Les Formes élémentaires de la vie religieuse/Livre I/Chapitre 2

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Livre I

Chapitre II

LES PRINCIPALES CONCEPTIONS DE LA RELIGION ÉLÉMENTAIRE

I. — L’animisme

Munis de cette définition, nous pouvons nous mettre à la recherche de la religion élémentaire que nous nous proposons d’atteindre.

Les religions même les plus grossières que nous fassent connaître l’histoire et l’ethnographie sont déjà d’une complexité qui s’accorde mal avec l’idée qu’on se fait quelquefois de la mentalité primitive. On y trouve, non seulement un système touffu de croyances et de rites, mais même une telle pluralité de principes différents, une telle richesse de notions essentielles qu’il a paru impossible d’y voir autre chose que le produit tardif d’une assez longue évolution. D’où l’on a conclu que, pour découvrir la forme vraiment originelle de la vie religieuse, il était nécessaire de descendre par l’analyse au-delà de ces religions observables, de les résoudre en leurs éléments communs et fondamentaux et de chercher si, parmi ces derniers, il n’en est pas un dont les autres sont dérivés.

Au problème ainsi posé deux solutions contraires ont été données.

Il n’existe, pour ainsi dire, pas de système religieux, ancien ou récent, où, sous des formes diverses, on ne rencontre côte à côte comme deux religions, qui, tout en étant étroitement unies et en se pénétrant même l’une l’autre, ne laissent pas cependant d’être distinctes. L’une s’adresse aux choses de la nature, soit aux grandes forces cosmiques, comme les vents, les fleuves, les astres, le ciel, etc., soit aux objets de toute sorte qui peuplent la surface de la terre, plantes, animaux, rochers, etc. ; on lui donne pour cette raison le nom de naturisme. L’autre a pour objet les êtres spirituels, les esprits, âmes, génies, démons, divinités proprement dites, agents animés et conscients comme l’homme, mais qui se distinguent pourtant de lui par la nature des pouvoirs qui leur sont attribués et, notamment, par ce caractère particulier qu’ils n’affectent pas les sens de la même façon : normalement, ils ne sont pas perceptibles à des yeux humains. On appelle animisme cette religion des esprits. Or, pour expliquer la coexistence, pour ainsi dire universelle, de ces deux sortes de cultes, deux théories contradictoires ont été proposées. Pour les uns, l’animisme serait la religion primitive, dont le naturisme ne serait qu’une forme secondaire et dérivée. Pour les autres, au contraire, c’est le culte de la nature qui aurait été le point de départ de l’évolution religieuse ; le culte des esprits n’en serait qu’un cas particulier.

Ces deux théories sont, jusqu’à présent, les seules par lesquelles ont ait tenté d’expliquer rationnellement[1] les origines de la pensée religieuse. Aussi le problème capital que se pose la science des religions se réduit-il le plus souvent à savoir laquelle de ces deux solutions il faut choisir, ou s’il ne vaut pas mieux les combiner, et, dans ce cas, quelle place il faut faire à chacun de ces deux éléments[2]. Même les savants qui n’admettent ni l’une ni l’autre de ces hypothèses sous leur forme systématique, ne laissent pas de garder telle ou telle des propositions sur lesquelles elles reposent[3]. Il y a donc là un certain nombre de notions toutes faites et d’apparentes évidences qu’il est nécessaire de soumettre à la critique avant d’aborder, par nous-même, l’étude des faits. On comprendra mieux qu’il est indispensable de tenter une voie nouvelle, quand on aura compris l’insuffisance de ces conceptions traditionnelles.

I

C’est Tylor qui a constitué, dans ses traits essentiels, la théorie animiste[4]. Spencer, qui l’a reprise ensuite, ne l’a pas reproduite, il est vrai, sans y introduire quelques modifications[5]. Mais en somme, les questions se posent pour l’un comme pour l’autre dans les mêmes termes, et les solutions adoptées, sauf une, sont identiquement les mêmes. Nous pouvons donc réunir ces deux doctrines dans l’exposé qui va suivre, sauf à marquer, quand le moment sera venu, l’endroit à partir duquel elles divergent l’une de l’autre.

Pour être en droit de voir dans les croyances et les pratiques animistes la forme primitive de la vie religieuse, il faut satisfaire à un triple desideratum : 1° puisque, sans cette hypothèse, l’idée d’âme est la notion cardinale de la religion, il faut montrer comment elle s’est formée sans emprunter aucun de ses éléments à une religion antérieure ; 2° il faut faire voir ensuite comment les âmes devinrent l’objet d’un culte et se transformèrent en esprits ; 3° enfin, puisque le culte des esprits n’est le tout d’aucune religion, il reste à expliquer comment le culte de la nature est dérivé du premier.


L’idée d’âme aurait été suggérée à l’homme par le spectacle, mal compris, de la double vie qu’il mène normalement à l’état de veille, d’une part, pendant le sommeil, de l’autre. En effet, pour le sauvage[6], les représentations qu’il a pendant la veille et celles qu’il perçoit dans le rêve ont, dit-on, la même valeur : il objective les secondes comme les premières, c’est-à-dire qu’il y voit l’image d’objets extérieurs dont elles reproduisent plus ou moins exactement l’aspect. Quand donc il rêve qu’il a visité un pays éloigné, il croit s’y être réellement rendu. Mais il ne peut y être allé que s’il existe deux êtres en lui : l’un, son corps, qui est resté couché sur le sol et qu’il retrouve au réveil dans la même position ; l’autre qui, pendant le même temps, s’est mû à travers l’espace. De même, si, pendant son sommeil, il se voit converser avec quelqu’un de ses compagnons qu’il sait retenu au loin, il en conclut que ce dernier, lui aussi, est composé de deux êtres : l’un qui dort à quelque distance et l’autre qui est venu se manifester par la voie du rêve. De ces expériences répétées se dégage peu à peu cette idée qu’il existe en chacun de nous un double, un autre nous-même qui, dans des conditions déterminées, a le pouvoir de quitter l’organisme où il réside et de s’en aller pérégriner au loin.

Ce double reproduit naturellement tous les traits essentiels de l’être sensible qui lui sert d’enveloppe extérieure ; mais en même temps, il s’en distingue par plusieurs caractères. Il est plus mobile, puisqu’il peut parcourir en un instant de vastes distances. Il est plus malléable, plus plastique ; car, pour sortir du corps, il faut qu’il puisse passer par les orifices de l’organisme, le nez et la bouche notamment. On se le représente donc comme fait de matière, sans doute, mais d’une matière beaucoup plus subtile et plus éthérée que toutes celles que nous connaissons empiriquement. Ce double, c’est l’âme. Et il n’est pas douteux, en effet, que, dans une multitude de sociétés, l’âme n’ait été conçue comme une image du corps ; on croit même qu’elle en reproduit les déformations accidentelles, comme celles qui résultent des blessures ou des mutilations. Certains Australiens, après avoir tué leur ennemi, lui coupent le pouce droit afin que son âme, privée par contre-coup de son pouce, ne puisse lancer le javelot et se venger. Mais en même temps, tout en ressemblant au corps, elle a déjà quelque chose d’à demi spirituel. On dit « qu’elle est la partie la plus subtile et la plus aérienne du corps », « qu’elle n’a ni chair, ni os, ni nerfs » ; que, quand on veut la saisir, on ne sent rien ; qu’elle est « comme un corps purifié[7] ».

