Les Décorés/André Antoine

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Les Décorés : Ceux qui ne le sont pasH. Simonis Empis, éditeur (p. 223-228).

ANDRÉ ANTOINE


Ne connaissant David que de réputation, il m’est impossible de savoir si, physiquement, le directeur du Théâtre-Libre ressemble au roi juif ; mais, moralement, il me rappelle le jeune imberbe — doué d’un colossal toupet — qui régla son affaire, en cinq sec, à Goliath, l’homme-canon de ces temps reculés.

Se souvient-on du premier coup de fronde lancé par le pygmée, en 1887, dans une salle de spectacle large comme le vestibule des Nouveautés, un trou crasseux et humide, — enfoui dans les flancs de Montmartre — qui évoquait le souvenir d’une baraque foraine ?

Les rares excentriques et les quelques journalistes blasés qui s’aventurèrent dans ce taudis comptaient s’en payer une « bien bonne ». La pierre, c’était Jacques Damour — le drame d’Hennique que Porel accapara aussitôt. — Elle fut dirigée avec tant de force et d’adresse, qu’elle frappa en plein front le géant Tout-Paris. Malgré l’effarement des uns et la fureur des autres, le succès prit de telles proportions que David victorieux s’installait, l’année suivante, au théâtre Montparnasse, sur une vraie scène et devant de réelles cravates blanches. Depuis, repassant les ponts, il a planté aux Menus-Plaisirs sa tente sur laquelle on aurait pu écrire : Quo non ascendam ?

Fort inattendu, ce foudroyant triomphe, car la Ville-Lumière — une ingénue passablement défraîchie — ne se laisse pas facilement séduire.

Antoine, il est vrai, n’ayant pas été trituré dans le moule à gaufres d’un lycée, jouissait d’une entière indépendance cérébrale ; il ne se sentait empêtré dans aucune routine, et il avait adroitement évité l’influence dévirilisante du Conservatoire, en se privant de son enseignement néfaste.

Comment, toutefois, l’ancien élève de l’école communale, obligé de gagner son pain à treize ans, l’ex-troupier qui, avant d’entrer au régiment, avait misérablement besogné chez un petit agent d’affaires, chez Didot et chez Hachette, le chétif employé de la Compagnie du Gaz qui, perdu dans Paris, ne comptait ni relations ni soutiens, ni influences, comment ce pauvre diable parvint-il à mettre, un beau soir, son nom en vedette sur l’affiche du succès ?

Oh ! mon Dieu ! c’est bien simple, la recette est infaillible, et je suis heureux de la divulguer à mes concitoyens : il suffit de se montrer exceptionnellement intelligent, d’être doué d’un flair artistique hors ligne, de posséder les qualités d’un comédien de premier ordre, de pousser le goût et la science de la mise en scène jusqu’à la perfection idéale, d’ouvrir largement la porte aux talents inconnus qui pullulent dès qu’on daigne lire leurs œuvres, et ne pas s’hypnotiser sur des noms rancis.

Par la tâche accomplie, il est d’ailleurs facile de juger l’ouvrier.

Les œuvres d’étrangers tels que Tolstoï, Ibsen, Hauptmann, Strindberg, Bjornson qui, sans Antoine, sommeilleraient en France dans le plus complet oubli, ont été révélées au public. En sept ans, tout ce qui porte un nom dans notre littérature contemporaine a été acclamé sur la scène du Théâtre-Libre, toute notre brillante phalange a fait là ses premières armes : Hennique, Rosny, Alexis, Céard, Margueritte, Ajalbert, Descaves, Bonnetain, Lavedan, Guiches, Le Corbeiller, Mullem, Lecomte, Couturier, de Curel, Pierre Wolff, Ancey, Courteline, Jean Jullien, Fèvre, Méténier, Vidal, et je ne parle pas des anciens déjà glorieux, de Goncourt, Zola, Villiers de l’Isle-Adam, Banville et Aubanel.

Les directeurs donc la plupart s’étaient fort égayés des efforts de ce « toqué » et avaient spirituellement nié son influence — influence tyrannique et prépondérante pourtant — ont fini par lui subtiliser acteurs et auteurs. C’est d’un haut comique : tous y ont passé ou y passeront, depuis la Comédie-Française jusqu’aux Bouffes-du-Nord.

Souvent hommes varient.

Antoine, qui était, à la fois, lecteur, impresario, secrétaire, metteur en scène, administrateur, régisseur et acteur, menait l’existence d’un forçat… qui travaillerait énormément. En outre, il fut fréquemment vilipendé, de droite et de gauche. Impassible, comme un beau lac, il s’est longtemps consolé des petites malpropretés humaines en louchant sur le ruban violet qui s’épanouit à sa boutonnière depuis 1887 — en attendant mieux.

Mais, brusquement, le combattant a jeté son fusil, et s’est rendu à l’ennemi qui l’a accueilli les bras ouverts. Découragement, lassitude ou attirance de l’existence joyeuse menée par l’acteur à la mode ?… Hum, qui sait ? Peut-être sa fuite n’est-elle qu’une ruse de guerre, comme celle d’Horace ? Peut-être reverrons-nous un jour Antoine et le Théâtre-Libre, en pleine apothéose, aux Français ou à l’Odéon ? En tout cas ses amis n’oublieront jamais ni l’œuvre entreprise, ni les services rendus à la littérature par le petit employé du Gaz, et, malgré tout, comptent encore sur lui !