Les Evolutions du problème oriental/02

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Les Evolutions du problème oriental
Revue des Deux Mondes3e période, tome 30 (p. 5-30).
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LES EVOLUTIONS
DU
PROLEME ORIENTAL

II.[1]
LA RUSSIE ORTHODOXE.


I.

Pendant deux siècles encore, depuis la première mission russe à Constantinople, le tsar et le padichah devaient s’observer de loin, échanger de temps en temps des messages amicaux, éviter soigneusement tout cas de rupture violente, et ce n’est pas un des moins curieux spectacles de l’histoire que cette attitude des deux empires fatalement destinés un jour à s’entre-choquer, ayant même de bonne heure la conscience de cette nécessité inéluctable et s’éludant néanmoins de génération en génération, ajournant comme d’un commun et tacite accord l’heure de la rencontre suprême. Les occasions n’ont pas certes manqué durant cette longue période, qui pouvaient faire éclater une hostilité toujours latente, et pour les Turcs par exemple c’était déjà une rude épreuve que d’assister impassibles à la chute des khanats mahométans de Kazan et d’Astrakhan, ainsi qu’aux démêlés incessans du Moskof avec le khan de Crimée, leur coreligionnaire et même leur vassal. Et de leur côté les Russes ont su constamment résister aux sollicitations que leur adressait, à diverses reprises, telle puissance chrétienne, pour s’assurer leur concours dans une guerre contre le sultan. C’est en vain que déjà Philippe II, « pour les émouvoir et susciter contre le Grand Seigneur, les avait fait accommoder de toutes sortes d’armes offensives et défensives, et par exprès d’artillerie, dont ils étaient ignorans, et des artisans même[2]. » C’est en vain aussi que vers le milieu du siècle suivant (1654), pendant la célèbre guerre de Candie, la république de Saint-Marc envoyait une grande ambassade à Moscou avec une magnifique étoffe d’or (un superbissimo drappo d’oro) pour le tsar Alexis Romanof et des exhortations pressantes à une action commune contre l’infidèle. La signorie représentait au Moscovite « la facilité qu’il avait de frapper la Turquie au cœur même (al cuore) de ses possessions, où il trouverait tant de coreligionnaires du rite grec soupirant après une si belle résolution. » Le tsar attendit trois ans pour répondre, et dans sa réponse il demanda à la signorie un fort emprunt qui lui permît de terminer d’abord ses guerres avec la Suède et la Pologne[3]. Tout le long du XVIIe siècle la Russie assista aux luttes incessantes de l’Autriche, de la Hongrie, de la Pologne et de la république de Saint-Marc contre les armées du sultan sans y prendre part; tout au plus intervint-elle, de loin en loin, diplomatiquement, pour s’assurer quelque important avantage, par exemple pour se faire adjuger le territoire de Kief si longtemps disputé aux Polonais ; et ce n’est qu’à la fin du XVIIe siècle qu’elle osa s’emparer d’Azof. On dirait qu’avant d’entrer en lice, la Russie avait attendu l’heure du complet épuisement de l’Osmanli ; très certainement aussi elle attendait l’homme du destin capable de la soulever par son génie, et de la lancer dans « la grande voie au bout de laquelle brillait la coupole de Sainte-Sophie. » Ni l’heure ni l’homme ne tardèrent à venir. La puissance musulmane, fortement ébranlée déjà sous les murs de Vienne en 1683, avait reçu le coup de grâce à Zenta de la vaillante main du prince Eugène, et le 26 janvier 1699 fut signée cette paix de Carlovitz que l’historien Hammer a si justement appelée « une mise au concours de l’empire ottoman. » Douze ans après la paix de Carlovitz, le tsar Pierre Alexéiévitch inaugurait la grande œuvre russe en Orient par sa campagne du Pruth.

Les historiens n’ont pas manqué à cette campagne célèbre ; on se permettra toutefois d’en faire ici ressortir un trait bien caractéristique et peut-être trop négligé, à savoir que dans cette courte campagne on trouve déjà réunis presque au complet tous les argumens et tous les élémens dont la politique russe ne devait cesser de se servir depuis lors jusqu’à nos jours contre l’empire ottoman. C’est ainsi que les hostilités de 1711 ont été précédées par la demande de Pierre le Grand à la Sublime-Porte que les clés du saint sépulcre à Jérusalem fussent livrées au clergé grec, tout comme il est arrivé depuis, lors des transactions qui précédèrent la guerre de Crimée. Au moment de rompre avec la Porte, le tsar fit publier en latin un grand Exposé[4] adressé au monde honnête et impartial (honestus et a partium studio alienus mundus), et cet appel à l’opinion publique était une innovation considérable. La remarque a d’ailleurs été déjà faite, et très finement[5], qu’en général Pierre le Grand est le premier souverain qui ait mis en avant dans les traités politiques les principes abstraits. Jusqu’alors les puissances qui se faisaient la guerre citaient dans leurs manifestes les traités et conventions antérieurs, alléguaient leurs droits acquis : les ministres étaient des espèces d’avocats qui toujours s’appuyaient sur un code de lois positives, reconnu par tout le monde ; Pierre le Grand fut le premier à en appeler aux principes, à la loi divine ; dans un document il parle même des lois fondamentales de la nature. En flétrissant, dans son Exposé de 1711, « le joug barbare sous lequel gémissaient tant de chrétiens, » — depuis le jour de Lépante l’Europe n’avait plus entendu un pareil langage, — l’autocrate russe ne se borna pas à comprendre ces chrétiens sous la vague dénomination de « royaume grec, » comme on l’avait fait au XVe et au XVIe siècle ; il parla distinctement et en connaissance de cause « des Grecs, des Valaques, des Bulgares et des Serbes, » et c’est la première fois peut-être que ces noms ignorés ont figuré dans un acte diplomatique de premier ordre. Des rapports clandestins avaient été noués depuis longtemps avec toutes ces populations, même avec les Slaves de l’Autriche (Avstriyski Serby), et de nombreux et actifs émissaires parcouraient au dernier moment les provinces turques, en poussant au soulèvement. Les deux hospodars de la Moldavie et de la Valachie s’empressèrent de rejoindre le tsar dans son camp, après avoir renouvelé à Constantinople leur serment d’inébranlable fidélité au padichah. Les historiens néo-grecs[6] nous ont également conservé la proclamation de Pierre le Grand au peuple hellénique, pièce d’une facture bizarre, et d’un style aussi peu classique que possible ; mais rien n’égale l’intérêt que présente une lettre du tsar écrite dans le même temps aux Monténégrins[7]. « Notre Majesté Tsarienne connaît, y lit-on, la bravoure de vos anciens maîtres, la profondeur de vos bons cœurs chrétiens, et l’art avec lequel vous vous êtes servis de vos armes pour la défense de la foi; nous en avons été informés par des livres imprimés, et tout l’univers sait qu’Alexandre le Macédonien, avec une petite armée recrutée parmi vos peuples, a battu bien des souverains et subjugué de nombreux empires. Au moment présent, par Dieu indiqué, il vous sied de renouveler votre antique gloire, et, en vous joignant à mes armées, de combattre pour la foi et la patrie, pour votre honneur et votre dignité, pour la sécurité et la liberté de vos successeurs. Si chacun de vous fait son devoir et combat pour sa foi, le nom du Christ sera glorifié au-dessus de tout, et les descendans du païen Mahomet seront repoussés dans leur ancienne patrie, dans les sables et les steppes de l’Arabie. » Chose surprenante, dès ce temps aussi apparaît l’extrême prédilection du gouvernement russe pour le Monténégro, parmi toutes ces peuplades de la péninsule de Thrace; c’est par l’intermédiaire du vladyka de la Montagne-Noire que Pierre le Grand s’adressait aux habitans de la Serbie, de la Macédoine, de l’Herzégovine et du littoral de la mer (Primortsy), en lui donnant ainsi l’investiture d’une sorte de domination sur ces contrées.

