Les Femmes savantes/Acte II

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Les Femmes savantes
Œuvres complètes de Molière, Texte établi par Charles LouandreCharpentiertome III (p. 517-535).
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ACTE SECOND.


Scène I.


Ariste, quittant Clitandre, et lui parlant encore.
Oui, je vous porterai la réponse au plus tôt ;
J’appuierai, presserai, ferai tout ce qu’il faut.
Qu’un amant, pour un mot, a de choses à dire !
Et qu’impatiemment il veut ce qu’il desire !
Jamais…


Scène II.

Chrysale, Ariste.

Ariste.
Jamais… Ah ! Dieu vous gard’, mon frère !

Chrysale.
Jamais… Ah ! Dieu vous gard’, mon frère ! Et vous aussi,
Mon frère !

Ariste.
Mon frère ! Savez-vous ce qui m’amène ici ?

Chrysale.
Non ; mais, si vous voulez, je suis prêt à l’entendre[1].

Ariste.
Depuis assez longtemps vous connoissez Clitandre ?

Chrysale.
Sans doute, et je le vois qui fréquente chez nous.

Ariste.
En quelle estime est-il, mon frère, auprès de vous ?

Chrysale.
D’homme d’honneur, d’esprit, de cœur, et de conduite ;
Et je vois peu de gens qui soient de son mérite.

Ariste.
Certain desir qu’il a conduit ici mes pas,
Et je me réjouis que vous en fassiez cas.

Chrysale.
Je connus feu son père en mon voyage à Rome.

Ariste.
Fort bien.

Chrysale.
Fort bien. C’étoit, mon frère, un fort bon gentilhomme.

Ariste.
On le dit.

Chrysale.
On le dit. Nous n’avions alors que vingt-huit ans,
Et nous étions, ma foi, tous deux de verts galants.

Ariste.
Je le crois.

Chrysale.
Je le crois. Nous donnions chez les dames romaines,
Et tout le monde, là, parlait de nos fredaines :
Nous faisions des jaloux.

Ariste.
Nous faisions des jaloux. Voilà qui va des mieux ;
Mais venons au sujet qui m’amène en ces lieux.


Scène III.

Bélise, entrant doucement, et écoutant ; Chrysale, Ariste.

Ariste.
Clitandre auprès de vous me fait son interprète,
Et son cœur est épris des grâces d’Henriette.

Chrysale.
Quoi ! de ma fille ?

Ariste.
Quoi ! de ma fille ? Oui ; Clitandre en est charmé,
Et je ne vis jamais amant plus enflammé.

Bélise.
Non, non ; je vous entends. Vous ignorez l’histoire,
Et l’affaire n’est pas ce que vous pouvez croire.

Ariste.
Comment, ma sœur ?

Bélise.
Comment, ma sœur ? Clitandre abuse vos esprits ;
Et c’est d’un autre objet que son cœur est épris.

Ariste.
Vous raillez. Ce n’est pas Henriette qu’il aime ?

Bélise.
Non ; j’en suis assurée.

Ariste.
Non ; j’en suis assurée. Il me l’a dit lui-même.

Bélise.
Hé ! oui.

Ariste.
Hé ! oui. Vous me voyez, ma sœur, chargé par lui
D’en faire la demande à son père aujourd’hui.

Bélise.
Fort bien.

Ariste.
Fort bien. Et son amour même m’a fait instance
De presser les moments d’une telle alliance.

Bélise.
Encor mieux. On ne peut tromper plus galamment.
Henriette entre nous est un amusement,
Un voile ingénieux, un prétexte, mon frère,
À couvrir d’autres feux dont je sais le mystère ;
Et je veux bien, tous deux, vous mettre hors d’erreur.

Ariste.
Mais puisque vous savez tant de choses, ma sœur,
Dites-nous, s’il vous plait, cet autre objet qu’il aime.

Bélise.
Vous le voulez savoir ?

Ariste.
Vous le voulez savoir ? Oui. Quoi ?

Bélise.
Vous le voulez savoir ? Oui. Quoi ? Moi.

Ariste.
Vous le voulez savoir ? Oui. Quoi ? Moi. Vous ?

Bélise.
Vous le voulez savoir ? Oui. Quoi ? Moi. Vous ? Moi-même.

