Les Formes élémentaires de la vie religieuse/Livre I/Chapitre 1

La bibliothèque libre.


LIVRE PREMIER

QUESTIONS PRÉLIMINAIRES

Chapitre Premier

DÉFINITION DU PHÉNOMÈNE RELIGIEUX
ET DE LA RELIGION[1]

Pour pouvoir rechercher quelle est la religion la plus primitive et la plus simple que nous fasse connaître l’observation, il nous faut tout d’abord définir ce qu’il convient d’entendre par une religion ; sans quoi, nous nous exposerions soit à appeler religion un système d’idées et de pratiques qui n’aurait rien de religieux, soit à passer à côté de faits religieux sans en apercevoir la véritable nature. Ce qui montre bien que le danger n’a rien d’imaginaire et qu’il ne s’agit nullement de sacrifier à un vain formalisme méthodologique, c’est que, pour n’avoir pas pris cette précaution, un savant, auquel la science comparée des religions doit pourtant beaucoup, M. Frazer, n’a pas su reconnaître le caractère profondément religieux des croyances et des rites qui seront étudiés plus loin et où nous voyons, quant à nous, le germe initial de la vie religieuse dans l’humanité. Il y a donc là une question préjudicielle qui doit être traitée avant toute autre. Non pas que nous puissions songer à atteindre dès à présent les caractères profonds et vraiment explicatifs de la religion ; on ne peut les déterminer qu’au terme de la recherche. Mais ce qui est nécessaire et possible, c’est d’indiquer un certain nombre de signes extérieurs, facilement perceptibles, qui permettent de reconnaître les phénomènes religieux partout où ils se rencontrent, et qui empêchent de les confondre avec d’autres. C’est à cette opération préliminaire que nous allons procéder.

Mais pour qu’elle donne les résultats qu’on en peut attendre, il faut commencer par libérer notre esprit de toute idée préconçue. Les hommes ont été obligés de se faire une notion de ce qu’est la religion, bien avant que la science des religions ait pu instituer ses comparaisons méthodiques. Les nécessités de l’existence nous obligent tous, croyants et incrédules, à nous représenter de quelque manière ces choses au milieu desquelles nous vivons, sur lesquelles nous avons sans cesse des jugements à porter et dont il nous faut tenir compte dans notre conduite. Seulement, comme ces prénotions se sont formées sans méthode, suivant les hasards et les rencontres de la vie, elles n’ont droit à aucun crédit et doivent être rigoureusement tenues à l’écart de l’examen qui va suivre. Ce n’est pas à nos préjugés, à nos passions, à nos habitudes que doivent être demandés les éléments de la définition qui nous est nécessaire ; c’est à la réalité même qu’il s’agit de définir.

Mettons-nous donc en face de cette réalité. Laissant de côté toute conception de la religion en général, considérons les religions dans leur réalité concrète et tâchons de dégager ce qu’elles peuvent avoir de commun ; car la religion ne se peut définir qu’en fonction des caractères qui se retrouvent partout où il y a religion. Dans cette comparaison, nous ferons donc entrer tous les systèmes religieux que nous pouvons connaître, ceux du présent et ceux du passé, les plus primitifs et les plus simples aussi bien que les plus récents et les plus raffinés ; car nous n’avons aucun droit ni aucun moyen logique d’exclure les uns pour ne retenir que les autres. Pour celui qui ne voit dans la religion qu’une manifestation naturelle de l’activité humaine, toutes les instructives sans exception d’aucune sorte ; car toutes expriment l’homme à leur manière et peuvent ainsi nous aider à mieux comprendre cet aspect de notre nature. Nous avons vu, d’ailleurs, combien il s’en faut que la meilleure façon d’étudier la religion soit de la considérer de préférence sous la forme qu’elle présente chez les peuples les plus civilisés[2].

Mais pour aider l’esprit à s’affranchir de ces conceptions usuelles qui, par leur prestige, peuvent l’empêcher de voir les choses telles qu’elles sont, il convient, avant d’aborder la question pour notre propre compte, d’examiner quelques-unes des définitions les plus courantes dans lesquelles ces préjugés sont venus s’exprimer.

I

Une notion qui passe généralement pour caractéristique de tout ce qui est religieux est celle de surnaturel. Par là, on entend tout ordre de choses qui dépasse la portée de notre entendement ; le surnaturel, c’est le monde du mystère, de l’inconnaissable, de l’incompréhensible. La religion serait donc une sorte de spéculation sur tout ce qui échappe à la science et, plus généralement, à la pensée distincte. « Les religions, dit Spencer, diamétralement opposées par leurs dogmes, s’accordent à reconnaître tacitement que le monde, avec tout ce qu’il contient et tout ce qui l’entoure, est un mystère qui veut une explication » ; il les fait donc essentiellement consister dans « la croyance à l’omniprésence de quelque chose qui passe l’intelligence[3] ». De même, Max Müller voyait dans toute religion « un effort pour concevoir l’inconcevable, pour exprimer l’inexprimable, une aspiration vers l’infini[4] ».

Il est certain que le sentiment du mystère n’est pas sans avoir joué un rôle important dans certaines religions, notamment dans le christianisme. Encore faut-il ajouter que l’importance de ce rôle a singulièrement varié aux différents moments de l’histoire chrétienne. Il est des périodes où cette notion passe au second plan et s’efface. Pour les hommes du xviie siècle, par exemple, le dogme n’avait rien de troublant pour la raison ; la foi se conciliait sans peine avec la science et la philosophie, et les penseurs qui, comme Pascal, sentaient vivement ce qu’il y a de profondément obscur dans les choses, étaient si peu en harmonie avec leur époque qu’ils sont restés incompris de leurs contemporains[5]. Il pourrait donc bien y avoir quelque précipitation à faire, d’une idée sujette à de telles éclipses, l’élément essentiel même de la seule religion chrétienne.

En tout cas, ce qui est certain, c’est qu’elle n’apparaît que très tardivement dans l’histoire des religions ; elle est totalement étrangère non seulement aux peuples qu’on appelle primitifs mais encore à tous ceux qui n’ont pas atteint un certain degré de culture intellectuelle. Sans doute, quand nous les voyons attribuer à des objets insignifiants des vertus extraordinaires, peupler l’univers de principes singuliers, faits des éléments les plus disparates, doués d’une sorte d’ubiquité difficilement représentable, nous trouvons volontiers à ces conceptions un air de mystère. Il nous semble que les hommes n’ont pu se résigner à des idées aussi troublantes pour notre raison moderne que par impuissance à en trouver qui fussent plus rationnelles. En réalité, pourtant, ces explications qui nous surprennent paraissent au primitif les plus simples du monde. Il n’y voit pas une sorte d’ultima ratio à laquelle l’intelligence ne se résigne qu’en désespoir de cause, mais la manière la plus immédiate de se représenter et de comprendre ce qu’il observe autour de lui. Pour lui, il n’y a rien d’étrange à ce que l’on puisse, de la voix ou du geste, commander aux éléments, arrêter ou précipiter le cours des astres, susciter la pluie ou la suspendre, etc. Les rites qu’il emploie pour assurer la fertilité du sol ou la fécondité des espèces animales dont il se nourrit ne sont pas, à ses yeux, plus irrationnels que ne le sont, aux nôtres, les procédés techniques dont nos agronomes se servent pour le même objet. Les puissances qu’il met en jeu par ces divers moyens ne lui paraissent rien avoir de spécialement mystérieux. Ce sont des forces qui, sans doute, diffèrent de celles que le savant moderne conçoit et dont il nous apprend l’usage ; elles ont une autre manière de se comporter et ne se laissent pas discipliner par les mêmes procédés ; mais, pour celui qui y croit, elles ne sont pas plus inintelligibles que ne le sont la pesanteur ou l’électricité pour le physicien d’aujourd’hui. Nous verrons d’ailleurs, dans le cours même de cet ouvrage, que la notion de forces naturelles est très vraisemblablement dérivée de la notion de forces religieuses ; il ne saurait donc y avoir entre celles-ci et celles-là l’abîme qui sépare le rationnel de l’irrationnel. Même le fait que les forces religieuses sont pensées, souvent sous la forme d’entités spirituelles, de volontés conscientes, n’est nullement une preuve de leur irrationalité. La raison ne répugne pas a priori à admettre que les corps dits inanimés soient, comme les corps humains, mus par des intelligences, bien que la science contemporaine s’accommode difficilement de cette hypothèse. Quand Leibniz proposa de concevoir le monde extérieur comme une immense société d’esprits entre lesquels il n’y avait et ne pouvait y avoir que des relations spirituelles, il entendait faire œuvre de rationaliste et il ne voyait dans cet animisme universel rien qui pût offenser l’entendement.