Encore une fois, tout l’appareil religieux, philosophique, national et révolutionnaire des tsars pour la destruction de l’empire ottoman, nous le voyons déjà monté et mis en œuvre dans cette campagne du Pruth; il est vrai aussi que dès lors se révèle du côté des Russes le grand défaut qui leur a préparé plus d’un mécompte dans la carrière orientale : une confiance présomptueuse dans leurs propres forces et un mépris peu justifié de celles de l’adversaire. Il est remarquable en effet que, malgré de si nombreuses luttes avec la Turquie, les Russes n’ont jamais su apprécier à sa juste valeur le soldat musulman, et sont presque toujours entrés en campagne avec des armées et des ressources insuffisantes. Plevna n’est point un fait unique dans les annales des guerres turco-russes, et ceux que cet échec des armes du tsar a étonnés de nos jours ont tout simplement oublié l’énergique résistance qu’en mainte occasion les Osmanlis ont su opposer aux Moscovites, depuis la défense d’Azof, vers la fin du XVIIe siècle, jusqu’à celle de Kalafat et de Silistrie en 1854. En 1711, cette présomption russe faillit amener une catastrophe terrible et mit le fondateur de la grandeur russe à deux doigts de sa perte. Entré en Moldavie avec 38,000 hommes, Pierre le Grand se trouva aussitôt cerné par les forces bien supérieures du grand-vizir Méhémet-Baltadgi. On sait la lettre qu’il adressa à son sénat en ce moment d’angoisse : « Je n’ai devant moi que la ruine complète ou la captivité chez les Turcs. » Il avait, en quittant la Russie, exprimé le désir d’être enterré à Constantinople : « ce désir, selon la remarque d’un adversaire implacable[8], était sur le point de se réaliser, et sans la conquête de cette ville ; » déjà même l’héroïque et infortuné Charles XII était accouru en toute hâte du fond de son exil de Bender pour assister à la chute de son mortel ennemi, lorsque le grand-vizir se laissa fléchir par les supplications de la tsarine et accorda la capitulation de Houche. Baltadgi a-t-il été corrompu par l’argent, ainsi que l’ont prétendu quelques historiens d’une autorité discutable? Ce serait alors un article de plus à joindre au riche inventaire des moyens destructifs dont la Russie se trouvait déjà en possession dès cette première campagne d’Orient; car ce fait jusque-là inouï d’un commandant turc gagné par l’or de l’ennemi s’est malheureusement depuis reproduit plus d’une fois et a contribué à plus d’un succès des armes moscovites. En tout cas, la capitulation de Houche (21 juillet 1711) n’en fut ni moins dure, ni moins humiliante : Azof, le grand espoir maritime de la Russie, fut restituée aux Turcs ; plus d’une forteresse dut être rasée; la jeune flotte de la Mer-Noire était anéantie, et le sultan était « supplié de pardonner la conduite irrégulière du tsar. » Depuis sa délivrance du joug des Mongols, l’empire de Russie n’avait point connu pareil outrage.

Si décevante que fût l’issue de cette première croisade orthodoxe, elle n’affaiblit d’ailleurs nullement la solidité des liens qui s’étaient noués entre la Russie et les populations de la péninsule thracienne : ces liens se fortifièrent plutôt dans le sentiment d’une défaite subie en commun, et d’une revanche, commune aussi, à prendre un jour. La capitulation de Houche fut en quelque sorte pour les chrétiens d’Orient ce que le désastre du Piémont dans la plaine de Novare a été de nos jours pour les patriotes italiens, la consécration d’un pacte désormais scellé par le sang. Rien de plus caractéristique à cet égard qu’un message qui nous a été conservé[9], et que Pierre le Grand fit parvenir, cinq ans après la capitulation de 1711, aux « métropolites, chefs, capitaines, knès, voïvodes et à tous les chrétiens de la Serbie, Macédoine, Tchernagora, Herzégovine, etc. » Le tsar y parle d’abord des cruelles représailles exercées par les Turcs dans ces pays, à la suite de la dernière guerre, et des nombreuses victimes tombées sous la vengeance de l’infidèle : « Nous avons ordonné des prières solennelles dans toutes les églises et tous les monastères de notre orthodoxe empire pour tous ceux des vôtres qui ont succombé dans la défense de la religion et se sont couronnés de la couronne du martyre. » Il renouvelle « aux survivans » l’assurance de son affection et de sa gratitude inébranlables ; il envoie cinq mille roubles pour la reconstruction des maisons détruites, cinq mille autres pour la réparation des églises, « de plus cent soixante exemplaires de notre personne en or[10]. » Bien qu’en paix pour le moment avec le sultan, il n’en compte pas moins sur leur aide armée dans le cas d’une guerre nouvelle, ainsi qu’il l’a fait et qu’il le fera toujours à l’égard des peuples « unis par la même foi et la même langue... » Il est aisé de concevoir l’influence qu’une pareille attitude d’un grand et puissant empire dut exercer sur des esprits incultes, mais simples et croyans; elle eut surtout pour effet de sauver les raïas de la dernière des dégradations, où ils ne furent que trop près de tomber à la veille même de la campagne du Pruth.

Depuis 1571 en effet, depuis la grande défaillance de l’Europe catholique lors de la sainte ligue, une apostasie hideuse avait commencé à exercer parmi les chrétiens d’Orient des ravages qui, d’abord peu remarqués, finirent par éclater à tous les yeux dans les dernières années du XVIIe siècle. Des voyageurs comme Chevalier, Pococke et La Motraye observent vers cette époque dans le Levant des conversions en masse des populations de l’un et l’autre rite à l’islamisme; mais c’est surtout dans les rapports des nonces et des missionnaires apostoliques[11] qu’on peut suivre la marche progressive et effrayante de ce fléau. Délaissés de l’Occident, oubliés de tout le monde, les raïas avaient commencé par se soumettre avec le fatalisme oriental à ce qui pouvait leur paraître l’arrêt irrévocable du destin et par trouver, comme le dit des Albanais une relation contemporaine, « qu’il fallait bien obéir à un maître auquel Dieu a définitivement donné la terre. » Ce phénomène étrange des pomaks de la Bulgarie, des begs de la Bosnie, des arnautes de l’Albanie, des kourmoulides de la Crète, etc., — des populations, en un mot, de pure race slave ou grecque, ne sachant rien de la langue turque, anciennement attachées à la foi du Christ, et devenues néanmoins avec le temps plus ardentes pour la religion musulmane que les descendans mêmes d’Orkhan et de Togrulbeg, — ce phénomène date précisément, pour la plus grande part, de l’époque qui sépara la bataille de Lépante de la capitulation de Houche. Dès 1610, Marino Bizzi, archevêque d’Antivari, prévoyait dans des temps très rapprochés « la ruine complète du christianisme dans l’Albanie et la Serbie; » en 1651, le missionnaire apostolique Marco Crisio ne trouvait plus en Albanie que 50,000 chrétiens au lieu de 350,000 qu’y avait encore connus Bizzi; l’évêché de Durazzo qui, en 1671, avait compté 14,000 âmes catholiques, n’en comptait plus que 8,000 dans l’année 1703. Et ce qui ajoutait à l’ignominie de la transformation, c’est qu’elle n’était point due à une propagande turque quelconque : elle était le résultat d’un abaissement volontaire auquel le désespoir et l’avidité avaient une part égale. Comme la « dime des enfans » (pour le recrutement des janissaires) et l’impôt de capitation ne pesaient que sur les populations chrétiennes, le gouvernement ottoman s’était toujours bien gardé de tarir, par un prosélytisme mal avisé, les deux sources principales de sa puissance militaire et financière, et, loin de favoriser les conversions au Coran, il s’était au contraire appliqué de bonne heure à y mettre tous les obstacles possibles<ref> Les Vénitiens font cette observation dès le XVIe siècle; et c’est ainsi que, parlant de la « dime des enfans, » Tiepolo dit (1576) : Onde è ragione, che quanto desiderino quelli divenir Turchi, cosi fuga il gran-signore di fargli... Voyez en outre Zinkeisen, Gesch. d, Osman. Reiches, V, 319 seq. </<ref>. Néanmoins la marée de l’apostasie montait toujours, et à la limite des XVIIe et XVIIIe siècles, il y eut un moment, dit un historien, « où, à en juger d’après différens indices, le christianisme semblait menacé dans toutes les parties de la Turquie d’une fin et d’une destruction silencieuses... » Le courant fut arrêté soudain par l’apparition de Pierre le Grand sur la scène de l’Orient : les provéditeurs vénitiens purent dire aussitôt dans leurs rapports que les Grecs espéraient voir de nouveau leur église relevée de l’oppression; Grecs, Serbes et Roumains s’attachèrent aussitôt avec une nouvelle ardeur à leur foi, et il n’y eut plus d’exemple dès lors de ces défections en masse, par clans et par tribus entières, qu’avaient vues, à la honte de l’humanité, les âges précédens. La défaite orthodoxe sur le Pruth vint ainsi indirectement réparer le mal qu’avait causé sans le vouloir la victoire catholique dans le golfe de Corinthe, et de tous les effets de l’action russe dans le Levant ce n’est pas là le moins méritoire à coup sûr, bien qu’il soit généralement le plus ignoré.

