Les Décembristes/Fragment1/Chapitre1

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Traduction par J.-Wladimir Bienstock.
Stock (Œuvres complètes, volume 6p. 215-233).
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LES DÉCEMBRISTES



PREMIER FRAGMENT

I

C’était récemment, sous le règne d’Alexandre II, à notre époque de civilisation, de progrès, de questions, de la renaissance de la Russie, etc., etc.

Alors que l’armée russe glorieuse revenait de Sébastopol rendu à l’ennemi, que toute la Russie triomphait pour la destruction de la flotte de la Mer Noire, et que Moscou aux pierres blanches recevait et félicitait pour cet heureux événement le reste de l’équipage de cette flotte, lui donnait une grande coupe russe d’eau-de-vie et, selon la bonne coutume russe, le pain et le sel, et le saluait bas ; au temps où la Russie, dans la personne des politiciens novices et perspicaces, pleurait l’anéantissement du rêve de chanter le Te Deum dans la cathédrale de Sainte-Sophie et la perte très sensible pour la patrie de deux grands hommes morts à la guerre (l’un, entraîné par le désir de servir le plus vite possible la messe dans la cathédrale sus-nommée, était tombé dans le champ de Valachie, et en outre y avait laissé deux escadrons de hussards ; l’autre, un homme inapprécié, distribuait aux blessés du thé, l’argent des autres et du drap, et ne volait ni l’un ni l’autre) ; au temps où, de tous côtés, dans toutes les branches de l’activité humaine, en Russie, paraissaient comme des champignons des grands hommes, des capitaines, des administrateurs, des économistes, des écrivains, des orateurs et des grands hommes de toutes conditions sans aucun but ni vocation ; alors qu’au jubilé d’un acteur de Moscou se manifestait l’opinion publique, excitée par des toasts, qui commençait à châtier tous les criminels ; que les terribles commissions partaient de Pétersbourg au sud, pour arrêter, dénoncer et châtier des malfaiteurs, des intendants ; alors que, dans toutes les villes, on donnait aux héros de Sébastopol des dîners avec des discours, et des instruments de musique à ces mêmes hommes aux jambes et bras arrachés, dès qu’on les rencontrait sur le pont et sur les routes ; alors que les talents oratoires se développaient si rapidement dans le peuple qu’un cabaretier, partout et à chaque occasion, écrivait, insérait et récitait par cœur, aux dîners, des discours si forts que les gardiens de l’ordre devaient, en général, prendre des mesures répressives contre l’éloquence du cabaretier ; dans le temps où, même au club anglais, on avait réservé une chambre spéciale pour discuter des affaires publiques ; où paraissaient des revues sous les drapeaux les plus divers : des revues qui propageaient les principes européens sur le terrain européen, mais avec la conception russe du monde, et des revues qui développaient les principes russes sur le terrain russe mais avec la conception européenne du monde ; où paraissaient tout à coup tant de revues que tous les titres semblaient épuisés : « Messager », « La Parole », « Causeries », « L’Observateur », « L’Étoile », « L’Aigle », etc., et que, malgré cela, de nouveaux noms paraissaient encore et encore ; où surgissaient des pléiades de penseurs qui prouvaient que la science peut être populaire et ne pas l’être, et d’autres, qu’il y a une science non populaire, etc., et une pléiade de littérateurs qui dépeignaient des bosquets et des levers de soleil, l’orage et l’amour d’une fille russe, la paresse d’un fonctionnaire et la mauvaise conduite de plusieurs autres ; où de tous côtés surgissaient des questions (ainsi appelait-on en 1856 tous ces chocs de circonstances dont personne ne pouvait comprendre le sens), les questions du Corps des Cadets, des Universités, de la censure, des tribunaux, des finances, des banques, des polices, de l’émancipation, et plusieurs autres : tous essayaient de trouver des questions nouvelles, tous essayaient de les résoudre. On écrivait, on lisait, on causait, on faisait des projets, on voulait tout corriger, tout détruire, tout remplacer et tous les Russes, comme un seul homme, étaient dans l’enchantement, état qui se trouva répété deux fois en Russie au dix-neuvième siècle : la première fois en 1812 quand nous eûmes battu Napoléon Ier, et la seconde fois en 1856, quand nous fûmes battus par Napoléon III. Le grand, l’inoubliable moment de la renaissance du peuple russe ! Comme ce Français qui disait que celui qui n’a pas vu la grande révolution, n’a pas vécu, moi aussi j’ose dire que celui qui n’a pas vécu, en Russie, en 56, ne sait pas ce que c’est que la vie. Celui qui écrit ces lignes non seulement vécut alors, mais il fut l’un des acteurs de cette époque : non seulement il est resté plusieurs semaines dans l’un des blindages de Sébastopol, mais il écrivit un récit de la guerre de Crimée, qui lui a valu une grande gloire, un récit où il décrivit clairement, en détails, comment des soldats tiraient des bastions, comment l’on bandait les blessures à l’ambulance, comment on ensevelissait aux cimetières. Après avoir accompli ces exploits, celui qui écrit ces lignes est allé au centre de l’État, dans une fabrique de cartouches, où il a semé les lauriers de ses actes, Il a vu l’enthousiasme des deux capitales et de tout le peuple et il a constaté, par expérience, comment la Russie sait récompenser le vrai mérite. Tous les grands de ce monde cherchaient à le connaître, à lui serrer les mains, lui offraient des dîners, l’invitaient constamment à venir chez eux, et, pour avoir de lui des détails sur la guerre, ils lui racontaient leurs impressions.

