Les Evolutions du problème oriental/01

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Les Evolutions du problème oriental
Revue des Deux Mondes3e période, tome 29 (p. 721-746).
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LES ÉVOLUTIONS
DU
PROBLÈME ORIENTAL

I.
LES PUISSANCES CATHOLIQUES.

Nous prenons bien souvent pour la fin du monde ce qui n’est tout juste que la fin de nos idées : un grand ordre de choses devenu cher à nos intérêts et à nos habitudes a beau s’engouffrer à telle date néfaste dans une catastrophe terrible, la nature n’en reprend pas moins sa tâche de tous les jours, et l’humanité poursuit sa course impétueuse à travers les décombres : volve sua spera e beata si gode... Cette mortifiante expérience ne fut point épargnée non plus à la génération éplorée qui vit tomber Constantinople aux mains de l’Osmanli. Une revanche si humiliante de l’islamisme sur la vraie foi, au cœur même de l’Europe, dans la ville même des Césars, une conclusion aussi lamentable donnée à l’œuvre trois fois séculaire et glorieuse des croisades avait de quoi dérouter les esprits et désespérer les âmes. Bien des gens crurent alors à la consommation des siècles et à la venue de l’Antéchrist, et personne assurément n’eût admis, sous le coup de cet affreux désastre, qu’entre les princes de la chrétienté et le sultan il pût y avoir jamais de rapports autres que ceux d’une hostilité permanente, qu’entre la croix et le croissant la guerre ne fût devenue désormais inexpiable. Il n’en fut rien cependant; les efforts des papes Nicolas V, Calixte III, enfin de Pie II, pour amener les diverses puissances à une action commune contre le Turc échouèrent misérablement devant les rivalités et les convoitises des coalisés, et bientôt le malheureux pontife ne vit plus d’autre solution aux affaires d’Orient, — res orientales, comme on disait alors déjà, — qu’une étrange invitation au padichah de se faire chrétien et de devenir le successeur légitime des Paléologues! « Si tu veux étendre ta domination parmi les chrétiens et couvrir ton nom de gloire, lui écrivait-il en 1463, tu n’as besoin pour cela ni d’argent, ni d’armes, ni de troupes, ni de flotte. Un rien peut faire de toi le plus grand, le plus puissant et le plus célèbre des mortels. Tu me demanderas ce que c’est? Ce n’est point difficile à trouver; il ne faut pas aller loin pour le chercher; c’est à la portée de tout le monde : un peu d’eau (aquœ pauxillum) avec laquelle tu te laisserais baptiser et qui te rendrait chrétien, serviteur de l’Évangile. Si tu fais cela, il n’y aura sur la terre prince qui puisse te surpasser en gloire ni t’égaler en puissance. Nous te nommerons empereur des Grecs et de l’Orient, et ce que tu as conquis par la force et que tu détiens maintenant par l’injustice, tu le posséderas alors de plein droit et en propriété légitime. Tous les chrétiens te révéreront et te choisiront pour arbitre dans leurs litiges ; tous les opprimés s’adresseront à toi comme à leur commun protecteur. » Ainsi parlait, dix ans après la chute de Constantinople, au descendant farouche de Togrulbeg, un successeur d’Urbain II, un chef suprême de l’église qui portait le grand nom d’Æneas Sylvius Piccolomini[1]. Les chefs laïques de la chrétienté se montrèrent bien moins exigeans encore; ils ne demandèrent ni la mort du pécheur, ni même sa conversion; ils ne demandèrent qu’un peu de sécurité pour le commerce du Levant! Ce n’est pas qu’on eût renoncé dès lors et d’emblée à toute entreprise commune contre l’infidèle, à tout espoir d’effacer un jour « le grand opprobre turc, » — la pensée de croisade devait hanter les esprits pendant bien longtemps encore, pendant tout le XVIe siècle, jusqu’à la bataille de Lépante ; — mais les besoins vulgaires de la vie, les intérêts matériels des états, exerçaient leur influence impérieuse et poussaient aux accommodemens. On fut amené ainsi, et peu à peu, à chercher les moyens de se rapprocher de l’Osmanli, de nouer des relations diplomatiques avec lui, de convenir d’un modus vivendi, — s’il est permis d’employer une expression de nos jours, — et il est on ne peut plus instructif d’observer l’Europe chrétienne dans cette évolution surprenante.

Les premiers à entrer dans cette voie rationnelle, les premiers à surmonter tout scrupule intempestif en pareille matière, furent, on le devine aisément, les Vénitiens, le grand peuple trafiquant qui depuis des siècles tenait le sceptre du commerce maritime tombé jadis des mains de Carthage. Lorsqu’un vaisseau parti de Négrepont apporta, le 29 juin 1453, la nouvelle de la prise de Constantinople, il y eut de « grands pleurs » dans la cité des lagunes, dit le chroniqueur Marine Sanuto; le vieux doge Francesco Foscari réunit aussitôt le sénat, fit lire par le secrétaire du conseil des Dix les lettres remises par le messager du malheur, et dans un discours émouvant demanda la guerre immédiate ; mais les sages pregadi gardèrent leur sang-froid en gens avisés, entendus aux affaires. Le lion de Saint-Marc abritait sous ses ailes dans la Méditerranée 3,000 vaisseaux marchands qui, montés par 25,000 matelots, desservaient chaque année les ports de l’empire de Byzance, de Chypre, de l’Arménie, de la Syrie, de l’Egypte et des États barbaresques[2]. Ceci méritait considération, et le résultat de la grande délibération fut qu’au lieu de défier le conquérant, on chargea Bartolemeo Marcello de se rendre auprès du sultan à Andrinople et d’y négocier un bon traité de commerce. Il ne fut point si facile toutefois de marier la république de Venise au Grand-Turc, et la guerre que la signorie avait voulu éviter, Mahmoud II ne tarda pas à la lui imposer en attaquant ses possessions dans le Péloponèse. La paix ne fut rétablie qu’en 1479; la république y perdit bien des territoires, mais elle obtint enfin des conditions avantageuses pour ses comptoirs du Levant, base de toutes ses « capitulations » avec la Porte dans l’avenir. Les lagunes virent alors pour la première fois débarquer un envoyé du padichah, un sandjak qui, à côté d’un éléphant amené de l’Inde, fut la grande curiosité de l’année 1479 dans la cité de Saint-Marc. Le sandjak venait recevoir le serment de paix du chef de l’état vénitien et lui remettre de la part de sa hautesse un cadeau d’un symbolisme tout à fait oriental : une ceinture dorée et richement incrustée de diamans que les doges devaient désormais porter comme marque de leur amitié pour le sultan, mais que le donateur se réservait de reprendre à l’occasion; pareille demande serait le signe tacite d’une rupture. On savait depuis longtemps l’extrême faveur dont jouissaient auprès des dames du sérail les verroteries incomparables de Venise, les merveilles étincelantes de Murano : mais on fut agréablement surpris de reconnaître à Mahmoud II des goûts tout autrement relevés alors que, par un messager spécial, il fit demander à la république de lui envoyer un de ses peintres de talent. La signorie en délibéra solennellement et confia la flatteuse mission à une des gloires de la cité, à l’aîné des Belin. Gentile Bellini reçut l’accueil le plus gracieux du sultan, exécuta pour lui quantité de tableaux et de médaillons dont quelques exemplaires nous ont été conservés, et revint avec des « cadeaux honorifiques et la dignité de chevalier, » tout fier de signer ses œuvres eques auratus comesque palatinus[3]. Ces fins esprits de la renaissance, remarquons-le en passant, furent loin d’éprouver pour l’infidèle, pour l’iconoclaste, la répugnance qu’on serait tenté de leur supposer. Le génie le plus universel de cette grande époque, le « divin » Léonard de Vinci, médita plus d’une fois d’aller prendre du service chez le sultan, de lui faire agréer les profondes inventions de mécanique et de balistique dont il a emporté avec lui le secret. Il n’est pas jusqu’à Michel-Ange qui, proscrit de Florence, brouillé avec le pape, et, dessinant pour Venise le pont de Rialto, n’eut un jour l’idée d’aller en construire un semblable à Péra. La pensée s’arrête émue et diversement agitée devant cette hypothèse fantastique du vieux Buonarotti transplanté soudain sur le Bosphore, y remaniant peut-être l’Aïa Sophia, au lieu de la basilique de Saint-Pierre, et, à défaut de Vittoria Colonna, recherchant tel mufti ou tel derviche à l’intelligence large et sympathique, — il n’en manquait pas dans l’entourage de Soliman, — pour deviser avec lui sur les graves problèmes de la vie.