Plus d’un demi-siècle toutefois devait s’écouler avant que les raïas entendissent de nouveau cet appel à la guerre sainte que leur avait annoncé le « tsar blanc » dans son message de 1715. Pierre le Grand, tout absorbé par sa lutte contre la Suède, n’avait plus osé renouveler sa « conduite irrégulière » envers le padichah, et les hostilités mêmes qui, sous le règne d’Anna Ivanovna, éclatèrent entre la Russie et la Porte, ne présentèrent en rien le caractère d’une croisade. L’influence allemande, si prépondérante sous ce règne, est visible jusque dans la manière dont fut conduite cette campagne de 1735-1739. Les Ostermann, les Munich, n’étaient point agités par des passions orthodoxes et slaves ; ils faisaient une guerre politique, une guerre régulière; ils avaient de plus l’Autriche pour alliée. Cette première entreprise commune des Habsbourg et des Romanof en Orient fut loin d’être encourageante : l’Autriche y perdit toutes les anciennes conquêtes du prince Eugène; la Russie elle-même n’en rapporta pour trophée que la démolition d’Azof. Les choses changèrent de face à l’avènement de Catherine II (1762), Cette femme extraordinaire qui, bien qu’Allemande par naissance et par éducation, a su si complètement se faire l’âme moscovite, qui sut être philosophe avec Voltaire et Diderot, et orthodoxe fanatique avec ses popes et ses moujiks, anarchiste en Pologne et conservatrice à l’égard de la révolution française, s’inspira aussitôt, dans les affaires du Levant, de la grande tradition du vaincu de Houche, et mit en œuvre tout l’appareil philosophique, religieux, national et révolutionnaire, inauguré lors de la campagne du Pruth. Pour agir sur l’opinion du monde, elle eut quelque chose de mieux que la plume savante du pauvre hère allemand qui traça jadis pour Pierre Ier l’Exposé latin, elle eut aux ordres de son ambition la grande voix du siècle : Voltaire lui-même sonna le Tocsin des rois, et adjura princes et peuples d’écraser l’infidèle. Après avoir passé toute sa vie à persifler et à maudire le « fanatisme » des Godefroy et des saint Louis, le patriarche de Ferney se fit sur ses vieux jours le Pierre l’Ermite d’une croisade orthodoxe : il adorait sa Semiramis du Nord, et les Turcs, en outre, avaient à ses yeux ces deux défauts irrémissibles de cacher leurs femmes et de ne pas aimer la tragédie. Tout autrement puissans aussi que sous Pierre le Grand furent désormais les moyens d’action sur les chrétiens d’Orient. Dès 1765, des agens et des émissaires russes parcouraient la Moldavie, la Valachie, la Grèce, la Roumélie, la Thessalie, l’Albanie, le Monténégro, la Morée, les îles de l’Archipel jusqu’à Candie, préparant les populations à la révolte, distribuant de l’argent, promettant « de la poudre et du plomb[12]. » A la tête de cette vaste agitation, la tsarine avait placé Alexis Orlof, le frère de son amant, le meurtrier de son époux, qui signa à Pise un pacte formel avec les chefs futurs du mouvement. La rupture avec la Porte enfin officiellement déclarée (1768), le comte Roumiantsof entra à Bukarest aux acclamations du peuple ; le prince Dolgorouki débarqua sur les côtes de la Dalmatie des armes, des munitions et des canons dont les Monténégrins ne tardèrent pas à s’emparer pour faire ensuite irruption dans l’Albanie, la Bosnie et l’Herzégovine ; Alexis Orlof lui-même parut au milieu des Maïnotes et proclama la liberté de tous les Hellènes au nom de « la sainte et orthodoxe Catherine[13]. »

Sur cette première guerre décisive de la Russie en Orient, dont la durée fut de cinq ans, Frédéric II de Prusse a porté un jugement qu’il est utile de noter : on serait tenté de l’appliquer également à bien des campagnes russo-turques qui suivirent. « Les généraux de Catherine, — écrivait le plus grand capitaine du siècle, — ignoraient jusqu’aux premiers élémens de la castramétrie et de la tactique ; les généraux du sultan avaient encore moins de connaissances ; de sorte que, pour se faire une idée nette de cette guerre, il faut se représenter des borgnes qui, après avoir battu des aveugles, gagnent sur eux un ascendant complet[14]. » L’ascendant fut complet en effet, — beaucoup plus complet que la victoire très laborieuse et longtemps disputée de Roumiantsof, — et les Turcs durent signer ce traité de Kaïnardji, qui n’accordait il est vrai aux Russes que des avantages essentiellement diplomatiques, mais que les Kaunitz et les Thugut considéraient alors déjà comme l’arrêt de mort de l’empire ottoman. Seuls les raïas insurgés n’eurent point à se féliciter d’une paix qui les livrait pour le moment aux représailles atroces de l’oppresseur séculaire ; les habitans de la Morée surtout payèrent cruellement le triomphe des armes russes. Bien des années après encore le Maïna retentit d’imprécations contre Alexis Orlof. « Il n’a paru sur nos côtes, — disaient dans leurs lamentations les malheureux habitans de la Laconie, — que pour nous soulever et nous abandonner ensuite à la fureur des Osmanlis ; les Turcs eux-mêmes ont montré dans cette guerre beaucoup plus de franchise et de loyauté envers nous que les généraux de Catherine[15]. » Toutefois ces plaintes ne s’élevaient que contre les généraux ; la « sainte et orthodoxe Catherine » n’en demeurait pas moins le grand espoir des pauvres raïas, et ils ne se trompaient pas. Au moment même de la plus profonde désolation de la Morée, la Sémiramis du Nord roulait déjà dans son esprit ce fameux projet grec qui devait relever l’ancien empire de Byzance, et placer un de ses petits-fils sur le trône de Tsarigrad.


II.

« Vous savez, — disait l’empereur Nicolas, en 1853, lors de ses célèbres conversations avec sir Hamilton Seymour, — vous savez les rêves et les plans dans lesquels l’impératrice Catherine se complaisait; ils ont été transmis jusqu’à nos jours, mais quant à moi, je n’ai pas hérité de ces visions ou de ces intentions, si vous voulez[16]. » A distance d’une génération, le 2 novembre 1876, le fils et successeur de l’empereur Nicolas exprimait à Livadia, devant lord Loftus, ses regrets de voir « exister toujours en Angleterre un soupçon invétéré contre la politique russe et une crainte continuelle des agressions et des conquêtes russes; » et il ajoutait solennellement : Tout ce qui a été dit ou écrit sur les projets de Catherine II n’était qu’illusions et fantômes : ces projets n’ont jamais existé en réalité[17]. Entre ces deux assertions contradictoires, mais également augustes, l’esprit risquerait de demeurer perplexe à jamais, si fort heureusement un témoignage non moins auguste et cette fois irrécusable entre tous, le propre témoignage de Catherine II, ne venait trancher la question et dissiper tous les doutes. Nous possédons en effet une série de lettres autographes adressée par l’impératrice de Russie à l’empereur Joseph II, et embrassant une période de dix ans, — de 1780 jusqu’à 1790. — Dans cette correspondance, le projet grec, ou, pour parler plus exactement, le projet daco-grec est exposé et tracé de la main même de Catherine, avec toute la clarté désirable, et de manière à ne laisser la moindre place ni aux illusions ni aux fantômes[18]. « ... Je ne doute point, — écrivait par exemple Catherine II à l’empereur Joseph, le 10 septembre 1782, — qu’il ne plaise à Votre Majesté Impériale de remplir pleinement et entièrement l’article secret des engagemens qui subsistent entre nous; ... Si nos succès nous mettaient en état de pouvoir délivrer l’Europe de l’ennemi du nom chrétien en le chassant de Constantinople, Votre Majesté Impériale ne me refuserait pas son assistance pour le rétablissement de l’ancienne monarchie grecque, sur les débris et la chute du gouvernement barbare qui y domine, sous condition expresse de ma part de conserver cette monarchie renouvelée dans une entière indépendance de la mienne, en y plaçant le cadet de mes petits-fils, le grand-duc Constantin... Ce nouvel empire grec pourrait être borné par la Mer-Noire du côté de la Russie ; ses bornes du côté des états de Votre Majesté Impériale dépendraient des acquisitions qu’elle aura faites ou stipulées à la chute du gouvernement barbare, et enfin le Danube fixerait les limites de la Dacie et de l’empire grec. Les îles de l’Archipel resteront aussi sous la puissance de cet empire renouvelé... »


Sur la « Dacie » (qu’elle destinait à son favori Potemkine) l’impératrice s’expliquait ainsi qu’il suit dans la même lettre :


« ... Il conviendrait, ce me semble, de statuer préalablement et à jamais qu’il y eût un état indépendant entre les trois empires (la Russie, l’Autriche et l’empire grec renouvelé), qui serait maintenu à toujours dans l’indépendance des trois monarchies. Cet état, jadis connu sous le nom de Dacie, pourrait être formé des provinces de Moldavie, Valachie et Bessarabie, sous un souverain héréditaire de la religion chrétienne dominante dans lesdits états, et sur la personne et la fidélité duquel les deux cours impériales pourraient compter... Les bornes de ce nouvel état devront être circonscrites par le Dniester et la Mer-Noire du côté de la Russie, et de celui des états autrichiens par la dernière prise de possession que j’ai garantie à Votre Majesté Impériale... C’est sur quoi, d’après l’article secret de notre traité, il conviendra que nous nous expliquions plus en détail ; je m’attends, en conséquence, que Votre Majesté Impériale voudra bien s’ouvrir à moi sur cela avec cette confiance que l’amitié intime rend indispensablement réciproque. »


Reportons-nous à quelques années en arrière de cette lettre, de l’impératrice Catherine, et observons de plus près les singulières circonstances au milieu desquelles s’était établie l’entente secrète entre la Russie et l’Autriche pour le partage éventuel de l’empire ottoman. Les événemens qui se sont passés de nos jours, et dont plus d’un côté demeure encore obscur, emprunteront peut-être quelque vive lumière à l’examen d’un passé déjà vieux de cent ans. Ce passé, nous pouvons maintenant l’étudier à loisir et dans tous ses détails, grâce à l’abondance des documens diplomatiques venus successivement au jour[19], et qui ne manquent assurément ni d’à-propos ni même de piquant.

