Les Forceurs de blocus/04

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Hetzel (p. 134-140).


IV

les malices de crockston.


Tout l’équipage connut bientôt l’histoire de miss Halliburtt, Crockston ne se gêna pas pour la raconter. Sur l’ordre du capitaine, il avait été détaché du cabestan, et le chat à neuf queues était rentré dans son gîte.

« Un joli animal, dit Crockston, surtout quand il fait patte de velours. »

Aussitôt libre, il descendit dans le poste des matelots, prit une petite valise et la porta à miss Jenny. La jeune fille put reprendre alors ses habits de femme ; mais elle resta confinée dans sa cabine, et elle ne reparut pas sur le pont.

Quant à Crockston, il fut bien et dûment établi qu’il n’était pas plus marin qu’un horse-guard, et on dut l’exempter de tout service à bord.

Cependant, le Delphin filait rapidement à travers l’Atlantique, dont il tordait les flots sous sa double hélice, et toute la manœuvre consistait à veiller attentivement. Le lendemain de la scène qui trahit l’incognito de miss Jenny, James Playfair se promenait d’un pas rapide sur le pont de la dunette. Il n’avait fait aucune tentative pour revoir la jeune fille et reprendre avec elle la conversation de la veille.

Pendant sa promenade, Crockston se croisait fréquemment avec lui, et l’examinait en-dessous avec une bonne grimace de satisfaction. Il était évidemment désireux de causer avec le capitaine, et il mettait à le regarder une insistance qui finit par impatienter celui-ci.

« Ah çà, qu’est-ce que tu me veux encore ? dit James Playfair en interpellant l’Américain. Tu tournes autour de moi comme un nageur autour d’une bouée ! Est-ce que cela ne va pas bientôt finir ?

— Excusez-moi, capitaine, répliqua Crockston en clignant de l’œil, c’est que j’ai quelque chose à vous dire. — Parleras-tu ?

— Oh ! c’est bien simple. Je veux tout bonnement vous dire que vous êtes un brave homme au fond.

— Pourquoi au fond ?

— Au fond et à la surface aussi.

— Je n’ai pas besoin de tes compliments.

— Ce ne sont pas des compliments. J’attendrai, pour vous en faire, que vous soyez allé jusqu’au bout.

— Jusqu’à quel bout ?

— Au bout de votre tâche.

— Ah ! j’ai une tâche à remplir ?

— Évidemment. Vous nous avez reçus à votre bord, la jeune fille et moi. Bien. Vous avez donné votre cabine à miss Halliburtt. Bon. Vous m’avez fait grâce du martinet. On ne peut mieux. Vous allez nous conduire tout droit à Charleston. C’est à ravir. Mais ce n’est pas tout.

— Comment ! ce n’est pas tout ! s’écria James Playfair, stupéfait des prétentions de Crockston.

— Non certes, répondit ce dernier en prenant un air narquois. Le père est prisonnier là-bas !

— Eh bien ?

— Eh bien, il faudra délivrer le père.

— Délivrer le père de miss Halliburtt ?

— Sans doute. Un digne homme, un courageux citoyen ! Il vaut la peine que l’on risque quelque chose pour lui.

— Maître Crockston, dit James Playfair en fronçant les sourcils, tu m’as l’air d’un plaisant de première force. Mais retiens bien ceci : je ne suis pas d’humeur à plaisanter.

— Vous vous méprenez, capitaine, répliqua l’Américain. Je ne plaisante en aucune façon. Je vous parle très sérieusement. Ce que je vous propose vous paraît absurde tout d’abord, mais quand vous aurez réfléchi, vous verrez que vous ne pouvez faire autrement.

— Comment ! il faudra que je délivre Mr. Halliburtt ?

— Sans doute. Vous demanderez sa mise en liberté au général Beauregard, qui ne vous la refusera pas.

— Et s’il me la refuse ?

— Alors, répondit Crockston sans plus s’émouvoir, nous emploierons les grands moyens, et nous enlèverons le prisonnier à la barbe des Confédérés.

— Ainsi, s’écria James Playfair, que la colère commençait à gagner, ainsi, non content de passer au travers des flottes fédérales et de forcer le blocus de Charleston, il faudra que je reprenne la mer sous le canon des forts, et cela pour délivrer un monsieur que je ne connais pas, un de ces abolitionnistes que je déteste, un de ces gâcheurs de papier qui versent leur encre au lieu de verser leur sang !

Il aperçut (p. 141).

— Oh ! un coup de canon de plus ou de moins ! ajouta Crockston.