Ariste.
Hai, ma sœur !

Bélise.
Hai, ma sœur ! Qu’est-ce donc que veut dire ce hai ?
Et qu’a de surprenant le discours que je fai ?
On est faite d’un air, je pense, à pouvoir dire
Qu’on n’a pas pour un cœur soumis à son empire ;
Et Dorante, Damis, Cléonte, et Lycidas,
Peuvent bien faire voir qu’on a quelques appas.

Ariste.
Ces gens vous aiment ?

Bélise.
Ces gens vous aiment ? Oui, de toute leur puissance.

Ariste.
Ils vous l’ont dit ?

Bélise.
Ils vous l’ont dit ? Aucun n’a pris cette licence,
Ils m’ont su révérer si fort jusqu’à ce jour,
Qu’ils ne m’ont jamais dit un mot de leur amour.
Mais pour m’offrir leur cœur et vouer leur service,
Les muets truchements ont tous fait leur office.

Ariste.
On ne voit presque point céans venir Damis.

Bélise.
C’est pour me faire voir un respect plus soumis.

Ariste.
De mots piquants, partout, Dorante vous outrage.

Bélise.
Ce sont emportements d’une jalouse rage.

Ariste.
Cléonte et Lycidas ont pris femme tous deux.

Bélise.
C’est par un désespoir où j’ai réduit leurs feux.

Ariste.
Ma foi, ma chère sœur, vision toute claire.

Chrysale, à Bélise.
De ces chimères-là vous devez vous défaire.

Bélise.
Ah ! chimères ! ce sont des chimères, dit-on.
Chimères, moi ! Vraiment, chimères est fort bon !
Je me réjouis fort de chimères, mes frères ;
Et je ne savois pas que j’eusse des chimères.


Scène IV.

Chrysale, Ariste.

Chrysale.
Notre sœur est folle, oui.

Ariste.
Notre sœur est folle, oui. Cela croît tous les jours.
Mais, encore une fois, reprenons le discours.

Clitandre vous demande Henriette pour femme ;
Voyez quelle réponse on doit faire à sa flamme.

Chrysale.
Faut-il le demander ? J’y consens de bon cœur,
Et tiens son alliance à singulier honneur.

Ariste.
Vous savez que de bien il n’a pas l’abondance,
Que…

Chrysale.
Que… C’est un intérêt qui n’est pas d’importance ;
Il est riche en vertu, cela vaut des trésors :
Et puis son père et moi n’étions qu’un en deux corps.

Ariste.
Parlons à votre femme, et voyons à la rendre
Favorable…

Chrysale.
Favorable… Il suffit, je l’accepte pour gendre.

Ariste.
Oui, mais, pour appuyer votre consentement,
Mon frère, il n’est pas mal d’avoir son agrément.
Allons…

Chrysale.
Allons… Vous moquez-vous ? Il n’est pas nécessaire.
Je réponds de ma femme, et prends sur moi l’affaire.

Ariste.
Mais…

Chrysale.
Mais… Laissez faire, dis-je, et n’appréhendez pas.
Je la vais disposer aux choses de ce pas.

Ariste.
Soit. Je vais là-dessus sonder votre Henriette,
Et reviendrai savoir…

Chrysale.
Et reviendrai savoir… C’est une affaire faite ;
Et je vais à ma femme en parler sans délai.


Scène V.

Martine, Chrysale.

Martine.
Me voilà bien chanceuse ! Hélas ! l’en[2]dit bien vrai,

Qui veut noyer son chien l’accuse de la rage ;
Et service d’autrui n’est pas un héritage.

Chrysale.
Qu’est-ce donc ? Qu’avez-vous, Martine ?

Martine.
Qu’est-ce donc ? Qu’avez-vous, Martine ? Ce que j’ai ?

Chrysale.
Oui.

Martine.
Oui ? J’ai que l’en me donne aujourd’hui mon congé,
Monsieur.

Chrysale.
Monsieur. Votre congé ?

Martine.
Monsieur. Votre congé ? Oui. Madame me chasse.

Chrysale.
Je n’entends pas cela. Comment ?

Martine.
Je n’entends pas cela. Comment ? On me menace,
Si je ne sors d’ici, de me bailler cent coups[3].