D’ailleurs, autour de cette donnée fondamentale du rêve, d’autres faits d’expérience venaient tout naturellement se grouper qui inclinaient les esprits dans le même sens : c’est la syncope, l’apoplexie, la catalepsie, l’extase, en un mot tous les cas d’insensibilité temporaire. En effet, ils s’expliquent très bien dans l’hypothèse que le principe de la vie et du sentiment peut quitter momentanément le corps. D’un autre côté, il était naturel que ce principe fût confondu avec le double, puisque l’absence du double pendant le sommeil a quotidiennement pour effet de suspendre la vie et la pensée. Ainsi des observations diverses semblaient se contrôler mutuellement et confirmaient l’idée de la dualité constitutionnelle de l’homme[8].

Mais l’âme n’est pas un esprit. Elle est attachée à un corps d’où elle ne sort qu’exceptionnellement ; et, tant qu’elle n’est rien de plus, elle n’est l’objet d’aucun culte. L’esprit, au contraire, tout en ayant généralement pour résidence une chose déterminée, peut s’en éloigner à volonté et l’homme ne peut entrer en relations avec lui qu’en observant des précautions rituelles. L’âme ne pouvait donc devenir esprit qu’à condition de se transformer : la simple application des idées précédentes au fait de la mort produisit tout naturellement cette métamorphose. Pour une intelligence rudimentaire, en effet, la mort ne se distingue pas d’un long évanouissement ou d’un sommeil prolongé ; elle en a tous les aspects. Il semble donc qu’elle aussi consiste en une séparation de l’âme et du corps, analogue à celle qui se produit chaque nuit ; seulement, comme, en pareil cas, on ne voit pas le corps se ranimer, on se fait à l’idée d’une séparation sans limite de temps assignable. Même, une fois que le corps est détruit et les rites funéraires ont en partie pour objet de hâter cette destruction — la séparation passe nécessairement pour définitive. Voilà donc des esprits détachés de tout organisme et lâchés en liberté à travers l’espace. Leur nombre augmentant avec le temps, il se forme ainsi, tout autour de la population vivante, une population d’âmes. Ces âmes d’hommes ont des besoins et des passions d’hommes ; elles cherchent donc à se mêler à la vie de leurs compagnons d’hier, soit pour les aider, soit pour leur nuire, selon les sentiments qu’elles ont gardés pour eux. Or leur nature en fait, suivant le cas, ou des auxiliaires très précieux ou des adversaires très redoutés. Elles peuvent, en effet, grâce à leur extrême fluidité, pénétrer dans les corps et y causer toute espèce de désordres, ou bien, au contraire, en rehausser la vitalité. Aussi prend-on l’habitude de leur attribuer tous les événements de la vie qui sortent un peu de l’ordinaire : il n’en est guère dont elles ne puissent rendre compte. Elles constituent donc comme un arsenal de causes toujours disponibles et qui ne laissent jamais dans l’embarras l’esprit en quête d’explications. Un homme paraît inspiré, il parle avec véhémence, il est comme élevé au-dessus de lui-même et du niveau moyen des hommes ? C’est qu’une âme bienfaisante est en lui et l’anime. Un autre est pris par une attaque, saisi par la folie ? C’est qu’un esprit méchant s’est introduit dans son corps et y a apporté le trouble. Il n’y a pas de maladie qui ne puisse être rapportée à quelque influence de ce genre. Ainsi, le pouvoir des âmes grandit de tout ce qu’on leur attribue, si bien que l’homme finit par se trouver le prisonnier de ce monde imaginaire dont il est cependant l’auteur et le modèle. Il tombe sous la dépendance de ces forces spirituelles qu’il a créées de sa propre main et à sa propre image. Car si les âmes disposent à ce point de la santé et de la maladie, des biens et des maux, il est sage de se concilier leur bienveillance ou de les apaiser quand elles sont irritées ; de là, les offrandes, les sacrifices, les prières, en un mot tout l’appareil des observances religieuses[9].

Voilà l’âme transformée. De simple principe vital, animant un corps d’homme, elle est devenue un esprit, un génie, bon ou mauvais, une divinité même, selon l’importance des effets qui lui sont imputés. Mais puisque c’est la mort qui aurait opéré cette apothéose, c’est, en définitive, aux morts, aux âmes des ancêtres que ce serait adressé le premier culte qu’ait connu l’humanité. Ainsi, les premiers rites auraient été des rites mortuaires ; les premiers sacrifices auraient été des offrandes alimentaires destinées à satisfaire aux besoins des défunts ; les premiers autels auraient été des tombeaux[10].


Mais parce que ces esprits étaient d’origine humaine, ils ne s’intéressaient qu’à la vie des hommes et n’étaient censés agir que sur les événements humains. Il reste à expliquer comment d’autres esprits furent imaginés pour rendre compte des autres phénomènes de l’univers et comment, par suite, à côté du culte des ancêtres, se constitua un culte de la nature.

Pour Tylor, cette extension de l’animisme serait due à la mentalité particulière du primitif qui, comme l’enfant, ne sait pas distinguer l’animé de l’inanimé. Parce que les premiers êtres dont l’enfant commence à se faire quelque idée sont des hommes, à savoir lui-même et ses proches, c’est sur le modèle de la nature humaine qu’il tend à se représenter toutes choses. Dans les jouets dont il se sert, dans les objets de toute sorte qui affectent ses sens, il voit des êtres vivants comme lui. Or le primitif pense comme un enfant. Par suite, il est, lui aussi, enclin à doter les choses, mêmes inanimées, d’une nature analogue à la sienne. Une fois donc que, pour les raisons exposées plus haut, il fut arrivé à cette idée que l’homme est un corps qu’anime un esprit, il devait nécessairement prêter aux corps bruts eux-mêmes une dualité du même genre et des âmes semblables à la sienne. Toutefois, la sphère d’action des unes et des autres ne pouvait être la même. Des âmes d’hommes n’ont d’influence directe que sur le monde des hommes : elles ont pour l’organisme humain une sorte de prédilection, alors même que la mort leur a rendu la liberté. Au contraire, les âmes des choses résident avant tout dans les choses et sont regardées comme les causes productrices de tout ce qui s’y passe. Les premières rendent compte de la santé ou de la maladie, de l’adresse ou de la maladresse etc. ; par les secondes, on explique avant tout les phénomènes du monde physique, la marche des cours d’eau ou des astres, la germination des plantes, la prolifération des animaux, etc. C’est ainsi que cette première philosophie de l’homme qui est à la base du culte des ancêtres se compléta par une philosophie du monde.

Vis-à-vis de ces esprits cosmiques, l’homme se trouva dans un état de dépendance encore plus évident que vis-à-vis des doubles errants de ses ancêtres. Car, avec ces derniers, il ne pouvait avoir qu’un commerce idéal et imaginaire, tandis qu’il dépend réellement des choses ; pour vivre, il a besoin de leurs concours ; il crut donc avoir également besoin des esprits qui passaient pour animer ces choses et en déterminer les manifestations diverses. Il implora leur assistance, il la sollicita par des offrandes, par des prières, et la religion de l’homme s’acheva dans une religion de la nature.

Herbert Spencer objecte à cette explication que l’hypothèse sur laquelle elle repose est contredite par les faits. On admet, dit-il, qu’il y eut un moment ou l’homme ne saisit pas les différences qui séparent l’animé de l’inanimé. Or, à mesure qu’on s’élève dans l’échelle animale, on voit grandir l’aptitude à faire cette distinction. Les animaux supérieurs ne confondent pas un objet qui se meut de lui-même et dont les mouvements sont ajustés à des fins, avec ceux qui sont mus du dehors et mécaniquement. « Quand un chat s’amuse d’une souris qu’il a attrapée, s’il la voit demeurer longtemps immobile, il la touche du bout de sa griffe pour la faire courir. Évidemment, le chat pense qu’un être vivant qu’on dérange cherchera à s’échapper[11]. » L’homme, même primitif, ne saurait pourtant avoir une intelligence inférieure à celle des animaux qui l’on précédé dans l’évolution ; ce ne peut donc être par manque de discernement qu’il est passé du culte des ancêtres au culte des choses.

