Les Deux Nigauds/XVII

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Librairie de L. Hachette et Cie (p. 261-273).


XVII

COLÈRE DE MADAME BOMBECK.


Pendant que Simplicie se rendait chez Mme de Roubier, Mme Bonbeck attendait au salon que Boginski eût revêtu les beaux habits qu’elle lui avait fait faire ; elle-même avait fait une toilette soignée ; ses cheveux gris étaient ornés d’un bonnet de gaze et de fleurs, sa robe était en soie brochée vert émeraude ; ses mains ridées étaient cachées par des gants blancs en peau de daim et ses pieds étaient chaussés de bas chinés et de souliers de peau, plus fins que ceux qu’elle mettait habituellement. Boginski entra, bien peigné, bien cravaté, bien habillé.

« C’est bien, mon ami, lui dit-elle après l’avoir inspecté ; vous êtes très-bien comme cela. Allez voir si Simplicie est prêtes et envoyez Coz nous chercher un fiacre. »

Boginski revint la mine effarée.

« Mâme Bonbeck, mamzelle partie, Coz parti ; personne chez eux.

MADAME BONBECK.

Partis ! Comment partis ! Où partis ?

BOGINSKI.

Moi pas savoir, mâme Bonbeck. Trouvé personne ; chambre vide.

Madame Bonbeck, impatientée.

Mon ami, je vous ai déjà dit de ne pas toujours répéter Bonbeck. Cela m’agace ; je n’aime pas cela… Allez me chercher Prudence. Je vais lui laver la tête d’importance. A-t-on jamais vu une sotte pareille, qui laisse courir cette péronnelle avec ce Polonais roux ! »

Boginski avait disparu aussitôt après avoir reçu l’ordre de chercher Prudence ; il rentra comme elle finissait de parler.

BOGINSKI.

Madame, Prudence partie, personne ! chambre vide !

MADAME BONBECK.

Elle aussi. C’est trop fort ! La misérable ! Je lui donnerai une danse qui lui fera garder la chambre à l’avenir ! Ah ! elles croient qu’on peut se moquer de moi et me planter là comme une vieille guenille ? Elles croient qu’elles iront en soirée et que je resterai à garder la maison ?… Et qu’allons-nous faire à présent, mon ami ? Où aller pour nous amuser ?… Mais parlez-donc, Où voulez-vous que j’aille ?

BOGINSKI.

Moi peut mener mâme, B… (Boginski s’arrête à temps) au café Musard. Très-joli ! Dames superbes ! Musique bonne ! Seulement…

MADAME BONBECK.

Seulement quoi… Parlez, donc, diable d’homme.

BOGINSKI.

Seulement, moi pas d’argent pour payer entrée.

MADAME BONBECK.

Je payerai, imbécile ! Donne-moi le bras et viens.

Mme Bonbeck, écumant de colère, saisit le bras de Boginski terrifié, descendit l’escalier quatre à quatre, traversa, les rues, longea les trottoirs en renversant tout sur son passage, et finit par se heurter contre un homme qui avait un cigare entre les dents.

« Doucement, la belle, » dit l’homme en étendant les bras et lui barrant le passage.

Mme Bonbeck le repoussa et voulut passer. L’homme, qui était un peu pris de vin, et qui, dans l’obscurité, croyait reconnaître sa sœur qu’il attendait, voulut l’attirer sous le réverbère pour se montrer à elle.

« Lâche-moi ! » cria Mme Bonbeck.

L’homme lui prit les mains. Mme Bonbeck les retira avec violence, saisit le cigare de l’homme, l’arracha d’entre ses dents et le jeta dans le ruisseau en s’écriant :

« Gredin ! »

Le réverbère éclairait en ce moment le visage furibond et la personne étrange de Mme Bonbeck. L’homme se recula épouvanté en criant : « Le diable ! »

À ce cri, la foule ne tarda pas à s’amasser ; Boginski, embarrassé de l’attitude de sa compagne, la supplia de s’en aller.