D’ailleurs, l’idée de surnaturel, telle que nous l’entendons, date d’hier : elle suppose, en effet, l’idée contraire dont elle est la négation et qui n’a rien de primitif. Pour qu’on pût dire de certains faits qu’ils sont surnaturels, il fallait avoir déjà le sentiment qu’il existe un ordre naturel des choses, c’est-à-dire que les phénomènes de l’univers sont liés entre eux suivant des rapports nécessaires, appelés lois. Une fois ce principe acquis, tout ce qui déroge à ces lois devait nécessairement apparaître comme en dehors de la nature et, par suite, de la raison : car ce qui est naturel en ce sens est aussi rationnel, ces relations nécessaires ne faisant qu’exprimer la manière dont les choses s’enchaînent logiquement. Mais cette notion du déterminisme universel est d’origine récente ; même les plus grands penseurs de l’antiquité classique n’avaient pas réussi à en prendre pleinement conscience. C’est une conquête des sciences positives ; c’est le postulat sur lequel elles reposent et qu’elles ont démontré par leurs progrès. Or, tant qu’il faisait défaut ou n’était pas assez solidement établi, les événements les plus merveilleux n’avaient rien qui ne parût parfaitement concevable. Tant qu’on ne savait pas ce que l’ordre des choses a d’immuable et d’inflexible, tant qu’on y voyait l’œuvre de volontés contingentes, on devait trouver naturel que ces volontés ou d’autres pussent le modifier arbitrairement. Voilà pourquoi les interventions miraculeuses que les anciens prêtaient à leurs dieux n’étaient pas à leurs yeux des miracles, dans l’acception moderne du mot. C’étaient pour eux de beaux, de rares ou de terribles spectacles, objets de surprise et d’émerveillement (θαύματα, mirabilia, miracula) ; mais ils n’y voyaient nullement des sortes d’échappées sur un monde mystérieux où la raison ne peut pénétrer.

Nous pouvons d’autant mieux comprendre cette mentalité qu’elle n’a pas complètement disparu du milieu de nous. Si le principe du déterminisme est aujourd’hui solidement établi dans les sciences physiques et naturelles, il y a seulement un siècle qu’il a commencé à s’introduire dans les sciences sociales et son autorité y est encore contestée. Il n’y a qu’un petit nombre d’esprits qui soient fortement pénétrés de cette idée que les sociétés sont soumises à des lois nécessaires et constituent un règne naturel. Il s’ensuit qu’on y croit possibles de véritables miracles. On admet, par exemple, que le législateur peut créer une institution de rien par une simple injonction de sa volonté, transformer un système social en un autre, tout comme les croyants de tant de religions admettent que la volonté divine a tiré le monde du néant ou peut arbitrairement transmuter les êtres les uns dans les autres. Pour ce qui concerne les faits sociaux, nous avons encore une mentalité de primitifs. Et cependant, si, en matière de sociologie, tant de contemporains s’attardent encore à cette conception surannée, ce n’est pas que la vie des sociétés leur paraisse obscure et mystérieuse ; au contraire, s’ils se contentent si facilement de ces explications, s’ils s’obstinent dans ces illusions que dément sans cesse l’expérience, c’est que les faits sociaux leur semblent la chose la plus claire du monde ; c’est qu’ils n’en sentent pas l’obscurité réelle ; c’est qu’ils n’ont pas encore reconnu la nécessité de recourir aux procédés laborieux des sciences naturelles pour dissiper progressivement ces ténèbres. Le même état d’esprit se retrouve à la racine de beaucoup de croyances religieuses qui nous surprennent par leur simplisme. C’est la science, et non la religion, qui a appris aux hommes que les choses sont complexes et malaisées à comprendre.

Mais, répond Jevons[6], l’esprit humain n’a pas besoin d’une culture proprement scientifique pour remarquer qu’il existe entre les faits des séquences déterminées, un ordre constant de succession, et pour observer, d’autre part, que cet ordre est souvent troublé. Il arrive que le soleil s’éclipse brusquement, que la pluie manque à l’époque où elle est attendue, que la lune tarde à reparaître après sa disparition périodique, etc. Parce que ces événements sont en dehors du cours ordinaire des choses, on les impute à des causes extraordinaires, exceptionnelles, c’est-à-dire, en somme, extra-naturelles. C’est sous cette forme que l’idée de surnaturel serait née dès le début de l’histoire, et c’est ainsi que, dès ce moment, la pensée religieuse serait trouvée munie de son objet propre.

Mais, d’abord, le surnaturel ne se ramène nullement à l’imprévu. Le nouveau fait partie de la nature tout comme son contraire. Si nous constatons qu’en général les phénomènes se succèdent dans un ordre déterminé, nous observons également que cet ordre n’est jamais qu’approché, qu’il n’est pas identique à lui-même d’une fois à l’autre, qu’il comporte toutes sortes d’exceptions. Pour peu que nous ayons d’expérience, nous sommes habitués à ce que nos états d’attente soient fréquemment déçus et ces déceptions reviennent trop souvent pour nous apparaître comme extraordinaires. Une certaine contingence est une donnée de l’expérience tout comme une certaine uniformité ; nous n’avons donc aucune raison de rapporter l’une à des causes et à des forces entièrement différentes de celles dont dépend l’autre. Ainsi, pour que nous ayons l’idée du surnaturel, il ne suffit pas que nous soyons témoins d’événements inattendus ; il faut encore que ceux-ci soient conçus comme impossibles, c’est-à-dire comme inconciliables avec un ordre qui, à tort ou à raison, nous paraît nécessairement impliqué dans la nature des choses. Or, cette notion d’un ordre nécessaire, ce sont les sciences positives qui l’ont peu à peu construite, et, par suite, la notion contraire ne saurait leur être antérieure.

De plus, de quelque manière que les hommes se soient représenté les nouveautés et les contingences que révèle l’expérience, il n’y a rien dans ces représentations qui puisse servir à caractériser la religion. Car les conceptions religieuses ont, avant tout, pour objet d’exprimer et d’expliquer, non ce qu’il y a d’exceptionnel et d’anormal dans les choses, mais, au contraire, ce qu’elles ont de constant et de régulier. Très généralement, les dieux servent beaucoup moins à rendre compte des monstruosités, des bizarreries, des anomalies, que de la marche habituelle de l’univers, du mouvement des astres, du rythme des saisons, de la poussée annuelle de la végétation, de la perpétuité des espèces, etc. Il s’en faut donc que la notion du religieux coïncide avec celle de l’extraordinaire et de l’imprévu. — Jevons répond que cette conception des forces religieuses n’est pas primitive. On aurait commencé par les imaginer pour rendre compte des désordres et des accidents, et c’est seulement ensuite qu’on les aurait utilisées pour expliquer les uniformités de la nature[7]. Mais on ne voit pas ce qui aurait pu déterminer les hommes à leur attribuer successivement des fonctions aussi manifestement contraires. En outre, l’hypothèse d’après laquelle les être sacrés auraient été d’abord confinés dans un rôle négatif de perturbateurs est entièrement arbitraire. Nous verrons, en effet, que, dès les religions les plus simples que nous connaissions, ils ont eu pour tâche essentielle d’entretenir, d’une manière positive, le cours normal de la vie[8].

Ainsi, l’idée du mystère n’a rien d’originel. Elle n’est pas donnée à l’homme ; c’est l’homme qui l’a forgée de ses propres mains en même temps que l’idée contraire. C’est pourquoi elle ne tient quelque place que dans un petit nombre de religions avancées. On ne peut donc en faire la caractéristique des phénomènes religieux sans exclure de la définition la majorité des faits à définir.

II

Une autre idée par laquelle on a souvent essayé de définir la religion est celle de divinité. « La religion, dit A. Réville, est la détermination de la vie humaine par le sentiment d’un lien unissant l’esprit humain à l’esprit mystérieux dont il reconnaît la domination sur le monde et sur lui-même et auquel il aime à se sentir uni[9]. » Il est vrai que, si l’on entend le mot de divinité dans un sens précis et étroit, la définition laisse en dehors d’elle une multitude de faits manifestement religieux. Les âmes des morts, les esprits de toute espèce et de tout rang dont l’imagination religieuse de tant de peuples divers a peuplé la nature, sont toujours l’objet de rites et parfois même d’un culte régulier ; et pourtant, ce ne sont pas des dieux au sens propre du mot. Mais pour que la définition les comprenne, il suffit de substituer au mot de dieu celui, plus compréhensif, d’être spirituel. C’est ce qu’a fait Tylor : « Le premier point essentiel quand il s’agit d’étudier systématiquement les religions des races inférieures, c’est, dit-il, de définir et de préciser ce qu’on entend par religion. Si l’on tient à faire entendre par ce mot la croyance à une divinité suprême…, un certain nombre de tribus se trouveront exclues du monde religieux. Mais cette définition trop étroite a le défaut d’identifier la religion avec quelques-uns de ses développements particuliers… Mieux vaut, ce semble, poser simplement comme définition minimum de la religion la croyance en des êtres spirituels[10] ». Par êtres spirituels, il faut entendre des sujets conscients, doués de pouvoirs supérieurs à ceux que possède le commun des hommes ; cette qualification convient donc aux âmes des morts, aux génies, aux démons aussi bien qu’aux divinités proprement dites. — Il importe de noter tout de suite la conception particulière de la religion qui est impliquée dans cette définition. Le seul commerce que nous puissions entretenir avec des êtres de cette sorte se trouve déterminé par la nature qui leur est attribuée. Ce sont des êtres conscients ; nous ne pouvons donc agir sur eux que comme on agit sur des consciences en général, c’est-à-dire par des procédés psychologiques, en tâchant de les convaincre ou de les émouvoir soit à l’aide de paroles (invocations, prières), soit par des offrandes et des sacrifices. Et puisque la religion aurait pour objet de régler nos rapports avec ces êtres spéciaux, il ne pourrait y avoir religion que là où il y a prières, sacrifices, rites propitiatoires, etc. On aurait ainsi un critère très simple qui permettrait de distinguer ce qui est religieux de ce qui ne l’est pas. C’est à ce critère que se réfère systématiquement Frazer[11] et, avec lui, plusieurs ethnographes[12].

