Les Décorés/Maurice Maeterlinck

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Les Décorés : Ceux qui ne le sont pasH. Simonis Empis, éditeur (p. 201-206).

MAURICE MAETERLINCK


L’occupation, fort empoignante d’ailleurs, de considérer notre nombril, d’en admirer avec orgueil les délicieux méandres, les harmonieux contours, les chaudes colorations, les majestueux méplats, présente un inconvénient : elle nous empêche de regarder autour de nous et de nous préoccuper tant soit peu de ce qui se passe au-delà de la frontière. Aussi, quand Mirbeau, avec sa déplorable manie de dénicher un tas de gens de valeur qu’on ne connaît pas, claironna, dans Le Figaro, la venue de Mœterlinck au monde intellectuel, un sourire d’une ironie ineffable et condescendante voltigea-t-il sur les lèvres — comme une abeille sur les roses, soupirerait le doux Theuriet.

Le Boulevard, ce fameux Boulevard qui se compose de filles plus ou moins soumises, de souteneurs superchic, de journalistes au rabais, de calicots en congé, de commissionnaires en marchandises, de boursiers, d’escrocs, d’idiots, d’étrangers, de gobeurs et d’une forte dose de provinciaux — agiter avant de s’en servir — le Boulevard protesta.

Qui ça Mœterlinck ? — Un Belge ? — O-h ! là, là ! — Et ta sœur ? — S’il était Russe au moins, ce Flamand ! — A-t-il écrit un vaudeville en collaboration avec Toché, Gandillot, Ferrier, Bisson, Blondeau ou Monréal, avec une de ces gloires nationales qui font regarder la colonne (Morris) d’un œil fier et serin ? — Il nous embête, ce raseur-là. — Enlevez-le. — Oh c’te tête ! — Renvoyez-le à Sarcey, asseyez-vous dessus.

Et Mon Oncle s’est assis dessus » magistralement.

Or Mœterlinck, quoique Belge, est un admirable artiste. Par exemple, très brumeux, très du Nord, très en dedans, très dans le rêve. Pareilles aux figures si caractéristiques de Carrière, les évocations de son cerveau semblent glisser au milieu du mystère ; ses personnages vivent d’une vie imprécise, s’expriment en lamentos assourdis, n’épanchent leur douleur qu’en chuchotements plaintifs, ébauchent des gestes larges mais lassés qui se dissolvent en vapeur, pensent plus qu’ils ne parlent, livrent seulement un lambeau du secret muré au fond de leur cœur, possèdent plus d’âme que de corps, fuient les attouchements brutaux du soleil, recherchent les caresses glacées de la lune, et préfèrent aux girandoles joyeuses des soirs de fête les cierges des catafalques. Ses héros, plus effacés, plus fanés que des tapisseries anciennes, nimbés d’une indéfinissable tristesse, évoluent derrière une gaze légère atténuant les brutalités du réel. Un inconnu, implacable et terrifiant, plane constamment sur ce qu’on ne voit pas, dans ce qu’on n’entend pas, et ses drames exigent des spectateurs une part de collaboration, une entente tacite, permettant à l’auteur de voiler d’ombre une partie de ses œuvres.

On sent en Mœterlinck beaucoup de lectures, trop peut-être. Évidemment, à pleines lèvres, il s’est abreuvé de Shakespeare et d’Edgar Poë ; toutefois, de cette ivresse s’est dégagée une personnalité curieuse, très subtile, très exquise, une personnalité plus affinée que puissante, mais d’une valeur littéraire de premier ordre.

Au milieu de la cohue des efflanqués et des ratés qui jouent la parade du symbolisme, à côté des snobs qui déjeunent d’un lis et dînent d’un cygne, le père de La Princesse Maleine apparaît comme un écrivain d’essence supérieure. Si son mysticisme militant bat en brèche avec fureur le naturalisme — quitte à s’écorcher la peau — du moins sa rêverie septentrionale, d’une humaine et planante envolée, nous délivre-t-elle des cigales, des félibres, des oliviers, des farandoles, des brandades et autres scies méridionales dont M. Paul Arène nous assassine depuis trop longtemps — oh combien ! oh combien !

L’Intruse, les Aveugles, Péléas et Mélisande, Intérieur, ont été joués à Asnières, au Théâtre d’Art, aux Bouffes et à l’Œuvre, à la grande joie des délicats dont les oreilles ni la cervelle ne sont guère habituées à pareille fête. Inutile d’ajouter que ces œuvres d’art n’ont pas tenu l’affiche autant que Madame Sans-Gêne.

Mœterlinck s’inquiète médiocrement du reste des suffrages du public. Très absorbé par la métaphysique qui finira par le conquérir entièrement, il vit fort retiré à Gand l’hiver, à Oostacker l’été, étudiant Plotin, Carlisle, Emerson, Fischte, Ruys-Brœck l’Admirable, correspondant avec des amis de choix, tels que Mauclair, Marcel Schwob, Verlaine, Mallarmé, Van Lerberghe, le remarquable auteur des Flaireurs, et se livrant avec passion à tous les sports imaginables.

Car — la vérité avant tout — ce mystique émacié, ce sombre évocateur de cauchemars, cet exilé, torturé de la nostalgie de l’Au-delà, cet amant de la mort, cette fluide silhouette de vitrail, culotte des pipes énormes, absorbe une quantité innombrable de bocks, canote et pédale comme Recordman lui-même. Hélas ! la réalité trouve toujours le moyen de se faufiler par la fenêtre, quand on l’a chassée par la porte, et de ressaisir sa proie ; la bête gratte toujours à l’huis verrouillé.

C’est égal, le jour où Mœterlinck proposera un match à Terront ou à Hermann, dans un vélodrome quelconque, j’irai voir ça pour la première, et la dernière fois de mon existence, et ce jour-là, néophyte repentant, je proclamerai peut-être le charme esthétique et la haute intellectualité de la bicyclette. Tout arrive !