— Maître Crockston, dit James Playfair, fais bien attention : si tu as le malheur de me reparler de cette affaire, je t’envoie à fond de cale pendant toute la traversée pour t’apprendre à veiller sur ta langue. »

Cela dit, le capitaine congédia l’Américain, qui s’en alla en murmurant :

« Eh bien, je ne suis pas mécontent de cette conversation ! L’affaire est lancée ! Cela va ! cela va ! »

Lorsque James Playfair avait dit « un abolitionniste que je déteste », il était évidemment allé au delà de sa pensée. Ce n’était point un partisan de l’esclavage, mais il ne voulait pas admettre que la question de la servitude fût prédominante dans la guerre civile des États-Unis, et cela malgré les déclarations formelles du président Lincoln. Prétendait-il donc que les États du Sud — huit sur trente-six — avaient en principe le droit de se
Le coup de vent (p. 147).

séparer, puisqu’ils s’étaient réunis volontairement ? Pas même. Il détestait les hommes du Nord, et voilà tout. Il les détestait comme d’anciens frères séparés de la famille commune, de vrais Anglais qui avaient jugé bon de faire ce que lui, James Playfair, approuvait maintenant chez les États confédérés. Voilà quelles étaient les opinions politiques du capitaine du Delphin ; mais surtout la guerre d’Amérique le gênait personnellement, et il en voulait à ceux qui faisaient cette guerre. On comprend donc comment il dut recevoir cette proposition de délivrer un esclavagiste, et de se mettre à dos les Confédérés, avec lesquels il prétendait trafiquer.

Cependant, les insinuations de Crockston ne laissaient pas de le tracasser. Il les rejetait au loin, mais elles revenaient sans cesse assiéger son esprit, et quand, le lendemain, miss Jenny monta un instant sur le pont, il n’osa pas la regarder en face.

Et c’était grand dommage, assurément, car cette jeune fille à la tête blonde, au regard intelligent et doux, méritait d’être regardée par un jeune homme de trente ans ; mais James se sentait embarrassé en sa présence, il sentait que cette charmante créature possédait une âme forte et généreuse, dont l’éducation s’était faite à l’école du malheur. Il comprenait que son silence envers elle renfermait un refus d’acquiescer à ses vœux les plus chers. D’ailleurs, miss Jenny ne recherchait pas James Playfair, mais elle ne l’évitait pas non plus, et pendant les premiers jours on se parla peu ou point. Miss Halliburtt sortait à peine de sa cabine, et certainement elle n’eût jamais adressé la parole au capitaine du Delphin, sans un stratagème de Crockston qui mit les deux parties aux prises.

Le digne Américain était un fidèle serviteur de la famille Halliburtt. Il avait été élevé dans la maison de son maître, et son dévouement ne connaissait pas de limites. Son bon sens égalait son courage et sa vigueur. Ainsi qu’on l’a vu, il avait une manière à lui d’envisager les choses ; il se faisait une philosophie particulière sur les événements ; il donnait peu de prise au découragement, et dans les plus fâcheuses conjonctures, il savait merveilleusement se tirer d’affaire.

Ce brave homme avait mis dans sa tête de délivrer Mr. Halliburtt, d’employer à le sauver le navire du capitaine et le capitaine lui-même, et de revenir en Angleterre. Tel était son projet, si la jeune fille n’avait d’autre but que de rejoindre son père et de partager sa captivité. Aussi Crockston cherchait-il à entreprendre James Playfair ; il avait lâché sa bordée, comme on l’a vu, mais l’ennemi ne s’était pas rendu. Au contraire.

« Allons, se dit-il, il faut absolument que miss Jenny et le capitaine en viennent à s’entendre. S’ils boudent ainsi pendant toute la traversée, nous n’arriverons à rien. Il faut qu’ils parlent, qu’ils discutent, qu’ils se disputent même, mais qu’ils causent, et je veux être pendu si, dans la conversation, James Playfair n’en arrive pas à proposer lui-même ce qu’il refuse aujourd’hui. »

Mais quand Crockston vit que la jeune fille et le jeune homme s’évitaient, il commença à être embarrassé.

« Faut brusquer », se dit-il.

Et, le matin du quatrième jour, il entra dans la cabine de miss Halliburtt en se frottant les mains avec un air de satisfaction parfaite.

« Bonne nouvelle, s’écria-t-il, bonne nouvelle ! Vous ne devineriez jamais ce que m’a proposé le capitaine. Un bien digne jeune homme, allez !

— Ah ! répondit Jenny, dont le cœur battit violemment, il t’a proposé ?…

— De délivrer Mr. Halliburtt, de l’enlever aux Confédérés et de le ramener en Angleterre.

— Est-il vrai ? s’écria Jenny.