Suivant Spencer qui, sur ce point, mais sur ce point seulement, s’écarte de Tylor, ce passage serait bien dû à une confusion, mais d’une autre sorte. Ce serait, en majeure partie tout au moins, le résultat d’innombrables amphibologies. Dans beaucoup de sociétés inférieures, c’est un usage très répandu de donner à chaque individu, soit au moment de sa naissance soit plus tard, le nom d’un animal, d’une plante, d’un astre, d’un objet naturel quelconque. Mais, par suite de l’extrême imprécision de son langage, il est très difficile au primitif de distinguer une métaphore de la réalité. Il aurait donc vite perdu de vue que ces dénominations n’étaient que des figures, et, les prenant à la lettre, il aurait fini par croire qu’un ancêtre appelé Tigre ou Lion était réellement un tigre ou un lion. Par suite, le culte dont cet ancêtre était jusque-là l’objet se serait reporté sur l’animal avec lequel il était désormais confondu ; et la même substitution s’opérant pour les plantes, pour les astres, pour tous les phénomènes naturels, la religion de la nature aurait pris la place de la vieille religion des morts. Sans doute, à côté de cette confusion fondamentale, Spencer en signale d’autres qui auraient, ici ou là, renforcé l’action de la première. Par exemple, les animaux qui fréquentent les environs des tombes ou les maisons des hommes auraient été pris pour des âmes réincarnées et on les aurait adorés à ce titre[12] ; ou bien la montagne dont la tradition faisait le lieu d’origine de la race aurait fini par être prise pour la souche même de cette race ; on aurait cru que les hommes en étaient les descendants parce que les ancêtres passaient pour en être venus, et on l’aurait, par suite, traitée elle-même en ancêtre[13]. Mais, de l’aveu de Spencer, ces causes accessoires n’auraient eu qu’une influence secondaire ; ce qui aurait principalement déterminé l’institution du naturisme, c’est « l’interprétation littérale des noms métaphoriques[14] ».

Nous devions rapporter cette théorie afin que notre exposé de l’animisme fût complet ; mais elle est trop inadéquate aux faits et, aujourd’hui, trop universellement abandonnée pour qu’il y ait lieu de s’y arrêter davantage. Pour pouvoir expliquer par une illusion un fait aussi général que la religion de la nature, encore faudrait-il que l’illusion invoquée tînt elle-même à des causes d’une égale généralité. Or, quand même des méprises comme celles dont Spencer rapporte quelques rares exemples pourraient expliquer, là où on les constate, la transformation du culte des ancêtres en culte de la nature, on ne voit pas pour quelle raison elles se seraient produites avec une sorte d’universalité. Aucun mécanisme psychique ne les nécessitait. Sans doute, le mot, par son ambiguïté, pouvait incliner à l’équivoque ; mais d’un autre côté, tous les souvenirs personnels laissés par l’ancêtre dans la mémoire des hommes devaient s’opposer à la confusion. Pourquoi la tradition qui représentait l’ancêtre tel qu’il avait été, c’est-à-dire comme un homme ayant vécu une vie d’homme, aurait-elle partout cédé au prestige du mot ? D’autre part, on devait avoir quelque mal à admettre que des hommes aient pu naître d’une montagne ou d’un astre, d’un animal ou d’une plante ; l’idée d’une telle exception aux conditions ordinaires de la génération ne pouvait pas ne pas soulever de vives résistances. Ainsi, bien loin que l’erreur trouvât devant elle un chemin tout frayé, toutes sortes de raisons semblaient devoir en défendre les esprits. On ne comprend donc pas comment, en dépit de tant d’obstacles, elle aurait pu triompher aussi généralement.

II

Reste la théorie de Tylor dont l’autorité est toujours grande. Ses hypothèses sur le rêve, sur la genèse des idées d’âmes et d’esprit sont encore classiques ; il importe donc d’en éprouver la valeur.

Tout d’abord, on doit reconnaître que les théoriciens de l’animisme ont rendu un important service à la science des religions et même à l’histoire générale des idées en soumettant la notion d’âme à l’analyse historique. Au lieu d’en faire, avec tant de philosophes, une donnée simple et immédiate de la conscience, ils y ont vu, beaucoup plus justement, un tout complexe, un produit de l’histoire et de la mythologie. Il n’est pas douteux, en effet, qu’elle ne soit chose essentiellement religieuse par sa nature, ses origines et ses fonctions. C’est de la religion que les philosophes l’ont reçue ; aussi ne peut-on comprendre la forme sous laquelle elle se présente chez les penseurs de l’antiquité, si l’on ne tient pas compte des éléments mythiques qui ont servi à la former.

Mais si Tylor a eu le mérite de poser le problème, la solution qu’il en donne ne laisse pas de soulever de graves difficultés.

Il y aurait, tout d’abord, des réserves à faire sur le principe même qui est la base de cette théorie. On admet comme une évidence que l’âme est entièrement distincte du corps, qu’elle en est le double, et qu’en lui ou hors de lui elle vit normalement d’une vie propre et autonome. Or, nous verrons[15] que cette conception n’est pas celle du primitif ; du moins, elle n’exprime qu’un aspect de l’idée qu’il se fait de l’âme. Pour lui, l’âme, tout en étant, sous certains rapports, indépendante de l’organisme qu’elle anime, se confond pourtant, en partie, avec ce dernier, au point de n’en pouvoir être radicalement séparée : il y a des organes qui en sont, non pas seulement le siège attitré, mais la forme extérieure et la manifestation matérielle. La notion est donc plus complexe que ne le suppose la doctrine et, par suite, il est douteux que les expériences invoquées suffisent à en rendre compte ; car, même si elles permettaient de comprendre comment l’homme s’est cru double, elles ne sauraient expliquer comment cette dualité n’exclut pas, mais, au contraire, implique une unité profonde et une pénétration intime des deux êtres ainsi différenciés.

Mais admettons que l’idée d’âme soit réductible à l’idée de double et voyons comment se serait formée cette dernière. Elle aurait été suggérée à l’homme par l’expérience du rêve. Pour comprendre comment, alors que son corps restait couché sur le sol, il pouvait voir pendant son sommeil des lieux plus ou moins distants, il aurait été amené à se concevoir comme formé de deux êtres : son corps d’une part, et, de l’autre, un second soi, capable de quitter l’organisme dans lequel il habite et de parcourir l’espace. Mais d’abord, pour que cette hypothèse d’un double ait pu s’imposer aux hommes avec une sorte de nécessité, il eût fallu qu’elle fût la seule possible ou, tout au moins, la plus économique. Or, en fait, il en est de plus simples dont l’idée, semble-t-il, devait se présenter tout aussi naturellement aux esprits. Pourquoi, par exemple, le donneur n’aurait-il pas imaginé que, pendant son sommeil, il était capable de voir à distance ? Pour s’attribuer un tel pouvoir, il fallait de moindres frais d’imagination que pour construire cette notion si complexe d’un double, fait d’une substance éthérée, à demi invisible, et dont l’expérience directe n’offrait aucun exemple. En tout cas, à supposer que certains rêves appellent assez naturellement l’explication animiste, il en est certainement beaucoup d’autres qui y sont absolument réfractaires. Bien souvent, nos rêves se rapportent à des événements passés ; nous revoyons ce que nous avons vu ou fait, à l’état de veille, hier, avant-hier, pendant notre jeunesse, etc. ; et ces sortes de rêves sont fréquents et tiennent une place assez considérable dans notre vie nocturne. Or, l’idée du double ne peut en rendre compte. Si le double peut se transporter d’un point à l’autre de l’espace, on ne voit pas comment il lui serait possible de remonter le cours du temps. Comment l’homme, si rudimentaire que fût son intelligence, pouvait-il croire, une fois éveillé, qu’il venait d’assister réellement ou de prendre part à des événements qu’il savait s’être passés autrefois ? Comment pouvait-il imaginer qu’il avait vécu pendant son sommeil une vie qu’il savait écoulée depuis longtemps ? Il était beaucoup plus naturel qu’il vît dans ces images renouvelées ce qu’elles sont réellement, à savoirs des souvenirs, comme il en a pendant le jour, mais d’une particulière intensité.