C’est pourquoi celui qui écrit ces lignes peut apprécier ce temps mémorable.

Mais il ne s’agit pas de cela.

À cette même époque, un jour, deux voitures et un traîneau stationnaient près du perron du meilleur hôtel de Moscou. Un jeune homme entrait pour se renseigner au sujet des chambres. Un vieillard était assis dans la voiture avec deux dames et racontait ce qu’était le Pont des Maréchaux du temps des Français. C’était la suite d’une conversation commencée en entrant à Moscou. Et maintenant le vieux à barbe blanche, sa pelisse ouverte, continuait tranquillement sa narration dans la voiture comme s’il avait l’intention d’y passer la nuit.

Sa femme et sa fille écoutaient, mais de temps en temps regardaient vers la porte non sans impatience. Le jeune homme sortit avec le portier et un garçon d’hôtel.

— Eh bien, quoi, Serge ? demanda la mère, en montrant à la lumière des lanternes son visage fatigué.

Soit par habitude, soit pour que le portier ne le prît pas, à cause de sa pelisse courte, pour un valet, Serge répondit en français qu’il y avait des chambres, et ouvrit la portière. Le vieux regarda son fils et dit, de nouveau, du fond de la voiture, comme si le reste ne le touchait pas :

— Il n’y avait pas encore de théâtre !…

— Pierre ! — prononça sa femme en soulevant son manteau ; mais il continua :

— Madame Chalmet habitait rue Tverskaïa.

Un rire sonore, jeune, éclata au fond de la voiture.

— Papa, descends, tu te laisses entraîner par la conversation.

Alors seulement, le vieux parut comprendre qu’ils étaient arrivés, et il regarda autour de lui.

— Alors, descends.

Il enfonça son chapeau et, docilement, descendit de voiture. Le portier le prit sous le bras, mais s’étant convaincu que le vieux marchait encore très bien, il offrit aussitôt ses services à la dame. Natalie Nikolaievna lui parut une personne très importante, à son manteau de zibeline et au temps qu’elle mit à sortir, à sa façon de s’appuyer lourdement sur son bras, à la fierté avec laquelle, sans se retourner, en s’appuyant sur le bras de son fils, elle allait vers le perron. La demoiselle, il ne la remarqua pas même parmi les bonnes qui descendaient de l’autre voiture. Comme les bonnes, elle portait des paquets, une jupe, et passait derrière. Il la reconnut seulement par le rire et parce qu’elle appela le vieux : « père. »

— Par ici, papa, à droite, — dit-elle en l’arrêtant par la manche de son touloupe.

Sur l’escalier, à travers le bruit des pas, des portes et de la respiration oppressée de la dame, éclata ce même rire, qu’on entendait dans la voiture, un rire tel qu’après l’avoir écouté, on devait se dire : comme elle rit bien ; ça fait envie.