Nulle part peut-être la célèbre diplomatie vénitienne n’a fait preuve d’autant de vigilance, d’habileté et de science que sur le terrain de Constantinople. Le terrain était glissant entre tous ; outre les intrigues endémiques du sérail, outre les grandes complications européennes qui venaient presque toutes se refléter dans le Bosphore, la république de Saint-Marc avait à surveiller là ses intérêts propres, bien considérables et constamment exposés. Ses possessions, aussi nombreuses qu’importantes, dans l’Adriatique, dans la mer Egée, dans la Méditerranée, étaient des objets de convoitise incessante pour le padichah, des incitations à des guerres toujours renaissantes d’où l’Osmanli ne manquait presque jamais de sortir victorieux. Après chacune de ces guerres, il fallut « se faire un estomac d’autruche pour digérer toutes ces pertes, » selon le mot du grand Sarpi[4], et renouer les relations, ressaisir les avantages anciens, négocier toujours, « négocier avec dignité et sans bassesse ni timidité, » comme s’exprime Marc Antonio Barbaro, un des habiles diplomates de la république en Orient. Aussi la signorie tenait-elle à être informée le plus exactement possible sur la moindre affaire dans ses moindres détails ; outre les dépêches courantes, tout ambassadeur ordinaire ou extraordinaire auprès du sultan devait au retour à Venise se présenter devant le conseil des pregadi, réuni en séance solennelle sous la présidence du doge, et y faire un rapport développé sur sa mission, sans omettre aucune des observations que lui avait suggérées le séjour dans le Levant. Ces magnifiques relazioni demeurent jusqu’à nos jours une source d’information des plus précieuses et des plus abondantes sur les affaires d’Orient aussi bien que sur les affaires générales de l’Europe[5]. A l’égard de ses ambassadeurs à Constantinople, la république de Saint-Marc sut se départir même de sa jalousie ombrageuse qui n’accordait d’ordinaire à ses agens à l’étranger que le terme limité d’une année : le stage de son représentant sur le Bosphore, — le baïlo, comme on l’appelait depuis le temps le plus reculé, — était régulièrement de trois ans et pouvait être prolongé si les affaires l’exigeaient, et si la Porte (jalouse de son côté) y donnait son consentement. Pour ce poste important entre tous, on n’admettait que des candidats de la classe patricienne, choisis par un quadruple scrutin du grand conseil (maggior consiglio), et c’est ainsi que les relazioni sont signées des noms les plus resplendissans du livre d’or : Foscolo, Contarini, Bragadini, Giustiniani, Barbarigo, Soranzo, Morosini, etc. Les fils de famille les plus illustres et les plus riches tenaient à honneur d’être attachés à l’ambassade; on n’oubliait pas non plus les jeunes gens destinés à apprendre la langue turque (giovani di lingua); on n’oubliait pas surtout les cadeaux, — article essentiel dans les négociations avec l’Orient, article très large qui embrassait toutes choses, depuis le cèdre du Liban jusqu’à l’hysope du mur, depuis les étoffes et les pierres les plus précieuses jusqu’aux fromages d’Italie. « L’argent, déclare à la signorie en 1587 l’ambassadeur Lorenzo Bernardo, l’argent est comme le vin : les médecins le recommandent également à l’homme bien portant ainsi qu’au malade ; il faut donner des cadeaux au Turc alors que nos relations avec lui sont bonnes, il faut en donner encore alors qu’elles sont en souffrance. » Le comte de Bedmar, l’envoyé d’Espagne auprès de la république en 1619, estimait que le prix de ce « vin » versé par les Vénitiens aux fidèles du Coran revenait à 400,000 ducats par an : « l’or du baïlo pénètre jusque dans le sérail et trouve de l’accès auprès des sultanes elles-mêmes[6]. » C’est grâce à toutes ces précautions, sollicitudes et largesses que, malgré des difficultés, des incidens et même des guerres sans nombre, le baile à Constantinople put garder une situation toujours importante, longtemps même unique et plus tard primée seulement par celle de l’ambassadeur de France.

La France avait d’abord cherché sa voie dans une direction tout autre pour ce qui regardait la question d’Orient, la grande affaire du monde chrétien vers la fin du XVe siècle et le commencement du XVIe ; loin d’imiter la politique utilitaire suivie sur les lagunes, elle semblait longtemps s’inspirer plutôt de la grande tradition de Godefroy et de saint Louis. Aux yeux de Charles VIII, la conquête de Naples n’était que la première étape d’une entreprise bien autrement glorieuse et méritoire ; il fit rechercher un descendant des Paléologues qui, par un acte notarié, lui céda ses droits sur Constantinople[7] ; il prit le titre de roi de Jérusalem sans autres formalités, et ne rêva que de relever le « royaume des Grecs, » ainsi qu’on appelait alors l’ancien empire byzantin. François Ier lui-même n’eut au début de son règne d’autre pensée que « d’obvier à la damnée entreprinse du Turc. » De Bologne, où il s’était rencontré avec le pape Léon X, le jeune vainqueur de Marignan, tout chaud encore des fumées de la bataille, adressait une lettre enflammée à Ferdinand le Catholique, exhortant à la croisade[8]. Quelque temps après, au commencement de 1517, un congrès se réunissait à Cambray pour établir les conditions de paix et d’alliance entre l’empereur Maximilien, le roi d’Espagne et sa majesté très chrétienne, et voici les instructions officielles données par ce dernier au sire de Boisy, grand-maître de France : « La première ouverture sera sur le faict de la Grèce, de la conquester à communs dépens et partir par esgalles portions ; et sur ce sera remontré, que ce sera la plus honorable, utille et proffitable conclusion qui se pourrait faire et prendre entre tels princes. Car le vray office de l’empereur est de deffendre et augmenter la foy par la force, et aussi est d’un roy chrestien qui à celle cause en porte le nom, et d’un roy catholique…[9] » Ironie éternelle de la question d’Orient ! À côté de l’instruction officielle, M. de Boisy en avait une autre, tout à fait intime et sincère, qui, au lieu de la Turquie, visait le partage des Pays-Bas et de l’Italie… Deux ans plus tard, l’élévation de Charles-Quint à l’empire donna le signal de cette rivalité des maisons de France et d’Autriche, qui devait durer pendant des générations et dont le premier épisode fut marqué par la grande journée de Pavie. Le soir ou le lendemain de cette bataille, le Valois prisonnier arrachait de son doigt une bague, seule chose qui lui restât, et chargeait un gentilhomme de la porter secrètement à Soliman : le roi très chrétien sollicitait l’alliance du chef des croyans.

L’histoire ici, dûment attestée par des témoignages et des documens authentiques, prend tout à fait les allures d’un conte oriental. La bague de François Ier disparut d’abord avec l’infortuné messager, assassiné et dévalisé en route par un de ces begs ou sandjaks farouches qui alors déjà tyrannisaient la Bosnie; mais Ibrahim de Parga, le célèbre grand-vizir de Soliman, fit courir le pays, et retrouver le précieux bijou, — un rubis; — en 1533, il le montrait à l’envoyé de Ferdinand Ier (frère de Charles-Quint) avec quelque orgueil, avec force reproches aussi pour la conduite si peu généreuse de l’empereur envers son royal prisonnier naguère[10]. Pas plus du reste que la bague, la pensée dont elle fut l’expression n’était destinée à se perdre; le Valois la reprit avec ardeur aussitôt son retour de la captivité de Madrid. Dans une affaire aussi ténébreuse et, selon les idées de l’époque, si peu avouable, que cette négociation avec l’infidèle, on n’employa longtemps que des agens inconnus, mystérieux, des étrangers pour la plupart, un réfugié polonais, Laski, un conspirateur hongrois, Frangipani, un aventurier espagnol, Rincon : involontairement on pense à M. de Bismarck, avant 1866 et 1870, nouant des rapports interlopes avec le parti de la révolution européenne. Tous ces agens, du reste, firent preuve d’un zèle et d’un dévoûment admirables; plus d’un tomba victime de sa périlleuse mission et pas toujours d’une main bosniaque : telle puissance chrétienne ne se faisant nullement scrupule de supprimer les messagers d’une œuvre aussi diabolique. Tous aussi, et bien naturellement, s’efforçaient de combattre les préjugés répandus contre le Turc et de faire ressortir ses bonnes qualités : ils célébraient la grandeur d’âme de Soliman, le génie politique de son vizir Ibrahim et en général les vertus guerrières de la race. « Ordre étonnant, nulle violence, disait du vaste camp de Soliman, qui couvrait trente milles, l’envoyé de François Ier, Rincon, en 1532; les marchands en pleine sûreté, les femmes même allant et venant comme dans une ville d’Europe; la vie aussi sûre, aussi large et facile que dans Venise. La justice y est telle qu’on est tenté de croire que ce sont les chrétiens maintenant qui sont Turcs et les Turcs devenus chrétiens[11]. » C’est qu’alors comme aujourd’hui le soldat musulman était courageux, sobre et discipliné; c’est qu’alors comme aujourd’hui l’horreur inspirée par les Turcs tint surtout aux bachi-bouzouks, à ces nuées immenses de troupes irrégulières, de sauvages tribus, qui voltigeaient autour de leurs armées, à « l’effroyable poussière vivante, » selon la pittoresque expression de Michelet, qui de tout temps suit, précède, entoure dans leur marche les excellens nizams du padichah.

Cette évolution orientale de François Ier, rendue publique par le traité solennel de 1536, fut d’une portée immense, incalculable; elle ne peut guère être comparée qu’à celle qu’exécuta au siècle suivant le cardinal de Richelieu en rompant avec la ligue catholique pour chercher dans un rapprochement avec les souverains protestans des conditions favorables à la grandeur de son pays. La France des Valois prenait à l’égard de l’empire ottoman une attitude tout autrement décisive que les pregadi vénitiens : elle ne se bornait pas à établir avec lui des relations commerciales, un modus vivendi précaire : elle acceptait, elle proclamait la Turquie comme un élément d’équilibre européen, elle jetait le poids du cimeterre dans la balance des états, et le déclarait un poids normal et régulateur. Les bons rapports avec le sultan devinrent dès lors un des points cardinaux du système français, et même un des rares principes stables de la politique si changeante de ce pays; ils furent maintenus par les Bourbons aussi bien que par les Valois ; ils firent loi sous tous les régimes, depuis François Ier jusqu’à Louis XIV et depuis Louis XIV jusqu’à Louis XVI.