D’un autre côté, dans les scènes dont nous sommes les acteurs et les témoins tandis que nous dormons, il arrive sans cesse que quelqu’un de nos contemporains tient quelque rôle en même temps que nous : nous croyons le voir et l’entendre là ou nous nous voyons nous-même. D’après l’animisme, le primitif expliquera ces faits en imaginant que son double a été visité ou rencontré par celui de tel ou tel de ses compagnons. Mais il suffira qu’éveillé il les interroge pour constater que leur expérience ne coïncide pas avec la sienne. Pendant le même temps, eux aussi ont eu des rêves, mais tout différents. Ils ne se sont pas vus participant à la même scène ; ils croient avoir visité de tout autres lieux. Et puisque, en pareil cas, de telles contradictions doivent être la règle, comment n’amèneraient-elles pas les hommes à se dire qu’il y a eu vraisemblablement erreur, qu’ils ont imaginé, qu’ils ont été les dupes de quelque illusion ? Car il y a quelque simplisme dans l’aveugle crédulité qu’on prête au primitif. Il s’en faut qu’il objective nécessairement toutes ses sensations. Il n’est pas sans s’apercevoir que, même à l’état de veille, ses sens le trompent quelquefois. Pourquoi les croirait-il plus infaillibles la nuit que le jour ? Bien des raisons s’opposaient donc à ce qu’il prît trop aisément ses rêves pour des réalités et à ce qu’il les interprétât par un dédoublement de son être.

Mais de plus, alors même que tout rêve s’expliquerait bien par l’hypothèse du double et ne pourrait même s’expliquer autrement, il resterait à dire pourquoi l’homme a cherché à en donner une explication. Sans doute, le rêve constitue la matière d’un problème possible. Mais nous passons sans cesse à côté de problèmes que nous ne nous posons pas, que nous ne soupçonnons même pas tant que quelque circonstance ne nous a pas fait sentir la nécessité de nous les poser. Même quand le goût de la pure spéculation est éveillé, il s’en faut que la réflexion soulève toutes les questions auxquelles elle pourrait éventuellement s’appliquer ; celles-là seules l’attirent qui présentent un intérêt particulier. Surtout quand il s’agit de faits qui se reproduisent toujours de la même manière, l’accoutumance endort aisément la curiosité et nous ne songeons même plus à nous interroger. Pour secouer cette torpeur, il faut que des exigences pratiques ou, tout au moins, un intérêt théorique très pressant viennent stimuler notre attention et la tourner de ce côté. Voilà comment, à chaque moment de l’histoire, il y a tant de choses que nous renonçons à comprendre, sans même avoir conscience de notre renoncement. Jusqu’à des temps peu éloignés, on a cru que le Soleil n’avait que quelques pieds de diamètre. Il y avait quelque chose d’incompréhensible à ce qu’un disque lumineux d’une aussi faible étendue pût suffire à éclairer la Terre : et cependant, pendant des siècles, l’humanité n’a pas pensé à résoudre cette contradiction. L’hérédité est un fait connu depuis longtemps ; c’est tout récemment qu’on a essayé d’en faire la théorie. Certaines croyances étaient même admises qui la rendaient tout à fait inintelligible : c’est ainsi que, pour plusieurs sociétés australiennes dont nous aurons à parler, l’enfant n’est pas physiologiquement le produit de ses parents[16]. Cette paresse intellectuelle est nécessairement à son maximum chez le primitif. Cet être débile, qui a tant de mal à disputer sa vie contre toutes les forces qui l’assaillent, n’a pas de quoi faire du luxe en matière de spéculation. Il ne doit réfléchir que quand il y est incité. Or il est malaisé d’apercevoir ce qui peut l’avoir amené à faire du rêve le thème de ses méditations. Qu’est-ce que le rêve dans notre vie ? Combien il y tient peu de place, surtout à cause des très vagues impressions qu’il laisse dans la mémoire, de la rapidité même avec laquelle il s’efface du souvenir, et comme il est surprenant, par suite, qu’un homme d’une intelligence aussi rudimentaire ait dépensé tant d’efforts à en trouver l’explication ! Des deux existences qu’il mène successivement, l’existence diurne et l’existence nocturne, c’est la première qui devait l’intéresser le plus. N’est-il pas étrange que la seconde ait assez captivé son attention pour qu’il en ait fait la base de tout un système d’idées compliquées et appelées à avoir sur sa pensée et sur sa conduite une si profonde influence ?

Tout tend donc à prouver que la théorie animiste de l’âme, malgré le crédit dont elle jouit encore, doit être révisée. Sans doute, aujourd’hui, le primitif attribue lui-même ses rêves, ou certains d’entre eux, aux déplacements de son double. Mais ce n’est pas à dire que le rêve ait effectivement fourni des matériaux avec lesquels l’idée de double ou d’âme fût construite ; car elle peut avoir été appliquée, après coup, aux phénomènes du rêve, de l’extase et de la possession, sans, pourtant, en être dérivée. Il est fréquent qu’une idée, une fois constituée, soit employée à coordonner ou à éclairer, d’une lumière parfois plus apparente que réelle, des faits avec lesquels elle était primitivement sans rapports et qui ne pouvaient la suggérer d’eux-mêmes. Aujourd’hui, on prouve couramment Dieu et l’immortalité de l’âme en faisant voir que ces croyances sont impliquées par les principes fondamentaux de la morale ; en réalité, elles ont une tout autre origine. L’histoire de la pensée religieuse pourrait fournir de nombreux exemples de ces justifications rétrospectives qui ne peuvent rien nous apprendre sur la façon dont se sont formées les idées ni sur les éléments dont elles sont composées.