Le fils Serge s’occupait de tous les détails matériels de la route, et il s’en occupait, bien que sans grand savoir, mais avec l’énergie et l’activité satisfaite, propres à ses vingt-cinq ans. Vingt fois au moins et, comme il semblait, sans cause grave, en simple pardessus, il courait en bas vers le traîneau, puis en haut, en tremblant de froid et enjambant deux ou trois marches à la fois avec ses jambes longues et jeunes. Natalie Nikolaievna le suppliait de ne pas se refroidir, mais il affirmait que ce n’était rien, et sans cesse, donnait des ordres, claquait les portes, marchait, et, quand il semblait n’y avoir affaire que pour les valets et les hommes de peine, il parcourait plusieurs fois toutes les chambres, sortait du salon par une porte, entrait par une autre en cherchant toujours ce qu’il y avait encore à faire.

— Eh bien, papa, iras-tu au bain ? Dois-je me renseigner ? — demanda-t-il.

Le père était pensif et paraissait ne pas se rendre compte du lieu où il se trouvait. Il ne répondit pas très vite. Il entendait les paroles mais ne les comprenait pas. Tout à coup, il comprit.

— Oui, oui ; renseigne-toi, s’il te plaît. C’est près du Pont de pierre.

Le chef de la famille, à pas pressés, ému, parcourut toutes les chambres et s’assit dans une chaise.

— Eh bien ! maintenant, il faut décider ce qu’on fera, comment on s’arrangera, — dit-il. — Aidez, les enfants, vite, soyez courageux, traînez, arrangez, et demain, nous enverrons Serge avec un billet chez ma sœur Maria Ivanovna, chez les Nikitine, ou bien nous irons nous-mêmes ; n’est-ce pas Natacha ? Et maintenant, installons-nous.

— Demain, c’est dimanche ; j’espère qu’avant tout, tu iras à la messe, Pierre, — dit sa femme, agenouillée devant un coffre qu’elle ouvrait.

— C’est vrai, dimanche ! Absolument, nous irons tous à la cathédrale de l’Assomption. Notre retour commencera par cela. Mon Dieu ! quand je me rappelle le jour où pour la dernière fois, j’étais dans la cathédrale de l’Assomption. Tu te rappelles, Natalie ? Mais il ne s’agit pas de cela.

Et le chef de la famille se leva rapidement de la chaise où il venait de s’asseoir.

— Maintenant, il faut mettre en ordre ; et sans rien faire, il marchait d’une chambre à l’autre.

— Eh bien, nous prendrons du thé ? Ou peut-être es-tu fatiguée et veux-tu te reposer ?

— Oui, oui, répondit la femme en tirant quelque chose du coffre. Mais tu voulais aller au bain.

— Oui… De mon temps, les bains étaient près du Pont de pierre. Serge, va donc te renseigner s’il y a encore les bains près du Pont de pierre. Voilà, j’occuperai cette chambre avec Serge. Serge, tu te trouveras bien ici ?

Mais Serge partit se renseigner sur les bains.

— Non, ce n’est pas bien, — continua-t-il, — tu n’auras pas l’entrée directe sur le salon. Qu’en penses-tu, Natacha ?

— Calme-toi, Pierre, tout s’arrangera, — répondit-elle de l’autre chambre où elle faisait déposer les bagages.

Mais Pierre se trouvait dans l’état de surexcitation produite par l’arrivée à destination.

— Prends bien garde. Ne mets pas les affaires de Sérioja avec les autres. On avait jeté ses skiss au salon ; il les ramassa lui-même, et, avec un soin particulier, comme si tout l’ordre futur en dépendait, il les posa près de la porte et les y ajusta. Mais ils ne tenaient pas ; dès que Pierre s’éloigna ils tombèrent avec bruit. Natalie Nikolaievna fronça les sourcils et tressaillit ; mais apercevant la cause de ce bruit elle dit :

— Sonia, relève, mon amie.

— Relève, mon amie, — répéta le mari, — et moi, j’irai chez le maître du logis, autrement, nous ne nous arrangerons pas. Il faut causer de tout avec lui.

— Mieux vaut l’envoyer chercher, Pierre. Pourquoi te déranger ?

Pierre y consentit.

— Sonia, appelle-le. Comment ? Cavalier, je crois. Dis que nous voulons lui parler.

— Chevalier, papa ; — et Sonia se prépara à sortir.

