Les Cosaques (trad. Bienstock)/Chapitre 23

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Traduction par J.-Wladimir Bienstock.
Stock (Œuvres complètes, volume 3p. 178-183).
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XXIII


La vie d’Olénine coulait, monotone et régulière. Il avait très peu de relations avec les chefs et les camarades. Au Caucase, la situation des junkers riches est surtout agréable sous ce rapport. On ne l’envoyait ni aux travaux, ni aux exercices. Après l’expédition il fut proposé au grade d’officier et en attendant, on le laissait tranquille. Les officiers le considéraient comme un aristocrate et par suite, se tenaient vis-à-vis de lui avec dignité. Le jeu de cartes et les orgies des officiers avec les chanteurs, qu’il avait pratiqués dans la compagnie, ne lui semblaient pas attrayants, et de son côté il s’éloignait aussi de la société des officiers et de la vie que menaient ceux-ci dans la stanitza. La vie des officiers dans la stanitza, a depuis longtemps son cliché définitif. De même que chaque junker ou officier de forteresse boit régulièrement du porter, joue aux cartes, bavarde à propos des décorations pour les expéditions, de même, dans la stanitza, il boit régulièrement le vin avec son propriétaire, régale les filles avec des bonbons et du miel, fait la cour aux femmes cosaques dont il s’éprend et qu’il épouse quelquefois.

Olénine vivait toujours à sa manière ; il avait un dégoût instinctif pour les voies tracées, et même ici, il ne suivait pas la ligne battue de la vie des officiers du Caucase.

Sans s’y appliquer, il s’éveillait à l’aube. Il prenait le thé, admirait de son perron étroit, les montagnes, le matin et Marianka, mettait un zipoune déchiré en peau de buffle, des porchni, son poignard à sa ceinture, prenait son fusil, une petite gibecière avec des aliments et du tabac, appelait son chien, et à six heures du matin, partait dans la forêt, derrière la stanitza. À sept heures du soir, il revenait fatigué, affamé, avec cinq ou six faisans à sa ceinture, parfois avec un gros gibier ; il avait sa gibecière intacte renfermant la nourriture et les cigarettes. Si les idées dans sa tête sommeillaient comme les cigarettes dans le sac, on pouvait en conclure que pendant ces quatorze heures, pas une idée n’avait remué en lui ; il venait à la maison moralement frais, fort, et tout à fait heureux. Il ne pouvait dire à quoi il avait pensé tout ce temps.

C’étaient tantôt des idées, tantôt des souvenirs, tantôt des rêves qui erraient dans sa tête, tantôt un mélange de tout cela. Il se ressaisissait et se demandait à quoi il pensait, et il se trouvait ou bien un Cosaque qui travaille dans le jardin avec sa femme, ou un Abrek dans les montagnes, ou comme un sanglier qui s’enfuit de soi-même. Et il écoute toujours, regarde fixement et attend le faisan, le sanglier ou le cerf.

Le soir chez lui, vient fatalement l’oncle Erochka. Vanucha apporte une bouteille de vin et ils causent doucement, boivent, et contents tous les deux se séparent pour aller dormir. Le lendemain de nouveau la chasse, la fatigue saine, de nouveau ils boivent en causant, et de nouveau ils sont heureux. Parfois, pendant les fêtes ou les jours de repos, il reste toute la journée à la maison, alors son occupation principale est Marianka, dont il suit attentivement, de la fenêtre ou du perron, et sans le remarquer lui-même, tous les mouvements. Il regardait Marianka, et il l’aimait (à ce qu’il lui semblait) comme il aimait la beauté des montagnes et du ciel, et il ne pensait pas à avoir avec elle aucune relation. Il lui semblait qu’entre lui et elle ne pouvaient exister ni les relations qui étaient possibles entre elle et le Cosaque Loukachka, ni encore moins celles qui sont possibles entre un officier riche et les filles cosaques. Il lui semblait que s’il essayait de faire ce que faisaient ses camarades, il changerait sa parfaite jouissance contemplative en une foule de souffrances, de désenchantements, de remords. En outre, envers cette femme, il avait déjà accompli l’acte de sacrifice qui lui a fait tant de joie ; et principalement, il avait peur de Marianka, et pour rien ne se décidait à lui dire un mot d’amour, même en plaisantant.