Il est, d’ailleurs, probable que le primitif distingue entre ses rêves et qu’il ne les explique pas tous de la même manière... Dans nos sociétés européennes, les gens, nombreux encore, pour qui le sommeil est une sorte d’état magico-religieux, dans lequel l’esprit, allégé partiellement du corps, a une acuité de vision dont il ne jouit pas pendant la veille, ne vont pourtant pas jusqu’à considérer tous leurs rêves comme autant d’intuitions mystiques : tout au contraire, ils ne voient, avec tout le monde, dans la plupart de leurs songes que des états profanes, de vains jeux d’images, de simples hallucinations. On peut penser que le primitif a toujours fait des distinctions analogues. Codrington dit formellement des Mélanésiens qu’ils n’attribuent pas à des migrations d’âmes tous leurs rêves indistinctement, mais ceux-là seuls qui frappent vivement leur imagination[17] : il faut sans doute entendre par là ceux où le dormeur se croit en rapports avec des êtres religieux, génies bienfaisants ou malins, âmes des trépassés, etc. De même, les Dieri distinguent très nettement les rêves ordinaires et les visions nocturnes où se montrent à eux quelque ami ou quelque parent décédé. Ils donnent des noms différents à ces deux sortes d’états. Dans le premier, ils voient une simple fantaisie de leur imagination ; ils attribuent le second à l’action d’un esprit méchant[18]. Tous les faits que Howitt rapporte à titre d’exemples pour montrer comment l’Australien attribue à l’âme le pouvoir de quitter le corps ont également un caractère mystique : le dormeur se croit transporté dans le pays des morts ou bien il s’entretient avec un compagnon défunt[19]. Ces rêves sont fréquents chez les primitifs[20]. C’est vraisemblablement autour de ces faits que s’est formée la théorie. Pour en rendre compte, on admit que les âmes des morts venaient retrouver les vivants pendant leur sommeil. L’explication fut d’autant plus facilement acceptée qu’aucun fait d’expérience ne pouvait l’infirmer. Seulement, ces rêves n’étaient possibles que là où l’on avait déjà l’idée d’esprits, d’âmes, de pays des morts, c’est-à-dire là où l’évolution religieuse était relativement avancée. Bien loin qu’ils aient pu fournir à la religion la notion fondamentale sur laquelle elle repose, ils supposaient un système religieux déjà constitué et dont ils dépendaient[21].

III

Mais arrivons à ce qui constitue le cœur même de la doctrine.

D’où que vienne l’idée d’un double, elle ne suffit pas, de l’aveu des animistes, à expliquer comment s’est formé ce culte des ancêtres dont on a voulu faire le type initial de toutes les religions. Pour que le double devînt l’objet d’un culte, il fallait qu’il cessât d’être une simple réplique de l’individu et acquit les caractères nécessaires pour être mis au rang des êtres sacrés. C’est, dit-on, la mort qui opérerait cette transformation. Mais d’où peut venir la vertu qu’on lui prête ? Quand même l’analogie du sommeil et de la mort aurait suffi à faire croire que l’âme survit au corps (et il y a des réserves à faire sur ce point), pourquoi cette âme, par cela seul qu’elle est maintenant détachée de l’organisme, changerait-elle complètement de nature ? Si, de son vivant, elle n’était qu’une chose profane, un principe vital ambulant, comment deviendrait-elle tout à coup une chose sacrée, objet de sentiments religieux ? La mort ne lui ajoute rien d’essentiel, sauf une plus grande liberté de mouvements. N’étant plus attachée à une résidence attitrée, elle peut désormais faire en tout temps ce que naguère elle ne faisait que de nuit ; mais l’action qu’elle est capable d’exercer est toujours de même nature. Pourquoi donc les vivants auraient-ils vu dans ce double déraciné et vagabond de leur compagnon d’hier, autre chose qu’un semblable ? C’était un semblable dont le voisinage pouvait être incommode ; ce n’était pas une divinité[22].

Il semble même que la mort devrait avoir pour effet d’affaiblir les énergies vitales, loin qu’elle pût les rehausser. C’est, en effet, une croyance très répandue dans les sociétés inférieures que l’âme participe étroitement de la vie du corps. S’il est blessé, elle est blessée elle-même et à l’endroit correspondant. Elle devrait donc vieillir en même temps que lui. En fait, il est des peuples où l’on ne rend pas de devoirs funéraires aux hommes qui sont arrivés à la sénilité ; on les traite comme si leur âme, elle aussi, était devenue sénile[23]. Il arrive même qu’on mette régulièrement à mort, avant qu’ils ne soient parvenus à la vieillesse, les personnages privilégiés, rois ou prêtres, qui passent pour être les détenteurs de quelque puissant esprit dont la société tient à conserver la protection. On veut éviter ainsi que cet esprit ne soit atteint par la décadence physique de ceux qui en sont les dépositaires momentanés ; pour cela, on le retire de l’organisme où il réside avant que l’âge ne l’ait affaibli, et on le transporte, tandis qu’il n’a encore rien perdu de sa vigueur, dans un corps plus jeune où il pourra garder intacte sa vitalité[24]. Mais alors, quand la mort résulte de la maladie ou de la vieillesse, il semble que l’âme ne puisse conserver que des forces amoindries ; et même, une fois que le corps est définitivement dissous, on ne voit pas comment elle pourrait lui survivre, si elle n’en est que le double. L’idée de survivance devient, de ce point de vue, difficilement intelligible. Il y a donc un écart, un vide logique et psychologique entre l’idée d’un double en liberté et celle d’un esprit auquel s’adresse un culte.

Cet intervalle apparaît comme plus considérable encore quand on sait quel abîme sépare le monde sacré du monde profane ; car il est évident qu’un simple changement de degrés ne saurait suffire à faire passer une chose d’une catégorie dans l’autre. Les êtres sacrés ne se distinguent pas seulement des profanes par les formes étranges ou déconcertantes qu’ils affectent ou par les pouvoirs plus étendus dont ils jouissent ; mais, entre les uns et les autres, il n’y a pas de commune mesure. Or, il n’y a rien dans la notion d’un double qui puisse rendre compte d’une hétérogénéité aussi radicale. On dit qu’une fois affranchi du corps il peut faire aux vivants ou beaucoup de bien ou beaucoup de mal, selon la manière dont il les traite. Mais il ne suffit pas qu’un être inquiète son entourage pour qu’il semble être d’une autre nature que ceux dont il menace la tranquillité. Sans doute, dans le sentiment que le fidèle éprouve pour les choses qu’il adore, il entre toujours quelque réserve et quelque crainte ; mais c’est une crainte sui generis, faite de respect plus que de frayeur, et où domine cette émotion très particulière qu’inspire à l’homme la majesté. L’idée de majesté est essentiellement religieuse. Aussi n’a-t-on, pour ainsi dire, rien expliqué de la religion, tant qu’on n’a pas trouvé d’où vient cette idée, à quoi elle correspond et ce qui peut l’avoir éveillée dans les consciences. De simples âmes d’hommes ne sauraient être investies de ce caractère par cela seul qu’elles sont désincarnées.

C’est ce que montre clairement l’exemple de la Mélanésie. Les Mélanésiens croient que l’homme possède une âme qui quitte le corps à la mort ; elle change alors de nom et devient ce qu’ils appellent un tindalo, un natmat, etc. D’un autre côté, il existe chez eux un culte des âmes des morts : on les prie, on les invoque, on leur fait des offrandes et des sacrifices. Mais tout tindalo n’est pas l’objet de ces pratiques rituelles ; ceux-là seuls ont cet honneur qui émanent d’hommes auxquels l’opinion publique attribuait, pendant leur vie, cette vertu très spéciale que les Mélanésiens appellent le mana. Nous aurons plus tard à préciser l’idée que ce mot exprime ; provisoirement, il nous suffira de dire que c’est le caractère distinctif de tout être sacré. Le mana, dit Codrington, « c’est ce qui permet de produire des effets qui sont en dehors du pouvoir ordinaire des hommes, en dehors des processus ordinaires de la nature[25] ». Un prêtre, un sorcier, une formule rituelle ont le mana aussi bien qu’une pierre sacrée ou qu’un esprit. Donc les seuls tindalo auxquels sont rendus des devoirs religieux sont ceux qui, alors que leur propriétaire était vivant, étaient déjà par eux-mêmes des êtres sacrés. Quant aux autres âmes, celles qui viennent des hommes du commun, de la foule des profanes, elles sont, dit le même auteur, « des riens après comme avant la mort[26] ». La mort n’a donc, par elle-même et à elle seule, aucune vertu civilisatrice. Parce qu’elle consomme, d’une manière plus complète et plus définitive, la séparation de l’âme d’avec les choses profanes, elle peut bien renforcer le caractère sacré de l’âme, si celle-ci le possède déjà, mais elle ne le crée pas.