Natalie Nikolaievna qui donnait des ordres à voix basse et marchait à pas doux de chambre en chambre, tantôt avec une boîte, tantôt avec une pipe ou un oreiller, et qui, sans faire de bruit, mettait tout à sa place, réussit à chuchoter à Sonia en passant près d’elle :

— N’y va pas toi-même, envoie le garçon !

Pendant que le garçon allait chercher le maître, Pierre employait son loisir, sous prétexte d’aider son épouse, à frotter un habit, et il se heurta contre une caisse vide. Le décembriste se retint avec la main contre le mur et se retourna en souriant. Sa femme était si occupée qu’elle ne le remarqua pas. Mais Sonia le regardait avec des yeux si rieurs qu’elle semblait attendre la permission de rire.

Il la lui donna volontiers en éclatant lui-même d’un rire si jovial que toutes les personnes qui étaient dans les chambres, depuis sa femme jusqu’à la servante et un homme de peine éclatèrent de rire également. Ce rire excita encore plus le vieux. Il trouva que le divan, dans la chambre de sa femme et de sa fille, n’était pas bien installé, bien que toutes deux affirmassent le contraire en le priant de se calmer.

Pendant qu’avec l’homme de peine il essayait de déloger le meuble, le propriétaire de l’hôtel, un Français, entra dans la chambre.

— Vous m’avez demandé ? — dit-il sévèrement ; et, comme preuve de son dédain ou de son indifférence, il tira lentement un mouchoir, lentement le déplia, et lentement se moucha.

— Oui, mon cher ami, — dit Piotr Ivanovitch en allant vers lui. — Voilà, voyez-vous, nous ne savons pas combien de temps nous passerons ici, moi et ma femme… — Et Piotr Ivanovitch, qui avait la faiblesse de voir en chaque homme son prochain, se mit à lui raconter les circonstances de sa vie et ses projets.

M. Chevalier ne partageait pas cette opinion sur les gens et s’intéressait peu aux renseignements que lui fournissait Piotr Ivanovitch. Mais la belle langue française que parlait Piotr Ivanovitch (comme on le sait, en Russie, la langue française est presqu’un grade) et ses manières aristocratiques haussaient un peu son opinion sur les nouveaux venus.

— Que puis-je pour votre service ? — demanda-t-il.

Cette question n’embarrassa pas Piotr Ivanovitch. Il exprima le désir d’avoir des chambres, du thé, un samovar, le souper, le dîner, la nourriture pour ses domestiques, en un mot, toutes les choses pour lesquelles il existe précisément des hôtels. Et quand M. Chevalier, étonné de la candeur du vieux, qui se croyait sans doute dans la steppe de Troukhmensk ou qui supposait que tout cela lui serait donné gratuitement, déclara que c’était bien facile à avoir, Piotr Ivanovitch exulta d’enthousiasme.

— Ah ! ça, c’est bien ! Très bien ! Nous nous arrangerons ainsi. Eh bien, s’il vous plaît… Mais il eut honte de toujours parler de lui et se mit à interroger M. Chevalier sur sa famille et ses affaires.

Quand Sergueï Petrovitch rentra dans la chambre, il ne parut pas approuver la conduite de son père ; il remarqua le mécontentement de l’hôtelier et parla du bain. Mais Piotr Ivanovitch s’intéressait à ce que pouvait donner en 1856 un hôtel à Moscou et aux passe-temps de madame Chevalier. Enfin le patron salua et demanda si l’on n’avait pas d’ordres à lui donner.

— Nous prendrons du thé, Natacha ? Oui ? Alors du thé, s’il vous plaît. Et nous causerons encore ensemble, mon cher monsieur. Quel brave homme !

— Et le bain, papa ?

— Ah, oui, alors il ne faut pas de thé.

Ainsi disparaissait le seul résultat que la conversation avec le nouvel hôte avait eu pour le maître. Mais, en revanche, Piotr Ivanovitch était maintenant fier et heureux de son installation. Les cochers, venus pour le pourboire, le dérangèrent parce que Serge n’avait pas de petite monnaie, et Piotr Ivanovitch voulait de nouveau faire appeler le patron. Mais l’idée qu’il ne devait pas être le seul heureux ce soir, le tira d’embarras. Il prit deux billets de trois roubles, et, en en glissant un dans la main d’un des postillons : « Voilà pour vous », dit-il. (Piotr Ivanovitch avait l’habitude de dire vous à tous sans exception, sauf aux membres de sa famille). « Et voilà pour vous », dit-il en glissant furtivement l’autre billet dans la main de l’autre cocher, comme on fait en payant un docteur pour sa visite. Quand toutes ses affaires furent arrangées, on l’emmena au bain.