La plus instructive de ces pièces est une longue dépêche adressée, le 26 décembre 1780, au roi de Prusse Frédéric II par son ambassadeur à Saint-Pétersbourg, le comte de Goertz, car elle donne l’historique du projet grec depuis le commencement, et pour ainsi dire depuis sa première incubation. L’idée, y disait M. de Goertz, de chasser les Turcs de l’Europe et de relever à Constantinople le trône des Paléologues au profit d’un prince de sa maison s’était d’abord emparée de l’imagination de l’impératrice au moment de la seconde grossesse de la grande-duchesse sa belle-fille (la femme de Paul Ier) vers la fin de l’année 1778. Si l’enfant à naître était un prince, il fut résolu dans son esprit de le destiner au trône de Constantinople et de lui donner à cause de cela le nom de Constantin. Elle n’osa pas cependant afficher tout haut ce projet : devant le grand-duc Paul lui-même, elle n’en parla d’abord que « d’une manière énigmatique ; » n’ayant pas été comprise au premier mot, elle dut lui tenir un langage tout à fait clair « en lui témoignant du mécontentement de n’avoir pas des idées élevées. » Elle fit frapper d’avance des médailles avec son effigie d’un côté ; au revers brillait l’étoile du matin au-dessus d’un groupe représentant une femme (la Russie), tenant dans ses bras un enfant, entre l’Espérance, qui de sa main montrait l’étoile, et la Religion, derrière laquelle on entrevoyait la basilique de Sainte-Sophie. « Afin de ne rien négliger pour l’exécution de ce plan, » la tsarine fit venir de bonne heure six nourrices des îles de l’Archipel pour que l’empereur désigné de Byzance fût nourri du lait grec ; le baptême devait aussi avoir lieu selon le pur rite grec, qui différait en quelques points du russe. Par malheur, lors de la naissance du prince (mai 1779), aucune des nourrices grecques ne se trouva en bonne santé, et force fut d’allaiter le nouveau-né avec du lait moscovite. L’impératrice fut dépitée de ce contre-temps au point de renoncer également au baptême grec et à la mise en circulation de la médaille commémorative. Depuis lors, poursuit l’ambassadeur, le projet parut abandonné, et les courtisans ne se firent pas faute d’en plaisanter à la dérobée; les seuls initiés s’obstinèrent à croire « que la souveraine conservait encore en elle le désir de l’exécution, » et ils citaient à l’appui une parole caractéristique dite par l’impératrice au ministre de sa maison. Sur la demande de ce dernier s’il fallait affecter à l’entretien du nouveau-né la même somme qui avait été fixée dans le temps pour son frère aîné (Alexandre) : « Certainement, a répondu la tsarine, car le cadet est dès son enfance le grand seigneur que l’autre ne deviendra qu’après la mort de deux personnes (Catherine et Paul). » Non moins significatif fut cet autre trait, lorsqu’à la veille de son départ pour Mohilef, où elle devait rencontrer l’empereur Joseph II, elle fit faire le portrait de l’enfant prédestiné, tenant en main le drapeau de Constantin le Grand avec la célèbre inscription : In hoc signo vinces. L’ambassadeur apprit de source certaine qu’à Mohilef l’impératrice avait tâché de gagner Joseph II à ses vues, ne doutant pas du succès, « s’ils agissaient de concert. » L’empereur Joseph raconta lui-même cet entretien au grand-duc Paul « en s’en moquant » et en disant : « Tout cela serait très bien, s’il n’y avait que nous deux en Europe. »

Goertz crut dès lors opportun d’adresser quelques questions à ce sujet au chancelier de l’empire, le comte Panine. Le chancelier, visiblement embarrassé, mais voyant que son interlocuteur était bien informé, convint de tous les faits ; il ajouta toutefois aussitôt « avec les assurances les plus fortes » que l’exécution de ce plan n’était point à craindre, et cela par la raison « qu’il n’y aurait point de Russe qui ne s’y opposât; » le seul homme de la nation qu’on pourrait soupçonner d’appuyer un tel projet « par des vues d’intérêt particulier » était le prince Potemkine ; et c’est pour cela que le chancelier finit par prier l’ambassadeur de ne pas parler de la chose à son roi, afin de ne pas lui laisser trop voir « les côtés faibles de la Russie. »

Goertz se conforma au désir du chancelier Panine et se tut en effet pendant de longs mois ; mais aussitôt après la mort de Marie-Thérèse (29 novembre 1780) il apprit que Joseph entretenait une correspondance intime avec Catherine, où il « l’encensait toujours sur le projet grec » et lui promettait toute son aide pour l’exécution. Il offrait même « de lui envoyer un blanc signé, se rapportant à elle des conditions qu’elle y mettrait, » et lui recommandait de traiter toute cette matière entre eux deux, ayant appris par expérience « que les ministres gâtaient toujours les affaires... » Sous le coup de toutes ces informations, dont il garantissait langoureuse exactitude (il les tenait évidemment de Panine lui-même), l’ambassadeur crut ne pouvoir garder plus longtemps le silence, et devoir porter à la connaissance de son auguste maître tous les détails de cette étrange aventure.

Le philosophe de Sans-Souci prit d’abord assez philosophiquement les révélations de son ambassadeur. « Le seul parti à prendre, lui répondit-il (13 janvier 1781), est sûrement celui de ne pas faire semblant d’en être informé, ni d’en être inquiet. » Dès le mois suivant toutefois (13 février) il écrivit à son ministre d’état, le comte Finkenstein, que les nouvelles de Saint-Pétersbourg devenaient « alarmantes, » et qu’il y avait tout à craindre « d’un prince aussi tracassier et ambitieux » que Joseph II et « d’un Protée aussi rusé » que Kaunitz ; il espérait cependant que l’impératrice ne se laisserait pas « embéguiner » et que tout ce « chipotage » n’aboutirait à rien. Il se consolait enfin par la pensée que, même au cas où l’alliance entre les deux cours impériales aboutirait, la conquête projetée de la Turquie ne tarderait pas à les mettre aux prises entre elles-mêmes et que la fatale question du partage deviendrait l’écueil où tout échouerait. « Il est de la dernière évidence que les Autrichiens doivent préférer avoir pour voisin un état aussi faible que l’empire ottoman qu’une puissance aussi formidable que la Russie. »

Le roi de Prusse ne se trompait guère : ni le « sieur Joseph, » ni son a fourbe de prince Kaunitz » (ainsi qu’il les appelait dans ses lettres) ne pensaient sérieusement au partage de l’empire ottoman; en flattant ce qu’ils croyaient être une manie de la Sémiramis du Nord, ils voulaient seulement s’assurer ses bonnes dispositions et s’en servir au profit de certains projets sur l’Allemagne, ils voulaient surtout rompre entre les deux cours de Berlin et de Saint-Pétersbourg cette intimité devenue si fatale à l’Autriche depuis la mort de la tsarine Elisabeth. « Il faut savoir, écrivait Joseph II le 9 janvier 1781 dans un billet intime à son chancelier, qu’on a à faire avec une femme qui ne se soucie que d’elle et pas plus de la Russie que moi, ainsi il faut la chatouiller ; sa vanité est son idole ; un bonheur enragé et l’hommage outré et à l’envi de toute l’Europe l’ont gâtée. Il faut déjà hurler avec les loups ; pourvu que le bien se fasse, il importe peu de la forme sous laquelle on l’obtient. » Le bien, au jugement de l’empereur, c’était l’engagement pris quelques mois plus tard (mai 1781) par les deux cours de Vienne et de Saint-Pétersbourg « de se garantir mutuellement leurs possessions pendant huit ans et de s’assister en cas d’agression[20]. » Le fils de Marie-Thérèse y voyait un gage de sécurité du côté de la Prusse, peut-être aussi quelque encouragement pour ses convoitises intimes sur la Bavière. Quant à l’article secret de la même convention, par lequel l’Autriche s’obligeait à unir ses armes à celles de la Russie pour le cas où le sultan voudrait se soustraire aux stipulations des traités antérieurs ou porter la guerre dans les états de l’impératrice Catherine, Joseph II espérait sûrement pouvoir toujours détourner pareilles éventualités, en pesant de toute son influence à Constantinople, et en y entravant la moindre démarche capable de créer pour lui un déplaisant casus fœderis. La perspective des « dédommagemens » stipulés pour l’Autriche par le même article secret, en prévision d’une guerre possible contre la Turquie, ne tentait en aucune façon le gouvernement de Vienne, et deux ans plus tard encore (1782) le prince Kaunitz prévenait très confidentiellement M. de Cobenzl, l’ambassadeur d’Autriche à Saint-Pétersbourg, que, si l’empereur, leur auguste maître, désirait très sincèrement l’amitié et même l’alliance de la Russie, il connaissait pourtant trop bien les intérêts de son propre empire pour favoriser les projets ambitieux que nourrissait la tsarine, projets insensés, dangereux pour l’Autriche, et propres seulement « à bouleverser toute l’Europe. »