Chrysale.
Non, vous demeurerez ; je suis content de vous.
Ma femme bien souvent a la tête un peu chaude ;
Et je ne veux pas, moi…


Scène VI.

Philaminte, Bélise, Chrysale, Martine.


Philaminte, apercevant Martine.
Et je ne veux pas, moi… Quoi ! je vous vois, maraude !
Vite, sortez, friponne ; allons, quittez ces lieux ;
Et ne vous présentez jamais devant mes yeux.

Chrysale.
Tout doux.

Philaminte.
Tout doux. Non, c’en est fait.

Chrysale.
Tout doux. Non, c’en est fait. Hé !

Philaminte.
Tout doux. Non, c’en est fait. Hé ! Je veux qu’elle sorte.

Chrysale.
Mais qu’a-t-elle commis, pour vouloir de la sorte… ?

Philaminte.
Quoi ! vous la soutenez ?

Chrysale.
Quoi ! vous la soutenez ? En aucune façon.

Philaminte.
Prenez-vous son parti contre moi ?

Chrysale.
Prenez-vous son parti contre moi ? Mon Dieu ! non,
Je ne fais seulement que demander son crime.

Philaminte.
Suis-je pour la chasser sans cause légitime ?

Chrysale.
Je ne dis pas cela, mais il faut de nos gens…

Philaminte.
Non ; elle sortira, vous dis-je, de céans.

Chrysale.
Hé bien ! oui. Vous dit-on quelque chose là contre ?

Philaminte.
Je ne veux point d’obstacle aux desirs que je montre.

Chrysale.
D’accord.

Philaminte.
D’accord. Et vous devez, en raisonnable époux,
Être pour moi contre elle, et prendre mon courroux.

Chrysale.
Aussi fais-je.
(Se tournant vers Martine.)
Aussi fais-je. Oui, ma femme avec raison vous chasse
Coquine, et votre crime est indigne de grace.

Martine.
Qu’est-ce donc que j’ai fait ?

Chrysale, bas.
Qu’est-ce donc que j’ai fait ? Ma foi, je ne sais pas.

Philaminte.
Elle est d’humeur encore à n’en faire aucun cas.

Chrysale.
A-t-elle, pour donner matière à votre haine,
Cassé quelque miroir ou quelque porcelaine ?

Philaminte.
Voudrois-je la chasser, et vous figurez-vous
Que pour si peu de chose on se mette en courroux ?

Chrysale.
(À Martine.)
Qu’est-ce à dire ?
(À Philaminte.)
Qu’est-ce à dire ? L’affaire est donc considérable ?

Philaminte.
Sans doute. Me voit-on femme déraisonnable ?

Chrysale.
Est-ce qu’elle a laissé, d’un esprit négligent,
Dérober quelque aiguière ou quelque plat d’argent ?

Philaminte.
Cela ne seroit rien.

Chrysale, à Martine.
Cela ne seroit rien. Oh ! oh ! peste, la belle !
(À Philaminte.)
Quoi ? l’avez-vous surprise à n’être pas fidèle ?

Philaminte.
C’est pis que tout cela.

Chrysale.
C’est pis que tout cela. Pis que tout cela !

Philaminte.
C’est pis que tout cela. Pis que tout cela ! Pis !

Chrysale.
(À Martine.)
Comment ! diantre, friponne !
(À Philaminte.)
Comment ! diantre, friponne ! Euh ! a-t-elle commis… ?

Philaminte.
Elle a, d’une insolence à nulle autre pareille,
Après trente leçons, insulté mon oreille
Par l’impropriété d’un mot sauvage et bas
Qu’en termes décisifs condamne Vaugelas.

Chrysale.
Est-ce là… ?

Philaminte.
Est-ce là… ? Quoi ! toujours, malgré nos remontrances,

Heurter le fondement de toutes les sciences,
La grammaire, qui sait régenter jusqu’aux rois,
Et les fait, la main haute obéir à ses lois[4] !

Chrysale.
Du plus grand des forfaits je la croyais coupable.

Philaminte.
Quoi ! vous ne trouvez pas ce crime impardonnable ?

Chrysale.
Si fait.

Philaminte.
Si fait. Je voudrois bien que vous l’excusassiez.

Chrysale.
Je n’ai garde.