Mais si évidente que puisse paraître cette définition par suite d’habitudes d’esprit que nous devons à notre éducation religieuse, il y a nombre de faits auxquels elle n’est pas applicable et qui ressortissent pourtant au domaine de la religion.

En premier lieu, il existe de grandes religions d’où l’idée de dieux et d’esprits est absente, où, tout au moins, elle ne joue qu’un rôle secondaire et effacé. C’est le cas du bouddhisme. Le bouddhisme, dit Burnouf, « se place, en opposition au brahmanisme, comme une morale sans dieu et un athéisme sans Nature[13] ». « Il ne reconnaît point de dieu dont l’homme dépende, dit M. Barth ; sa doctrine est absolument athée[14] », et M. Oldenberg, de son côté, l’appelle « une religion sans dieu[15] ». En effet, tout l’essentiel du bouddhisme tient dans quatre propositions que les fidèles appellent les quatre nobles vérités[16]. La première pose l’existence de la douleur comme liée au perpétuel écoulement des choses ; la seconde montre dans le désir la cause de la douleur ; la troisième fait de la suppression du désir le seul moyen de supprimer la douleur ; la quatrième énumère les trois étapes par lesquelles il faut passer pour parvenir à cette suppression : c’est la droiture, la méditation, enfin la sagesse, la pleine possession de la doctrine. Ces trois étapes traversées, on arrive au terme du chemin, à la délivrance, au salut par le Nirvâna.

Or, dans aucun de ces principes, il n’est question de divinité. Le bouddhiste ne se préoccupe pas de savoir d’où vient ce monde du devenir où il vit et où il souffre ; il le prend comme un fait[17] et tout son effort est de s’en évader. D’un autre côté, pour cette œuvre de salut, il ne peut compter que sur lui-même ; il « n’a aucun dieu à remercier, de même que, dans le combat, il n’en appelle aucun à son aide[18] ». Au lieu de prier, au sens usuel du mot, au lieu de se tourner vers un être supérieur et d’implorer son assistance, il se replie sur lui-même et il médite. Ce n’est pas à dire « qu’il nie de front l’existence d’êtres appelés Indra, Agni, Varuna[19] ; mais il estime qu’il ne leur doit rien et qu’il n’a rien à faire avec eux », car leur pouvoir ne peut s’étendre que sur les biens de ce monde qui, pour lui, sont sans valeur. Il est donc athée en ce sens qu’il se désintéresse de la question de savoir s’il y a ou non des dieux. D’ailleurs, alors même qu’il y en aurait et de quelque puissance qu’ils fussent armés, le saint, le délivré, s’estime supérieur à eux ; car ce qui fait la dignité des êtres, ce n’est pas l’étendue de l’action qu’ils exercent sur les choses, c’est exclusivement le degré de leur avancement sur le chemin du salut[20].

Il est vrai que le Bouddha, au moins dans certaines des divisions de l’Église bouddhique, a fini par être considéré comme une sorte de dieu. Il a ses temples ; il est devenu l’objet d’un culte qui, d’ailleurs, est très simple, car il se réduit essentiellement à l’offrande de quelques fleurs et à l’adoration de reliques ou d’images consacrées. Ce n’est guère autre chose qu’un culte du souvenir. Mais d’abord, cette divinisation du Bouddha, à supposer que l’expression soit exacte, est particulière à ce qu’on a appelé le bouddhisme septentrional. « Les bouddhistes du Sud, dit Kern, et les moins avancés parmi les bouddhistes du Nord, on peut l’affirmer d’après les données aujourd’hui connues, parlent du fondateur de leur doctrine comme s’il était un homme[21] ». Sans doute, ils attribuent au Bouddha des pouvoirs extraordinaires, supérieurs à ceux que possède le commun des mortels ; mais c’était une croyance très ancienne dans l’Inde, et d’ailleurs très générale dans une multitude de religions diverses, qu’un grand saint est doué de vertus exceptionnelles[22] ; et cependant, un saint n’est pas un dieu, non plus qu’un prêtre ou qu’un magicien, en dépit des facultés surhumaines qui leur sont souvent attribuées. D’un autre côté, suivant les savants les plus autorisés, cette sorte de théisme et la mythologie complexe qui l’accompagne d’ordinaire ne seraient qu’une forme dérivée et déviée du bouddhisme. Bouddha n’aurait d’abord été considéré que comme « le plus sage des hommes[23] ». « La conception d’un Bouddha qui ne serait pas un homme parvenu au plus haut degré de sainteté est », dit Burnouf, « hors du cercle des idées qui constituent le fond même des Sûtras simples[24] » ; et, ajoute ailleurs le même auteur, « son humanité est restée un fait si incontestablement reconnu de tous que les légendaires, auxquels coûtaient si peu les miracles, n’ont pas même eu la pensée d’en faire un dieu après sa mort[25] ». Aussi est-il permis de se demander s’il est jamais parvenu à se dépouiller complètement de ce caractère humain et si l’on est en droit de l’assimiler complètement à un dieu[26] ; en tout cas, c’est à un dieu d’une nature très particulière et dont le rôle ne ressemble nullement à celui des autres personnalités divines. Car un dieu, c’est avant tout un être vivant avec lequel l’homme doit compter et sur lequel il peut compter ; or le Bouddha est mort, il est entré dans le Nirvâna, il ne peut plus rien sur la marche des événements humains[27].

Enfin, et quoi qu’on pense de la divinité du Bouddha, il reste que c’est une conception tout à fait extérieure à ce qu’il y a de vraiment essentiel dans le bouddhisme. Le bouddhisme, en effet, consiste avant tout dans la notion du salut et le salut suppose uniquement que l’on connaît la bonne doctrine et qu’on la pratique. Sans doute, elle n’aurait pu être connue si le Bouddha n’était venu la révéler ; mais une fois que cette révélation fut faite, l’œuvre du Bouddha était accomplie. À partir de ce moment, il cessa d’être un facteur nécessaire de la vie religieuse. La pratique des quatre vérités saintes serait possible, alors même que le souvenir de celui qui les a fait connaître se serait effacé des mémoires[28]. Il en est tout autrement du christianisme qui, sans l’idée toujours présente et le culte toujours pratiqué du Christ, est inconcevable ; car c’est par le Christ toujours vivant et chaque jour immolé que la communauté des fidèles continue à communiquer avec la source suprême de la vie spirituelle[29].

Tout ce qui précède s’applique également à une autre grande religion de l’Inde, au jaïnisme. D’ailleurs, les deux doctrines ont sensiblement la même conception du monde et de la vie. « Comme les bouddhistes, dit M. Barth, les jaïnismes sont athées. Ils n’admettent pas de créateur ; pour eux, le monde est éternel et ils nient explicitement qu’il puisse y avoir un être parfait de toute éternité. Le Jina est devenu parfait, mais il ne l’était pas de tout temps ». Tout comme les bouddhistes du Nord, les jaïnismes, ou du moins certains d’entre eux, sont néanmoins revenus à une sorte de déisme ; dans les inscriptions du Dekhan il est parlé d’un Jinapati, sorte de Jina suprême, qui est appelé le premier créateur ; mais un tel langage, dit le même auteur, « est en contradiction avec les déclarations les plus explicites de leurs écrivains les plus autorisés[30] ».