— C’est comme je vous le dis, miss. Quel homme de cœur que ce James Playfair ! Voilà comme sont les Anglais : tout mauvais ou tout bons ! Ah ! il peut compter sur ma reconnaissance, celui-là, et je suis prêt à me faire hacher pour lui, si cela peut lui être agréable. »

La joie de Jenny fut profonde en entendant les paroles de Crockston. Délivrer son père ! mais elle n’eût jamais osé concevoir un tel projet ! Et le capitaine du Delphin allait risquer pour elle son navire et son équipage !

« Voilà comme il est, ajouta Crockston en finissant, et cela, miss Jenny, mérite bien un remerciement de votre part.

— Mieux qu’un remerciement, s’écria la jeune fille, une éternelle amitié ! »

Et aussitôt elle quitta sa cabine pour aller exprimer à James Playfair les sentiments qui débordaient de son cœur.

« Ça marche de plus en plus, murmura l’Américain. Ça court même, ça arrivera ! »

James Playfair se promenait sur la dunette, et, comme on le pense bien, il fut fort surpris, pour ne pas dire stupéfait, de voir la jeune fille s’approcher de lui, et les yeux humides des larmes de la reconnaissance, lui tendre la main en disant :

« Merci, monsieur, merci de votre dévouement, que je n’aurais jamais osé attendre d’un étranger !

— Miss, répondit le capitaine en homme qui ne comprenait pas et ne pouvait pas comprendre, je ne sais…

— Cependant, monsieur, reprit Jenny, vous allez braver bien des dangers pour moi, peut-être compromettre vos intérêts. Vous avez tant fait déjà, en m’accordant à votre bord une hospitalité à laquelle je n’avais aucun droit…

— Pardonnez-moi, miss Jenny, répondit James Playfair, mais je vous affirme que je ne comprends pas vos paroles. Je me suis conduit envers vous comme fait tout homme bien élevé envers une femme, et mes façons d’agir ne méritent ni tant de reconnaissance ni tant de remerciements.

— Monsieur Playfair, dit Jenny, il est inutile de feindre plus longtemps. Crockston m’a tout appris !

— Ah ! fit le capitaine, Crockston vous a tout appris. Alors je comprends de moins en moins le motif qui vous a fait quitter votre cabine et venir me faire entendre des paroles dont… »

En parlant ainsi, le jeune capitaine était assez embarrassé de sa personne ; il se rappelait la façon brutale avec laquelle il avait accueilli les ouvertures de l’Américain ; mais Jenny ne lui laissa pas le temps de s’expliquer davantage, fort heureusement pour lui, et elle l’interrompit en disant :

« Monsieur James, je n’avais d’autre projet, en prenant passage à votre bord, que d’aller à Charleston, et là, si cruels que soient les esclavagistes, ils n’auraient pas refusé à une pauvre fille de lui laisser partager la prison de son père. Voilà tout, et je n’aurais jamais espéré un retour impossible ; mais puisque votre générosité va jusqu’à vouloir délivrer mon père prisonnier, puisque vous voulez tout tenter pour le sauver, soyez assuré de ma vive reconnaissance, et laissez-moi vous donner la main ! »

James ne savait que dire ni quelle contenance garder ; il se mordait les lèvres ; il n’osait prendre cette main que lui tendait la jeune fille. Il voyait bien que Crockston l’avait « compromis », afin qu’il ne lui fût pas possible de reculer. Et cependant, il n’entrait pas dans ses idées de concourir à la délivrance de Mr. Halliburtt et de se mettre une mauvaise affaire sur le dos. Mais comment trahir les espérances conçues par cette jeune fille ? Comment refuser cette main qu’elle lui tendait avec un sentiment si profond d’amitié ? Comment changer en larmes de douleur les larmes de reconnaissance qui s’échappaient de ses yeux ?

Aussi le jeune homme chercha-t-il à répondre évasivement, de manière à conserver sa liberté d’action et à ne pas s’engager pour l’avenir.

« Miss Jenny, dit-il, croyez bien que je ferai tout au monde pour… »

Et il prit dans ses mains la petite main de Jenny ; mais à la douce pression qu’il éprouva, il sentit son cœur se fondre, sa tête se troubler ; les mots lui manquèrent pour exprimer ses pensées ; il balbutia quelques paroles vagues :

« Miss… miss Jenny… pour vous… »

Crockston, qui l’examinait, se frottait les mains en grimaçant et répétait :

« Ça arrive ! ça arrive ! c’est arrivé ! »

Comment James Playfair se serait-il tiré de cette embarrassante situation ? Nul n’aurait pu le dire. Mais heureusement pour lui, sinon pour le Delphin, la voix du matelot de vigie se fit entendre.

« Ohé ! officier de quart ! cria-t-il.

— Quoi de nouveau ? répondit Mr. Mathew.

— Une voile au vent ! » James Playfair, quittant aussitôt la jeune fille, s’élança dans les haubans d’artimon.