Bélise.
Je n’ai garde. Il est vrai que ce sont des pitiés.
Toute construction est par elle détruite ;
Et des lois du langage on l’a cent fois instruite.

Martine.
Tout ce que vous prêchez est, je crois, bel et bon,
Mais je ne saurois, moi, parler votre jargon.

Philaminte.
L’impudente ! appeler un jargon le langage
Fondé sur la raison et sur le bel usage !

Martine.
Quand on se fait entendre, on parle toujours bien,
Et tous vos biaux dictons ne servent pas de rien.

Philaminte.
Hé bien ! ne voilà pas encore de son style ?
Ne servent-pas de rien !

Bélise.
Ne servent-pas de rien ! Ô cervelle indocile !
Faut-il qu’avec les soins qu’on prend incessamment,
On ne te puisse apprendre à parler congrûment ?
De pas mis avec rien tu fais la récidive ;
Et c’est, comme on t’a dit, trop d’une négative.

Martine.
Mon Dieu, je n’avons pas étugué comme vous,
Et je parlons tout droit comme on parle cheux nous.

Philaminte.
Ah ! peut-on y tenir ?

Bélise.
Ah peut-on y tenir ! Quel solécisme horrible !

Philaminte.
En voilà pour tuer une oreille sensible.

Bélise.
Ton esprit, je l’avoue, est bien matériel !
Je n’est qu’un singulier ; avons, est pluriel[5].
Veux-tu toute ta vie offenser la grammaire ?

Martine.
Qui parle d’offenser grand’mère ni grand-père ?

Philaminte.
Ô Ciel !

Bélise.
Ô Ciel ! Grammaire est prise à contre-sens par toi,
Et je t’ai dit déjà d’où vient ce mot.

Martine.
Et je t’ai dit déjà d’où vient ce mot. Ma foi,
Qu’il vienne de Chaillot, d’Auteuil, ou de Pontoise,
Cela ne me fait rien.

Bélise.
Cela ne me fait rien. Quelle âme villageoise !
La grammaire, du verbe et du nominatif,
Comme de l’adjectif avec le substantif,
Nous enseigne les lois.

Martine.
Nous enseigne les lois. J’ai, madame, à vous dire
Que je ne connois point ces gens-là.

Philaminte.
Que je ne connois point ces gens-là. Quel martyre !

Bélise.
Ce sont les noms des mots ; et l’on doit regarder
En quoi c’est qu’il les faut faire ensemble accorder.

Martine.
Qu’ils s’accordent entre eux, ou se gourment, qu’importe ?

Philaminte, à Bélise.
Hé ! mon Dieu ! finissez un discours de la sorte.
(À Chrysale.)
Vous ne voulez pas, vous, me la faire sortir ?

Chrysale.
Si fait.
(À part.)
Si fait. À son caprice il me faut consentir.
Va, ne l’irrite point ; retire-toi, Martine.

Philaminte.
Comment ! vous avez peur d’offenser la coquine !
Vous lui parlez d’un ton tout à fait obligeant !

Chrysale, bas.
Moi ? Point.
(D’un ton ferme.)
Moi ? Point. Allons, sortez.
(D’un ton plus doux.)
Moi ? Point. Allons, sortez. Va-t’en, ma pauvre enfant.


Scène VII.

Philaminte, Chrysale, Bélise.

Chrysale.
Vous êtes satisfaite, et la voilà partie ;
Mais je n’approuve point une telle sortie :
C’est une fille propre aux choses qu’elle fait,
Et vous me la chassez pour un maigre sujet.

Philaminte.
Vous voulez que toujours je l’aie à mon service,
Pour mettre incessamment mon oreille au supplice,
Pour rompre toute loi d’usage et de raison,
Par un barbare amas de vices d’oraison,
De mots estropiés, cousus, par intervalles,
De proverbes traînés dans les ruisseaux des halles[6] ?

Bélise.
Il est vrai que l’on sue à souffrir ses discours ;
Elle y met Vaugelas en pièces tous les jours ;
Et les moindres défauts de ce grossier génie
Sont ou le pléonasme, ou la cacophonie.