Si, d’ailleurs, cette indifférence pour le divin est à ce point développée dans le bouddhisme et le jaïnisme, c’est qu’elle était déjà en germe dans le brahmanisme d’où l’une et l’autre religion sont dérivées. Au moins sous certaines de ses formes, la spéculation brahmanique aboutissait à « une explication franchement matérialiste et athée de l’univers[31] ». Avec le temps, les multiples divinités que les peuples de l’Inde avaient tout d’abord appris à adorer étaient venues comme se fondre en une sorte de principe un, impersonnel et abstrait, essence de tout ce qui existe. Cette réalité suprême, qui n’a plus rien d’une personnalité divine, l’homme la contient en lui, ou plutôt il ne fait qu’un avec elle puisqu’il n’existe rien en dehors d’elle. Pour la trouver et s’unir à elle, il n’a donc pas à chercher hors de lui-même quelque appui extérieur ; il suffit qu’il se concentre sur soi et qu’il médite. « Quand, dit Oldenberg, le bouddhisme s’engage dans cette grande entreprise d’imaginer un monde de salut où l’homme se sauve lui-même, et de créer une religion sans dieu, la spéculation brahmanique a déjà préparé le terrain pour cette tentative. La notion de divinité a reculé pas à pas ; les figures des anciens dieux s’effacent pâlissantes ; le Brahma trône dans son éternelle quiétude, très haut au-dessus du monde terrestre, et il ne reste plus qu’une seule personne à prendre une part active à la grande œuvre de la délivrance : c’est l’homme[32] ». Voilà donc une portion considérable de l’évolution religieuse qui a consisté, en somme, dans un recul progressif de l’idée d’être spirituel et de divinité. Voilà de grandes religions où les invocations, les propitiations, les sacrifices, les prières proprement dites sont bien loin de tenir une place prépondérante et qui, par conséquent, ne présentent pas le signe distinctif auquel on prétend reconnaître les manifestations proprement religieuses.

Mais même à l’intérieur des religions déistes, on trouve un grand nombre de rites qui sont complètement indépendants de toute idée de dieux ou d’être spirituels. Il y a d’abord une multitude d’interdits. La Bible, par exemple, ordonne à la femme de vivre isolée chaque mois pendant une période déterminée[33] ; elle l’oblige à un isolement analogue pendant l’accouchement[34] ; elle défend d’atteler ensemble l’âne et le cheval, de porter un vêtement ou le chanvre serait mêlé au lin[35], sans qu’il soit possible de voir quel rôle la croyance en Iahveh peut avoir joué dans ces interdictions ; car il est absent de toutes les relations qui sont ainsi prohibées et ne saurait être intéressé par elles. On en peut dire autant de la plupart des interdictions alimentaires. Et ces prohibitions ne sont pas particulières aux Hébreux ; mais, sous des formes diverses, on les retrouve, avec le même caractère, dans d’innombrables religions.

Il est vrai que ces rites sont purement négatifs ; mais ils ne laissent pas d’être religieux. De plus, il en est d’autres qui réclament du fidèle des prestations actives et positives et qui, pourtant, sont de même nature. Ils agissent par eux-mêmes, sans que leur efficacité dépende d’aucun pouvoir divin ; ils suscitent mécaniquement les effets qui sont leur raison d’être. Ils ne consistent ni en prières, ni en offrandes adressées à un être à la bonne volonté duquel le résultat attendu est subordonné ; mais ce résultat est obtenu par le jeu automatique de l’opération rituelle. Tel est le cas notamment du sacrifice dans la religion védique. « Le sacrifice, dit M. Bergaigne, exerce une influence directe sur les phénomènes célestes[36] » ; il est tout-puissant par lui-même et sans aucune influence divine. C’est lui, par exemple, qui brisa les portes de la caverne où étaient enfermées les aurores et qui fit jaillir la lumière du jour[37]. De même, ce sont des hymnes appropriées qui, par une action directe, ont fait couler sur la terre les eaux du ciel, et cela malgré les dieux[38]. La pratique de certaines austérités a la même efficacité. Il y a plus : « le sacrifice est si bien le principe par excellence qu’on lui rapporte, non seulement l’origine des hommes, mais encore celle des dieux. Une telle conception peut à bon droit paraître étrange. Elle s’explique cependant comme une des dernières conséquences de l’idée de la toute-puissance du sacrifice[39] ». Aussi, dans toute la première partie du travail de M. Bergaigne, n’est-il question que de sacrifices où les divinités ne jouent aucun rôle.

Le fait n’est pas spécial à la religion védique ; il est, au contraire, d’une très grande généralité. Dans tout culte, il y a des pratiques qui agissent par elle-mêmes, par une vertu qui leur est propre et sans qu’aucun dieu s’intercale entre l’individu qui exécute le rite et le but poursuivi. Quand, à la fête dite des Tabernacles, le Juif remuait l’air en agitant des branches de saule suivant un certain rythme, c’était pour provoquer le vent à se lever et la pluie à tomber ; et l’on croyait que le phénomène désiré résultait automatiquement du rite, pourvu que celui-ci ait été correctement accompli[40]. C’est là, d’ailleurs, ce qui explique l’importance primordiale attachée par presque tous les cultes à la partie matérielle des cérémonies. Ce formalisme religieux, forme première, très vraisemblablement, du formalisme juridique, vient de ce que la formule à prononcer, les mouvements à exécuter, ayant en eux-mêmes la source de leur efficacité, la perdraient s’ils n’étaient pas exactement conformes au type consacré par le succès.

Ainsi il y a des rites sans dieux, et même il y a des rites d’où dérivent des dieux. Toutes les vertus religieuses n’émanent pas de personnalités divines et il y a des relations culturelles qui ont un autre objet que d’unir l’homme à une divinité. La religion déborde donc l’idée de dieux ou d’esprits, et par conséquent, ne peut se définir exclusivement en fonction de cette dernière.

III

Ces définitions écartées, mettons-nous nous-même en face du problème.

Remarquons tout d’abord que, dans toutes ces formules, c’est la nature de la religion dans son ensemble que l’on essaie d’exprimer directement. On procède comme si la religion formait une sorte d’entité indivisible, alors qu’elle est un tout formé de parties ; c’est un système plus ou moins complexe de mythes, de dogmes, de rites, de cérémonies. Or un tout ne peut être défini que par rapport aux parties qui le forment. Il est donc plus méthodique de chercher à caractériser les phénomènes élémentaires dont toute religion résulte, avant le système produit par leur union. Cette méthode s’impose d’autant plus qu’il existe des phénomènes religieux qui ne ressortissent à aucune religion déterminée. Tels sont ceux qui constituent la matière du folklore. Ce sont, en général, des débris de religions disparues, des survivances inorganisées ; mais il en est aussi qui se sont formés spontanément sous l’influence de causes locales. Dans nos pays européens, le christianisme s’est efforcé de les absorber et de se les assimiler ; il leur a imprimé une couleur chrétienne. Néanmoins, il en est beaucoup qui ont persisté jusqu’à une date récente ou qui persistent encore avec une relative autonomie : fêtes de l’arbre de mai, du solstice d’été, du carnaval, croyances diverses relatives à des génies, à des démons locaux, etc. Si le caractère religieux de ces faits va en s’effaçant, leur importance religieuse est pourtant telle qu’ils ont permis à Mannhardt et à son école de renouveler la science des religions. Une définition qui n’en tiendrait pas compte ne comprendrait donc pas tout ce qui est religieux.

Les phénomènes religieux se rangent tout naturellement en deux catégories fondamentales : les croyances et les rites. Les premières sont des états de l’opinion, elles consistent en représentations ; les secondes sont des modes d’action déterminés. Entre ces deux classes de faits, il y a toute la différence qui sépare la pensée du mouvement.

Les rites ne peuvent être définis et distingués des autres pratiques humaines, notamment des pratiques morales, que par la nature spéciale de leur objet. Une règle morale, en effet, nous prescrit, tout comme un rite, des manières d’agir, mais qui s’adressent à des objets d’un genre différent. C’est donc l’objet du rite qu’il faudrait caractériser pour pouvoir caractériser le rite lui-même. Or, c’est dans la croyance que la nature spéciale de cet objet est exprimée. On ne peut donc définir le rite qu’après avoir défini la croyance.

Toutes les croyances religieuses connues, qu’elles soient simples ou complexes, présentent un même caractère commun : elles supposent une classification des choses, réelles ou idéales, que se représentent les hommes, en deux classes, en deux genres opposés, désignés généralement par deux termes distincts que traduisent assez bien les mots de profane et de sacré. La division du monde en deux domaines comprenant, l’un tout ce qui est sacré, l’autre tout ce qui est profane, tel est le trait distinctif de la pensée religieuse ; les croyances, les mythes, les gnogmes, les légendes sont ou des représentations ou des systèmes de représentations qui expriment la nature des choses sacrées, les vertus et les pouvoirs qui leur sont attribués, leur histoire, leurs rapports les unes avec les autres et avec les choses profanes. Mais, par choses sacrées, il ne faut pas entendre simplement ces êtres personnels que l’on appelle des dieux ou des esprits ; un rocher, un arbre, une source, un caillou, une pièce de bois, une maison en un mot une chose quelconque peut être sacrée. Un rite peut avoir ce caractère ; il n’existe même pas de rite qui ne l’ait à quelque degré. Il y a des mots, des paroles, des formules qui ne peuvent être prononcés que par la bouche de personnages consacrés ; il y a des gestes, des mouvements qui ne peuvent être exécutés par tout le monde. Si le sacrifice védique a eu une telle efficacité, si même, d’après la mythologie, il a été générateur de dieux loin de n’être qu’un moyen de gagner leur faveur, c’est qu’il possédait une vertu comparable à celle des êtres les plus sacrés. Le cercle des objets sacrés ne peut donc être déterminé une fois pour toutes ; l’étendue en est infiniment variable selon les religions. Voilà comment le bouddhisme est une religion : c’est que, à défaut de dieux, il admet l’existence de choses sacrées, à savoir des quatre vérités saintes et des pratiques qui en dérivent[41].

