, qu’écoutait avec respect son compagnon. Évidemment c’était un djiguite qui, plusieurs fois déjà, avait dû rencontrer les Russes dans des conditions tout à fait différentes, et c’est pourquoi, maintenant, non seulement rien ne l’étonnait, mais rien même ne l’occupait. Olénine s’approcha du cadavre et se mit à l’examiner, mais le frère jetant un regard calme et méprisant sur Olénine, prononça avec colère quelques sons saccadés. L’émissaire se hâta de couvrir d’un caftan le visage du cadavre. Olénine était étonné de la majesté du djiguite et de l’expression sévère de son visage. Il voulait lui parler, lui demander de quel aoul il était, mais le Tchetchenze le regardant à peine, cracha en signe de mépris et se détourna. Olénine était si étonné que le montagnard ne s’intéressât pas à lui, qu’il ne pouvait s’expliquer cette indifférence que par bêtise ou ignorance de la langue. Il s’adressa à son compagnon.

Le compagnon, émissaire et interprète, portait aussi des vêtements déchirés, mais il était brun et non roux, très remuant, ses dents étaient très blanches, ses yeux noirs et brillants. L’émissaire entra très volontiers en conversation et demanda une cigarette.

— Ils étaient cinq frères, — racontait l’émissaire en une mauvaise langue russe, — c’est déjà le troisième que les Russes tuent. Il n’en reste plus que deux. C’est un djiguite, un brave djiguite, — dit-il en désignant le Tchetchenze, — quand on a tué Akhmed-Kban (c’était le nom de l’Abrek tué), il était sur l’autre rive, assis dans les roseaux. Il a tout vu : comment on l’a mis dans le canot et amené sur la rive. Il est resté assis jusqu’à la nuit ; il voulait tuer le vieux, mais les autres l’en ont empêché.

Loukachka s’approcha des interlocuteurs et s’assit tout près.

— De quel aoul est-il ? — demanda-t-il.

— Voici, de ces montagnes, — répondit l’émissaire en indiquant au delà du Terek, le col bleuâtre, voilé de brume. — Tu connais Souuk-Sou ? C’est à dix verstes plus loin.

— À Souuk-Sou, connais-tu Guireï Khan ? — demanda Loukachka, s’enorgueillissant visiblement de cette connaissance. — C’est mon kounak.

— C’est mon voisin, — répondit l’émissaire. — Un brave homme ! — Et Loukachka qui semblait très intéressé se mit à parler en tatar avec l’interprète.

Bientôt le centenier et le chef de la stanitza arrivèrent à cheval avec deux Cosaques. Le centenier, un jeune officier de Cosaques, salua les Cosaques, mais personne ne lui répondit, comme c’est la règle pour les soldats : « Votre seigneurie, nous vous souhaitons une bonne santé ». Quelques-uns seuls répondirent par un simple salut. D’autres, et parmi eux Loukachka, se levèrent et se redressèrent. L’ouriadnik déclara qu’au poste tout allait bien. Tout cela semblait ridicule à Olénine ; ces Cosaques lui faisaient l’effet de jouer aux soldats. Mais la formalité bientôt se transforma en relations des plus simples ; le centenier, qui était aussi habile Cosaque que les autres, commença à parler très vite en tatar avec l’interprète. On écrivit un papier quelconque, on le remit à l’émissaire ; celui-ci donna de l’argent et tous s’approchèrent du corps.

— Lequel de vous est Gavrilov Louka ? — demanda le centenier.

Loukachka ôta son bonnet et s’approcha.

— J’ai envoyé sur toi un rapport au chef du régiment. Qu’en adviendra-t-il, je ne sais ; j’ai demandé la croix pour toi ; tu es encore trop jeune pour être ouriadnik. Sais-tu lire et écrire ?

— Non.

— Et comme il est beau ! — fit le centenier en continuant à jouer au chef. Mets ton bonnet, desquels Gavrilov es-tu ? De Chirokï, hein ?

— C’est son neveu, — répondit l’ouriadnik.

— Je sais, je sais. Eh bien ! Allez leur aider, — dit-il aux Cosaques.

Le visage de Loukachka rayonnait de joie et semblait plus beau qu’à l’ordinaire. Il s’éloigna de l’ouriadnik en mettant son bonnet, et vint se rasseoir près d’Olénine.