Chrysale.
Qu’importe qu’elle manque aux lois de Vaugelas,
Pourvu qu’à la cuisine elle ne manque pas ?
J’aime bien mieux, pour moi, qu’en épluchant ses herbes,
Elle accommode mal les noms avec les verbes,
Et redise cent fois un bas ou méchant mot,
Que de brûler ma viande ou saler trop mon pot.
Je vis de bonne soupe, et non de beau langage.
Vaugelas n’apprend point à bien faire un potage ;
Et Malherbe et Balzac, si savants en beaux mots,
En cuisine peut-être auroient été des sots.

Philaminte.
Que ce discours grossier terriblement assomme !
Et quelle indignité pour ce qui s’appelle homme,
D’être baissé sans cesse aux soins matériels,
Au lieu de se hausser vers les spirituels !
Le corps, cette guenille, est-il d’une importance,
D’un prix à mériter seulement qu’on y pense ?
Et ne devons-nous pas laisser cela bien loin ?

Chrysale.
Oui, mon corps est moi-même, et j’en veux prendre soin :
Guenille, si l’on veut ; ma guenille m’est chère.

Bélise.
Le corps avec l’esprit fait figure, mon frère ;
Mais, si vous en croyez tout le monde savant,
L’esprit doit sur le corps prendre le pas devant ;
Et notre plus grand soin, notre première instance,
Doit être à le nourrir du suc de la science.

Chrysale.
Ma foi, si vous songez à nourrir votre esprit,
C’est de viande bien creuse, à ce que chacun dit ;
Et vous n’avez nul soin, nulle sollicitude
Pour…

Philaminte.
Pour… Ah ! sollicitude à mon oreille est rude ;

Il put[7] étrangement son ancienneté.

Bélise.
Il est vrai que le mot est bien collet monté.

Chrysale.
Voulez-vous que je dise ? il faut qu’enfin j’éclate,
Que je lève le masque, et décharge ma rate :
De folles on vous traite, et j’ai fort sur le cœur…

Philaminte.
Comment donc ?

Chrysale, à Bélise.
Comment donc ? C’est à vous que je parle, ma sœur.
Le moindre solécisme en parlant vous irrite ;
Mais vous en faites, vous, d’étranges en conduite.
Vos livres éternels ne me contentent pas ;
Et, hors un gros Plutarque à mettre mes rabats,
Vous devriez brûler tout ce meuble inutile,
Et laisser la science aux docteurs de la ville ;
M’ôter, pour faire bien, du grenier de céans,
Cette longue lunette à faire peur aux gens,
Et cent brimborions dont l’aspect importune ;
Ne point aller chercher ce qu’on fait dans la lune,
Et vous mêler un peu de ce qu’on fait chez vous,
Où nous voyons aller tout sens dessus dessous.
Il n’est pas bien honnête, et pour beaucoup de causes,
Qu’une femme étudie et sache tant de choses.
Former aux bonnes mœurs l’esprit de ses enfants,
Faire aller son ménage, avoir l’œil sur ses gens,
Et régler la dépense avec économie,
Doit être son étude et sa philosophie.
Nos pères, sur ce point, étoient gens bien sensés,
Qui disoient qu’une femme en sait toujours assez
Quand la capacité de son esprit se hausse
À connoitre un pourpoint d’avec un haut de chausse.

Les leurs ne lisoient point, mais elles vivoient bien ;
Leurs ménages étoient tout leur docte entretien ;
Et leurs livres, un dé, du fil et des aiguilles,
Dont elles travaillaient au trousseau de leurs filles[8].
Les femmes d’à présent sont bien loin de ces mœurs :
Elles veulent écrire, et devenir auteurs.
Nulle science n’est pour elles trop profonde,
Et céans beaucoup plus qu’en aucun lieu du monde :
Les secrets les plus hauts s’y laissent concevoir,
Et l’on sait tout chez moi, hors ce qu’il faut savoir.
On y sait comme vont lune, étoile polaire,
Vénus, Saturne et Mars, dont je n’ai point affaire ;
Et, dans ce vain savoir, qu’on va chercher si loin,
On ne sait comme va mon pot, dont j’ai besoin.
Mes gens à la science aspirent pour vous plaire,
Et tous ne font rien moins que ce qu’ils ont à faire.
Raisonner est l’emploi de toute ma maison,
Et le raisonnement en bannit la raison… !
L’un me brûle mon rôt, en lisant quelque histoire ;
L’autre rêve à des vers, quand je demande à boire :
Enfin, je vois par eux votre exemple suivi,
Et j’ai des serviteurs, et ne suis point servi.
Une pauvre servante au moins m’étoit restée,
Qui de ce mauvais air n’étoit point infectée ;
Et voilà qu’on la chasse avec un grand fracas,
À cause qu’elle manque à parler Vaugelas.
Je vous le dis, ma sœur, tout ce train-là me blesse ;
Car c’est, comme j’ai dit, à vous que je m’adresse.
Je n’aime point céans tous vos gens à latin,
Et principalement ce Monsieur Trissotin :
C’est lui qui, dans des vers, vous a tympanisées ;
Tous les propos qu’il tient sont des billevesées.
On cherche ce qu’il dit après qu’il a parlé ;
Et je lui crois, pour moi, le timbre un peu fêlé.


