Les Décorés/Henri de Toulouse-Lautrec

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Les Décorés : Ceux qui ne le sont pasH. Simonis Empis, éditeur (p. 208-213).

HENRI DE TOULOUSE-LAUTREC


Ohé, ohé ! — En voilà un qui ne s’embête pas. Ah ! il les secoue ferme les grelots de la folie. — Ohé, ohé ! — Connu du Tout-Paris qui rigole, habitué assidu du Moulin-Rouge, du Casino, des Folies-Bergère, des brasseries montmartroises, des beuglants dans l’train, des cafés excentriques, des bouis-bouis pimentés, il est le Juif-Errant de la noce, le galérien de la fête. Et avec ça — de front — très intellectuel, fin lettré, artiste raffiné, homme du meilleur monde, portant un des plus vieux noms de la noblesse toulousaine.

Pour mener une existence aussi effroyablement folichonne, je me demande parfois si Toulouse-Lautrec n’est pas la victime de quelque vœu ancestral. Un de ses aïeux qui a été aux Croisades n’aurait-il pas imposé à son descendant l’abominable supplice du plaisir à perpétuité, afin de racheter, dans le Purgatoire, une faute grave commise en Palestine ? On avait l’imagination si perversement cruelle au Moyen-Age, qu’il faut s’attendre à tout de ces sombres tortionnaires.

Ce qui me porterait à accepter volontiers cette hypothèse, c’est l’impression de tristesse morne émanant des œuvres — œuvres admirables d’ailleurs — du jeune artiste. Les milieux qu’il fréquente, les personnages qu’il coudoie sont rendus, par lui, avec une extraordinaire âpreté, une féroce rancune, une haineuse rage, une sourde soif de vengeance. Ah ! il ne les voit pas d’un œil bienveillant ses confrères en godaille ! Son crayon, qui brûle et qui mord, rend des arrêts implacables, comme ceux d’un justicier inflexible.

Ces souteneurs aux crânes de poisson, aux bajoues flasques, aux groins rasés, aux lèvres baveuses ; ces mondains hébétés dont la chétivité chlorotique se dissimule mal sous l’habit noir ; ces calicots en bordée dont les moustaches trop cirées coupent en deux les faces gélatineuses, et dont les pantalons collants accusent les genoux cagneux et les mollets zébrés de varices ; ces filles aux tétines boursouflées, aux gueules sabrées de carmin, aux tignasses badigeonnées d’ocre, aux regards pourris ; ces rouleuses phtisiques dont les panaches évoquent, en avance de quelques jours, la pompe macabre des corbillards ; ces vendeuses d’amour, goules sorties de l’égout, qui feraient lever le cœur à un Aïssaoua, oui, toute la bande est stigmatisée, d’une façon superbe et définitive, dans des croquis, des pastels, des lithographies, des toiles, d’où s’évapore un relent de crime, de vice, de bêtise et de basse matérialité.

Toulouse-Lautrec, qui s’impose comme un des plus volontaires et des plus personnels talents de l’époque, est un satirique formidable, mais sa verve corrosive s’éloigne radicalement de la bonhomie railleuse des petits maîtres hollandais, et ne procède ni de Daumier, ni de Gavarni. Il ne déforme pas la nature, il la caricaturise à peine ; cauteleusement il la guette, patiemment il l’attend, et il lui saute à la gorge au moment précis où, dans un éclair de défaillance, elle se montre grotesque. La Vénus de Milo ou la Diane de Jean Goujon y auraient passé, bon gré mal gré, et je frémis à la pensée de la posture dans laquelle les pauvres femmes eussent été pincées. Quand il a agrippé sa proie, il se délecte, raffine, ne fait grâce d’aucune tare, souligne les défectuosités, s’attarde aux déchéances, caresse les imperfections, met en lumière les ridicules, se pourlèche des abjections.

Mais de quelle façon il procède à sa vengeresse besogne ! Il dessine et modèle avec l’impeccabilité d’un Degas et, en quelques coups de brosse, formule la caractéristique, la synthèse d’un être.

En résumé, si l’Espagne s’empanache de Goya, nous, nous pouvons nous montrer fiers de Toulouse-Lautrec ; et encore ce dernier possède-t-il un avantage appréciable sur le graveur fameux de la Tauromachie. L’auteur de l’affiche du Moulin-Rouge — un lumineux et original chef-d’œuvre du genre — confectionne des cocktail avec un doigté, un moelleux, un tour de main, un sens de la perfection que lui envierait le plus célèbre barman des États-Unis.

Une fois de plus, la France tient donc la corde, — Sursum corda ! s’écrierait M. Brunetière.