« Non, mon ami. Je n’ai jamais fui le danger ! Qu’ils osent me toucher, et ils verront ce que peut faire une femme, une vieille femme, contre un tas de lâches et de gredins ! »

Mme Bonbeck s’était reculée d’un pas sur le trottoir et s’était mise en position de boxe ; la foule riait et grossissait ; l’homme s’était esquivé, sentant le ridicule d’une bataille avec une vieille femme.

« Personne ? dit-elle en respirant avec force. Personne n’ose m’attaquer ?… C’est bien, mes amis, vous êtes de braves gens. Laissez-moi passer… Merci, mes amis ; vous êtes de bons enfants. »

Et Mme Bonbeck s’éloigna avec Boginski, dont elle avait pris le bras, laissant la foule ébahie et grandement amusée des allures et du langage de la vieille.

« Rentrons à la maison, mon garçon, dit Mme Bon

Elle s’était mise en position de boxe. (Page 264.)

beck ; cette scène m’a émue ; je ne suis pas en train

de m’amuser ; et puis, je veux être là quand cette sotte de Simplicie reviendra avec Prude et Coz ; ils auront chacun leur paquet.

— Bonne mâme, dit Boginski de son air le plus câlin, pas gronder fort pauvre Coz ; lui pas faute ; lui faire comme dit mamzelle et Mme Prude ; lui pas savoir faut pas sortir. Lui aimer bonne mâme ; lui triste, triste, si mâme gronder ; lui souffrir, pauvre Coz.

— Bien, bien, mon ami, répondit Mme Bonbeck d’une voix attendrie ; vous êtes un brave garçon, un bon ami ; je ne gronderai pas votre ami ; je lui dirai seulement de me demander la permission quand ces sottes filles veulent sortir.

— Et vous pas dire trop fort à pauvre ami, bonne mâme ? reprit Boginski en la regardant avec inquiétude.

— Non, mon ami, non ; quand je te le dis, que diable, tu peux me croire, » dit Mme Bonbeck avec un commencement d’irritation.

Boginski jugea prudent de se taire ; il se borna à serrer la main de sa vieille amie en signe de reconnaissance, et ils continuèrent leur route silencieusement. Mme Bonbeck marchait rapidement ; elle rentra, dit à Boginski d’aller se coucher et resta seule à attendre Simplicie et Prudence.

Elle marchait à grands pas dans le salon, augmentant sa colère par l’attente ; son irritation était au comble quand elle entendit la porte s’ouvrir ; elle marcha à la rencontre de Simplicie et de Prudence.

Pan ! pan ! Aïe ! aïe ! Deux soufflets et deux cris furent le signal du retour. Puis une rude poussée à Prudence stupéfaite, qui alla tomber sur une chaise de l’antichambre.

« Insolentes ! je vous apprendrai à me jouer des tours ; à courir la pretentaine, à me laisser droguer à la maison, à débaucher mes Polonais, à prendre des voitures ! Ah ! vous voulez faire les maîtresses ! Vous croyez pouvoir vous moquer de moi ! »


Elle marchait à grands pas dans le salon. (Page 267.)

Et Mme Bonbeck, au plus fort de sa colère, saisit les cheveux frisés de Simplicie, lui donna une nouvelle paire de soufflets, la lança hors de la chambre, revint sur Prudence, tremblante et immobile, lui secoua le bras, lui arracha son bonnet et, d’un coup de pied, l’envoya rejoindre Simplicie. Toutes deux criaient à ameuter la maison ; Boginski, redoutant pour son ami Coz, qui voulait aller au secours des victimes, de la colère de Mme Bonbeck, le retenait violemment sur le palier de l’escalier.


Pan ! pan ! Aïe ! aïe ! (Page 268.)


Coz parvint enfin à se dégager de l’étreinte de son camarade et entra dans le salon où il trouva Mme Bonbeck écumant de colère, les yeux étincelants, les lèvres tremblantes, le visage affreusement contracté, les poings crispés, haletant et suffoquant.

« Oh ! mâme Bonbeck !

— Tais-toi ! hurla-t-elle.

— Pourquoi vous battre pauvre mamzelle et bonne Mme Prudence ?

— Tais-toi ! répéta-t-elle.