Philaminte.
Quelle bassesse, ô ciel ! et d’ame et de langage !

Bélise.
Est-il de petits corps un plus lourd assemblage,
Un esprit composé d’atomes plus bourgeois ?
Et de ce même sang se peut-il que je sois ?
Je me veux mal de mort d’être de votre race ;
Et, de confusion, j’abandonne la place.


Scène VIII.

Philaminte, Chrysale.


Philaminte.
Avez-vous à lâcher encore quelque trait ?

Chrysale.
Moi ? Non. Ne parlons plus de querelle ; c’est fait.
Discourons d’autre affaire. À votre fille aînée
On voit quelque dégoût pour les nœuds d’hyménée ;
C’est une philosophe enfin, je n’en dis rien ;
Elle est bien gouvernée, et vous faites fort bien :
Mais de toute autre humeur se trouve sa cadette ;
Et je crois qu’il est bon de pourvoir Henriette,
De choisir un mari…

Philaminte.
De choisir un mari… C’est à quoi j’ai songé,
Et je veux vous ouvrir l’intention que j’ai.
Ce Monsieur Trissotin, dont on nous fait un crime,
Et qui n’a pas l’honneur d’être dans votre estime,
Est celui que je prends pour l’époux qu’il lui faut ;
Et je sais mieux que vous juger de ce qu’il vaut.
La contestation est ici superflue ;
Et de tout point chez moi l’affaire est résolue.
Au moins ne dites mot du choix de cet époux ;
Je veux à votre fille en parler avant vous.
J’ai des raisons à faire approuver ma conduite,
Et je connoitrai bien si vous l’aurez instruite.



Scène IX.

Ariste, Chrysale.

Ariste.
Hé bien ! la femme sort, mon frère, et je vois bien
Que vous venez d’avoir ensemble un entretien.

Chrysale.
Oui.

Ariste.
oui. Quel est le succès ? Aurons-nous Henriette ?
A-t-elle consenti ? l’affaire est-elle faite ?

Chrysale.
Pas tout à fait encor.

Ariste.
Pas tout à fait encor. Refuse-t-elle ?

Chrysale.
Pas tout à fait encor. Refuse-t-elle ? Non.

Ariste.
Est-ce qu’elle balance ?

Chrysale.
Est-ce qu’elle balance ? En aucune façon.

Ariste.
Quoi donc ?

Chrysale.
Quoi donc ? C’est que pour gendre elle m’offre un autre homme.

Ariste.
Un autre homme pour gendre ?

Chrysale.
Un autre homme pour gendre ? Un autre.

Ariste.
Un autre homme pour gendre ? Un autre. Qui se nomme ?

Chrysale.
Monsieur Trissotin.

Ariste.
Monsieur Trissotin. Quoi ? ce Monsieur Trissotin… ?

Chrysale.
Oui, qui parle toujours de vers et de latin.

Ariste.
Vous l’avez accepté ?

Chrysale.
Vous l’avez accepté ? Moi, point : à Dieu ne plaise !

Ariste.
Qu’avez-vous répondu ?

Chrysale.
Qu’avez-vous répondu ? Rien ; et je suis bien aise
De n’avoir point parlé, pour ne m’engager pas.

Ariste.
La raison est fort belle, et c’est faire un grand pas.
Avez-vous su du moins lui proposer Clitandre ?

Chrysale.
Non ; car, comme j’ai vu qu’on parloit d’autre gendre,
J’ai cru qu’il étoit mieux de ne m’avancer point.