Sonia était assise sur un divan, la tête appuyée sur sa main. Elle se mit à rire :

— Ah ! on est bien, maman ! Ah ! comme on est bien !

Puis elle allongea ses jambes sur le divan, s’installa bien et s’endormit du sommeil doux et profond d’une robuste fille de dix-huit ans, après un mois et demi de voyage.

Natalie Nikholaievna, qui rangeait encore sa chambre à coucher, remarqua, de son oreille de mère, que Sonia ne remuait pas, et elle vint la regarder. Elle prit un oreiller, de sa longue main blanche, souleva la tête rouge et ébouriffée de la jeune fille et l’y appuya, Sonia respira profondément, fit un mouvement des épaules et posa sa tête sur l’oreiller sans dire merci, comme si cela s’était fait tout seul.

— Pas de ce côté, pas de ce côté, Gavrilovna ! Katia ! — fit Natalia Nikolaievna aux bonnes qui préparaient le lit ; et, comme en passant, elle répara les cheveux ébouriffés de sa fille. Sans s’arrêter et sans se hâter, Natalia Nikolaievna rangeait les objets, et, au retour de son mari et de son fils, tout était prêt. Il n’y avait plus de coffres dans les chambres ; dans la chambre à coucher de Pierre tout était comme pendant des dizaines d’années à Irkoutsk : robe de chambre, pipes, tabatière, l’eau sucrée, l’Évangile qu’il lisait le soir. Même, la petite icône était accrochée près du lit, sur la tapisserie luxueuse des chambres de Chevalier qui n’employait pas cet ornement. Mais ce soir-là, il apparut dans toutes les chambres du troisième appartement de l’hôtel.

Natalia Nikolaievna songea alors à elle-même : elle rectifia son col et ses manchettes, propres malgré le voyage, se peigna, puis s’assit devant la table. Ses beaux yeux noirs étaient fixés quelque part, loin ; elle regardait et se reposait. Elle semblait se reposer non seulement de l’installation, non seulement du voyage, non seulement des dures et longues années, mais de toute la vie, et ce lointain qu’elle regardait et où se présentaient à elle des visages vivants, aimés, était ce repos qu’elle désirait. Était-ce l’acte d’amour accompli pour son mari, son amour pour les enfants quand ils étaient petits, était-ce dû à une perte grave ou à la particularité de son caractère, mais chacun en voyant cette femme devait comprendre qu’il n’y avait plus rien à attendre d’elle, que depuis longtemps elle avait tout donné à la vie et qu’il ne lui restait plus rien. Il restait en elle quelque chose de beau, triste, digne de respect, comme un souvenir, comme un clair de lune. On ne pouvait se la représenter autrement qu’entourée du respect et de tout le confort de la vie. Il ne pouvait lui arriver d’avoir faim et de manger gloutonnement, d’avoir du linge sale, de tomber, d’oublier de se moucher. Avec elle, c’était matériellement impossible. Pourquoi ? Je ne sais, mais chacun de ses mouvements était, pour qui les pouvait voir, plein de majesté, de grâce, de charme…

Sie pflegen und weben
Himmlische Hosen ins irdische Leben
[1].

Elle connaissait ces vers et les aimait ; mais ils ne guidaient pas sa vie. Toute sa nature était l’expression de cette idée, toute sa vie était en l’apport inconscient de roses invisibles dans la vie de tous ceux qu’elle rencontrait. Elle avait suivi son mari en Sibérie uniquement parce qu’elle l’aimait. Elle ne pensait pas à ce qu’elle pouvait faire pour lui et, sans y penser, elle faisait tout. Elle lui faisait son lit, arrangeait ses affaires, lui préparait le dîner et le thé, et surtout, elle était toujours avec lui et aucune femme ne pouvait donner à son mari plus de bonheur.

Le samovar était sur la table ronde du salon. Natalia Nikolaievna était assise devant. Sonia fronçait les sourcils et souriait sous la main de sa mère qui la chatouillait, quand le père et le fils entrèrent dans la chambre avec le bout des doigts plissés, les joues et le front luisants (surtout le crâne blanc du père), les cheveux blancs et noirs soyeux.