On devine dès lors aisément le caractère de cette correspondance entre Joseph II et la grande Catherine qui dura dix ans, qui devait rester secrète pour leurs ministres respectifs, et qui ne le fut point du tout pour Kaunitz : le chancelier revit et amenda plus d’une missive de son auguste maître. La correspondance roule principalement sur la grande affaire d’Orient, et Joseph II s’y montre d’une ferveur assagie, d’une foi tempérée par le raisonnement et le doute. Tout en « hurlant avec les loups, » et en encensant « madame sa sœur » sur sa conception immense et incomparable, il ne cesse de plaider pour l’ajournement, de faire ressortir les graves difficultés, les dangers du côté de l’Europe. « Une année plus tôt ou plus tard, lui écrit-il au commencement de 1783, fait une grande différence dans les probabilités pour les succès en politique. » Catherine au contraire est tout entrain et tout assurance; elle ne voit pas d’obstacles; elle ne redoute ni la Prusse ni la France, et quant à l’empire ottoman, elle en parle comme devait parler plus tard l’empereur Nicolas à sir Hamilton Seymour : c’est un malade, un moribond a saisi présentement à chaque cri de guerre d’une terreur panique, et qui prend la naissance dans je ne sais quel verset de l’Alcoran, » Elle ne se lasse pas de créer des incidens diplomatiques toujours nouveaux à Constantinople, dans l’espoir de provoquer une rupture et d’amener ainsi le casus fœderis[21] pour l’Autriche. C’est en vain que Joseph s’efforce de détourner son attention vers l’Occident, sur « le clabaudage que le roi de Prusse ne cesse de répandre, » sur « toutes les noirceurs et faussetés qui partent du foyer de Potsdam. » Il voudrait persuader à la tsarine que ce n’est pas le padichah, mais Frédéric II qui est leur principal ennemi : « S’il pouvait évoquer l’enfer contre moi, et même contre ceux qui ont quelques liaisons d’intérêt et d’amitié avec moi, il le ferait certainement. » Il insinue parfois que ce n’est qu’après avoir repris une situation prépondérante en Allemagne, et y être devenu quelque chose de plus qu’un « fantôme d’une puissance honorifique, » qu’il pourra rendre des services réels à la Russie en Orient. Catherine n’a pas l’air de comprendre, et « ne veut pas mordre, » pour parler le langage de Joseph; elle évite même autant que possible jusqu’au nom du roi de Prusse, et dans les grandes occasions trouve quelques phrases ampoulées et banales dans le genre de celle-ci : « Les calomnies des ennemis de Votre Majesté Impériale ressemblent à la poussière qui s’élève et empêche pour un temps de voir les objets tels qu’ils sont ; mais la pluie des belles et bonnes actions de Votre Majesté Impériale abattra cette poussière et la réduira indubitablement en sable... » Elle ne tarit pas sur les belles actions et les « vertus » de Joseph; elle revient toujours avec un tendre souvenir à leur première entrevue, à cette visite que le fils de Marie-Thérèse lui fit à Mohilef (1780), sous le nom de comte de Falkenstein, nom qu’il avait l’habitude de porter dans ses voyages à l’étranger. « Le pays que M. le comte de Falkenstein vient de quitter, — lui avait-elle écrit alors dès son retour dans ses états, — est rempli de la plus haute vénération pour ses éminentes vertus; c’est par là seul qu’il ressemble aux autres pays que M. le comte a honorés de sa présence. » Pareilles flatteries reviennent à chaque page de cette correspondance introuvable. De temps en temps pourtant les objections, les atermoiemens, les négociations dilatoires, pour employer une expression devenue célèbre, dont Joseph II fait constamment usage à l’égard de la « grande idée, » finissent par irriter l’impériale enchanteresse, et par lui arracher quelques paroles de dépit. A de tels momens on sent qu’elle aurait bien envie de dire à « monsieur son frère » ce que, au rapport de M. de Goertz, elle dit un jour tout crûment à monsieur son fils : qu’il était trop borné pour les grandes choses. « Remplie de la plus haute estime et de la confiance la plus étendue envers l’empereur Joseph second, — lui écrit-elle par exemple, le 29 février 1783, — je me suis adressée à Votre Majesté Impériale ne doutant pas que comme César, il n’y aurait guère d’intervalle entre l’acceptation et l’exécution d’un projet utile, grand et digne de César. Un moment a détruit toute attente; Votre Majesté Impériale trouve que les choses ont changé de face... » Vers le même temps (2 février 1783) l’empereur envoyait à son chancelier un petit billet où on lit ces mots : « On voit clairement que l’impératrice n’a d’autre envie que de faire une dupe, mais elle ne s’adresse pas au bon poisson pour avaler son amorce. »

Il l’avala cependant, et contribua d’abord pour beaucoup à la brillante acquisition de la Crimée que la Russie put faire en 1783 « sans coup férir et sans perdre d’hommes[22]. » Catherine elle- même le reconnut dans sa lettre du 9 juin : «Si la prise de possession de la Crimée se termine sans guerre, je ne pourrai jamais méconnaître à qui j’en aurai la plus grande obligation. Instruite de la façon de penser de mon allié relativement aux propres intérêts de sa monarchie, je suis très disposée à concourir de mon mieux en temps et lieu. » En temps et lieu, lors de la tentative de Joseph pour échanger les Pays-Bas contre la Bavière (1785), Catherine concourut par quelques démarches diplomatiques en faveur de son allié à préparer seulement un éclatant triomphe pour l’ennemi implacable de la maison de Habsbourg : Frédéric II cria aussitôt à l’ingérence étrangère dans les affaires de l’Allemagne (il n’avait pas dédaigné une ingérence tout à fait semblable en 1778, quand elle fut à son profit!) : il créa la ligne des princes, et jeta ainsi les fondemens de cette politique de « l’union restreinte » des princes allemands sous l’égide prussienne, qui devait un jour être appelée à une si prodigieuse fortune. A peine sorti de cette douloureuse épreuve, l’empereur reçoit (10 août 1786) une lettre par laquelle madame sa sœur, « dans la confiance sans bornes qu’elle a en lui, » annonce une nouvelle campagne diplomatique contre les Turcs, avec le redoutable casus fœderis toujours au bout, et lui insinue une prochaine rencontre en Crimée. Pour le coup Joseph n’y tient plus: « Je trouve, — écrit-il, le 12 septembre, à Kaunitz, — l’invitation par post-scriptum d’aller courir jusqu’à Cherson très cavalière. Je m’en vais coucher une réponse, mon cher prince, que je vous communiquerai; elle sera honnête, courte, mais elle ne laissera pas de faire sentir à la princesse de Zerbst catherinisée qu’elle doit mettre un peu plus de considération et d’empressement pour disposer de moi. » Il finit cependant par se raviser; Kaunitz lui-même pense qu’il faut conserver l’amitié « d’une princesse aux déterminations grandes et vigoureuses. Qui sait le parti que peut-être nous pourrions en tirer encore, si le temps et les circonstances nous étaient favorables ? » Joseph accepte donc le rendez-vous en Crimée : « L’amour-propre, ce sentiment qui ne quitte jamais l’homme, l’engage cependant à ne pas cacher à Sa Majesté Impériale que le comte de Falkenstein lui paraîtra fort dégradé en partie par le laps du temps ; une perruque couvre sa tête… » Au printemps de l’année suivante (mai 1787) eut enfin lieu la rencontre tant débattue. L’empereur accompagna la grande Catherine dans ce fameux voyage à travers la Tauride, à travers ces cités et ces châteaux éphémères que sut faire sortir de la terre « le génie trompe-l’œil » de Potemkine ; il la suivit jusqu’à Sébastopol, il ne cessa de la dissuader de l’agression projetée contre la Turquie, et il crut avoir gain de cause. Comme le traité de 1781 n’avait été conclu que pour huit ans, on put même se flatter alors à Vienne d’arriver bientôt au terme sans avoir touché le cap des tempêtes ; mais on comptait sans l’habileté de la diplomatie moscovite, sans cette « logique russe » qui, selon le mot d’un agent français du temps, ne manque jamais de tourner « ces pauvres Turcs en agresseurs[23]. » Deux mois à peine après la rentrée de l’empereur Joseph dans ses états, le divan, exaspéré et poussé à bout par les exigences de l’ambassadeur russe, M. Boulhakof, rompait des négociations décevantes, et déclarait la guerre (24 août 1787).

Le fatal casus fœderis si longtemps, si savamment éludé et conjuré, venait ainsi se produire au dernier moment dans toute sa rigueur inéluctable, et l’empereur d’Autriche n’eut plus qu’à s’exécuter. La guerre une fois imposée, Joseph II s’y jeta même avec toute l’impétuosité de son caractère ardent, de son esprit mal équilibré, et sans souci de la révolution formidable qui venait précisément d’éclater dans ses possessions de Flandre et de Brabant. Il se proclama le « vengeur de l’humanité, » et parla dans des notes diplomatiques de sa ferme résolution de délivrer l’Europe du fléau des barbares. Catherine fut ravie de ces dispositions de son auguste allié. « Accoutumée aux procédés d’amitié, de franchise et de loyauté de Votre Majesté Impériale, — lui écrivit-elle dès le 11 septembre 1787, — et ayant le bonheur de connaître depuis plusieurs années le grand caractère de l’empereur Joseph II, j’ai été moins étonnée, je l’avoue, que touchée de l’empressement vif et sincère avec lequel Votre Majesté Impériale a été au-devant de toute réquisition que nos engagemens respectifs me permettaient de lui faire. » Elle ne négligea pas non plus les grands moyens révolutionnaires d’autrefois, et ses agens travaillèrent avec une activité dévorante au soulèvement des raïas. Si, par égard pour l’Autriche et sa sphère d’intérêts, qui alors déjà se dessinait dans la direction de la Sava et de la Drina, on laissa cette fois de côté les habitans de la Serbie, de l’Herzégovine et de la Tchernagora, on redoubla par contre d’efforts auprès des populations helléniques. La Morée saignait encore des blessures reçues lors de l’expédition d’Alexis Orlof; le nouvel agent de Catherine, Psaros le Myconien, arriva avec un mandat russe et avec de l’argent russe pour soulever l’ouest de la Grèce; Souli devint le centre du mouvement, et Lambros se distingua parmi les hardis corsaires de l’Archipel. Au commencement de l’année 1790, une députation de ces insurgés souliotes vint à Saint-Pétersbourg; présentée au grand-duc Constantin, âgé de onze ans, elle lui rendit hommage comme au futur souverain des Hellènes[24].