Ariste.
Certes, votre prudence est rare au dernier point.
N’avez-vous point de honte, avec votre mollesse ?
Et se peut-il qu’un homme ait assez de foiblesse
Pour laisser à sa femme un pouvoir absolu,
Et n’oser attaquer ce qu’elle a résolu ?

Ariste.
Mon Dieu ! vous en parlez, mon frère, bien à l’aise,
Et vous ne savez pas comme le bruit me pèse.
J’aime fort le repos, la paix et la douceur,
Et ma femme est terrible avecque son humeur ;
Du nom de philosophe elle fait grand mystère[9] :
Mais elle n’en est pas pour cela moins colère ;
Et sa morale, faite à mépriser le bien,
Sur l’aigreur de sa bile opère comme rien.
Pour peu que l’on s’oppose à ce que veut sa tête,
On en a pour huit jours d’effroyable tempête.
Elle me fait trembler dès qu’elle prend son ton ;
Je ne sais où me mettre, et c’est un vrai dragon ;
Et cependant, avec toute sa diablerie,
Il faut que je l’appelle et mon cœur et ma mie[10].

Ariste.
Allez, c’est se moquer. Votre femme, entre nous,
Est, par vos lâchetés, souveraine sur vous.
Son pouvoir n’est fondé que sur votre foiblesse.
C’est de vous qu’elle prend le titre de maîtresse.
Vous-même à ses hauteurs vous vous abandonnez,
Et vous faites mener en bête par le nez.
Quoi ! vous ne pouvez pas, voyant comme on vous nomme,
Vous résoudre une fois à vouloir être un homme,

À faire condescendre une femme à vos vœux,
Et prendre assez de cœur pour dire un Je le veux !
Vous laisserez, sans honte, immoler votre fille
Aux folles visions qui tiennent la famille,
Et de tout votre bien revêtir un nigaud,
Pour six mots de latin qu’il leur fait sonner haut ;
Un pédant qu’à tous coups votre femme apostrophe
Du nom de bel esprit, et de grand philosophe,
D’homme qu’en vers galants jamais on n’égala,
Et qui n’est, comme on sait, rien moins que tout cela ?
Allez, encore un coup, c’est une moquerie ;
Et votre lâcheté mérite qu’on en rie.

Chrysale.
Oui, vous avez raison, et je vois que j’ai tort.
Allons, il faut enfin montrer un cœur plus fort,
Mon frère !

Ariste.
Mon frère ! C’est bien dit.

Chrysale.
Mon frère ! C’est bien dit. C’est une chose infâme,
Que d’être si soumis au pouvoir d’une femme.

Ariste.
Fort bien.

Chrysale.
Fort bien. De ma douceur elle a trop profité.

Ariste.
Il est vrai.

Chrysale.
Il est vrai. Trop joui de ma facilité.

Ariste.
Sans doute.

Chrysale.
Et je lui veux faire aujourd’hui connoître
Que ma fille est ma fille, et que j’en suis le maître,
Pour lui prendre un mari qui soit selon mes vœux.

Ariste.
Vous voilà raisonnable, et comme je vous veux.

Chrysale.
Vous êtes pour Clitandre, et savez sa demeure ;
Faites-le-moi venir, mon frère, tout à l’heure.

Ariste.
J’y cours tout de ce pas.

Chrysale.
J’y cours tout de ce pas. C’est souffrir trop longtemps,
Et je m’en vais être homme à la barbe des gens.


fin du second acte.