D’ailleurs, si vraiment, comme le suppose l’hypothèse animiste, les premiers êtres sacrés avaient été les âmes des morts et le premier culte celui des ancêtres, on devrait constater que, plus les sociétés sont d’un type inférieur, plus aussi ce culte tient de place dans la vie religieuse. Or, c’est plutôt le contraire qui est la vérité. Le culte ancestral ne prend de développement et même ne se présente sous une forme caractérisée que dans des sociétés avancées comme la Chine, l’Égypte, les cités grecques et latines ; au contraire, il manque aux sociétés australiennes qui représentent, comme nous le verrons, la forme d’organisation sociale la plus basse et la plus simple que nous connaissions. Sans doute, on y trouve des rites funéraires et des rites de deuil ; mais ces sortes de pratiques ne constituent pas un culte, bien qu’on leur ait parfois, et à tort, donné ce nom. Un culte, en effet, n’est pas simplement un ensemble de précautions rituelles que l’homme est tenu de prendre dans certaines circonstances ; c’est un système de rites, de fêtes, de cérémonies diverses qui présentent toutes ce caractère qu’elles reviennent périodiquement. Elles répondent au besoin qu’éprouve le fidèle de resserrer et de raffermir, à des intervalles de temps réguliers, le lien qui l’unit aux êtres sacrés dont il dépend. Voilà pourquoi on parle de rites nuptiaux, et non d’un culte nuptial ; de rites de la naissance, et non d’un culte du nouveau-né : c’est que les événements à l’occasion desquels ces rites ont lieu n’impliquent aucune périodicité. De même, il n’y a culte des ancêtres que quand des sacrifices sont faits de temps en temps sur les tombeaux, quand des libations y sont versées à des dates plus ou moins rapprochées, quand des fêtes sont régulièrement célébrées en l’honneur du mort. Mais l’Australien n’entretient avec ses morts aucun commerce de ce genre. Il doit, sans doute, ensevelir leurs restes suivant le rite, les pleurer pendant le temps prescrit de la manière prescrite, les venger s’il y a lieu[27]. Mais une fois qu’il s’est acquitté de ces soins pieux, une fois que les ossements sont desséchés, que le deuil est arrivé à son terme, tout est dit et les survivants n’ont plus de devoirs envers ceux de leurs parents qui ne sont plus. Il y a bien, il est vrai, une forme sous laquelle les morts continuent à garder quelque place dans la vie de leurs proches même après que le deuil est terminé. Il arrive, en effet, qu’on conserve leurs cheveux ou certains de leurs ossements[28], à cause des vertus spéciales qui y sont attachées. Mais à ce moment, ils ont cessé d’exister comme personnes ; ils sont tombés au rang d’amulettes anonymes et impersonnelles. En cet état, ils ne sont l’objet d’aucun culte ; ils ne servent plus qu’à des fins magiques.

Il y a cependant des tribus australiennes où sont périodiquement célébrés des rites en l’honneur d’ancêtres fabuleux que la tradition place à l’origine des temps. Ces cérémonies consistent généralement en des sortes de représentations dramatiques où sont mimés les actes que les mythes attribuent à ces héros légendaires[29]. Seulement, les personnages qui sont ainsi mis en scène ne sont pas des hommes qui, après avoir vécu d’une vie d’hommes, auraient été transformés en des sortes de dieux par le fait de la mort. Mais ils sont censés avoir joui, dès leur vivant, de pouvoirs surhumains. On leur rapporte tout ce qui s’est fait de grand dans l’histoire de la tribu et même dans l’histoire du monde. Ce sont eux qui auraient fait en grande partie la terre telle qu’elle est et les hommes tels qu’ils sont. L’auréole dont ils continuent à être entourés ne leur vient donc pas simplement de ce qu’ils sont des ancêtres, c’est-à-dire, en somme, de ce qu’ils sont morts, mais de ce qu’un caractère divin leur est et leur a été de tout temps attribué ; pour reprendre l’expression mélanésienne, ils sont constitutionnellement doués de mana. Il n’y a, par conséquent, rien là qui démontre que la mort ait le moindre pouvoir de diviniser. On ne peut même, sans impropriété, dire de ces rites qu’ils constituent un culte des ancêtres, puisqu’ils ne s’adressent pas aux ancêtres comme tels. Pour qu’il puisse y avoir un véritable culte des morts, il faut que les ancêtres réels, les parents que les hommes perdent réellement chaque jour, deviennent, une fois morts, l’objet d’un culte ; or, encore une fois, d’un culte de ce genre, il n’existe pas de traces en Australie.

Ainsi le culte qui, d’après l’hypothèse, devrait être prépondérant dans les sociétés inférieures y est, en réalité, inexistant. En définitive, l’Australien n’est occupé de ses morts qu’au moment même du décès et pendant le temps qui suit immédiatement. Et cependant, ces mêmes peuples pratiquent, comme nous le verrons, à l’égard d’êtres sacrés d’une tout autre nature, un culte complexe, fait de cérémonies multiples qui occupent parfois des semaines et même des mois entiers. Il est inadmissible que les quelques rites que l’Australien accomplit quand il lui arrive de perdre l’un de ses parents aient été l’origine de ces cultes permanents, qui reviennent régulièrement tous les ans et qui remplissent une notable partie de son existence. Le contraste entre les uns et les autres est même tel qu’on est fondé à se demander si ce ne sont pas les premiers qui sont dérivés des seconds, si les âmes des hommes, loin d’avoir été le modèle sur lequel furent imagines les dieux, n’ont pas été conçues, dès l’origine, comme des émanations de la divinité.

IV


Du moment que le culte des morts n’est pas primitif, l’animisme manque de base. Il pourrait donc sembler inutile de discuter la troisième thèse du système, celle qui concerne la transformation du culte des morts en culte de la nature. Mais comme le postulat sur lequel elle repose se retrouve même chez des historiens de la religion qui n’admettent pas l’animisme proprement dit, tels que Brinton[30], Lang[31], Réville[32], Robertson Smith lui-même[33], il est nécessaire d’en faire l’examen.

Cette extension du culte des morts à l’ensemble de la nature viendrait de ce que nous tendons instinctivement à nous représenter toutes choses à notre image, c’est-à-dire comme des êtres vivants et pensants. Nous avons vu que déjà Spencer contestait la réalité de ce soi-disant instinct. Puisque l’animal distingue nettement les corps vivants des corps bruts, il lui paraissait impossible que l’homme, en tant qu’héritier de l’animal, n’eût pas, dès l’origine, la même faculté de discernement. Mais, si certains que soient les faits cités par Spencer, ils n’ont pas, en l’espèce, la valeur démonstrative qu’il leur attribue. Son raisonnement suppose, en effet, que toutes les facultés, les instincts, les aptitudes de l’animal sont passés intégralement à l’homme ; or, bien des erreurs ont pour origine ce principe qu’on prend à tort pour une vérité d’évidence. Par exemple, de ce que la jalousie sexuelle est généralement très forte chez les animaux supérieurs, on a conclu qu’elle devait se retrouver chez l’homme, dès le début de l’histoire, avec la même intensité[34]. Or, il est constant aujourd’hui que l’homme peut pratiquer un communisme sexuel qui serait impossible si cette jalousie n’était pas susceptible de s’atténuer et même de disparaître quand c’est nécessaire[35]. C’est que, en effet, l’homme n’est pas seulement l’animal avec quelques qualités en plus : c’est autre chose. La nature humaine est due à une sorte de refonte de la nature animale, et, au cours des opérations complexes d’où cette refonte est résultée, des pertes se sont produites en même temps que des gains. Que d’instincts n’avons-nous pas perdus ! La raison en est que l’homme n’est pas seulement en rapports avec un milieu physique, mais aussi avec un milieu social infiniment plus étendu, plus stable et plus agissant que ceux dont les animaux subissent l’influence. Pour vivre, il faut donc qu’il s’y adapte. Or la société, pour pouvoir se maintenir, a souvent besoin que nous voyions les choses sous un certain angle, que nous les sentions d’une certaine façon ; en conséquence, elle modifie les idées que nous serions portés à nous en faire, les sentiments auxquels nous serions enclins si nous n’obéissions qu’à notre nature animale ; elle les altère même jusqu’à mettre à la place des sentiments contraires. Ne va-t-elle pas jusqu’à nous faire voir dans notre propre vie une chose de peu de prix, alors que c’est, pour l’animal, le bien par excellence[36] ? C’est donc une vaine entreprise que de chercher à inférer la constitution mentale de l’homme primitif d’après celle des animaux supérieurs.