Ainsi assailli par deux puissances militaires de premier ordre, et miné à l’intérieur par une insurrection des raîas, l’empire ottoman put sembler voué dès lors à une ruine définitive, et bien des esprits comptaient déjà sur la chute de l’édifice vermoulu de la Porte ; mais cette fois encore les événemens trompèrent tous les calculs. Les Turcs se défendirent avec des chances diverses, mais avec une opiniâtreté toujours égale dans leurs forteresses faites par la nature ou construites par la main des hommes, et après une lutte qui dura cinq ans, et qui coûta à la Russie près de 400,000 soldats[25], Catherine dut se contenter de ce traité de Jassy (1792) dont les avantages, comme ceux du traité de Kaïnardji, furent bien plus diplomatiques que territoriaux. L’Autriche se retira de cette campagne désastreuse avec une armée décimée par les maladies, avec son prestige militaire bien amoindri et la perte définitive des Pays-Bas. Joseph II avait disparu depuis longtemps avant la conclusion de la guerre ; Potemkine mourut subitement à Jassy, au milieu des délibérations pour la paix, Catherine elle-même ne survécut que quatre ans à cette éclipse de la « grande idée ; » mais le projet grec n’était point pour cela destiné à périr. Il reparut au bout de deux lustres, à la suite d’événemens prodigieux, dans des conjonctures aussi nouvelles qu’extraordinaires, et il porta alors le nom de politique de Tilsit.


III.

Sur le radeau légendaire construit au milieu du Niémen, où les deux maîtres de la France et de la Russie se rencontrèrent pour la première fois et s’embrassèrent à la vue de leurs armées (25 juin 1807), en face de Napoléon et à côté d’Alexandre se tenait le tsarévitch Constantin, comme l’expression vivante de la « grande idée » qu’avait léguée Catherine, et qui semblait maintenant appelée à une fortune éclatante. Il n’avait point pourtant d’ambition personnelle, ce nourrisson manqué de six Amalthées grecques : loin de viser au trône des Paléologues, il devait renoncer un jour, de son plein gré et en faveur d’un frère cadet, au trône même des Romanof, qui lui revenait de droit, ne se reconnaissant, ainsi qu’il le déclara dans un document mémorable[26], « ni le génie, ni les talens, ni la force nécessaires pour être jamais élevé à la dignité souveraine. » Aussi, à Tilsit, Alexandre demanda-t-il directement pour l’empire russe lui-même cet héritage ottoman que son aïeule, par un euphémisme diplomatique, avait prétendu ériger seulement en une « monarchie indépendante, » sous une branche cadette de la famille des Romanof. Il s’agissait, à ce moment décisif, d’un partage du monde, et l’empire d’Orient paraissait à l’autocrate du Nord le prix légitime de son accession au système continental rêvé par le héros du siècle. Ce fut là le principal objet des célèbres transactions de Tilsit, connues aujourd’hui dans leurs moindres détails[27], depuis l’entretien furtif sur le radeau théâtral, jusqu’aux épanchemens longs et intimes dans le cabinet de travail du César français dans la petite ville prussienne ; depuis les premières insinuations touchant le démembrement de la Turquie jusqu’à cette scène saisissante qui eut M. de Meneval pour témoin, et où le vainqueur de Friedland, posant sa main sur une carte devant Alexandre, s’écria à plusieurs reprises : « Constantinople, jamais ! Constantinople, c’est l’empire du monde ! . « 

Les hauts plénipotentiaires qui étaient réunis dernièrement au congrès de Berlin pour réviser l’œuvre hâtive de San-Stefano se doutent-ils que l’expédient auquel ils se sont arrêtés dans leur tâche épineuse est précisément le même qu’imagina Napoléon Ier lors de ses négociations avec l’empereur Alexandre sur les bords du Niémen ?… Personne, à notre connaissance, n’a encore relevé ce fait surprenant que le traité de Berlin n’est, dans sa partie principale, que le calque inconscient de la convention secrète qui fut signée à Tilsit le 8 juillet 1807. D’après cette convention en effet, la France et la Russie prenaient l’engagement de « s’entendre pour soustraire toutes les provinces de l’empire ottoman en Europe, la ville de Constantinople et la province de Roumélie exceptées, au joug et aux vexations des Turcs[28]. » La Russie devait s’étendre des bords du Danube jusqu’aux Balkans; la Bosnie et la Servie étaient données à l’Autriche, et comme Napoléon se réservait pour lui-même l’Albanie, la Morée et les îles de l’Archipel, de sorte qu’il ne restât à la Porte en Europe que le pays au sud des Balkans avec les détroits, on voit que c’était là l’idéal d’une « concentration » de l’empire ottoman telle que l’a célébrée naguère devant le parlement le principal ministre de sa majesté britannique. Étrange ironie de l’histoire qui, au bout de soixante-dix ans, s’est complu à faire du comte Beaconsfield et du prince de Bismarck les exécuteurs testamentaires d’une idée napoléonienne! Mais plus étrange encore la mauvaise humeur que le traité de Berlin n’a pas cessé de causer à Saint-Pétersbourg ! La Russie populaire et panslaviste de nos jours ne goûte que médiocrement, estime même à l’égal d’un désastre national un arrangement qu’Alexandre Ier était heureux d’obtenir au prix des plus grands sacrifices, au prix de la création d’un duché de Varsovie et de l’anéantissement presque complet de la Prusse, au prix des provinces maritimes de la Turquie cédées à une France déjà maîtresse de tout le continent jusqu’à la Vistule, au prix enfin du système continental englobant l’empire du tsar, et d’une guerre presque inévitable avec l’Angleterre.

Il est vrai que, rentré dans ses états et sous l’influence de l’entourage alors très ardent de Saint-Pétersbourg, qu’excité surtout par la nouvelle et inique entreprise de Napoléon sur l’Espagne, Alexandre Ier crut devoir en quelque sorte rouvrir le débat, et poser de nouveau, dans ses entretiens fameux avec M. de Caulaincourt, la redoutable question de Constantinople. Il n’est rien sur la terre et sous les cieux, il n’est principe, ni trône, ni partie du monde qu’il n’eût volontiers livrés à son grand allié, contre la promesse de ce joyau du Bosphore; à cette condition, il offrait même d’unir ses troupes aux armées de la France dans une expédition fantastique à travers toute l’Asie pour arracher aux Anglais leurs possessions de l’Inde ! Il avouait ingénument que sans Byzance, sans cette clé des mers, « la clé de sa porte, » tout le reste de la péninsule (le reste c’étaient pourtant les chrétiens, les Slaves, les Bulgares tant aimés depuis!) n’avait pour lui aucun attrait. « Il répétait sans cesse qu’il ne désirait aucun territoire au sud des Balkans, aucune partie de la Roumélie, rien que la banlieue de Constantinople, cette petite langue de terre que, dans le jargon familier qu’il s’était fait avec l’ambassadeur de France, il appelait la langue de chat… » — Quel aveu, remarquons-le en passant, et que cette langue de chat est éloquente ! — Toutefois Alexandre appréciait trop sainement la valeur des avantages promis par le pacte de Tilsit pour ne pas s’y attacher avec énergie et n’en pas désirer ardemment la réalisation la plus prompte ; comme Napoléon, de son côté, sentait trop bien le danger de laisser la Russie s’établir sur le Danube et au pied des Balkans, pour ne pas écarter autant que possible les éventualités qui, d’après les stipulations du traité occulte, devaient amener cette fâcheuse conjoncture. Il y eut alors entre la France et la Russie un jeu exactement pareil à celui de 1780 à 1790 entre la Russie et l’Autriche. Napoléon avait pensé seulement « occuper l’imagination » d’Alexandre par la politique de Tilsit, comme Joseph II n’avait cru que « chatouiller la vanité » de Catherine par le projet grec ; mais Alexandre, à l’exemple de Catherine, fut d’un sérieux désespérant, et après le mot demanda la chose. On a vu plus haut la lettre de l’impératrice dans laquelle elle invoquait « je ne sais quel verset de l’Alcoran » à preuve de la chute imminente de l’empire ottoman ; de même M. de Roumiantsof, le ministre et le principal confident d’Alexandre, disait dès le mois de septembre 1807 à l’ambassadeur de France à Saint-Pétersbourg, en désignant les dépêches reçues à l’instant de Constantinople, « qu’il voyait bien que c’en était fait de la Turquie, et que sans que le tsar s’en mêlât, l’empereur Napoléon serait bientôt obligé d’annoncer lui-même dans le Moniteur l’ouverture de la succession des sultans, pour que les héritiers naturels eussent à se présenter. » Comme Catherine à Cherson, Alexandre insista sur la nécessité d’une nouvelle rencontre avec son allié à Erfurt, rencontre décisive, et qui devait ne laisser place à aucune équivoque. L’entrevue eut lieu en octobre 1808 ; Napoléon s’y montra inflexible sur l’article de Constantinople, maintint la nécessité de conserver l’empire ottoman et n’accorda pour le moment que l’entrée en possession immédiate des provinces danubiennes. La joie du tsar n’en fut pas moins grande et expansive, et à la représentation de l’Œdipe de Voltaire le « parterre des rois » jouit d’un spectacle demeuré célèbre dans l’histoire : le vaincu de Friedland saisit et serra fortement la main de son vainqueur, au moment où Philoctète prononçait sur la scène le vers :