Mais nous nous sommes borné jusqu’ici à énumérer, à titre d’exemples, un certain nombre de choses sacrées : il nous faut maintenant indiquer par quels caractères généraux elles se distinguent des choses profanes.

On pourrait être tenté tout d’abord de les définir par la place qui leur est généralement assignée dans la hiérarchie des êtres. Elles sont volontiers considérées comme supérieures en dignité et en pouvoir aux choses profanes et particulièrement à l’homme, quand celui-ci n’est qu’un homme et n’a, par lui-même, rien de sacré. On se le représente, en effet, comme occupant, par rapport à elles, une situation inférieure et dépendante ; et cette représentation n’est certainement pas sans vérité. Seulement, il n’y a rien là qui soit vraiment caractéristique du sacré. Il ne suffit pas qu’une chose soit subordonnée à une autre pour que la seconde soit sacrée par rapport à la première. Les esclaves dépendent de leurs maîtres, les sujets de leur roi, les soldats de leurs chefs, les classes inférieures des classes dirigeantes, l’avare de son or, l’ambitieux du pouvoir et des mains qui le détiennent ; or, si l’on dit parfois d’un homme qu’il a la religion des êtres ou des choses auxquels il reconnaît ainsi une valeur éminente et une sorte de supériorité par rapport à lui, il est clair que, dans tous ces cas, le mot est pris dans un sens métaphorique et qu’il n’y a rien dans ces relations qui soit proprement religieux[42].

D’autre part, il ne faut pas perdre de vue qu’il y a des choses sacrées de tout degré et qu’il en est vis-à-vis desquelles l’homme se sent relativement à l’aise. Une amulette a un caractère sacré, et pourtant le respect qu’elle inspire n’a rien d’exceptionnel. Même en face de ses dieux, l’homme n’est pas toujours dans un état si marqué d’infériorité ; car il arrive très souvent qu’il exerce sur eux une véritable contrainte physique pour obtenir d’eux ce qu’il désire. On bat le fétiche dont on n’est pas content, sauf à se réconcilier avec lui s’il finit par se montrer plus docile aux vœux de son adorateur[43]. Pour avoir de la pluie, on jette des pierres dans la source ou dans le lac sacré où est censé résider le dieu de la pluie ; on croit, par ce moyen, l’obliger à sortir et à se montrer[44]. D’ailleurs, s’il est vrai que l’homme dépend de ses dieux, la dépendance est réciproque. Les dieux, eux aussi, ont besoin de l’homme ; sans les offrandes et les sacrifices, ils mourraient. Nous aurons même l’occasion de montrer que cette dépendance des dieux vis-à-vis de leurs fidèles se maintient jusque dans les religions les plus idéalistes.

Mais, si une distinction purement hiérarchique est un critère à la fois trop général et trop imprécis, il ne reste plus pour définir le sacré par rapport au profane que leur hétérogénéité. Seulement, ce qui fait que cette hétérogénéité suffit à caractériser cette classification des choses et à la distinguer de toute autre, c’est qu’elle est très particulière : elle est absolue. Il n’existe pas dans l’histoire de la pensée humaine un autre exemple de deux catégories de choses aussi profondément différenciées, aussi radicalement opposées l’une à l’autre. L’opposition traditionnelle entre le bien et le mal n’est rien à côté de celle-là : car le bien et le mal sont deux espèces contraires d’un même genre, à savoir le moral, comme la santé et la maladie ne sont que deux aspects différents d’un même ordre de faits, la vie, tandis que le sacré et le profane ont toujours et partout été conçus par l’esprit humain comme des genres séparés, comme deux mondes entre lesquels il n’y a rien de commun. Les énergies qui jouent dans l’un ne sont pas simplement celles qui se rencontrent dans l’autre, avec quelques degrés en plus ; elles sont d’une autre nature. Suivant les religions, cette opposition a été conçue de manières différentes. Ici, pour séparer ces deux sortes de choses, il a paru suffisant de les localiser en des régions distinctes de l’univers physique ; là, les unes sont rejetées dans un milieu idéal et transcendant, tandis que le monde matériel est abandonné aux autres en toute propriété. Mais, si les formes du contraste sont variables[45], le fait même du contraste est universel.

Ce n’est pas à dire cependant qu’un être ne puisse jamais passer d’un de ces mondes dans l’autre : mais la manière dont ce passage se produit, quand il y a lieu, met en évidence la dualité essentielle des deux règnes. Il implique, en effet, une véritable métamorphose. C’est ce que démontrent notamment les rites de l’initiation, tels qu’ils sont pratiqués par une multitude de peuples. L’initiation est une longue série de cérémonies qui ont pour objet d’introduire le jeune homme à la vie religieuse : il sort, pour la première fois, du monde purement profane ou s’est écoulée sa première enfance pour entrer dans le cercle des choses sacrées. Or, ce changement d’état est conçu, non comme le simple et régulier développement de germes préexistants, mais comme une transformation totius substantiae. On dit qu’à ce moment le jeune homme meurt, que la personne déterminée qu’il était cesse d’exister et qu’une autre, instantanément, se substitue à la précédente. Il renaît sous une forme nouvelle. Des cérémonies appropriées sont censées réaliser cette mort et cette renaissance qui ne sont pas entendues dans un sens simplement symbolique, mais qui sont prises à la lettre[46]. N’est-ce pas la preuve qu’entre l’être profane qu’il était et l’être religieux qu’il devient il y a solution de continuité ?

Cette hétérogénéité est même telle qu’elle dégénère souvent en un véritable antagonisme. Les deux mondes ne sont pas seulement conçus comme séparés, mais comme hostiles et jalousement rivaux l’un de l’autre. Puisqu’on ne peut appartenir pleinement à l’un qu’à condition d’être entièrement sorti de l’autre, l’homme est exhorté à se retirer totalement du profane, pour mener une vie exclusivement religieuse. De là, le monachisme qui, à côté et en dehors du milieu naturel ou le commun des hommes vit de la vie du siècle, en organise artificiellement un autre, fermé au premier, et qui tend presque à en être le contre-pied. De là, l’ascétisme mystique dont l’objet est d’extirper de l’homme tout ce qui peut y rester d’attachement au monde profane. De là, enfin, toutes les formes du suicide religieux, couronnement logique de cet ascétisme ; car la seule manière d’échapper totalement à la vie profane est, en définitive, de s’évader totalement de la vie.

L’opposition de ces deux genres vient, d’ailleurs, se traduire au dehors par un signe visible qui permet de reconnaître aisément cette classification très spéciale, partout où elle existe. Parce que la notion du sacré est, dans la pensée des hommes, toujours et partout séparée de la notion du profane, parce que nous concevons entre elles une sorte de vide logique, l’esprit répugne invinciblement à ce que les choses correspondantes soient confondues ou simplement mises en contact ; car une telle promiscuité ou même une contiguïté trop directe contredisent trop violemment l’état de dissociation où se trouvent ces idées dans les consciences. La chose sacrée, c’est, par excellence, celle que le profane ne doit pas, ne peut pas impunément toucher. Sans doute, cette interdiction ne saurait aller jusqu’à rendre impossible toute communication entre les deux mondes ; car, si le profane ne pouvait aucunement entrer en relations avec le sacré, celui-ci ne servirait à rien. Mais, outre que cette mise en rapport est toujours, par elle-même, une opération délicate qui réclame des précautions et une initiation plus ou moins compliquée[47], elle n’est même pas possible sans que le profane perde ses caractères spécifiques, sans qu’il devienne lui-même sacré en quelque mesure et à quelque degré. Les deux genres ne peuvent se rapprocher et garder en même temps leur nature propre.