Ce n’en fut pas moins le grand scandale du XVIe siècle que cette alliance de sa majesté très chrétienne avec les mécréans. Le saint-siège ne pouvait que la blâmer bien sévèrement ; les Espagnols et les Allemands en parlaient avec horreur; Charles-Quint et Philippe II ne se gênèrent pas pour lancer plus d’une fois le nom injurieux de renégat, et les Français du temps de la ligue n’étaient point insensibles à des reproches pareils. « L’amitié pour la Turquie, écrivait en 1553 l’ambassadeur vénitien auprès de Henri II, déplaît beaucoup (molto dispiaccia) aux Français; ils estiment qu’il n’est pas de la dignité de sa majesté très chrétienne de se servir des infidèles. » Cette amitié devait surtout gêner les Guise, et le cardinal de Lorraine aspirait à en rejeter « l’infamie[12]. » Il y eut des conjonctures sous le règne décousu de Catherine de Médicis et de ses enfans, où la grande pensée léguée par le captif de Pavie subit plus d’une éclipse, fut même tout près de s’éteindre; mais il se trouva toujours des hommes politiques pour la raviver au moment du péril ; parmi ces hommes, il faut surtout noter un grand dignitaire de l’église, François de Noailles, évêque d’Acqs, ambassadeur de France à Venise et plus tard à Constantinople, un des fins diplomates de l’époque. Chose curieuse, la considération qui contribua peut-être le plus à maintenir le gouvernement si mal équilibré des derniers Valois dans le système oriental de François Ier fut l’idée exagérée qu’on avait alors des richesses du sultan, des trésors immenses accumulés dans le sérail et dont on ne désespérait pas de recueillir quelques bribes sous forme de subsides ou de prêts. L’emprunt turc a joué son rôle au XVIe comme au XIXe siècle, seulement dans un sens tout à fait opposé. Henri II, François II et Charles IX ne cessaient de fatiguer la Sublime-Porte d’insinuations et de propositions financières. Les Turcs surent toujours éluder ces demandes importunes: pressés trop vivement, ils mettaient en avant le Coran, ce livre des livres qui leur a servi à tant de fins et de finesses. C’est ainsi que l’évêque d’Acqs écrivait le 22 mars 1573 au roi Charles IX : « Je différerai de demander par emprunt les trois millions d’or ; non que je craigne la honte de rougir, mais pour autant que je me tiens pour assuré que votre majesté en sera refusée comme elle fut en divers temps. Les Turcs ont pour péché irrémissible contre leur loi et religion de prêter argent aux chrétiens ; et crois qu’il n’y eut oncques prince entre tous les Ottomans qui plus exactement veuille observer son Alcoran pour ce regard que celui-ci (Sélim II)[13]… » Sauf toutefois ce délicat article d’argent, sa majesté très chrétienne n’avait pas certes à se plaindre du divan. La France jouit au XVIe siècle des privilèges les plus étendus dans le Levant : son nom et son pavillon y couvraient toutes les nations chrétiennes désignées sous l’appellation commune de franques ; et, à l’exception de Venise, les autres états, pour faire le commerce dans les eaux turques, étaient forcés d’arborer les couleurs françaises. Ce fut le cas du Portugal, de la Catalogne, de la Sicile, de Gênes, Lucques, Ancône et Raguse ; ce fut aussi, — on a quelque peine à le concevoir aujourd’hui, — le cas de l’Angleterre.

Jusqu’en 1583 en effet, tout marchand anglais en Orient devait être « garni d’attestatoires et passeports » de l’ambassadeur de France à Constantinople, reconnaître pour juges les consuls de sa majesté très chrétienne et ne « naviguer ni trafiquer en Levant que sous bannière et protection de ladite majesté[14]. » Qu’une nation dont les marins s’appelaient alors Drake, Raleigh et Essex, et dont la reine était Elisabeth eût voulu enfin s’émanciper d’une tutelle onéreuse et trop longtemps endurée, cela n’a certes pas de quoi étonner; mais ce qui est curieux et bien caractéristique du génie de cette forte race anglo-saxonne, c’est que l’initiative fut prise par un simple particulier, par un riche « trafiquant » qui avait éprouvé sur place et sur sa personne les inconvéniens du système. William Harebone, après avoir longtemps séjourné à Constantinople avec « l’attestatoire et passeport » français, et traité sous main avec le divan, où il sut se ménager plus d’un appui, débarqua soudain (29 mars 1583) au Bosphore, en qualité d’ambassadeur de sa gracieuse majesté la reine vierge ; ce furent là les modestes origines de cette lignée de diplomates illustres qui, sous le nom de lord Strangford, lord Redclif et sir Austin Layard, devaient un jour protéger, morigéner et dominer les sultans de la décadence. On peut suivre dans les dépêches de l’ambassadeur de Henri III, M. de Germigny, les diverses et plaisantes phases de cet incident diplomatique qui a causé bien du dépit sur les bords de la Seine ; on peut y saisir sur le vif une situation qui depuis s’est tant de fois renouvelée : la France et l’Angleterre se combattant à Constantinople tout en y ayant au fond les mêmes intérêts et surtout le même ennemi (l’ennemi commun était alors le roi Philippe II), et la Porte tirant largement profit d’une joute trop souvent frivole. « Le Grand Seigneur, écrivait dès 1585 le baile Morosini[15], attache d’autant plus de prix à l’amitié de la reine d’Angleterre qu’il est convaincu qu’à cause déjà du schisme religieux elle ne s’alliera jamais aux autres princes de la chrétienté contre lui et qu’elle servira au contraire d’instrument excellent [istrumento attissimo) pour détruire et de jouer toute alliance de ce genre. « 

Ce schisme de croyances, l’Angleterre l’accentua aussitôt et le fit valoir auprès de la Porte avec une hardiesse et un manque de tout ménagement que la violence même de l’époque ne saurait complètement justifier. François Ier , dans les momens de la plus grande intimité avec Soliman, ne s’était jamais avancé au-delà des intérêts politiques, dont il lui représentait la conformité ; Elisabeth, dans ses rapports avec Murad III, insinuait une communauté d’intérêts religieux ; elle s’intitulait dans ses lettres au sultan : verœ fidei contra idolatros propugnatrix, et les idolâtres c’étaient bien les catholiques. Dans un Mémoire adressé en 1587 par Harebone au padichah afin de l’engager dans une action contre l’Espagne, on lit entre autres choses : «Ne laisse point échapper ce moment, de peur que Dieu, qui t’a fait le plus valeureux et le plus puissant des princes pour l’extermination des idolâtres, ne lève contre toi son courroux flamboyant, si tu méprises son commandement que ma souveraine, une faible femme pourtant, s’efforce d’accomplir avec courage. Si Ta Hautesse voulait déclarer sans délai la guerre, de concert avec ma souveraine, l’orgueilleux Espagnol et le pape imposteur n’échapperaient pas à la peine de leur témérité, car Dieu, qui ne protège que les siens, ne manquerait pas de punir ces idolâtres assez sévèrement pour que ceux qui en pourraient encore survivre fussent convertis par leur exemple, et adorassent le vrai Dieu en union avec nous. » On le voit, l’Angleterre était déjà au XVIe siècle « la grande puissance mahométane » du comte Beaconsfield, bien qu’alors elle ne possédât pas encore l’Inde et ne comptât pas un seul serviteur du Coran parmi ses fiers sujets. « Il ne manque, — ne put s’empêcher de remarquer à l’occasion le grand-vizir Sinan-Pacha devant l’ambassadeur d’Autriche, — il ne manque aux Anglais, pour devenir de bons moslims, que de lever les doigts et de prononcer l’eched[16]... »

L’islamisme arabe, lors de son irruption au VIIIe siècle, a trouvé l’Europe encore unie dans sa foi, soumise à un seul chef spirituel; l’islamisme ottoman, au XVe, la connut déjà partagée entre les deux églises d’Orient et d’Occident, et ce schisme ne lui a pas peu facilité, comme l’on sait, la conquête de Byzance. Au siècle suivant, le déchirement devint plus intense encore ; il éclata au sein même de l’église d’Occident et fut de nouveau la cause principale des progrès rapides et effrayans des armes musulmanes au cœur de la chrétienté. Cela se vit surtout en Allemagne, dans le grand pays précisément qui avait donné le signal de la réforme. Nulle part pourtant le nom musulman ne fut plus haï et exécré : catholiques ou protestans, tous y sentaient au même degré l’horreur de « l’opprobre turc, » et Luther ne le cédait en rien aux souverains pontifes dans ses appels enflammés à la croisade contre l’infidèle[17] ; mais ici plus qu’ailleurs aussi s’accomplit l’anathème de l’Écriture contre tout royaume divisé. Soliman put assiéger Vienne et prendre Bude ; par deux fois l’empereur d’Autriche dut lui céder presque toute la Hongrie ; par deux fois il dut s’engager à lui payer une « pension, » un tribut annuel de 30,000 ducats. Rien n’égale le mépris qu’on professait alors sur le Bosphore pour l’ancien empire des Hohenstaufen. « Le Grand Seigneur, écrivait dès 1553 le baile Novagero, fait peu de cas de l’Allemagne ; les Turcs disent que les Tudesques ne sont bons à rien et qu’ils ont toujours été battus par eux. » — « L’empereur, écrit vingt-trois ans plus tard un autre baile (Soranzo), baisse chaque jour dans l’estime de la Porte, car on connaît ici la faiblesse de son armée, la pauvreté de son trésor et la désunion des princes allemands. »