— Il fait plus clair depuis que vous êtes entrés, dit Natalia Nikolaievna. — Mes aïeux ! Comme tu es blanc ! — Elle disait cela chaque samedi, depuis des dizaines d’années, et chaque samedi ces mots faisaient éprouver à Pierre de la gêne et du plaisir. Ils s’assirent autour de la table et ce fut l’odeur du thé et de la pipe, les voix des enfants, des parents, des domestiques qui, dans la même chambre, recevaient leur tasse. On se rappelait les incidents drôles arrivés en route, on admirait la coiffure de Sonia, on riait.

Géographiquement ils étaient transportés à cinq mille verstes, dans un milieu tout différent, étranger, mais moralement, ce soir, ils étaient encore chez eux, tels que les avait façonnés une vie de famille particulière, longtemps isolée. Demain ce sera déjà autrement. Piotr Ivanovitch s’assit près du samovar et alluma sa pipe. Il n’était pas gai.

— Eh bien, nous sommes arrivés, — dit-il, — et je suis heureux de ne voir personne ce soir, la dernière soirée que nous passerons encore en famille. Après ces paroles il avala une grande gorgée de thé.

— Pourquoi la dernière, Pierre ?

— Pourquoi ? parce que les aiglons ont appris à voler. Ils doivent faire leur nid eux-mêmes, et, d’ici, ils s’envoleront chacun de leur côté…

— Quel enfantillage, — dit Sonia en lui prenant son verre et souriant de son sourire coutumier. — Le vieux nid est superbe.

— Le vieux nid est un triste nid. Le vieux n’a pas pu le construire ; il est tombé en cage. C’est dans la cage qu’il a eu ses petits et on l’a laissé partir seulement quand ses ailes le portaient mal. Non, les aiglons doivent se faire un nid plus haut, meilleur, plus près du soleil. Ils ont des enfants pour que l’exemple leur serve. Et le vieux, tant qu’il ne sera pas aveugle, regardera et quand il le deviendra, il écoutera… Verse du rhum ; encore, encore, assez.

— Nous verrons lesquels abandonneront les autres, — répondit Sonia en jetant un regard rapide sur sa mère, comme si elle avait honte de parler devant elle. — Nous verrons qui abandonnera les autres. Je ne le crains ni pour moi ni pour Sérioja !

Serge marchait dans la chambre et se demandait comment faire pour le costume qu’il devait se commander le lendemain : aller chez le tailleur ou le faire venir ? La conversation de Sonia avec son père ne l’intéressait pas ! Sonia rit.

— Qu’as-tu ? Quoi ? — demanda le père.

— Tu es plus jeune que nous, papa. Oui, beaucoup plus jeune. — Elle rit de nouveau.

— Comment ! — fit le vieux ; et ses rides sévères se plissaient dans un sourire tendre et à la fois dédaigneux.

Natalia Nikolaïevna se pencha d’un côté du samovar qui l’empêchait de voir son mari.

— Sonia a raison. Tu as toujours seize ans, Pierre. Sérioja est plus jeune de sentiments, mais dans l’âme tu es plus jeune que lui. Je peux prévoir ce qu’il fera, mais toi, tu peux encore m’étonner.

Le vieux acquiesçait-il à cette remarque, en était-il flatté, mais il ne savait que répondre, et, en silence, il fuma, but du thé. Ses yeux seuls brillaient. Sérioja, avec l’égoïsme habituel de la jeunesse, s’intéressa à la conversation au moment où il était en jeu ; il affirma être en effet plus vieux, et que l’arrivée à Moscou et la nouvelle vie qui s’ouvrait devant lui ne le réjouissaient nullement, qu’il réfléchissait tranquillement et prévoyait l’avenir.

— Quand même c’est la dernière soirée — répéta Piotr Ivanovitch, — demain ce ne sera plus pareil.

Il se versa encore du rhum et longtemps encore resta assis devant la table à thé, avec l’air de vouloir dire beaucoup, mais de manquer d’auditeurs. Il approcha le rhum, mais sa fille, en cachette, emporta la bouteille.

  1. Elles soignent et tissent, pour la vie terrestre, des
    roses belles comme celles des cieux. (Schiller.)