Mais si l’objection de Spencer n’a pas la portée décisive que lui prêtait son auteur, en revanche, le postulat animiste ne saurait tirer aucune autorité des confusions que paraissent commettre les enfants. Quand nous entendons un enfant apostropher avec colère un objet qui l’a heurté, nous en concluons qu’il y voit un être conscient comme lui ; mais c’est mal interpréter ses paroles et ses gestes. En réalité, il est étranger au raisonnement très compliqué qu’on lui attribue. S’il s’en prend à la table qui lui a fait du mal, ce n’est pas qu’il la suppose animée et intelligente, mais c’est qu’elle lui a fait du mal. La colère, une fois soulevée par la douleur, a besoin de s’épancher au-dehors ; elle cherche donc sur quoi se décharger et se porte naturellement sur la chose même qui l’a provoquée, bien que celle-ci n’y puisse rien. La conduite de l’adulte, en pareil cas, est souvent tout aussi peu raisonnée. Quand nous sommes violemment irrités, nous éprouvons le besoin d’invectiver, de détruire, sans que nous prêtions pourtant aux objets sur lesquels nous soulageons notre colère je ne sais quelle mauvaise volonté consciente. Il y a si peu confusion que, quand l’émotion de l’enfant est calmée, il sait très bien distinguer une chaise d’une personne : il ne se comporte pas avec l’une comme avec l’autre. C’est une raison analogue qui explique sa tendance à traiter ses jouets, comme s’ils étaient des êtres vivants. C’est le besoin de jouer, si intense chez lui, qui se crée une matière appropriée, comme, dans le cas précédent, les sentiments violents que la souffrance avait déchaînés se créaient la leur de toutes pièces. Pour pouvoir jouer consciencieusement avec son polichinelle, il imagine donc d’y voir une personne vivante. L’illusion lui est, d’ailleurs, d’autant plus facile que, chez lui, l’imagination est souveraine maîtresse ; il ne pense guère que par images et on sait combien les images sont choses souples qui se plient docilement à toutes les exigences du désir. Mais il est si peu dupe de sa propre fiction qu’il serait le premier étonné si, tout à coup, elle devenait une réalité et si son pantin le mordait[37].

Laissons donc de côté ces douteuses analogies. Pour savoir si l’homme a été primitivement enclin aux confusions qu’on lui impute, ce n’est ni l’animal ni l’enfant d’aujourd’hui qu’il faut considérer ; ce sont les croyances primitives elles-mêmes. Si les esprits et les dieux de la nature sont réellement construits à l’image de l’âme humaine, ils doivent porter la marque de leur origine et rappeler les traits essentiels de leur modèle. La caractéristique, par excellence, de l’âme, c’est d’être conçue comme le principe intérieur qui anime l’organisme ; c’est elle qui le meut, qui en fait la vie, si bien que, quand elle s’en retire, la vie s’arrête ou est suspendue. C’est dans le corps qu’elle a sa résidence naturelle, tant du moins qu’il existe. Or, il n’en est pas ainsi des esprits préposés aux différentes choses de la nature. Le dieu du Soleil n’est pas nécessairement dans le Soleil ni l’esprit de telle pierre dans la pierre qui lui tient lieu d’habitat principal. Un esprit, sans doute, soutient des rapports étroits avec le corps auquel il est attaché ; mais on emploie une expression très inexacte quand on dit qu’il en est l’âme. « En Mélanésie, dit Codrington, il ne semble pas que l’on croie à l’existence d’esprits qui animent un objet naturel, tel qu’un arbre, une chute d’eau, une tempête ou un rocher, de manière à être pour cet objet ce que l’âme, croit-on, est pour le corps humain. Les Européens, il est vrai, parlent des esprits de la mer, de la tempête ou de la forêt ; mais l’idée des indigènes qui est ainsi traduite est toute différente. Ceux-ci pensent que l’esprit fréquente la forêt ou la mer et qu’il a le pouvoir de soulever des tempêtes et de frapper de maladie les voyageurs[38]. » Tandis que l’âme est essentiellement le dedans du corps, l’esprit passe la majeure partie de son existence en dehors de l’objet qui lui sert de substrat. Voilà déjà une différence qui ne paraît pas témoigner que la seconde idée soit venue de la première.

D’un autre côté, si vraiment l’homme avait été nécessité à projeter son image dans les choses, les premiers êtres sacrés auraient été conçus à sa ressemblance. Or, bien loin que l’anthropomorphisme soit primitif, il est plutôt la marque d’une civilisation relativement avancée. À l’origine, les êtres sacrés sont conçus sous une forme animale ou végétale dont la forme humaine ne s’est que lentement dégagée. On verra plus loin comment, en Australie, ce sont des animaux et des plantes qui sont au premier plan des choses sacrées. Même chez les Indiens de l’Amérique du Nord, les grandes divinités cosmiques, qui commencent à y être l’objet d’un culte, sont très souvent représentées sous des espèces animales[39]. « La différence entre l’animal, l’homme et l’être divin, dit Réville qui constate le fait non sans surprise, n’est pas sentie dans cet état d’esprit et, le plus souvent, on dirait que c’est la forme animale qui est la forme fondamentale[40]. » Pour trouver un dieu construit tout entier avec des éléments humains, il faut venir presque jusqu’au christianisme. Ici, le Dieu est un homme, non pas seulement par l’aspect physique sous lequel il s’est manifesté temporairement, mais encore par les idées et les sentiments qu’il exprime. Mais même à Rome et en Grèce, quoique les dieux y fussent généralement représentés avec des traits humains, plusieurs personnages mythiques portaient encore la trace d’une origine animale : c’est Dionysos que l’on rencontre souvent sous la forme d’un taureau ou du moins avec des cornes de taureau ; c’est Déméter qui est représentée avec une crinière de cheval, c’est Pau, c’est Silène, ce sont les Faunes, etc.[41]. Il s’en faut donc que l’homme ait été à ce point enclin à imposer sa forme aux choses. Il y a plus : il a lui-même commencé par se concevoir comme participant étroitement de la nature animale. C’est, en effet, une croyance presque universelle en Australie, encore très répandue chez les Indiens de l’Amérique du Nord, que les ancêtres des hommes ont été des bêtes ou des plantes, ou, tout au moins, que les premiers hommes avaient, soit en totalité soit en partie, les caractères distinctifs de certaines espèces animales ou végétales. Ainsi, loin de ne voir partout que des êtres semblables à lui, l’homme a commencé par se penser lui-même à l’image d’êtres dont il différait spécifiquement.