Il y eut pourtant, dans ce XVIe siècle, une grande puissance chrétienne qui, pendant longtemps, maintint haut et ferme le drapeau de sa foi, qui pendant longtemps ne connut avec l’infidèle ni trêve, ni accommodement, et qui même un jour lui porta un coup dont les suites eussent pu être mortelles. La croisade, qui partout ailleurs n’était plus alors qu’un souvenir des âges passés et un vague symbole, avait en Espagne sa tradition toujours vivace et, pour ainsi dire, sa présence réelle ; cette lutte contre le mécréant que les anciens chevaliers étaient allés chercher au-delà des mers, la patrie du Cid et d’Isabelle la Catholique la portait dans ses flancs mêmes. Quarante ans après l’entrée de Mahmoud à Constantinople, un royaume maure subsistait encore au pied des Alpuxarras. Aussi la prise de Grenade en 1492 fut-elle le premier retour offensif de la croix contre le croissant victorieux ; le cardinal Ximenes, poursuivant la lutte au-delà du détroit, conquit sur le Coran toute la côte septentrionale de l’Afrique, d’Oran jusqu’à Tripoli ; et dès lors une rencontre décisive dans la Méditerranée entre les deux principales puissances catholique et musulmane fut tôt ou tard inévitable. Que le padichah s’acharnât surtout contre la maison d’Autriche, qui était alors une maison espagnole, qu’il fût l’allié manifeste de la France, la grande rivale de cette maison en Europe, et l’allié recherché de l’Angleterre, la grande hérétique, c’étaient là des stimulans de plus pour Philippe II de travailler à sa ruine, et il devint l’âme de la sainte ligue (1571), le seul effort commun tenté depuis la chute de Constantinople pour venger la civilisation outragée. La ligue, à la vérité, ne comprenait que deux puissances : à la flotte de Philippe vint se joindre celle de la république de Saint-Marc, alors menacée dans la possession de sa précieuse île de Chypre ; le pape y ajouta douze galères. Si restreinte que fût cette ligue, elle n’en prouva pas moins ce que pouvait contre le Turc une action combinée et sérieuse; elle prouva malheureusement aussi combien dans cette question d’Orient l’accord est difficile à maintenir entre les puissances, leur nombre ne serait-il que de deux.

Le soir d’un jour d’octobre 1571, au moment où le sombre hôte de l’Escurial assistait aux vêpres dans la chapelle, un courrier essoufflé, traversant l’enceinte sacrée, vint glisser à l’oreille du roi une parole haletante. Le visage de Philippe resta impassible, et de ses lèvres ne tomba que l’ordre de continuer les vêpres interrompues; ce n’est qu’après que le service divin fut fini qu’il demanda un Te Deum et annonça la grande nouvelle de Lépante. Dans le golfe de Corinthe, devant le rocher de Sapho et le promontoire d’Actium, le jeune héros don Juan d’Autriche, commandant de l’armada chrétienne, avait détruit toute la marine turque. «Depuis le jour où l’empire du monde a été perdu et gagné près de ce promontoire fameux, jamais combat pareil n’a été livré sur les flots[18] . » La chrétienté tressaillit et attendit dans la fièvre de l’espérance les événemens qui allaient suivre, tandis que sur le Bosphore on désespérait de l’empire. D’après le jugement d’un observateur sagace et nullement favorable à la sainte ligue, l’évêque d’Acqs, Constantinople était alors complètement à la merci du vainqueur : la ville, mal fortifiée et mal défendue, eût à peine résisté quelques heures; 40,000 chrétiens à Péra attendaient le signal pour se soulever, et des millions d’autres avaient la même détermination en Morée et en Albanie. La stupéfaction fut grande lorsqu’on vit les deux flottes amies se séparer sans rien entreprendre ; la fatale question des dépouilles vint jeter la discorde entre les alliés le lendemain même de leur éclatant triomphe. « Ils divisent la peau de l’ours premier qu’il soit pris, » écrit quelque temps après Lépante le cardinal de Rambouillet, ambassadeur de France à Rome. L’année suivante, « la barbe repoussa au padichah, » selon le célèbre mot du grand-vizir, et deux cent cinquante vaisseaux turcs apparurent de nouveau dans les eaux ioniennes. Venise signa une capitulation comme après le plus grand des désastres ; elle céda Chypre et paya une contribution immense; Philippe II lui-même sollicita un armistice qui n’était qu’une paix déguisée. Lépante fut le Navarin du XVIe siècle, un Navarin chrétien ; jamais issue plus piteuse ne fut donnée à une victoire plus complète et plus éclatante, qui coûta la vie à 40,000 hommes, — chiffre énorme pour l’époque et pour une action purement navale. — On sait que parmi les combattans obscurs de cette journée, aussi glorieuse que décevante, était Cervantes; il y perdit un bras.

La grande lutte de l’Occident et de l’Orient ne date point certes du XVIe siècle ni du jour de Lépante; elle est aussi vieille que la civilisation de notre continent ; elle fut inaugurée dans la plaine de Marathon lors du premier choc de l’Europe et de l’Asie, et alors aussi, dans cette plaine à jamais célèbre, un poète immortel a fait vaillamment son devoir comme simple soldat. Est-ce toutefois l’effet du hasard seulement que, tandis qu’Eschyle a trouvé dans le souvenir de Marathon l’inspiration des Perses et du Prométhée, — deux chants sublimes en l’honneur du génie humain sur la terre et dans les cieux, sur le sol de la patrie et dans les régions de la pensée et de la foudre, — le glorieux estropié de Lépante nous ait légué au contraire pour monument de son époque un sombre éclat de rire et de désespoir? Le chef-d’œuvre de Cervantes est-il autre chose que la satire la plus amère et la plus douloureuse de tout héroïsme, le persiflage désolant et désolé des sentimens chevaleresques et des aspirations élevées des temps passés? n’enseigne-t-il pas à chaque page que le dévoûment n’est que de la niaiserie, que la vertu n’est qu’une hallucination, que bien fou est celui qui veut redresser les torts, protéger les faibles, secourir les opprimés, et ne dirait-on pas que c’est le cri même de l’âme humaine, — de l’âme catholique et espagnole du moins, — après la terrible déception de 1571, que Miguel Saavedra a voulu déposer dans son livre? Livre désenchantant et fascinant à la fois, livre éternel auquel les lecteurs ne manqueront jamais, et dans lequel jamais lecteur ne manquera non plus de vouloir retrouver ou insinuer ses propres pensées et préoccupations (ne le faisons-nous pas nous-même en ce moment?), livre diversement expliqué et toujours commenté, comme le sont le Faust et l’Hamlet, parce que, comme le Faust et l’Hamlet, il est, lui aussi, le résumé ou l’abrégé, — le raccourci d’abîme, dirait Pascal, — d’une des grandes tourmentes de notre pauvre humanité...


II.

Si stérile que fût la victoire de don Juan d’Autriche dans le golfe de Corinthe, elle n’en marqua pas moins une phase importante dans l’histoire du problème oriental : elle mit fin, pour les puissances catholiques, à toute idée de croisade et à toute récrimination contre « le grand opprobre turc. » Depuis 1571 et dans le cours du siècle suivant, l’Europe vit encore plus d’un ravage, plus d’un djihad ottomans, mais elle les vit avec un calme philosophique, une absence de préjugés qu’aurait pu lui envier un prince Clément de Metternich. Le terrible bras des Kuprili[19] s’appesantissait tantôt sur la république de Saint-Marc ou de Pologne, tantôt sur l’Autriche et la Hongrie; mais on envisageait ces calamités comme des faits de guerre ordinaire, affligeans pour tel état, réjouissans pour tel autre, et alors même que tel gouvernement s’alliait d’aventure à un pays menacé ou envahi par les armes da sultan, c’était uniquement pour faire pièce à un rival, par calcul politique, presque jamais par le sentiment d’un devoir à accomplir, de la communauté chrétienne à préserver. Seuls, les Polonais, ces Tard-venus de la chevalerie, s’avisèrent d’aller délivrer Vienne par pure générosité et « pour l’amour du Christ. » Mais aucune des puissances ne leur sut gré de leur dévoûment, pas même celle qu’ils venaient de sauver, et l’on connaît le jugement porté par les politiques, par Louis XIV entre autres, sur la folie de la croix de Sobieski. Encore moins fut-il jamais question depuis Lépante des anciens sujets des Paléologues, des raïas courbés pendant si longtemps sous le cimeterre, et de ce « royaume grec, » autrefois la grande préoccupation de Pie II et de Charles VIIÏ. Il arriva même un jour que, par un de ces hasards de la fortune et des batailles, les Vénitiens purent s’emparer de ce « royaume grec, » posséder et gouverner la Morée pendant vingt-huit ans, sans que l’Europe s’en fût montrée émue à un degré quelconque, on dirait presque sans qu’elle en eût pris note. Ce fait immense, inespéré du Péloponèse arraché au joug ottoman, d’Athènes délivrée de la souillure des barbares, ce fait qui à l’époque de la renaissance eût transporté la chrétienté d’un ravissement ineffable, qui dans notre siècle encore, sous la restauration, a exalté les esprits et électrisé les cœurs, ce fait a passé inaperçu aux yeux des contemporains de Bossuet, de Fénelon et de Racine, il ne leur a arraché aucun cri d’enthousiasme, aucun accent sympathique ! Faut-il ajouter que, pour comble d’ironie, les Péloponésiens eux-mêmes ne s’aperçurent guère de leur bonheur et que, d’après le témoignage d’un voyageur français d’une autorité reconnue[20], ils ne tardèrent pas « à faire des vœux pour retourner sous la domination des Turcs et à envier le sort des Grecs qui y étaient restés. » Les Vénitiens n’ont laissé d’autres traces de leur domination en Morée pendant vingt-huit ans que les ruines du Parthénon. Les mécréans barbares et iconoclastes avaient respecté le monument sublime de Périclès et de Phidias ; il ne croula que sous les boulets de Morosini, le compatriote de Titien et de Véronèse...

