Les Cosaques (trad. Bienstock)/Chapitre 28

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Traduction par J.-Wladimir Bienstock.
Stock (Œuvres complètes, volume 3p. 214-221).
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XXVIII


Chez le propriétaire on célébrait les fiançailles. Loukachka était arrivé à la stanitza, mais n’était pas venu chez Olénine, et, bien qu’invité par le khorounjï, Olénine n’assistait pas aux fiançailles. Il était triste comme il ne l’avait pas encore été depuis son installation dans la stanitza. Il avait aperçu Loukachka bien habillé et sa mère qui, tous deux avant le soir, entraient chez le propriétaire et une idée le tourmentait. Pourquoi Loukachka était-il si froid envers lui ?

Olénine s’enferma dans sa cabane et se mit à écrire son journal :

« J’ai beaucoup réfléchi et j’ai beaucoup changé pendant ces temps derniers, » écrivait-il, « et je suis arrivé jusqu’au point qui est marqué dans l’alphabet. Pour être heureux, il faut une chose : aimer, et aimer en se sacrifiant, aimer tous et tout, jeter de tous côtés la toile de l’amour et y prendre qui tombera. J’ai attrapé ainsi Vanucha, l’oncle Erochka, Loukachka, Marianka. »

Comme Olénine achevait d’écrire cela, l’oncle Erochka entra chez lui.

Erochka était d’humeur fort joyeuse. Un des derniers jours, en entrant chez lui le soir, Olénine le trouvait dans la cour, devant le corps d’un sanglier dont il enlevait dextrement la peau à l’aide d’un couteau court. Son visage était heureux et fier. Ses chiens et entre autres son favori Liam étaient couchés près de lui et agitaient doucement la queue en regardant son travail. Les gamins le contemplaient avec respect à travers l’enclos et même ne l’agaçaient pas comme à l’ordinaire. Les femmes du voisinage, d’habitude pas trop tendres envers lui, le saluaient et lui apportaient, l’une un pot de vin, l’autre du lait caillé, l’autre de la farine. Le matin suivant, Erochka était assis chez lui dans sa hutte, tout ensanglanté, et distribuait le gibier ; aux uns pour de l’argent, aux autres pour du vin. Sur son visage était écrit : « Dieu m’a donné le bonheur de tuer une bête, maintenant l’oncle est devenu utile. » Grâce à cela, sans doute, il se mit à boire et but durant quatre jours sans quitter la stanitza. En outre il buvait aux fiançailles.

L’oncle Erochka vint, ivre-mort, de la cabane des maîtres chez Olénine ; son visage était rouge, sa barbe en désordre, mais il portait un bechmet neuf, rouge orné de galons, et avait une ' balalaïka[1] apportée d’au delà du fleuve. Depuis longtemps il promettait ce plaisir à Olénine et il était de bonne humeur. En s’apercevant qu’Olénine écrivait, il s’attrista.

— Écris, écris, mon père ! — fit-il en chuchotant comme s’il supposait qu’un esprit quelconque se tînt entre lui et le papier. Et dans la peur de l’effrayer, sans bruit, tout doucement, il s’assit à terre.

Quand l’oncle Erochka était ivre, c’était sa place favorite.

Olénine se retourna, donna l’ordre de lui apporter du vin et continua d’écrire. Erochka s’ennuyait de boire seul, il voulait parler.

— Je suis allé chez le propriétaire, aux fiançailles. Mais ce sont des cochons ! Je ne veux pas, je suis venu chez toi.

— Et d’où as-tu la balalaïka ? — demanda Olénine tout en écrivant.

— J’ai été au delà du fleuve, mon petit père, et je l’ai trouvée là-bas, — fit-il tout doucement. — Je suis un grand artiste sur la balalaïka : une chanson tatare, cosaque, de nobles ou de soldats, tout ce que tu voudras ?

Olénine se retournant de nouveau lui sourit, et continua d’écrire.

Ce sourire encouragea le vieux.

— Laisse, mon petit père ! Laisse, — fit-il tout à coup d’un ton résolu. — Eh bien, ils t’ont offensé, alors, laisse, crache ! Que veux-tu ? À quoi bon ?

Erochka singeait Olénine en frappant de ses gros doigts sur le parquet et en déformant son faciès épais dans une grimace méprisante.

— À quoi bon écrire des dénonciations ? Amuse-toi plutôt. Sois brave.

Son imagination ne pouvait concevoir qu’on pût écrire autre chose que des dénonciations calomniatrices.

Olénine éclata de rire. Erochka fit de même. Il se dressa sur le sol et commença à montrer son art sur la balalaïka et à chanter des chansons tatares.

— Qu’écrire, mon bon ! Écoute plutôt ce que je te chanterai. Quand tu seras crevé tu n’entendras plus de chansons. Amuse-toi.

Tout d’abord ; il chanta une romance de sa composition, accompagnée de danse.

« Ah ! di di di di di li,
» Où l’avez-vous vu ?
» Au bazar dans la boutique.
» Il vend des épingles ! »

Ensuite il chanta une chanson que lui avait apprise
son ancien sous-officier.