Nous avons, cette fois, un premier critère des croyances religieuses. Sans doute, à l’intérieur de ces deux genres fondamentaux, il y a des espèces secondaires qui, elles aussi, sont plus ou moins incompatibles les unes avec les autres[48]. Mais ce qui est caractéristique du phénomène religieux, c’est qu’il suppose toujours une division bipartite de l’univers connu et connaissable en deux genres qui comprennent tout ce qui existe, mais qui s’excluent radicalement. Les choses sacrées sont celles que les interdits protègent et isolent ; les choses profanes, celles auxquelles ces interdits s’appliquent et qui doivent rester à distance des premières. Les croyances religieuses sont des représentations qui expriment la nature des choses sacrées et les rapports qu’elles soutiennent soit les unes avec les autres, soit avec les choses profanes. Enfin, les rites sont des règles de conduite qui prescrivent comment l’homme doit se comporter avec les choses sacrées. Quand un certain nombre de choses sacrées soutiennent les unes avec les autres des rapports de coordination et de subordination, de manière à former un système d’une certaine unité, mais qui ne rentre lui-même dans aucun autre système du même genre, l’ensemble des croyances et des rites correspondants constitue une religion. On voit par cette définition qu’une religion ne tient pas nécessairement dans une seule et même idée, ne se ramène pas à un principe unique qui, tout en se diversifiant suivant les circonstances auxquelles il s’applique, serait, dans son fond, partout identique à lui-même : c’est un tout formé de parties distinctes et relativement individualisées. Chaque groupe homogène de choses sacrées ou même chaque chose sacrée de quelque importance constitue un centre d’organisation autour duquel gravite un groupe de croyances et de rites, un culte particulier ; et il n’est pas de religion si unitaire qu’elle puisse être, qui ne reconnaisse une pluralité de choses sacrées. Même le christianisme, au moins sous sa forme catholique, admet, outre la personnalité divine, d’ailleurs triple en même temps qu’une, la Vierge, les anges, les saints, les âmes des morts, etc. Aussi une religion ne se réduit-elle généralement pas à un culte unique, mais consiste en un système de cultes doués d’une certaine autonomie. Cette autonomie est, d’ailleurs, variable. Parfois, ils sont hiérarchisés et subordonnés à quelque culte prédominant dans lequel ils finissent même par s’absorber ; mais il arrive aussi qu’ils sont simplement juxtaposés et confédérés. La religion que nous allons étudier nous fournira justement un exemple de cette dernière organisation.

En même temps, on s’explique qu’il puisse exister des groupes de phénomènes religieux qui n’appartiennent à aucune religion constituée : c’est qu’ils ne sont pas ou ne sont plus intégrés dans un système religieux. Qu’un des cultes dont il vient d’être question parvienne à se maintenir pour des raisons spéciales alors que l’ensemble dont il faisait partie a disparu, et il ne survivra qu’à l’état désintégré. C’est ce qui est arrivé à tant de cultes agraires qui se sont survécu à eux-mêmes dans le folklore. Dans certains cas, ce n’est même pas un culte, mais une simple cérémonie, un rite particulier qui persiste sous cette forme[49].

Bien que cette définition ne soit que préliminaire, elle permet déjà d’entrevoir en quels termes doit se poser le problème qui domine nécessairement la science des religions. Quand on croit que les êtres sacrés ne se distinguent des autres que par l’intensité plus grande des pouvoirs qui leur sont attribués, la question de savoir comment les hommes ont pu en avoir l’idée est assez simple : il suffit de rechercher quelles sont les forces qui, par leur exceptionnelle énergie, ont pu frapper assez vivement l’esprit humain pour inspirer des sentiments religieux. Mais si, comme nous avons essayé de l’établir, les choses sacrées diffèrent en nature des choses profanes, si elles sont d’une autre essence, le problème est autrement complexe. Car il faut se demander alors ce qui a pu déterminer l’homme à voir dans le monde deux mondes hétérogènes et incomparables, alors que rien dans l’expérience sensible ne semblait devoir lui suggérer l’idée d’une dualité aussi radicale.

IV

Cependant, cette définition n’est pas encore complète car elle convient également à deux ordres de faits qui, tout en étant parents l’un de l’autre, demandent pourtant à être distingués : c’est la magie et la religion.

La magie, elle aussi, est faite de croyances et de rites. Elle a, comme la religion, ses mythes et ses dogmes ; ils sont seulement plus rudimentaires, sans doute parce que, poursuivant des fins techniques et utilitaires, elle ne perd pas son temps en pures spéculations. Elle a également ses cérémonies, ses sacrifices, ses lustrations, ses prières, ses chants et ses danses. Les êtres qu’invoque le magicien, les forces qu’il met en œuvre ne sont pas seulement de même nature que les forces et les êtres auxquels s’adresse la religion ; très souvent, ce sont identiquement les mêmes. Ainsi, dès les sociétés les plus inférieures, les âmes des morts sont choses essentiellement sacrées et elles sont l’objet de rites religieux. Mais en même temps, elles ont joué dans la magie un rôle considérable. Aussi bien en Australie[50] qu’en Mélanésie[51], aussi bien en Grèce que chez les peuples chrétiens[52], les âmes des morts, leurs ossements, leurs cheveux comptent parmi les intermédiaires dont se sert le plus souvent le magicien. Les démons sont également un instrument usuel de l’action magique. Or, les démons sont, eux aussi, des êtres entourés d’interdits ; eux aussi sont séparés, vivent dans un monde à part et même il est souvent difficile de les distinguer des dieux proprement dits[53]. D’ailleurs, même dans le christianisme, le diable n’est-il pas un dieu déchu et, en dehors même de ses origines, n’a-t-il pas un caractère religieux par cela seul que l’enfer auquel il est préposé est un rouage indispensable de la religion chrétienne ? Il y a même les divinités régulières et officielles qui sont invoquées par le magicien. Tantôt, ce sont les dieux d’un peuple étranger ; par exemple, les magiciens grecs faisaient intervenir des dieux égyptiens, assyriens ou juifs. Tantôt, ce sont même des dieux nationaux : Hécate et Diane étaient l’objet d’un culte magique ; la Vierge, le Christ, les Saints ont été utilisés de la même manière par les magiciens chrétiens[54].

Faudra-t-il donc dire que la magie ne peut être distinguée avec rigueur de la religion ; que la magie est pleine de religion, comme la religion de magie et qu’il est, par suite, impossible de les séparer et de définir l’une sans l’autre ? Mais ce qui rend cette thèse difficilement soutenable, c’est la répugnance marquée de la religion pour la magie et, en retour, l’hostilité de la seconde pour la première. La magie met une sorte de plaisir professionnel à profaner les choses saintes[55] ; dans ses rites, elle prend le contre-pied des cérémonies religieuses[56]. De son côté, la religion, si elle n’a pas toujours condamné et prohibé les rites magiques, les voit, en général, avec défaveur. Comme le font remarquer MM. Hubert et Mauss, il y a, dans les procédés du magicien, quelque chose de foncièrement anti-religieux[57]. Quelques rapports qu’il puisse y avoir entre ces deux sortes d’institutions, il est donc difficile qu’elles ne s’opposent pas par quelque endroit ; et il est d’autant plus nécessaire de trouver par où elles se distinguent que nous entendons limiter notre recherche à la religion et nous arrêter au point où commence la magie.

Voici comment on peut tracer une ligne de démarcation entre ces deux domaines.

Les croyances proprement religieuses sont toujours communes à une collectivité déterminée qui fait profession d’y adhérer et de pratiquer les rites qui en sont solidaires. Elles ne sont pas seulement admises, à titre individuel, par tous les membres de cette collectivité ; mais elles sont la chose du groupe et elles en font l’unité. Les individus qui la composent se sentent liés les uns aux autres, par cela seul qu’ils ont une foi commune. Une société dont les membres sont unis parce qu’ils se représentent de la même manière le monde sacré et ses rapports avec le monde profane, et parce qu’ils traduisent cette représentation commune dans des pratiques identiques, c’est ce qu’on appelle une Église. Or, nous ne rencontrons pas, dans l’histoire, de religion sans Église. Tantôt l’Église est étroitement nationale, tantôt elle s’étend par-delà les frontières ; tantôt elle comprend un peuple tout entier (Rome, Athènes, le peuple hébreu), tantôt elle n’en comprend qu’une fraction (les sociétés chrétiennes depuis l’avènement du protestantisme) ; tantôt elle est dirigée par un corps de prêtres, tantôt elle est à peu près complètement dénuée de tout organe directeur attitré[58]. Mais partout où nous observons une vie religieuse, elle a pour substrat un groupe défini. Même les cultes dits privés, comme le culte domestique ou le culte corporatif, satisfont à cette condition ; car ils sont toujours célébrés par une collectivité, la famille ou la corporation. Et d’ailleurs, de même que ces religions particulières ne sont, le plus souvent, que des formes spéciales d’une religion plus générale qui embrasse la totalité de la vie[59], ces Églises restreintes ne sont, en réalité, que des chapelles dans une Église plus vaste et qui, en raison même de cette étendue, mérite davantage d’être appelée de ce nom[60].