Un phénomène remarquable nous permet d’observer et de saisir sur le vif le grand changement opéré dans les esprits au lendemain de l’immense déception de 1571. La fin du XVIe siècle vit éclore une riche littérature orientale, une foule d’écrits qui se donnaient pour mission de renseigner le public sur les mœurs, coutumes et institutions des musulmans. Si parmi ces écrits, lus avec avidité et traduits en nombre de langues, quelques-uns étaient dus à des auteurs compétens et très versés dans la matière, comme Folieta et Busbeck[21], la plupart naturellement ne visaient qu’à satisfaire la curiosité et amuser les imaginations, mais presque tous se distinguaient par un ton que ne connurent pas et que n’eussent point admis les générations précédentes; presque tous exaltaient la puissance et la grandeur de l’infidèle. Le pédantisme même vint s’en mêler, et telle dissertation démontrait doctement comme quoi, a par des raisons naturelles, et contrairement à l’opinion d’Aristote, l’empire turc était durable et invincible[22]. » Le célèbre ouvrage du Génois Uberto Folieta fut écrit dès 1573 et dédié à Marc Antonio Colonna, le commandant de l’escadre papale à la bataille de Lépante; la dédicace, qui a l’air d’une épigramme, n’en est pas une cependant : elle est sérieuse comme tout le livre, un des plus profonds et des plus philosophiques de cette littérature. Quant aux Lettres de Busbeck, qui parurent de 1582 à 1589, elles firent une sensation immense et forment encore aujourd’hui une lecture des plus attachantes. On y trouve surtout une intelligence du génie de l’Orient et un sentiment du pittoresque rares à cette époque, et la discrète enveloppe d’un latin classique et sobre ajoute à la saveur originale du livre. Quel tableau par exemple que ce récit de l’audience à la cour du sultan à Amasie, quelle opposition finement ménagée de la pompe asiatique dans les costumes, les armes, les ornemens, et du silence profond, religieux de la foule de hauts dignitaires, d’aghas et de milliers de soldats bordant l’horizon! « Ce n’est qu’en passant ensuite devant leurs rangs et en voyant leurs têtes s’incliner en réponse à mon salut que je n’eus plus de doute que c’étaient des êtres vivans ! » Quel portrait aussi que celui du sipahi armé en guerre, de son coursier, « son enfant, » chargé d’amulettes contre les mauvais esprits, et pliant les genoux pour se laisser monter par un maitre dont il ne sent jamais le fouet et dont il comprend toujours la moindre et la plus douce intonation !

L’homme d’état et le penseur est partout à la hauteur du peintre. Ghislen de Busbeck, Flamand de naissance, fut employé pendant une longue suite d’années, par les empereurs Ferdinand Ier, Maximilien II et Rodolphe II, comme ambassadeur auprès de la Porte, et c’est le récit de ses diverses missions que nous donnent ces fameuses Lettres. Sans taire les graves et alors déjà incurables vices de l’empire des sultans, sans même cacher des expériences personnelles parfois bien désagréables (pendant une de ses missions, on lui fit entrevoir la réjouissante perspective d’être renvoyé avec les oreilles et le nez coupés), il ne s’en applique pas moins à bien approfondir les institutions de cet étrange peuple et à leur rendre justice. Il n’hésite pas notamment à déclarer que les janissaires, la grande terreur de la chrétienté d’alors, sont dans maintes villes et bourgades les défenseurs diligens des chrétiens et des juifs contre une multitude fanatique. Il juge en froid politique l’effroyable dîme vivante prélevée sur les enfans des chrétiens, ce fameux établissement d’adchem-oglan qui formait les futurs serviteurs de l’état dans les carrières civiles et militaires, et il admire les soins qu’on y prenait pour bien reconnaître les aptitudes des divers élèves et les développer en conséquence. « J’envie ces Turcs qui, en possession de tel individu remarquable, s’en réjouissent comme d’un trésor et prennent pour son éducation tous les soins imaginables. Chez nous, c’est tout autre chose; nous trouvons plaisir à un beau chien, à un faucon superbe, à un magnifique cheval, et n’épargnons rien pour les amener au plus haut degré de perfection ; nous nous donnons bien moins de peine lorsqu’il s’agit d’un garçon de talent. Rien n’égale la joie que cause aux Turcs un homme bien élevé et bien instruit. » Un signe du temps, — de cette époque de la réforme où grondait déjà sourdement la démocratie autoritaire des âges futurs, — c’est la satisfaction visible avec laquelle Folieta aussi bien que Busbeck (un conseiller aulique pourtant!) relèvent l’absence de toute classe privilégiée, de toute aristocratie et noblesse sous le régime du padichah ; rien n’est dû à la naissance, tout dépend du mérite... Mais n’est-ce point le despote qui juge de ce mérite, et le ton plaisir d’un despote est-il moins sujet à caution que le hasard ce la naissance? L’organisation militaire est, on le conçoit, la grande préoccupation et le principal sujet de tous ces écrits de l’époque sur l’empire ottoman : Busbeck lui a consacré un ouvrage spécial. Dans ses Lettres, il raconte avec beaucoup de détails son séjour au camp de Scutari pendant trois mois, et s’extasie sur l’ordre, la paix et la propreté qui n’ont cessé d’y régner. Il n’y avait là rien qui eût pu offenser la vue, l’ouïe et l’odorat : point de cris, point d’ordures; ni banquets, ni jeux de dés et de cartes, ni batteries; absence complète de filles, de jongleurs et bateleurs; la plus grande sobriété dans le manger et le boire, et les jeûnes observés avec la plus scrupuleuse exactitude. C’est là l’éloge constant donné au camp turc par tous les observateurs du XVIe siècle, et pour bien comprendre la portée ainsi que la pointe évidente de ces panégyriques, il faut se rappeler ce qu’étaient les armées chrétiennes vers la même époque, ce qu’étaient par exemple ces troupes d’élite du duc d’Albe qui, en 1566, allèrent dans les Pays-Bas pour y étouffer l’hérésie et rétablir la vraie religion. Brantôme, qui était accouru en Lorraine pour voir au passage cette « grande, gentille et gaillarde armée, » en a fait une description enthousiaste. Il y avait, dit-il, près de neuf mille des meilleurs soldats de l’Europe, « de plus il y avait quatre cents courtisanes à cheval, belles et braves comme princesses, et huit cents à pied, bien à point aussi[23]. » Un écrit italien anonyme du temps donne un signalement ethnologique assez plaisant des armées de l’Europe en disant : « Dans le camp turc, on ne trouve pas de crimes, mais les armes et les vivres nécessaires; dans l’armée des chrétiens, on voit la goinfrerie et tout l’appareil de la luxure, et le nombre des filles y dépasse celui des hommes. Le Hongrois assassine, l’Espagnol pille, l’Allemand se soûle, l’Italien paillarde, le Français chante et babille, l’Anglais avale et l’Écossais dévore[24]. »

En recherchant les causes de la fortune étonnante et de la force irrésistible de l’empire ottoman, tous les écrivains qui nous occupent s’accordent à placer au premier rang le profond sentiment religieux de la race. Déjà en 1554 le baile Trevisano écrivait à la signorie : « Les Turcs n’ont pas dans leurs armées les trois choses qui sont de la plus haute importance pour nos soldats : le vin, les filles et le jeu ; ils ont de plus pour coutume singulière, par eux strictement observée dans tous les temps et considérée comme la cause principale de leur bonheur dans les armes, de ne prononcer jamais un blasphème et de faire dévotement leurs prières aux heures indiquées; un blasphème même contre le nom de Jésus-Christ ou de la vierge Marie serait puni à l’égal de tout abus du nom de Mahomet. Cela seul, et en ne nous arrêtant qu’aux signes extérieurs, prouve à l’évidence qu’il y a chez les Turcs plus de religion et de crainte de Dieu que chez les chrétiens. » S’élevant à des considérations très fortes et bien surprenantes pour l’époque, Folieta dit à ce sujet : « C’est l’office de la religion de conserver les états et de maintenir les peuples dans le devoir et le respect pour les lois; à ce point de vue, il importe peu que la religion soit vraie ou fausse, pourvu qu’elle soit observée avec chasteté et dans son intégrité. »