« Lundi, je m’épris.
» Tout le mardi, je souffris.
» Mercredi je fis la déclaration.
» Pour jeudi j’attendais la réponse,
» Vendredi la décision est venue.

» Je n’avais pas à espérer de consolation
» Et au jour saint du samedi,
» Je résolus de quitter cette vie.
» Mais pour sauvegarder mon âme,
» J’ai réfléchi le dimanche. »

Et de nouveau :

« Ah ! di di di di di li,
» Où l’avez-vous vu ? »

Ensuite en clignant des yeux et secouant les épaules il chantait en dansant :

« Je l’embrasserai, je l’enlacerai,
» Je l’envelopperai d’un ruban clair,
» J’appellerai l’espérance.
» Ma petite espérance,
» Est-ce sûr que tu m’aimes ? »

Et il s’entraînait tellement, que s’accompagnant bravement il fit un saut superbe et dansa seul dans la chambre.

Il chantait exclusivement pour Olénine les chansons Di di di et celles Des Seigneurs ; mais après trois verres de vin, se rappelant le vieux temps, il chanta de vraies chansons cosaques et tatares. Au milieu d’une de ses chansons favorites, tout à coup sa voix trembla, et il se tut, tout en continuant à racler les cordes de la balalaïka.

— Ah ! mon ami ! — fit-il.

Olénine se retourna à l’étrange son de sa voix : le vieux pleurait. Des larmes emplissaient ses yeux, une coulait sur sa joue.

— Tu es passé, mon temps, et tu ne reviendras plus, — prononça-t-il en sanglotant, et il se tut. — Bois, pourquoi ne bois-tu pas ? — s’écria-t-il soudain, de sa voix étourdissante, sans essuyer ses larmes.

Ce qui le touchait le plus, c’était une chanson taveline. Elle comptait peu de mots, cette chanson, mais tout son charme était renfermé dans l’accompagnement triste. Aie ! daïe ! dalalaïe ! Erochka traduisit les paroles de la chanson : « Un brave jeune homme conduisait le bétail de l’aoul dans la montagne. Les Russes sont venus, ils ont incendié l’aoul, étranglé tous les hommes, fait captives les femmes. Le brave homme revint de la montagne. Où était l’aoul, se trouve maintenant une place déserte ; il n’y a plus ni mère, ni frère, ni maison ; un seul arbre est resté. Le brave s’asseoit sous l’arbre et pleure : Je suis resté seul comme toi, seul ! Et le brave chantait : Aie ! daïe ! dalalaïe ! » Le vieux répéta plusieurs fois ce refrain qui touchait l’âme comme un gémissement.

En achevant le dernier refrain, le vieux, tout à coup, saisit le fusil suspendu au mur, courut en hâte dans la cour et tira deux coups en l’air. Et de nouveau, encore plus triste il chanta : « Aie ! daïe ! dalalaïe ! » et il se tut.

Olénine, sortant derrière lui sur le perron, en silence regarda dans la direction, où brillèrent les coups, le ciel sombre couvert d’étoiles. La maison des maîtres était éclairée. On y entendait des voix. Dans la cour, les filles se pressaient près du perron et des fenêtres et allaient de la cuisine dans le vestibule. Quelques Cosaques accoururent du vestibule et n’y tenant plus répondirent par des cris aux coups de fusil et au refrain de l’oncle Erochka.

— Pourquoi donc n’es-tu pas aux fiançailles ? — demanda Olénine.

— Ah ! Que Dieu les bénisse ! Que Dieu les garde ! — prononça le vieillard, qui évidemment avait été offensé là-bas par quelque chose. — Je n’aime pas ! Je n’aime pas. En voilà des gens ! Allons à la cabane. Qu’ils s’amusent et nous ferons la noce nous-mêmes.

Olénine rentra dans la cabane.

— Et quoi, Loukachha est-il gai ? Ne viendra-t-il pas chez moi ? — demanda-t-il.

— Quoi, Loukachka, on lui a menti. On lui a dit que je t’accointais avec la fille, — dit le vieillard en chuchotant. — Eh quoi, la fille ! Elle sera à nous quand nous voudrons : donne plus d’argent, elle sera à nous ! Je te ferai cela vraiment.

— Non, l’oncle, l’argent n’y fera rien si elle n’aime pas. Mieux vaut ne pas parler de cela.

— Ah ! on ne nous aime pas, toi et moi, nous sommes des orphelins, — dit soudain l’oncle Erochka. Et de nouveau il pleura.

Olénine, tout en écoutant les récits du vieillard avait bu, plus qu’à l’ordinaire. « Alors, maintenant, mon Loukachka est heureux », pensa-t-il, mais il était triste. Le vieux but tellement cette soirée, qu’il tomba sur le sol. Vanucha dut appeler des soldats à son aide, et en crachant de mépris, il le traîna dehors. Il était si furieux contre le vieillard, à cause de sa mauvaise conduite, qu’il ne prononça même pas un mot en français.

  1. Instrument à cordes, populaire.