Quand le corps fut placé dans le canot, le Tchetchenze, le frère, s’approcha du bord. Les Cosaques s’écartèrent involontairement pour lui laisser la route.

Appuyé d’un pied ferme sur le bord, il s’élança dans la barque. À ce moment, comme Olénine le remarqua, pour la première fois il jeta un regard rapide sur tous les Cosaques, et, de nouveau, demanda quelque chose à son compagnon. Son compagnon lui répondit en désignant Loukachka. Le Tchetchenze le regarda, puis, se retournant lentement, se mit à observer l’autre rive. Ce n’était pas de la haine, mais un mépris froid qui s’exprimait dans son regard. Il prononça encore quelques mots.

— Qu’a-t-il dit ? — demanda Olénine à l’interprète remuant.

— Vous nous battez, et nous vous écraserons aussi. C’est toujours la même histoire, — dit l’émissaire qui, évidemment, mentait. Il ricana en montrant ses dents blanches, et sauta dans le canot.

Le frère du tué était assis immobile et regardait fixement l’autre bord. Il ressentait une telle haine et un tel mépris, que, dans tout cela, il ne trouvait même rien de curieux. L’émissaire était au bout de la barque et transportait la rame tantôt d’un côté, tantôt de l’autre ; il ramait très habilement et parlait sans s’arrêter.

Fendant le courant obliquement, le canot diminuait de plus en plus, les voix s’entendaient à peine, et enfin, sous les yeux des Cosaques, ils s’arrêtèrent à l’autre bord où les attendaient des chevaux. Là ils tirèrent le cadavre, et bien que le cheval s’agitât, ils le mirent en travers de la selle, puis ils montèrent sur les chevaux et au pas suivirent la route devant l’aoul, d’où pour les regarder sortait une foule de gens. Les Cosaques, sur l’autre rive, étaient très contents et très gais. De tous côtés s’entendaient les rires et les plaisanteries. Le centenier et le chef de la stanitza rentrèrent dans la cabane pour manger et boire. Loukachka, avec un visage gai, auquel il s’efforcait en vain de donner un air sérieux, était assis près d’Olénine, et le coude appuyé sur les genoux, râclait une baguette.

— Que fumez-vous là ? — dit-il avec une sorte de curiosité. — Est-ce bon ?

On voyait qu’il demandait cela, parce qu’il remarquait qu’Olénine était un peu gêné et isolé parmi les Cosaques.

— Comme ca, c’est l’habitude. Bah ! — répondit Olénine.

— Hum ! Si quelqu’un de nous commençait à fumer, ce serait un malheur ! Voilà, les montagnes ne sont pas loin, — dit Loukachka en montrant le col, — et on ne peut y parvenir !… Comment reviendrez-vous seul à la maison, il fait sombre ! Si vous le voulez, je vous accompagnerai, demandez pour moi la permission à l’ouriadnik.

« Quel brave garçon ! » pensa Olénine en regardant le visage gai du Cosaque.

Il se rappela Marianka et le baiser entendu près de la porte cochère et il commença à plaindre Loukachka de son ignorance. « Quelle bêtise et quel obscurcissement ! » pensa-t-il. « Un homme en a tué un autre et il est heureux, il s’en réjouit comme de l’œuvre la plus belle. Est-ce que rien ne lui dit qu’il n’y a pas là sujet à grande joie, que le bonheur n’est pas dans le meurtre, mais dans le sacrifice de soi-même ? »

— Eh bien ! Mon cher, je te souhaite maintenant de ne le plus rencontrer, — dit en s’adressant à Loukachka l’un des Cosaques qui accompagnaient le canot. — Tu as entendu comme il s’est renseigné sur toi ?

Loukachka leva la tête.

— Le filleul ? — dit Loukachka désignant sous ce mot le Tchetchenz.

— Le filleul ne se lèvera pas, mais son frère roux, oh ! oh !

— Qu’il remercie Dieu d’être parti lui-même sain et sauf, — dit Loukachka en riant.

— De quoi es-tu content ? — demanda Olénine à Loukachka. — Si l’on tuait ton frère, te réjouirais-tu ?

Les yeux du Cosaque riaient en regardant Olénine. Il semblait avoir compris tout ce que celui-ci voulait lui dire, mais être au-dessus de considérations pareilles.

— Eh quoi ? Quelle crainte ! Est-ce qu’on ne tue pas aussi notre frère ?