— Non ! moi pas taire. Vous bonne pour moi, pour Boginski ; pourquoi vous méchante pour pauvre petite et pour pauvre bonne ? Pourquoi vous battre, vous forte, vous tante, vous madame, pauvre enfant et pauvre bonne qui fait rien mal. Pauvre Mme Prude aimer sa mamzelle, suivre partout, et vous battre, punir comme si Mme Prude méchante ! Pas bien, mâme Bonbeck, pas bien. Moi battez, si faire plaisir, moi homme, moi fort ; mais enfant, femme, petite, faible, c’est pas bien ! Oh ! pas bien du tout. »

À mesure que Coz parlait, la colère de Mme Bonbeck tombait ; elle finit par être honteuse de sa violence, s’attendrit, prit les mains de Coz :

« Vous avez raison, mon ami, vous avez raison ; j’ai eu tort ! j’ai agi comme une bête brute… J’étais en colère contre vous aussi, mon pauvre Coz.

COZ.

Moi ? Moi rien fait pour fâcher ! Pourquoi colère sur Coz ?

MADAME BONBECK.

Parce que vous étiez parti avec Simplette et Prude sans me le demander, et que j’attendais pour aller avec Simplette et Boginski chez Mme de Roubier.

COZ.

Ah ! bon ! Moi comprendre ! Mais moi pas savoir ! Mme Prude pas savoir ! Mamzelle pas savoir ! Eux croire aller seules, sans tante ni Boginski. Moi, autre fois, demander permission à vous.

MADAME BONBECK.

C’est bien, mon ami. Mais voyez donc Prude et Simplette ; amenez-les-moi, que je leur dise… que je leur explique… que je leur demande pardon, parbleu ! puisque ai eu tort. »

Coz, content du changement d’humeur de Mme Bonbeck courut frapper à la porte de Prudence et de Simplicie ; personne ne répondit. Il frappa encore ; même silence.

« Mamzelle ! madame Prude ! mâme Bonbeck vous demander ; venir au salon tout de suite. »

Le silence continua. Coz frappa plus fort, appela, supplia d’ouvrir ; on continua à ne pas répondre.

« Mamzelle et Mme Prude pas répondre, vint dire Coz, consterné, à Mme Bonbeck, dont il redoutait la colère.

— Elles sont furieuses, dit Mme Bonbeck, jugeant les autres d’après elle-même. Demain elles seront calmées et je leur demanderai pardon, car je dois avouer que je les ai menées un peu rudement. Bonsoir, mon ami ; il est près de onze heures ; allez vous coucher ; je vais en faire autant. »

Coz salua, sortit et alla rejoindre son ami Boginski, qui attendait avec inquiétude le résultat des reproches hardis de son ami. Quand il sut le retour de Mme Bonbeck et le succès évident de Coz, il fut content et dit, en se frottant les mains :

« Bon ça ! mâme Bonbeck colère, furieuse, mais pas méchant. Mais dis pas trop : « C’est mal ; c’est « pas bon ». Pas fâcher mâme Bonbeck ; elle bonne pour nous, donner chambre, donner chemises, habits, donner pain, viande, vin. Nous pauvres ; nous heureux chez Bonbeck ; nous rester toujours ; nous égal les autres. Entends-tu, Coz ! Toi pas recommencer à dire : « Méchant, pas bon. »

COZ.

Moi recommencer toujours quand Bonbeck battre fille petite, femme excellent. Moi pas aimer lâche, pas aimer colère.

BOGINSKI.

Et si Bonbeck se fâche et chasse nous ?

COZ.

Moi alors partir et aller chez Prude et Simplette ; elle a papa, maman, bons ; moi là-bas travailler, servir ; moi pas aimer à faire musique ; moi aimer courir, travailler à terre, à chose qui fait remuer.

BOGINSKI.

Moi aimer musique et dîner chez Bonbeck ; avec moi, Bonbeck très-bon. Toi partir si veux moi rester. »

Coz ne répondit pas, se déshabilla et se coucha ; Boginski en fit autant, et tous deux ne tardèrent pas à ronfler.