Un jour, pendant l’été, Olénine n’était pas allé à la chasse et restait à la maison. Tout à fait à l’improviste entra chez lui une connaissance de Moscou, un très jeune homme qu’il rencontrait dans le monde.

— Ah ! mon cher ! Comme j’ai été heureux en vous sachant ici, — commenca-t-il en français moscovite. Et il continua ainsi en illustrant son discours de mots français. — On me dit « Olénine », quel Olénine ? J’ai eu tant de plaisir. Voilà comment le sort nous a réunis. Eh bien ! Comment vous portez-vous ? Quoi ? Pourquoi ?

Et le prince Bieletzkï raconta toute son histoire ; comment il était entré provisoirement dans ce régiment, comment le général en chef l’appelait pour être son aide de camp, comment après la campagne il rentrerait chez lui, bien que tout cela lui fût tout à fait indifférent.

— En venant ici, dans ce trou, il faut au moins faire une carrière… la décoration… la promotion… passer dans la garde. Tout cela est nécessaire, sinon pour moi, mais pour mes parents, mes connaissances. Le prince m’a reçu très bien, c’est un homme très distingué. — disait Bieletzkï sans s’arrêter. — Pour l’expédition, je suis proposé pour la décoration d’Anne et maintenant je resterai ici jusqu’à la campagne. C’est très bien ici. Quelles femmes ! Eh bien, comment vivez-vous ici ? Notre capitaine m’a dit, vous le connaissez, Startzev, un être bon et bête…

Il dit que vous vivez comme un terrible sauvage, sans voir personne. Je comprends que vous ne teniez pas à vous familiariser avec les officiers de la localité. Je suis heureux, maintenant nous nous verrons, je me suis arrêté ici, chez l’ouriadnik. Quelle fille il y a là ? Oustenka ! Un charme, je vous le jure !

Et encore et encore coulaient les paroles françaises et russes venant de ce monde qu’Olénine pensait avoir quitté pour toujours. L’opinion générale tenait Bieletzkï pour un garçon charmant et très bon. Peut-être en effet était-il tel, mais, malgré son visage bon et joli, Olénine le trouvait très désagréable. En lui respirait toute cette lâcheté à laquelle il renonçait. Et ce qui le dépitait le plus, c’est qu’il ne pouvait pas, qu’il n’avait absolument pas de forces, pour repousser de lui, brutalement, cet homme d’un autre monde, comme si son ancien milieu avait sur lui des droits imprescriptibles. Il se fâchait contre Bieletzkï et contre lui-même, et malgré lui il introduisait des phrases françaises dans sa conversation, il s’intéressait au général en chef et à ses connaissances de Moscou ; et parce que tous les deux, dans la stanitza des Cosaques, parlaient en français, causaient avec mépris de leurs collègues, des Cosaques, il se montrait très amical avec Bieletzkï, promettait d’aller le voir et l’invitait à venir chez lui. Cependant Olénine n’allait pas chez Bieletzkï. Vanucha approuvait Bieletzkï et le déclarait un vrai seigneur.

Bieletzkï tout d’un coup adopta le train de vie des riches officiers du Caucase dans la stanitza. Sous les yeux d’Olénine, pendant un mois, il devint comme un aborigène de la stanitza : il régalait les vieillard, organisait de petites soirées, et fréquentait les soirées des filles. Il se vantait de ses conquêtes, et même arrivait à ce point que les filles et les femmes, on ne sait pourquoi, l’appelaient Grand-père, et les Cosaques, qui comprenaient parfaitement cet homme amateur de vins et de femmes, s’habituèrent à lui et même le préférèrent à Olénine qui était pour eux une énigme.