C’est ainsi que par réflexion, par désenchantement ou par lassitude, l’Europe en était venue vers la fin du XVIe siècle à une situation qui rappelait en quelque sorte celle des anciens croisés après la perte de Jérusalem, alors que les chrétiens se mirent à célébrer les vertus de Saladin, que Richard Cœur de Lion lui offrit la main de sa sœur et se montra à Chypre en manteau parsemé de croissans d’argent. Il s’en faut pourtant que le monde musulman ait fait de son côté un progrès analogue et que son zèle farouche ait cédé à l’action du temps. Le succès prodigieux n’a servi au contraire qu’à gonfler son âme et enflammer ses désirs. « Un long bonheur, écrit Busbeck, a rendu ce peuple tellement arrogant qu’il ne trouve rien d’injuste à ce qu’il veut, rien de juste à ce qu’il ne veut pas. » Il fallait aller dans son camp ou dans son selamlik pour reconnaître ses vertus; dans les actions guerrières et dans les transactions politiques on ne connut que ses vices et ses perversités. « L’ange de l’orgueil a laissé une sœur dans le ciel qui se nomme la Dignité, » a dit le poète slave : de ces deux qualités jumelles qu’il possédait toutes les deux à un très haut degré, l’Osmanli ne faisait voir à l’Europe que celle qui précipita Lucifer aux abîmes. Une cruauté infernale sur le champ de bataille, une superbe satanique dans les rapports avec les états civilisés, tels devaient être encore pendant des siècles les traits distinctifs du Turc aux yeux de la chrétienté. La liberté qu’il accordait aux nations franques pour tout ce qui touchait au commerce, la libéralité même dont il usait à cet égard envers bien des gouvernemens, ne doivent point faire illusion sur le dédain qui inspirait au fond cette conduite tant vantée : c’étaient de vils métiers qu’il laissait volontiers aux vilains. Ce n’est pas en vain que le padichah, parmi tant et de si pompeux titres, se faisait appeler aussi le Grand Seigneur ; il avait toutes les facilités ainsi que tous les dédains de l’aristocrate de race et de condition qui laisse bien grouiller autour de lui les gens d’affaires et les manieurs d’argent (et les Francs n’étaient que cela aux yeux des croyans sans exception), mais qui sait les écraser de son mépris aussitôt qu’ils s’avisent de prétendre à quelque chose de plus que la tolérance.

Rien ne témoigne mieux de l’orgueil intraitable de ce grand seigneur envers les princes et les peuples de la chrétienté que la situation faite à Constantinople aux représentans des puissances européennes depuis le XVe jusqu’au XVIIIe siècle. Lorsqu’un ambassadeur débarquait sur les rives du Bosphore, l’accueil semblait d’abord marqué au coin de tous les raffinemens de l’hospitalité orientale. Un banquet lui était offert par les bassas (pachas, membres du divan); il recevait des présens, des habits splendides, et comme joyeuse entrée (per la buona entrata, selon l’expression des relations vénitiennes), la somme de dix mille aspres. Ce n’était du reste qu’une première avance, car la dignité de la Sublime-Porte ne souffrait pas que l’hôte du sultan eût la moindre dépense à faire durant sa mission ; il était bien entendu, il est vrai, que l’hôte apportait avec lui des cadeaux destinés à couvrir au centuple les frais de ce coûteux entretien. Les épreuves commençaient pour l’ambassadeur avec sa présentation solennelle au padichah. Avant d’être admis devant le seigneur des seigneurs et l’Ombre de Dieu sur la terre, il devait se laisser fouiller et bien prouver qu’il ne portait pas d’armes cachées; c’était en souvenir d’Amurad Ier , assassiné traîtreusement par un Serbe au moment où il baisait ses pieds. Après cette visite passablement injurieuse, le représentant était « plutôt traîné que conduit » par deux serviteurs de la Porte jusqu’au pied du trône où on le forçait de se mettre à genoux, de se prosterner même dans les grandes occasions, et de baiser la terre. Ceci se répétait à toutes les audiences accordées par le sultan. La déplaisante cérémonie accomplie, l’ambassadeur était encore heureux si au sortir du palais il n’était pas hué et injurié par la foule, procédés pour lesquels il n’y avait pas de satisfaction à demander. « En sortant de la Porte, écrit ingénument (en 1534) l’envoyé de Ferdinand Ier, Duplicius Schepper (quel prénom pour un diplomate !), nous fûmes moi et les miens violemment bousculés par les janissaires et reçus par des vociférations sauvages et rauques, par des huées et des menaces. On criait : Spagnia! Spagnia ! on faisait des gestes de mort, on hurlait comme des chiens, et les tchaouch (gardes d’honneur) qui nous accompagnaient ne faisaient rien pour réprimer cette insolence barbare. Il fallut donc supporter cela en patience, ne pouvant faire autrement[25]. »

Non moins pénibles et mortifians étaient les rapports avec les bassas. Le frère et le successeur de l’évêque d’Acqs à l’ambassade de Constantinople, l’abbé de Lisle, se plaint souvent dans ses dépêches des longues heures d’antichambre que lui faisait faire le grand-vizir; et jusqu’à la fin du XVIIIe siècle il était admis que ce haut fonctionnaire, en sa qualité d’alter ego du padichah et d’ombre de l’Ombre de Dieu, ne devait jamais se lever en recevant ou en congédiant le représentant d’une puissance. Le langage des membres du divan était parfois d’une vivacité inconnue dans le vocabulaire international; Harebone, le dévoué Harebone, le grand zélateur de la guerre contre les « idolâtres » catholiques, reçut un jour du capoudan-pacha un message qui lui promettait une forte volée de bois vert (mille bastonate) ; le chargé d’affaires d’Autriche, Michael Starzer, fut charitablement prévenu qu’il serait pendu ou tout au moins « fustigé comme un âne, » et l’on a vu les craintes sérieuses que Busbeck eut un jour pour ses oreilles et son nez[26]. Les ambassadeurs étaient tenus en continuelle suspicion, surveillés de très près, on essayait même de les empêcher d’écrire en chiffres à leurs gouvernemens, et défense formelle leur était faite de se visiter entre eux ou de s’aboucher en lieu tiers. « Vous vous parlerez tout à l’aise à votre retour dans la chrétienté, » leur disait à ce propos le grand-vizir Sokoli[27]. Tantôt on leur prescrivait le nombre de chevaux qu’ils pouvaient atteler à leur voiture, tantôt on ne leur permettait pas d’y faire monter leurs femmes, et on peut lire dans Busbeck la grave délibération du divan qui voulut un jour étendre jusqu’aux ambassades l’interdiction du vin ; ce n’est qu’à grand’peine qu’elles obtinrent la liberté de faire venir cette boisson du port au plus profond de la nuit. Il va sans dire que le mot d’ordre parti d’en haut était répété jusque dans les dernières couches, et que le plus humble des croyans tenait à honneur de modeler sa conduite sur l’exemple donné par les pachas. Encore à la veille de la révolution (1788) un diplomate français, et un des plus chauds défenseurs de la Turquie, est forcé de reconnaître que les gardes mêmes que le représentant de sa majesté très chrétienne entretient à sa porte à Constantinople restent fièrement assis quand il passe, et que le moindre janissaire s’arroge le pas sur lui dans la rue comme pour bien lui signifier que le dernier des musulmans vaut mieux que le premier des ghiaours[28].

C’était là le train ordinaire par les temps réguliers et calmes; aux momens de colère ou de crise, les affaires prenaient une tournure tout autrement odieuse et tragique. En parcourant les divers traités conclus par l’empereur d’Autriche et la Turquie dans le XVIe et au commencement du XVIIe siècle[29], on est frappé d’un article qui y revient constamment, à savoir que les hauts contractans procéderont désormais entre eux « humainement » (humaniter protedatur) et qu’on n’emprisonnera plus les ambassadeurs, chargés d’affaires, agens et leur suite, « même en cas de rupture de paix.» C’était en effet ce qui arrivait bien souvent à Constantinople malgré maintes stipulations ; les malheureux drogmans surtout tombaient victimes de ces crises ; on les torturait ou on les étranglait au premier signal, et les représentans eux-mêmes subissaient parfois un sort pareil. Qu’il est épouvantable le récit que deux compagnons d’infortune[30] nous ont laissé de la mission du baron de Kreckwitz, ambassadeur d’Autriche en 1593 ! Enlevé de sa maison, dépouillé de tous ses papiers et chargé de chaînes, il fut traîné au camp du grand-vizir, puis à Belgrade, où il succomba à ses souffrances; des trente personnes qui composaient sa suite, les unes passèrent des années dans les prisons de la Tour noire, les autres sur les galères ou au bagne de l’arsenal. — La France ne fut pas plus épargnée que l’Autriche: il suffira de rappeler les célèbres démêlés du grand-vizir Kuprili avec MM. de La Haye père et fils. Kuprili, ayant intercepté des dépêches françaises, voulut forcer le jeune La Haye et le premier secrétaire de l’ambassade de lui en donner le chiffre; sur leur refus indigné, il les fit arrêter à Andrinople et jeter dans des cachots. Les gens du pacha battirent le fils de l’ambassadeur, lui brisèrent les dents, et le père fut lui-même bloqué dans son palais sur le Bosphore. Pour toute satisfaction, le roi très chrétien demanda quelques années après que le jeune M. de La Haye pût reprendre à Constantinople le poste de son père, mort dans l’intervalle, et être « traité suivant la coutume; » mais à la première audience chez le grand-vizir une scène violente eut lieu, l’ambassadeur fut frappé au visage par un tchaouch, et Kuprili demanda et obtint sa révocation définitive[31]. Et ceci se passait en 1673, sous le règne de Louis XIV! Et le roi-soleil supportait pareilles choses du chef des croyans, lui qui, à propos d’une misérable querelle de laquais, a bien su humilier un souverain pontife !

