Les Décorés/Arsène Alexandre

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Les Décorés : Ceux qui ne le sont pasH. Simonis Empis, éditeur (p. 217-220).

ARSÈNE ALEXANDRE


Un mouton à cinq pattes : un critique qui s’y connaît, qui a étudié à fond la question dont il s’occupe, qui ne confond ni une eau-forte avec une lithographie, ni un croquis de maître avec un dessin de Machard, qui juge avec autant de compétence un morceau architectural, un tableau, une page littéraire, une statue, une estampe, une œuvre décorative.

Entré dans la carrière en pleine bataille, alors que la lutte présentait le caractère d’implacabilité d’une guerre de religion, il a conservé des habitudes de condottière, il s’emballe, voit rouge et frappe parfois des frères d’armes, d’audacieux révoltés dont la colère lui fait oublier les services rendus autrefois à la cause commune. Sa plume reste aiguë comme un stylet : qui s’y frotte, s’y pique.

À l’encontre de Fourcaud — le révolutionnaire devenu conservateur qui veut que tout le monde soit content dans la maison, quand il a bien bu et bien mangé, et qui ne dissimule pas son naïf étonnement en voyant le train continuer sa marche lorsqu’il est descendu de wagon — Arsène Alexandre croit qu’à une évolution succède une autre évolution, et que l’humanité, éternellement en mal d’enfant, ne se repose jamais. Il a ferraillé pour le naturalisme et l’impressionnisme bêtement méconnus, mais il se refuse à accepter que Courbet ou même Manet aient, pour toujours, barré la route aux générations futures. Il se passionne pour toute manifestation nouvelle, et le salon des Indépendants qui a rendu à la peinture les mêmes services que le Théâtre-Libre à la littérature, n’a pas compté, à ses débuts, de plus chaud défenseur.

Se dégageant de l’influence de sympathies personnelles parfois excessives, fréquemment dangereuses, il a tenu à devenir le champion non d’une école, mais du talent. Aussi, malgré la divergence de leur tempérament, malgré l’opposition flagrante de leur idéal, a-t-il éloquemment et virilement manifesté en l’honneur de la belle floraison d’artistes modernes tels que Denis, Anquetin, Toulouse-Lautrec, Gausson, Ibels, Guillou, Vallotton, Bonnard, Ranson, Maufra, Vuillard, Luce, et tant d’autres que les critiques officiels et chamarrés ignorent même de nom.

Que MM. Yriarte et Havard — entre autres — n’accaparent pas l’allusion pour eux seuls. Ils sont légions les messieurs brevetés par le gouvernement pour discerner les talents en fleur, qui n’y voient goutte, s’ankylosent, se cramponnent à la Renaissance italienne, ne comprennent rien au mouvement contemporain ou — ce qui est peut-être plus drôle — s’hypnotisent devant les mièvreries bourgeoisement émasculées de Galland et s’intitulent de fougueux anarchistes parce qu’ils acceptent les aimables toiles de Gervex.

La souple compréhension d’Arsène Alexandre se résume dans deux ouvrages où il a étudié, d’un côté, la maîtrise géniale de Daumier et, de l’autre, où il a subtilement détaillé les qualités de l’incomparable charmeur qu’est Willette.

Admirer hier et rendre justice à aujourd’hui, n’est-ce pas là le rôle unique et vraiment noble du critique ?