L’amitié d’un grand homme est un bienfait des dieux !…


Ce n’est pourtant qu’au bout de soixante-dix ans, après maintes péripéties, après quatre guerres successives et une stratégie savante de plusieurs générations, c’est de nos jours seulement que la Russie est enfin parvenue à voir se réaliser pour elle les brillantes promesses de Tilsit, et ce bienfait, cette fois encore elle le doit à l’amitié d’un grand homme : M. de Bismarck s’est généreusement acquitté d’une dette de reconnaissance contractée envers le voisin du Nord, lors des trois grandes entreprises sur le Danemark, l’Autriche et la France. Il est permis de se demander si le prince Gortchakof n’a pas payé en 1866 et en 1870 trop cher les espérances en Orient, en favorisant la création d’une Allemagne unitaire et formidable au cœur même de l’Europe ; mais on ne saurait contester que le ci-devant ami de Francfort n’ait fait grandement les choses au congrès de Berlin. Le congrès de Berlin a remis galamment à la Russie l’ancien legs de Tilsit sans les servitudes onéreuses qui l’accompagnaient jadis en 1807 : sans le moindre duché de Varsovie, sans l’Autriche en Serbie, sans la France dans la Morée et dans l’Albanie, et surtout sans la guerre avec l’Angleterre. Les Anglais eux-mêmes ont été amenés à répudier un dogme jusque-là sacro-saint pour eux ; ils ont décidément renoncé à l’intégrité de l’empire ottoman, et ne cherchent plus de salut que dans sa concentration

Certes, rarement nation, dans la poursuite d’une éclatante destinée, a montré autant de sagacité, de vigueur et de persévérance qu’en a montré la Russie dans sa politique orientale, dans ce que les comités de Moscou aiment à appeler sa « mission historique; » mais le trait le plus distinctif et peut-être le plus étonnant de cette mission, c’est son caractère essentiellement réaliste, rationnel et prémédité. Le mouvement ascendant de tout peuple qui fut grand devant l’humanité a eu toujours un élément obscur, spontané, qui échappe à l’analyse, comme il est resté longtemps dérobé à la conscience même des générations qui travaillèrent à la tâche. Rome a peut-être pensé de bonne heure à l’unification de la péninsule italienne, mais l’orbis terrarum, ainsi que l’a si bien démontré M. Mommsen, ne lui est venu pour ainsi dire que du dehors, par la force des choses bien plus que de sa propre volonté. Ce fut aussi le cas de l’Angleterre pour ce qui regarde son empire de l’Inde, voire sa domination sur les mers ; quant à la fortune merveilleuse de Venise, elle a encore aujourd’hui, pour tous ceux qui l’étudient, un côté aussi mystérieux que le gouvernement même de cette république, aussi fantastique presque que son emblème, le lion ailé de Saint-Marc. Rien de pareil, au contraire, dans la grande œuvre poursuivie au Levant par le peuple de Rourik : ici rien de spontané et d’inconscient, tout y est voulu et préconçu. La Russie s’est créé sa « mission historique » comme elle s’est créé sa nouvelle capitale[29] : aucun deus ignotus n’a présidé à leurs origines, tout fut le produit de la volonté et de la raison de l’homme. Dès la chute de Constantinople aux mains de l’Osmanli, le Moscovite se déclare le successeur légitime des Paléologues et le protecteur de l’église orthodoxe dans l’ancien empire de Byzance. Pendant deux siècles pourtant il sait se contenir, résister à toutes tentations et sollicitations; il laisse à d’autres le poids du jour et de la chaleur dans la lutte contre l’infidèle, il attend son astre. Aussitôt que l’étoile de Pierre le Grand s’est levée sur l’horizon national, il entre résolument en lice et ne dépose plus les armes. Il essaie tantôt des combats singuliers, comme en 1711 et 1770, tantôt de vastes combinaisons stratégiques avec des alliés, comme du temps du projet grec et de la politique de Tilsit. Il se replie ensuite, — comme se sont repliées de nos jours les colonnes russes après la première pointe sur Kazanlik et les premiers assauts de Plevna, — et se résigne à un travail lent de mine et de sape, à un travail de désagrégation continue de l’empire ottoman, travail qui lui livre successivement les ouvrages avancés, les forts détachés de la Grèce, de la Moldavie, de la Valachie, de la Serbie et du Monténégro; maître de ces positions formidables, il les arme, les tourne contre l’ennemi et lui arrache le dernier bastion de la Bulgarie. Aujourd’hui il est enfin solidement établi sur le Danube et dans les Balkans, dont les meurtrières battent par enfilade la Roumélie orientale, et plus que jamais doit retentir dans son cœur le cri que lui lança Derjavine, dès le temps de Catherine, ce vers d’une rare énergie dans l’original :

Encore un pas, ô Russie, et à toi est tout l’univers[30] !


Ayons aussi la franchise de reconnaître que l’action moscovite en Orient, à côté des dangers immenses qu’elle a créés à l’Europe pour un avenir peut-être très rapproché, n’a pas laissé d’exercer une influence bienfaisante sur les populations de ces pays et de contribuer en somme au progrès général de l’humanité. Que les tsars, par leurs croisades orthodoxes, n’aient pas tant cherché à gagner le ciel qu’à posséder la terre, et autant de territoire que possible, c’est là un fait sur lequel il serait presque niais de vouloir insister. Lord Brougham s’est donné, il y a déjà plus d’un demi-siècle, le malicieux plaisir de comparer les proclamations que les empereurs de Russie publiaient à chacune de leurs nouvelles campagnes contre les Turcs, avec les traités qui servaient de conclusions obligées à ces saintes équipées : les premières débordaient de phrases sur l’humanité, la religion, la civilisation et la liberté; les seconds ne parlaient que de cession de provinces, transmission de forteresses et paiement de contributions écrasantes. Les proclamations, dirait le comte Beaconsfield, étaient « sentimentales » et les traités des plus « substantiels. » La démonstration ne manque pas de piquant, et on pourrait varier le thème sur bien des tons très divers encore et tous également réjouissans. Il n’en est pas moins vrai pourtant que l’apparition de Pierre le Grand sur le Pruth a raffermi la foi du Christ déjà bien chancelante dans les cœurs aigris et amollis des raïas. Il n’en est pas moins vrai que les menées de Catherine ont rallumé parmi les Hellènes la flamme du patriotisme éteinte depuis des siècles. Il n’en est pas moins vrai que, directement ou indirectement, c’est grâce aux guerres incessantes de la Russie que les Grecs, les Roumains et les Serbes ont pu recouvrer leur existence nationale. Les déceptions que ces peuples nés d’hier ont causées à tel de nos contemporains, au tempérament sanguin et aux illusions poétiques, ne doivent point fermer nos yeux à la vérité, ni nous rendre sourds à la voix de la justice, et il serait vraiment par trop humiliant pour un siècle qui avait commencé par pleurer avec Byron sur les ghiaours et les kalaïors, de finir par n’avoir plus, au sujet des chrétiens d’Orient, d’autre évangile que la très spirituelle boutade du Roi des Montagnes. Les néo-Grecs, sans contredit, ne rappellent que très imparfaitement les grands citoyens que Miltiade menait au combat, et que Périclès sut charmer et gouverner; il faut un effort énorme d’érudition et bien plus encore d’imagination pour reconnaître dans les Roumains la progéniture de la louve capitoline, et seule la chancellerie de Pierre le Grand a pu saluer dans les haïdouks et les younaks de la Tchernagora et de la Sava les descendans légitimes de la phalange macédonienne. Qui cependant voudrait interdire tout avenir à ces peuples si longtemps déshérités? Qui voudrait nier qu’ils n’aient fait déjà des progrès sensibles depuis qu’ils ont été « soustraits aux vexations des Turcs, » pour parler le langage de la convention de Tilsit? Qui surtout oserait souhaiter pour eux le retour sous le régime du cimeterre?...