  1. Ce petit jeu de dialogue a déjà été employé deux fois par Molière, dans l’étourdi et dans les Fourberies de Scapin. (Auger.)
  2. Les éditions modernes portent à tort l’an, qui n’a aucun sens. En est ici pour on. Dans l’ainée de toutes les grammaires françaises, celle que Palsgrave ecrivit en anglais pour le sœur de Henri VIII (1530), on voit constamment l’en figurer à côté de l’on : « Au singulier, dit Paslgrave, le pronom personnel a huit formes : je, tu, il, elle, l’en, l’on ou on, et se. Exemple : l’en, l’on ou on parlera, etc. » (Fol. 34 verso.) « Annotations pour savoir quand on doit employer l’en, l’on ou onL’en, l’on ou on peult estre joyeux. » (Fol. 102 verso.) (F. Génin.)
  3. À qui pense-t-on que Molière ait confié ce rôle à la fois naïf et grotesque ? À une actrice sans doute. Non : pour un personnage si neuf, l’auteur improvisa une comédienne nouvelle ; ou, pour mieux dire, il donna au public le plaisir de voir représenter Martine par la servante même qui lui avait servi de modèle, et qui portait son nom. (Mercure de juillet 1723, page 129.)
  4. Ces vers rappellent les disputes des grammairiens de cette époque, sur l’introduction de certains mots dans la langue, et où l’on entendit Vaugelas s’écrier : « Il n’est permis à qui que ce soit de faire des mots nouveaux, pas même aux souverains. De sorte, ajoutait ce bon Vaugelas, que Pomponius Marcellus eut raison de reprendre Tibere d’en avoir fait un, et de dire qu’il pouvait bien donner le droit de bourgeoisie aux hommes, mais non pas aux mots, car leur autorité ne s’étend pas jusque là. »
  5. Le Fidèle, comédie de Larivey, offre une scène entre une servante et un pédant, ou Molière a peut-être trouvé l’idée des deux solécismes de Martine. Voici le passage. La servante dit : « Le seigneur Fidèle sont-il en la maison ? » Le pédant répond : « Femina proserva, rude, indocte, impérite, ignare, qui t’a enseigné à parler de cette façon ? Tu as fait une faute en grammaire, une discordance au nombre, parceque fidèle est numeri singularis, et sont, numeri pluralis. — Toutes ces vôtres niaiseries ne m’importent rien. » Le pédant répond : « En ce sens on ne dit pas ne m’importe rien, parce que duæ negationis affirmant. » (Aimé Martin.)
  6. Les Lois de la Galanterie, espère de code philologique à l’usage des précieuses, imprimé en 1658, dans le Recueil de plusieurs pièces en prose les plus agréables du temps, montrent que Molière n’a point exagéré les ridicules de Philaminte. « Vous parlerez toujours dans les termes les plus polis dont la cours reçoive l’usage, fuyant ceux qui sont trop anciens. Vous vous garderez surtout d’une de proverbes et de quolibets, car si vous vous en serviez, ce seroit parler en bourgeois, et le langage des halles. S’il y a des mots inventés depuis peu, et dont les gens du monde prennent plaisir de se servir, ce sont ceux-là qu’on doit avoir incessamment à la bouche, etc. »
  7. Et non il pue, comme le portent à tort les éditions modernes.

    Ce présent se dérive de la forme puir, qui est la primitive ; puer est moderne. « C’est puir que sentir bon. » (Montaigne.)

    Puer ou puir, verbe neutre. « On ne conjugue point je pue, ni je puis, comme il semble qu’on devroit conjuguer ; mais je pus, tu pus, il put… » (Trévoux.)

    Trévoux prouve qu’en 1740 la forme moderne n’avait pas encore supplanté l’ancienne complètement, et que puir subsistait toujours dans le présent de l’indicatif. À plus forte raison, en 1672, Molière ne pouvait-il écrire, comme le mettent certaines éditions : « Il pue étrangement. » (F. Génin.)
  8. Le mot est historique, et Molière l’a emprunté à Montaigne : À l’adventure, nous et la theologie ne requerons pas beaucoup de science aux femmes : et François, duc de Bretagne, fils de Jean V, comme on lui parla de son mariage avec Isabeau, fille d’Écosse, et qu’on lui adjousta qu’elle avoit esté nourrie simplement et sans aulcune instruction de lettres, respondit « qu’il l’en aimoit mieulx, et qu’une femme estoit assez sçavante quand elle sçavoit mettre difference entre la chemise et le pourpoinct de son mary. » (Essais, livre I, chap. XIV. Voyez aussi Chevroana, tome I, page 192, et les Annales de Bouchet.)
  9. Dans le sens de grand embarras
  10. Imitation de Plaute. Dans la Casina, acte II, scène II, Stalinon dit, en apercevant sa femme : « Je la vois là avec son air renfrogné et maussade ; il me faut pourtant aborder tendrement cette furie. Ma petite femme, ma mignonne, que fais-tu là ? » (Aimé Martin.)