« Si vous saviez comme l’honneur des princes chrétiens est ici foulé aux pieds (trampled upon) ! » écrivait à son gouvernement en 1622 sir Thomas Roe[32], un des vigoureux ambassadeurs britanniques à Constantinople. Roe voulut mettre fin à une situation aussi dégradante et ses collègues du corps diplomatique l’appuyèrent de leur mieux ; mais tous ses efforts se brisèrent contre cette malicieuse inertie dans laquelle les Orientaux étaient passés maîtres. Ici comme ailleurs, dans cette affaire comme en tant d’autres, ils en appelaient à leur ultima ratio, à leur Coran, à leur chéri ; et ici comme ailleurs les puissances finirent par céder, par trouver à l’insolence du Turc la même excuse que Falstaf donnait à sa lâcheté : chez l’un comme chez l’autre c’était une affaire de conscience. Le garde ne se lève pas devant l’ambassadeur qui le paie, le janissaire prend sur lui le pas dans la rue, tout cela uniquement par obéissance à la loi et au prophète, nullement par incivilité, et comment ne pas respecter un sentiment religieux ? Ainsi raisonnait à la lettre encore au siècle dernier un diplomate français des plus distingués et il concluait en ces termes : « Toutes les fois que la nécessité, l’intérêt ou la convenance exigent que l’on forme des liens politiques avec une puissance, il n’y a aucune humiliation à se prêter à une étiquette qui a sa source dans les préceptes de sa loi et dans ses opinions religieuses, auxquelles chez les Ottomans tout autre motif doit céder[33]. » Il se trouva cependant une puissance qui ne voulut jamais céder à ce motif proclamé sacro-saint par la diplomatie occidentale, ni se prêter à une étiquette justifiée peut-être par le Coran, mais certainement humiliante pour l’Évangile. Elle prit cette fière attitude dès ses premiers débuts sur la scène de Constantinople, et il importe de les signaler.

C’était vers la fin du XVe siècle, quarante ans après la prise de Constantinople[34]. Le sultan Bayazid II, ayant appris que les villes d’Azof et de Kaffa, jadis bien florissantes par le commerce que venaient y faire les Russes, périclitaient rapidement depuis que les marchands moscovites avaient cessé d’y paraître, fit des démarches indirectes auprès du grand-duc de Moscou pour apprendre la cause de cette abstention. Ivan III saisit l’occasion pour se mettre en rapport avec le padichah, et lui écrivit (1492) une lettre qui inaugura les relations si fertiles en conséquences entre les deux empires. Dans cette lettre, où il s’intitulait « seul et véritable monarque héréditaire de toutes les Russies et de plusieurs autres contrées du nord et de l’orient, » Ivan énumérait les exactions des pachas d’Azof et de Ka à qui entre autres choses confisquaient l’avoir de tout marchand russe décédé dans ces villes. « Les magistrats turcs ne connaissent pour toutes les propriétés russes d’autres héritiers qu’eux-mêmes. Tant d’injustice m’a forcé de défendre à mes marchands d’exercer le négoce dans votre pays. D’où proviennent donc ces actes de violence, puisque autrefois ces marchands ne payaient que la taxe légale, et qu’il leur était permis de commercer librement? Le savez-vous, ou non?.. » C’est à la suite de la négociation ainsi entamée qu’Ivan finit par envoyer à Constantinople une mission (1499) à la tête de laquelle se trouvait Michel Plestchéïef. La stupéfaction fut grande sur le Bosphore lorsque Plestchéïef y refusa d’accepter les habits magnifiques, les dix mille aspres et le banquet offert par les pachas : « Je n’ai rien à dire aux pachas; je ne porterai pas leurs habits; je n’ai aucun besoin de leur argent et ne veux parler qu’au Grand Seigneur. » À ce Grand Seigneur lui-même il prétendit parler debout et non pas à genoux; il en appela à ses instructions, il ne voulut pas s’en départir, et il eut gain de cause.

Elle a sa grandeur, on en conviendra, cette première ambassade moscovite sur le Bosphore, cette entrée de la diplomatie russe dans le monde de l’Orient : dans le langage de Michel Plestchéïef, on reconnaît déjà l’accent de Boulhakof et du prince Menchikof... Ivan III n’était pourtant alors que le plus obscur et le moins influent de tous les princes de la chrétienté; il venait à peine de secouer le joug infamant des Mongols qui pendant des siècles avait pesé sur son pays; son domaine ne touchait ni à la Baltique, ni à la Mer-Noire, et à l’ouest ne s’étendait pas bien au-delà de l’Ougra : plus de cent ans après encore, Henri IV ne devait parler du tsar que comme d’un knès scythien régnant sur des a nations sauvages, barbares et farouches[35]. » Non moins étonnantes assurément que ces prétentions moscovites devaient paraître les étranges condescendances de l’Osmanli à leur égard, car les grands-ducs maintinrent au XVIe siècle la ligne que leur avait tracée Ivan III : ils ne se souciaient pas d’avoir à Constantinople des représentans permanens comme Venise, la France, l’Angleterre ou le saint empire romain[36], ils se bornaient à de rares missions commandées par les circonstances, mais pour ces missions ils exigeaient toujours la réciprocité la plus absolue. C’est ainsi que l’officier Alexéïef fut envoyé en 1514 pour complimenter à son avènement au trône le terrible Sélim Ier et lui porter des assurances d’amitié ; mais il fut bien recommandé au chef de mission « de ne pas compromettre sa dignité, de croiser seulement les mains pour saluer le sultan au lieu de se prosterner devant lui ; de lui remettre les présens et la lettre, mais sans s’informer de l’état de sa santé dans le cas où il ne s’informerait pas lui-même de celle du grand-prince. » Sélim répondit à cette démarche du grand-duc Vassili par l’envoi d’un ambassadeur, — mesure rarement prise envers les autres états, — et cet ambassadeur, le premier envoyé du padichah qu’ait vu la Russie, dut obéir au cérémonial du Kremlin et baiser la main de Vassili devant l’assemblée réunie des boïars. Soliman le Grand eut soin de se rappeler à plusieurs reprises au bon souvenir d’Ivan IV, — Ivan le Terrible; — dans des lettres écrites en « caractères d’or » il se plaignait de sa froideur et l’assurait que son plus ardent désir était de vivre avec lui dans les rapports d’un attachement « solide et fraternel. » Dans tout le cours du XVIe siècle, c’est le Moskof qui se tient sur la réserve et c’est l’Osmanli qui fait l’empressé : décidément le padichah mettait une différence entre le knès scythien et les autres princes de la chrétienté.

C’est qu’avec son profond instinct politique l’Osmanli avait aussitôt reconnu qu’il se trouvait là devant une situation exceptionnelle et qui commandait des ménagemens. Les puissances de l’Occident avaient beau parler de temps en temps d’une croisade et s’apitoyer sur le « royaume grec, » elles étaient irrémédiablement divisées entre elles par leurs intérêts politiques aussi bien que par leurs croyances religieuses, et, ce qui plus est, elles n’inspiraient qu’une médiocre confiance, sinon même de l’aversion aux chrétiens d’Orient. Du côté de Moscou, la question se présentait sous un aspect tout différent. Là le souverain était à la fois le chef temporel et spirituel de son peuple, — point de la plus haute gravité selon les idées asiatiques, — et ce peuple, on le savait uni par les liens de la foi et de la race aux raïas, aux esclaves frémissans du padichah. Ivan III était encore le tributaire des Mongols que déjà il affichait l’ambition de succéder aux Paléologues après la chute de Constantinople. Il épousa (1472) la nièce du dernier empereur byzantin, « le rejeton d’un arbre impérial qui couvrait jadis toute la chrétienté orthodoxe de son ombre, » il prit pour armes nouvelles de la Russie l’aigle à deux têtes des Césars de l’Orient, et ajouta à ses titres celui de prince de Bulgarie : c’est même ce dernier titre que cachait la périphrase « de plusieurs contrées du nord et de l’orient » dans sa lettre à Bayazid II. Sans provocation ni précipitation, mais avec une persévérance aussi industrieuse qu’inébranlable, les successeurs d’Ivan III s’appliquèrent dans le cours du XVIe siècle à maintenir les rapports d’intimité avec les raïas, à leur prouver les sympathies du peuple russe en prenant soin dans la mesure du possible de leurs intérêts religieux : dès le règne de Soliman le Grand, le tribut annuel imposé par les Turcs aux célèbres couvens du mont Athos et du mont Sinaï et à maint autre monastère était payé indirectement, au témoignage d’un contemporain, par les grands-ducs de Moscou[37]. Tel est le secret des déférences que les Sélim et les Soliman ont eues de bonne heure pour le Kremlin. Le padichah a dû comprendre que de là, du Kremlin, pouvait sortir un adversaire bien autrement redoutable qu’un Ferdinand d’Autriche ou même un Philippe II; avec le Philippe II du poète, il eût pu se dire : « Là, je le sens, je redeviens mortel[38]. »