Il en est tout autrement de la magie. Sans doute, les croyances magiques ne sont jamais sans quelque généralité ; elles sont le plus souvent diffuses dans de larges couches de population et il y a même bien des peuples où elles ne comptent pas moins de pratiquants que la religion proprement dite. Mais elles n’ont pas pour effet de lier les uns aux autres les hommes qui y adhèrent et de les unir en un même groupe, vivant d’une même vie. Il n’existe pas d’Église magique. Entre le magicien et les individus qui le consultent, comme entre ces individus eux-mêmes, il n’y a pas de liens durables qui en fassent les membres d’un même corps moral, comparable à celui que forment les fidèles d’un même dieu, les observateurs d’un même culte. Le magicien a une clientèle, non une Église, et ses clients peuvent très bien n’avoir entre eux aucuns rapports, au point de s’ignorer les uns les autres ; même les relations qu’ils ont avec lui sont généralement accidentelles et passagères ; elles sont tout à fait semblables à celles d’un malade avec son médecin. Le caractère officiel et public dont il est parfois investi ne change rien à cette situation ; le fait qu’il fonctionne au grand jour ne l’unit pas d’une manière plus régulière et plus durable à ceux qui recourent à ses services.

Il est vrai que, dans certains cas, les magiciens forment entre eux des sociétés : il arrive qu’ils se réunissent plus ou moins périodiquement pour célébrer en commun certains rites ; on sait quelle place tiennent les assemblées de sorcières dans le folklore européen. Mais tout d’abord, on remarquera que ces associations ne sont nullement indispensables au fonctionnement de la magie ; elles sont même rares et assez exceptionnelles. Le magicien n’a nullement besoin, pour pratiquer son art, de s’unir à ses confrères. C’est plutôt un isolé ; en général, loin de chercher la société, il la fuit. « Même à l’égard de ses collègues, il garde toujours son quant à soi[61] ». Au contraire, la religion est inséparable de l’idée d’Église. Sous ce premier rapport, il y a déjà entre la magie et la religion une différence essentielle. De plus et surtout, ces sortes de sociétés magiques, quand elles se forment, ne comprennent jamais, il s’en faut, tous les adhérents de la magie, mais les seuls magiciens ; les laïcs, si l’on peut s’exprimer ainsi, c’est-à-dire ceux au profit de qui les rites sont célébrés, ceux, en définitive, qui représentent les fidèles des cultes réguliers, en sont exclus. Or le magicien est à la magie ce que le prêtre est à la religion, et un collège de prêtres n’est pas une Église, non plus qu’une congrégation religieuse qui vouerait à quelque saint, dans l’ombre du cloître, un culte particulier. Une Église, ce n’est pas simplement une confrérie sacerdotale ; c’est la communauté morale formée par tous les croyants d’une même foi, les fidèles comme les prêtres. Toute communauté de ce genre fait normalement défaut à la magie[62].

Mais si l’on fait entrer la notion d’Église dans la définition de la religion, n’en exclut-on pas du même coup les religions individuelles que l’individu institue pour lui-même et célèbre pour lui seul ? Or il n’est guère de société ou il ne s’en rencontre. Chaque Ojibway, comme on le verra plus loin, a son manitou personnel qu’il se choisit lui-même et auquel il rend des devoirs religieux particuliers ; le Mélanésien des îles Banks a son tamaniu[63] ; le Romain a son genius[64] ; le chrétien a son saint patron et son ange gardien, etc. Tous ces cultes semblent, par définition, indépendants de toute idée de groupe. Et non seulement ces religions individuelles sont très fréquentes dans l’histoire, mais certains se demandent aujourd’hui si elles ne sont pas appelées à devenir la forme éminente de la vie religieuse et si un jour ne viendra pas où il n’y aura plus d’autre culte que celui que chacun se fera librement dans son for intérieur[65].

Mais si, laissant provisoirement de côté ces spéculations sur l’avenir, nous nous bornons à considérer les religions telles qu’elles sont dans le présent et telles qu’elles ont été dans le passé, il apparaît avec évidence que ces cultes individuels constituent, non des systèmes religieux distincts et autonomes, mais de simples aspects de la religion commune à toute l’Église dont les individus font partie. Le saint patron du chrétien est choisi sur la liste officielle des saints reconnus par l’Église catholique, et ce sont également des règles canoniques qui prescrivent comment chaque fidèle doit s’acquitter de ce culte particulier. De même, l’idée que chaque homme a nécessairement un génie protecteur est, sous des formes différentes, à la base d’un grand nombre de religions américaines, comme de la religion romaine (pour ne citer que ces deux exemples) ; car elle est, ainsi qu’on le verra plus loin, étroitement solidaire de l’idée d’âme et l’idée d’âme n’est pas de celles qui peuvent être entièrement abandonnées à l’arbitraire des particuliers. En un mot, c’est l’Église dont il est membre qui enseigne à l’individu ce que sont ces dieux personnels, quel est leur rôle, comment il doit entrer en rapports avec eux, comment il doit les honorer. Quand on analyse méthodiquement les doctrines de cette Église, quelle qu’elle soit, un moment arrive où l’on rencontre sur sa route celles qui concernent ces cultes spéciaux. Il n’y a donc pas là deux religions de types différents et tournées en des sens opposés ; mais ce sont, de part et d’autre, les mêmes idées et les mêmes principes, appliqués ici, aux circonstances qui intéressent la collectivité dans son ensemble, là, à la vie de l’individu. La solidarité est même tellement étroite que, chez certains peuples[66], les cérémonies au cours desquelles le fidèle entre pour la première fois en communication avec son génie protecteur sont mêlées à des rites dont le caractère public est incontestable, à savoir aux rites d’initiation[67].

Restent les aspirations contemporaines vers une religion qui consisterait tout entière en états intérieurs et subjectifs et qui serait librement construite par chacun de nous. Mais si réelles qu’elles soient, elles ne sauraient affecter notre définition ; car celle-ci ne peut s’appliquer qu’à des faits acquis et réalisés, non à d’incertaines virtualités. On peut définir les religions telles qu’elles sont ou telles qu’elles ont été, non telles qu’elles tendent plus ou moins vaguement à être. Il est possible que cet individualisme religieux soit appelé à passer dans les faits ; mais pour pouvoir dire dans quelle mesure, il faudrait déjà savoir ce qu’est la religion, de quels éléments elle est faite, de quelles causes elle résulte, quelle fonction elle remplit ; toutes questions dont on ne peut préjuger la solution, tant qu’on n’a pas dépassé le seuil de la recherche. C’est seulement au terme de cette étude que nous pourrons tâcher d’anticiper l’avenir.

Nous arrivons donc à la définition suivante : Une religion est un système solidaire de croyances et de pratiques relatives à des choses sacrées, c’est-à-dire séparées, interdites, croyances et pratiques qui unissent en une même communauté morale, appelée Église, tous ceux qui y adhèrent. Le second élément qui prend ainsi place dans notre définition n’est pas moins essentiel que le premier ; car, en montrant que l’idée de religion est inséparable de l’idée d’Église, il fait pressentir que la religion doit être une chose éminemment collective[68].