Homo duplex, et chacun de nous porte dans son sein le sentiment de ses contradictions et de ses inconséquences. Nous sommes la risée de notre propre ombre, dit le poète, et à ce compte que d’ombres ricanantes à toutes ces grandes figures de la croisade orthodoxe en Orient ! Pierre le Grand, qui fut le premier à parler « principes » dans les choses de la politique et à en appeler aux « lois fondamentales de la nature, » s’amusait, au sortir des banquets offerts aux représentans des puissances, à couper les têtes des malheureux condamnés, à passer même gracieusement la hache aux ambassadeurs atterrés, et il en voulut beaucoup à l’envoyé de Prusse, M. de Printzen, de s’être refusé à un exercice d’un si haut goût[31]. La « sainte » Catherine, qui releva parmi les Maïnotes et les Souliotes l’antique drapeau de Philopœmen, fut cette Messaline altérée du sang et des larmes d’une nation slave et chrétienne que connut, que n’oubliera pas la Pologne; et tel souverain qui réclame pour les Bulgares « une existence humaine et civilisée » ne semble guère se douter que des millions de ses sujets sur les bords de la Vistule envient à l’heure qu’il est le sort des raïas turcs... Tout cela est vrai, sans doute, mais tout cela n’empêche pas pourtant que la Russie orthodoxe n’ait accompli une tâche à laquelle les puissances catholiques s’étaient tristement dérobées depuis le jour de Lépante, et que la renaissance de l’Orient chrétien ne soit l’œuvre plus ou moins bien intentionnée, mais indéniable, du peuple de Rourik. Les économistes sont assurément dans leur rôle alors qu’ils supputent les carnages et les ravages d’une croisade bientôt deux fois séculaire; les experts en droit des gens ne font que leur métier en énumérant les actes de violence et de ruse par lesquels le Moscovite n’a cessé de marquer son long pèlerinage à la Sainte-Sophie de Tsarigrad. Un Montesquieu toutefois porterait probablement un jugement très différent sur l’ensemble d’une politique à bien des égards si romaine ; un Bossuet surtout n’hésiterait pas à y voir la main de Dieu, — qui sait? à prêter peut-être au Samson du monde slave le mot même du Samson de la Bible, que de ce carnage est sorti quelque chose de vivifiant, et que cette violence a procuré les douceurs de la liberté et de la dignité humaines à des millions de ghiaours : de comedente cibus et de forti dulcedo...


JULIAN KLACZKO.

  1. Voyez la Revue du 15 octobre 1877.
  2. Dépêche de l’évêque d’Acqs à M. de la Vigne, 26 mai 1588. Négociations dans le Levant, II, p. 450.
  3. Le doge Valiero, Istoria della guerra di Candia, p. 317 seq. et p. 529 seq.
  4. Justitia armorum, quæ sacra sua czarea majestas Petrus I, Magnæ Russiæ Imperator, in sui defensionem adversus perfidum Turcarum sultanum Achemetem, pacis violatorem, arripuit, propalam exposita. Ad mandatum ejusdem majestatis typis evulgata. Voir Lamberty, Mémoires pour servir à l’histoire du XVIIIe siècle (La Haye, 1731), VI, p. 411-26.
  5. Adam Mickiewicz, Cours de littérature slave, II, p. 408.
  6. Paparrégopoulos, Historia tou hellenikou ethnous (Athènes, 1871), V, p. 615.
  7. Reproduite d’après les archives dans Solovief, Istoriya Rossiy (Moscou, 1873), XVI, p. 75.
  8. Remarques d’un seigneur polonais sur l’Histoire de Charles XII (de Voltaire). La Haye, 1741, p. 90. L’auteur est le général Stanislas Poniatowski, père du dernier roi de Pologne, et compagnon de Charles XII à Bender.
  9. Tiré des archives impériales dans Solovief, Istoriya Rossiy, XVI, p. 371 (appendice).
  10. ...zolotykh person nachikh. Évidemment des médailles d’or à l’effigie du tsar. Cf. Diedo, Storia della repubblica di Venezia (Venise, 1751), t. IV, p. 151.
  11. Voyez les curieux extraits qu’en a donnés M. de Ranke dans son étude sur la Bosnie (Historisch-politische Zeilschrift. Berlin, 1833, t. II.)
  12. Geschichte des gegen ärtigen Krieges (Francfort et Leipzig, 1771, 6 vol.); on y trouve les documens les plus curieux pour l’histoire de cette guerre. Voyez aussi les extraits des lettres du prince Galitsyne au prince Volkonsky, dans Herrmann, Gesch. d. russ. Staats (Hamburg, 1853), t. V. p. 695 seq, appendice.
  13. Voyez le manifeste d’Alexis Orlof dans Geschichite d. gegenw. Krieges, VI, p. 75.
  14. Frédéric le Grand, Mémoires de 1763-1775. Œuvres, VI, p. 24.
  15. Voyage de Dimo et Nicolo Stephanopoli en Grèce, d’après deux missions du gouvernement français. (Paris, an VIII ;, t. I. p, 209 et 217.
  16. Dépêche de sir Hamilton Seymour (secrète et confidentielle) à lord John Russell, Saint-Pétersbourg, 23 janvier 1853.
  17. His majesty said ...he regretted to see that there still existed in England an « inveterate » suspicion of Russian policy, and a continual fear of Russian aggression and conquest... All that had been said or written about a will of Peter the great and the aims of Catherine the second were illusions and phantoms ; they never existed in reality. — Dépêche de lord Loftus au comte Derby, Yalta, 2 novembre 1876. — Le testament de Pierre le Grand est une pièce apocryphe; il en est tout autrement du projet grec de Catherine II, comme on va le voir.
  18. Joseph II und Katharina von Russland. Ihr Briefwechsel, herausgegeben von Alfred Ritter von Arneth. (Vienne, 1869), d’après les autographes conservés aux archives de l’empire. — Il n’est pas sans intérêt de remarquer que, deux ans avant la conversation de Livadia, un important recueil diplomatique, paraissant sous les auspices du chancelier de l’empire russe, exposait, d’après ces mêmes lettres de Catherine, le fameux projet grec, en l’appelant « un plan grandiose. » Voyez Recueil des traités et conventions conclus par la Russie avec les puissances étrangères, publié par ordre du ministère des affaires étrangères, par F. Martens (Saint-Pétersbourg, 1875), t. II, p-133 seq.
  19. Voyez les extraits des dépêches des divers ambassadeurs dans Fr. v. Raumer, Beiträge sur neuern Geschichte (Leipzig, 1839, V, p. 443 seq. ; Diaries and correspondence of James Harris, first earl of Malmeshury, ambassadeur à Saint-Pétersbourg du temps de Catherine II (Londres, 1845) ; et surtout les dépêches secrètes du comte de Goertz à Frédéric II, résumées, d’après les archives de Berlin, dans Zinkeisen, Gesch. d. Osm. Reiches, VI, p. 268 seq. — Toutes ces dépêches sont écrites en français, et l’on a dû, en les citant ici, respecter l’incorrection du style.
  20. La convention se fit sous la forme d’un échange de lettres ayant force de traité formel ; de même pour l’article secret touchant la Turquie. — Les lettres de Joseph sont du 21 mai, celles de Catherine du 24 mai 1781. Arneth, Briefwechsel, p. 72-90.
  21. Elle écrit foedoris. Arneth, Briefwechsel, p. 301.
  22. Rien de plus comique que la vertueuse indignation de Frédéric II au sujet de la Crimée. Le spoliateur de l’Autriche et le promoteur du partage de la Pologne trouve l’annexion de la Tauride par Catherine «une injustice criante et déshonorante !» (Dépêches du roi au comte Goertz du 28 janvier et du 4 février 1783.)
  23. Favier (l’aide principal du comte de Broglie dans la diplomatie secrète de Louis XV), Conjectures raisonnées sur la situation actuelle de la France. — Politique de tous les cabinets de l’Europe, II, p. 119.
  24. Eton, Tableau de l’empire ottoman, t. II, p. 89 seq et 299 seq.
  25. Kallay, Die Orientpolitik Russland’s (Pest, 1878), p. 90.
  26. Lettre da grand-duc Constantin à Alexandre Ier, 14 janvier 1822, publiée depuis officiellement en 1825. V. Baron de Korff, Avènement au trône de Nicolas Ier (Paris, 1857) p. 25.
  27. Thiers, Histoire du Consulat et de l’Empire, vol. VII, VIII et IX (chapitres Tilsit, Aranjuez et Erfurt), d’après les dépêches secrètes du général Savary et de M. de Caulaincourt, et la correspondance personnelle entre Napoléon et Alexandre. — Voyez aussi Bogdanovitch, Istoriya tsarstvovaniya imperatora Alexandra (Saint-Pétersbourg, 1869), II, chap. 20 et 21.
  28. Article 7 du traité secret, Bogdanovitch, ubi suprà, t. II, p. 304, d’après l’original conservé aux Archives impériales. — M. Thiers (VII, p. 608) ne donne pas le texte exact.
  29. Voyez les belles et profondes strophes de Miçkiewicz sur Saint-Pétersbourg, Dziady, 3e partie, fragment.
  30. O Ross, chagueniy, i vsia tvoya vsélênna!
  31. Frédéric II à Voltaire, 28 mars 1738, d’après la relation de M. de Printzen (Voltaire, éd. Beuchot, t. LIII).