Observateurs aussi assidus que sagace des affaires d’Orient, les Italiens ne tardèrent pas à reconnaître la situation et à en pénétrer le mystère. Six ans après la bataille de Lépante (1576), le baïlo Soranzo passait en revue les rapports des diverses puissances avec l’empire ottoman; il expliquait le peu d’inquiétude qu’elles inspiraient en général au divan et ne faisait d’exception que pour la Russie. « Le Moscovite, disait-il, est redouté du sultan par cette autre raison encore que le grand-duc est de l’église grecque comme les peuples de la Bulgarie, de la Serbie, de la Bosnie, de la Morée et de la Grèce. Ces peuples sont pour cela très dévoués (devolissimi) à son nom et seront toujours tout disposés (sempre prontissimi) à prendre les armes et à se soulever pour s’affranchir de l’esclavage turc et se soumettre à sa domination... » Dix-huit ans plus tard (1594) un autre Italien, Pietro Cedolini, évêque de Lésina, écrivait au pape Clément VIII : « Grâce à la conformité des langues illyrique et slave et de la communauté religieuse d’après le rite grec, le Moscovite a pour lui les sympathies (la devozione) de la majeure partie des peuples de l’Europe et de plusieurs de l’Asie soumis aux Turcs ; il prétend à l’empire de Constantinople à cause d’abord de ses liens de famille avec les anciens empereurs, mais surtout parce que plus que tout autre prince au monde il est, à l’égal du Turc, maître absolu de ses sujets. »


JULIAN KLACZKO.

  1. Pii II pontificis maximi ad illustrem Mahumetem, Turcarum imperatorem, epistola. Opp. ep. 396.
  2. Pardessus, Tableau du commerce antérieurement à la découverte de l’Amérique, III, p. 73 seq.
  3. Ch. Lenormant, Trésor de numismatique et glyptique. Médailles italiennes. Planche XIX, 3.
  4. Opinione del Padre Paolo, servita, consultor di stato, come debba governarsi la repubblica, etc. Venezia, 1681.
  5. Elles ont été réunies dans le volumineux et magnifique recueil de M. Eugenio Alberi. Relazioni degli ambasciatori veneti al senato. — Firenze, 1839 seq.
  6. Relatione di Venezia, fatta da D. Alfonso della Cueva, conte di Bedmar, citée par Daru, Hist. de Venise, VI. p. 226 seq.
  7. L’acte, daté de Rome, 6 septembre 1494, a été publié par Foncemagne dans les Mémoires de l’Académie des inscriptions, vol XVIII.
  8. Lettre de François Ier au roi Ferdinand d’Espagne, 15 novembre 1516. Collection des Documens inédits sur l’histoire de France : Négociations dans le Levant (éd. Charrière), I, p, 13.
  9. Négociations dans le Levant, I, p. 22 note.
  10. Etiam inquit (Ibrahimus) : iste rubinus, — et ostendit quemdam rubinum magnum, — fuit in digito regis Francorum, quando fuit captus. — Rapport de l’ambassadeur d’Autriche dans Gevay, Urkunden und Actenstücke zur Geschichte des XVI u. XVII Jahrh. (Vienne, 1838 seq) I, p. 27.
  11. Négociations dans le Levant, I, p. 211.
  12. Par occorer all’ infamia... Voyez, dans les Relations des ambassadeurs vénitiens sur les affaires de France au XVIe siècle, I, p. 380 et 458 (Collection des documens inédits sur l’histoire de France), les rapports de Giovanni Capello (1553) et de Giovanni Michiel (1561).
  13. Négociations dans le Levant, III, p. 372. —Henri IV, trop fin pour demander un emprunt au sultan, essaya de lui soutirer quelque argent en lui proposant l’achat d’un grand et beau diamant dont il envoya le fac-similé en cristal. « En vérité (écrit le pauvre roi à son ambassadeur M. de Brèves, le 9 mars 1596), c’est une pièce rare et digne de luy, laquelle j’expose en vente pour employer les deniers qui en procéderont à faire la guerre au roy d’Espagne. Partant je vous prie que ce seigneur l’achepte, et vous me ferés service agréable, car c’est chose que j’ai aussy très à cœur. » Lettres missives de Henri IV (Collection des documens inédits, etc.), IV, p, 523.
  14. Dépêche de l’archevêque de Tolose, ambassadeur de France à Rome, 20 août 1582; correspondance de M. de Germigny à Constantinople, Négociations dans le Levant, III, passim. On trouve aussi des documens très curieux se rapportant au même sujet dans le livre au titre bizarre : l’Illustre Orbandale, Chalon-sur-Saône, 1662, 2 vol. in-4o.
  15. Albri, Relasioni, etc., s. v. et anno, ainsi que pour tous les passages des rapports des bailes cités dans la suite.
  16. Eched, formule de foi musulmane. — Hammer-Purgstall, Geschichte der Osmanen, IV, p. 208 (d’après les rapports de l’ambassadeur autrichien). — Pour le Mémoire d’Harebone au sultan, ibidem, p. 622.
  17. Voyez surtout l’écrit intitulé : Vom Krieg wider den Türken. Œuvres de Luther, t. IV, éd. d’Altenbourg.
  18. Lothrop Motley, Rise of the Dutch Republic. Part V, chap. I.
  19. Cette dynastie célèbre des grands-vizirs qui gouverna la Turquie pendant le XVIIe siècle était d’origine chrétienne. D’après le doge Valiero (Historia della guerra di Candia, Venezia 1679, p. 528) le premier des Kuprili, Mohamed, « le Richelieu ottoman, Il fut enlevé enfant à sa famille en Italie et placé dans le harem; la famille n’était autre que celle des comtes Ferretti, — la même qui depuis a donné à la chrétienté le pape Pie IX... Ce terrain d’Orient ménage plus d’un genre de surprises à ceux qui s’avisent de l’étudier.
  20. La Motraye, Voyages, I, p. 462. (1710.) Les Péloponésiens disaient encore à M. de La Motraye : « Les Vénitiens vivent à discrétion dans nos maisons et dans nos jardins, y prennent sans demander ce qui leur convient, et nous maltraitent, si nous nous plaignons. Les soldats sont mis en quartier chez nous, les officiers débauchent ou enlèvent nos femmes et nos filles; leurs prêtres nous viennent parler contre notre religion et nous sollicitent d’embrasser la leur, ce que jamais les Turcs ne songent à faire. Au contraire ils nous donnent toute la liberté que nous pouvons souhaiter et que nous regrettons tous les jours tant à cet égard qu’aux autres. »
  21. Uberti Folietæ, de Causis magnitudinis Turcarum imperii. — Aurelii Gislenii Busbequii, Legationis Turcicœ Epistolœ IV. — Ejusdem de Re militari contra Turcas instituenda consilium.
  22. Discorso sopra l’imperio del Turco, il quale, ancorche sia tirannico e violento, è per essere durabile contra l’opinione d’Aristotele et invincibile per ragioni naturali. — Zinkeisen, Gesch, d. Osman. Reiches, III, 399, note.
  23. Brantôme, Vie des grands hommes (duc d’Albe). — C’est aussi à la même armée que se rapporte le passage suivant de la lettre de Jean de Hornes dans la Correspondance de Philippe II (1, p, 565) : « On dit qu’ils ont plus de deux mille p... avecques eux, tellement que nous ne serons en fault des p... avec ceulx que nous avons... »
  24. Zinkeisen, Gesch. d. Osm. Reiches, III, p. 278, note.
  25. Gevay, Urkunden und Actenst., t I, p. 45.
  26. Relation du baile Morosini, 1585. — Rapport de Starzer, dans Hammer-Purgstall, Gesch. d. Osm. IV, p. 517.
  27. Stephan Gerlach, Tagebuch (Francfort 1674), p. 86 et 525. Les ambassadeurs ne se voyaient entre eux que la nuit, dans le plus profond mystère.
  28. M. de Peyssonel, Examen du livre intitulé : Considérations sur la guerre actuelle des Turcs, par M. de Volney (Amsterdam 1788), p. 153.
  29. Traités de 1547, 1562, 1568, 1606 et 1610.
  30. Le baron de Wratislaw (Merkwürdige Gesandschaftsreise, etc.) et M. Seidel (Denk-würdige Gesandschafft, etc.)
  31. Chardin, Voyage en Perse, vol. I, passim.
  32. Negociations of sir Thomas Roe m his embassy to the ottoman Porte from the year 1621 to 1028 inclusive (London, 1740, p. 18.
  33. M. de Peyssonel, ubi suprà.
  34. Pour tout ce qui suit, Karamzine (d’après les archives de l’empire), Istorya Rossyi, t. VI, chap. V et VII.
  35. Sully, Mémoires (édit. Petitot), VIII, 270 seq.
  36. Ce n’est que sous Pierre le Grand que la Russie demanda et obtint d’avoir une représentation fixe à Constantinople.
  37. Stephan Gerlach, Tagebuch, p. 460 et passim. Gerlach était chapelain de l’ambassade autrichienne à Constantinople dans la seconde moitié du XVIe siècle.
  38. Hier fühl’ ich dass ich sterblich bin... (Schiller.)