  1. Nous avions déjà essayé de définir le phénomène religieux dans un travail qu’a publié l’Année sociologique (L. III, p. 1 et suiv.). La définition que nous en avons donnée alors diffère, comme on verra, de celle que nous proposons aujourd’hui. Nous expliquons, à la fin de ce chapitre (p. 65, n. 1), les raisons qui nous ont déterminé à ces modifications qui n’impliquent, d’ailleurs, aucun changement essentiel dans la conception des faits.
  2. Voir plus haut, p. 4. Nous n’insistons pas davantage sur la nécessité de ces définitions préalables ni sur la méthode à suivre pour y procéder. On en verra l’exposé dans nos Règles de la méthode sociologique, p. 43 et suiv. Cf. Le suicide, p. 1 et suiv. (Paris, F. Alcan, puis P.U.F.).
  3. Premiers principes, trad. fr., p. 38-39 (Paris, F. Alcan).
  4. Introduction à la science des religions, p. 17. Cf. Origine et développement de la religion, p, 21.
  5. Le même esprit se retrouve également à l’époque scolastique, comme en témoigne la formule par laquelle se définit la philosophie de cette période : Fides quaerens intellectum.
  6. Introduction to the History of Religion, p. 15 et suiv.
  7. Jevons, p. 23.
  8. V. plus bas, liv. III, chap. II.
  9. Prolégomènes à l’histoire des religions.
  10. La civilisation primitive, I, p. 491.
  11. Dès la première édition du Golden Bough, I, p. 30-32.
  12. Notamment Spencer et Gillen et même Preuss qui appellent magiques toutes les forces religieuses non individualisées.
  13. Burnouf, Introduction à l’histoire du bouddhisme indien, 2e éd., p. 464. Le dernier mot du texte signifie que le bouddhisme n’admet même pas l’existence d’une Nature éternelle.
  14. Barth, The Religions of India, p. 110.
  15. Oldenberg, Le Bouddha, p. 51 (trad. fr., Paris, F. Alcan, puis P.U.F.)
  16. Oldenberg, ibid. p. 214, 318. Cf. Kern, Histoire du bouddhisme dans l’Inde, I, p. 389 et suiv.
  17. Oldenberg, p. 258 ; Barth, p. 110.
  18. Oldenberg, p. 314.
  19. Barth, p. 109. « J’ai la conviction intime, dit également Burnouf, que si Çâkya n’eût pas rencontré autour de lui un Panthéon tout peuplé des dieux dont j’ai donné les noms, il n’eût eu aucun besoin de l’inventer » (Introd. à l’hist. du bouddhisme indien, p. 119.)
  20. Burnouf, op. cit. p. 117.
  21. Kern, op. cit., I, p. 289.
  22. « La croyance universellement admise dans l’Inde qu’une grande sainteté est nécessairement accompagnée de facultés surnaturelles, voilà le seul appui qu’il (Çâkya) devait trouver dans les esprits » (Burnouf, p. 119).
  23. Burnouf, p. 120.
  24. Burnouf, p. 107.
  25. Burnouf, p. 302.
  26. C’est ce que Kern exprime en ces termes : « À certains égards, il est un homme ; à certains égards, il n’est pas un homme ; à certains égards, il n’est ni l’un ni l’autre » (op. cit., I, p. 290).
  27. « L’idée que le chef divin de la Communauté n’est pas absent du milieu des siens, mais qu’il demeure réellement parmi eux comme leur maître et leur roi, de telle sorte que le culte n’est autre chose que l’expression de la perpétuité de cette vie commune, cette idée est tout à fait étrangère aux bouddhistes. Leur maître à eux est dans le Nirvana ; ses fidèles crieraient vers lui qu’il ne pourrait les entendre » (Oldenberg, Le Bouddha, p. 368).
  28. « La doctrine bouddhique, dans tous ses traits essentiels, pourrait exister, telle qu’elle existe en réalité, et la notion du Bouddha lui rester totalement étrangère » (Oldenberg, p. 322). Et ce qui est dit du Bouddha historique s’applique également à tous les Bouddhas mythologiques.
  29. Voir dans le même sens Max Müller, Natural Religion, p. 103 et suiv. et 190.
  30. Op. cit., p. 146.
  31. Barth, in Encyclopédie des sciences religieuses, VI, p. 548.
  32. Le Bouddha, p. 51.
  33. I, Sam., 21, 6.
  34. Lév. XII.
  35. Deutér., XXII, 10 et 11.
  36. La religion védique, I, p. 122.
  37. La religion védique, p. 133.
  38. « Aucun texte, dit M. Bergaigne, ne témoigne mieux de la conscience d’une action magique de l’homme sur les eaux du ciel que le vers X, 32, 7, où cette croyance est exprimée en termes généraux, applicables à l’homme actuel, aussi bien qu’à ses ancêtres réels ou mythologiques : « L’ignorant a interrogé le savant ; instruit par le savant il agit et voici le profit de l’instruction : il obtient l’écoulement des rapides. »
  39. Ibid., (p. 139.
  40. On trouvera d’autres exemples dans Hubert, art. « Magia », in Dictionnaire des Antiquités, VI, p. 1509.
  41. Sans parler du sage, du saint qui pratiquent ces vérités et qui sont sacrées pour cette raison.
  42. Ce n’est pas à dire que ces relations ne puissent prendre un caractère religieux. Mais elles ne l’ont pas nécessairement.
  43. Schultze, Fetichismus, p. 129.
  44. On trouvera des exemples de ces usages dans Frazer, Golden Bough, 2e éd., I, p. 81 et suiv.
  45. La conception d’après laquelle le profane s’oppose au sacré comme l’irrationnel au rationnel, l’intelligible au mystérieux n’est qu’une des formes sous lesquelles s’exprime cette opposition. Une fois la science constituée, elle a pris un caractère profane, surtout au regard des religions chrétiennes ; il a paru, par suite, qu’elle ne pouvait s’appliquer aux choses sacrées.
  46. V. Frazer, On some Ceremonies of the Central Australian Tribes, in Australasian Association for the Advancement of Science, 1901, p. 313 et suiv. La conception est, d’ailleurs, d’une extrême généralité. Dans l’Inde, la simple participation à l’acte sacrificiel a les mêmes effets ; le sacrifiant, par cela seul qu’il entre dans le cercle des choses sacrées, change de personnalité (v. Hubert et Mauss, Essai sur le sacrifice, in Année sociol., II, p. 101).
  47. V. plus haut ce que nous disons de l’initiation, p. 54.
  48. Nous montrerons nous-même plus loin comment, par exemple, certaines espèces de choses sacrées entre lesquelles il y a incompatibilité s’excluent comme le sacré exclut le profane (liv. II, chap. Ier, § II).
  49. C’est le cas de certains rites nuptiaux ou funéraires, par exemple.
  50. V. Spencer et Gillen, Native Tribes of Central Australia, p. 534 et suiv., Northern Tribes of Central Australia, p. 463 ; Howitt, Native Tribes of S. E. Australia, p. 359-361.
  51. Codrington, The Melanesians, chap. XII.
  52. V. Hubert, art. « Magia », in Dictionnaire des Antiquités.
  53. Par exemple, en Mélanésie, le tindalo est un esprit tantôt religieux et tantôt magique (Codrington, p. 125 et suiv., 194 et suiv.).
  54. V. Hubert et Mauss, Théorie générale de la magie, in Année sociologique, t. VII, p. 83-84.
  55. Par exemple, on profane l’hostie dans la messe noire.
  56. On tourne le dos à l’autel ou on tourne autour de l’autel en commençant par la gauche au lieu de commencer par la droite.
  57. Loc. cit. p. 19.
  58. Sans doute, il est rare que chaque cérémonie n’ait pas son directeur au moment où elle est célébrée ; même dans les sociétés les plus grossièrement organisées, il y a généralement des hommes que l’importance de leur rôle social désigne pour exercer une influence directrice sur la vie religieuse (par exemple, les chefs des groupes locaux dans certaines sociétés australiennes). Mais cette attribution de fonctions est encore très flottante.
  59. À Athènes, les dieux auxquels s’adresse le culte domestique ne sont que des formes spécialisées des dieux de la cité (Ζεύς κτί, σιος, Ζεύς έφρκεις). De même, au Moyen Âge, les patrons des confréries sont des saints du calendrier.
  60. Car le nom d’Église ne s’applique d’ordinaire qu’à un groupe dont les croyances communes se rapportent à un cercle de choses moins spéciales.
  61. Hubert et Mauss, Loc. cit., p. 18.
  62. Robertson Smith avait déjà montré que la magie s’oppose à la religion comme l’individuel au social (The Religion of the Semites, 2e éd., p. 264-265). D’ailleurs, en distinguant ainsi la magie de la religion, nous n’entendons pas établir entre elles une solution de continuité. Les frontières entre les deux domaines sont souvent indécises.
  63. Codrington, in Trans. a. Proc. Roy. Soc. of Victoria, XVI, p. 136.
  64. Negrioli, Dei Genii presa à Romani.
  65. C’est la conclusion à laquelle arrive Spencer dans ses Ecclesiastical Institutions (chap. XVI). C’est aussi celle de M. Sabatier, dans son Esquisse d’une philosophie de la religion d’après la psychologie et l’histoire, et de toute l’école à laquelle il appartient.
  66. Chez de nombreux peuples indiens de l’Amérique du Nord notamment.
  67. Cette constatation de fait ne tranche pas, d’ailleurs, la question de savoir si la religion extérieure et publique n’est que le développement d’une religion intérieure et personnelle qui serait le fait primitif, ou bien si, au contraire, la seconde ne serait pas le prolongement de la première à l’intérieur des consciences individuelles. Le problème sera directement abordé plus loin (liv. II, chap. V, § II. Cf. même livre, chap. VI et VII, § 1). Pour l’instant nous nous bornons à remarquer que le culte individuel se présente à l’observateur comme un élément et une dépendance du culte collectif.
  68. C’est par là que notre définition présente rejoint celle que nous avons proposée jadis dans l’Année sociologique. Dans ce dernier travail, nous définissions exclusivement les croyances religieuses par leur caractère obligatoire ; mais cette obligation vient évidemment, et nous le montrions, de ce que ces croyances sont la chose d’un groupe qui les impose à ses membres. Les deux définitions se recouvrent donc en partie. Si nous avons cru devoir en proposer une nouvelle, c’est que la première était trop formelle et négligeait trop complètement le contenu des représentations religieuses. On verra, dans les discussions qui vont suivre, quel intérêt il y avait à mettre tout de suite en évidence ce qu’il a de caractéristique. De plus, si ce caractère impératif est bien un trait distinctif des croyances religieuses, il comporte des degrés à l’infini ; par suite, il y a des cas où il n’est pas aisément perceptible. De là, des difficultés et des embarras que l’on s’épargne en substituant à ce critère celui que nous employons ci-dessus.