V

La théorie animiste implique, d’ailleurs, une conséquence qui en est peut-être la meilleure réfutation.

Si elle était vraie, il faudrait admettre que les croyances religieuses sont autant de représentations hallucinatoires, sans aucun fondement objectif. On suppose, en effet, qu’elles sont toutes dérivées de la notion d’âme puisqu’on ne voit dans les esprits et les dieux que des âmes sublimées. Mais la notion d’âme elle-même, d’après Tylor et ses disciples, est construite tout entière avec les vagues et inconsistantes images qui occupent notre esprit pendant le sommeil ; car l’âme, c’est le double, et le double n’est que l’homme tel qu’il n’apparaît à lui-même tandis qu’il dort. Les êtres sacrés ne seraient donc, de ce point de vue, que des conceptions imaginaires que l’homme aurait enfantées dans une sorte de délire qui le saisit régulièrement chaque jour, et sans qu’il soit possible de voir à quelles fins utiles elles servent ni à quoi elles répondent dans la réalité. S’il prie, s’il fait des sacrifices et des offrandes, s’il s’astreint aux privations multiples que lui prescrit le rite, c’est qu’une sorte d’aberration constitutionnelle lui a fait prendre ses songes pour des perceptions, la mort pour un sommeil prolongé, les corps bruts pour des êtres vivants et pensants. Ainsi, non seulement, comme beaucoup sont portés à l’admettre, la forme sous laquelle les puissances religieuses sont ou ont été représentées aux esprits ne les exprimerait pas exactement ; non seulement les symboles à l’aide desquels elles ont été pensées en masqueraient partiellement la véritable nature, mais encore, derrière ces images et ces figures, il n’y aurait rien que des cauchemars d’esprits incultes. La religion ne serait, en définitive, qu’un rêve systématisé et vécu, mais sans fondement dans le réel[42]. Voilà d’où vient que les théoriciens de l’animisme, quand ils cherchent les origines de la pensée religieuse, se contentent, en somme, à peu de frais. Quand ils croient avoir réussi à expliquer comment l’homme a pu être induit à imaginer des êtres aux formes étranges, vaporeuses, comme ceux que nous voyons en songe, le problème leur paraît résolu.

En réalité, il n’est même pas abordé. Il est inadmissible, en effet, que des systèmes d’idées comme les religions, qui ont tenu dans l’histoire une place si considérable, où les peuples sont venus, de tout temps, puiser l’énergie qui leur était nécessaire pour vivre, ne soient que des tissus d’illusions. On s’entend aujourd’hui pour reconnaître que le droit, la morale, la pensée scientifique elle-même sont nés dans la religion, se sont, pendant longtemps, confondus avec elle et sont restés pénétrés de son esprit. Comment une vaine fantasmagorie aurait-elle pu façonner aussi fortement et d’une manière aussi durable les consciences humaines ? Assurément, ce doit être pour la science des religions un principe que la religion n’exprime rien qui ne soit dans la nature ; car il n’y a science que de phénomènes naturels. Toute la question est de savoir à quel règne de la nature ressortissent ces réalités et ce qui a pu déterminer les hommes à se les représenter sous cette forme singulière qui est propre à la pensée religieuse. Mais pour que cette question puisse se poser, encore faut-il commencer par admettre que ce sont des choses réelles qui sont ainsi représentées. Quand les philosophes du xviiie siècle faisaient de la religion une vaste erreur imaginée par les prêtres, ils pouvaient, du moins, en expliquer la persistance par l’intérêt que la caste sacerdotale avait à tromper les foules. Mais si les peuples eux-mêmes ont été les artisans de ces systèmes d’idées erronées en même temps qu’ils en étaient les dupes, comment cette duperie extraordinaire a-t-elle pu se perpétuer sans toute la suite de l’histoire ?

On doit même se demander si, dans ces conditions, le mot de science des religions peut être employé sans impropriété. Une science est une discipline qui, de quelque manière qu’on la conçoive, s’applique toujours à une réalité donnée. La physique et la chimie sont des sciences, parce que les phénomènes physico-chimiques sont réels et d’une réalité qui ne dépend pas des vérités qu’elles démontrent. Il y a une science psychologique parce qu’il y a réellement des consciences qui ne tiennent pas du psychologue leur droit à l’existence. Au contraire, la religion ne saurait survivre à la théorie animiste, du jour ou celle-ci serait reconnue comme vraie par tous les hommes ; car ils ne pourraient pas ne pas se déprendre des erreurs dont la nature et l’origine leur seraient ainsi révélées. Qu’est-ce qu’une science dont la principale découverte consisterait à faire évanouir l’objet même dont elle traite ?



  1. Nous laissons donc de côté, ici, les théories qui, en totalité ou en partie, font intervenir des données supra-expérimentales. C’est le cas de celle notamment qu’Andrew Lang a exposée dans son livre The Making of Religion et que le P. Schmidt a reprise, avec des variantes de détail, dans une série d’articles sur L’origine de l’idée de Dieu (Anthropos, 1908, 1909). Lang ne repousse pas complètement l’animisme ni le naturisme, mais, en dernière analyse, il admet un sens, une intuition directe du divin. D’ailleurs, si nous ne croyons pas devoir exposer et discuter cette conception dans le présent chapitre, nous n’entendons pas la passer sous silence ; nous le retrouverons plus loin quand nous aurons nous-même à expliquer les faits sur lesquels elle s’appuie (liv. II, chap. IX, § IV.)
  2. C’est le cas, par exemple, de Fustel de Coulanges qui accepte concurremment les deux conceptions (v. Cité antique, liv. I et III, chap. II).
  3. C’est ainsi que Jevons, tout en critiquant l’animisme tel que l’a expose Tylor, accepte ses théories sur la genèse de l’idée d’âme, sur l’instinct anthropomorphique de l’homme. Inversement, Usener, dans ses Götternamen, tout en rejetant certaines des hypothèses de Max Müller qui seront exposées plus loin, admet les principaux postulats du naturisme.
  4. La civilisation primitive, chap. XI-XVIII.
  5. V. Principes de sociologie, Part. I et VI.
  6. C’est le mot dont se sert M. Tylor. Il à l’inconvénient de paraître impliquer qu’il existe des hommes au sens propre du mot, avant qu’il y ait une civilisation. D’ailleurs, il n’y a pas de terme convenable pour rendre l’idée ; celui de primitif, dont nous nous servons de préférence, faute de mieux, est, comme nous l’avons dit, loin d’être satisfaisant.
  7. Tylor, op. cit., I, p. 529.
  8. V. Spencer, Principes de sociologie, I, p. 205 et suiv. (Paris. F. AIcan), et Tylor, op. cit., I, p. 509, 517.
  9. Tylor, II, p. 143 et suiv.
  10. Tyor, I, p. 326, 555.
  11. Principes de sociologie, I, p. 184.
  12. Ibid., p. 447 et suiv.
  13. Ibid., p. 504.
  14. Ibid., p. 478 ; cf. p. 528.
  15. V. plus loin, liv. II, chap. VIII.
  16. V. Spencer et Gillen, The Native Tribes of Central Australia, p. 123-127 ; Strehlow, Die Aranda- und Loritja-Stämme in Zentral Australien, II, p. 52 et suiv.
  17. The Melanesians, p. 249-250.
  18. Howitt, The Native Tribes of South-East Australia, p. 358 (d’après Gason).
  19. Howitt, ibid., p. 434-442.
  20. Les nègres de la Guinée méridionale, dit Tylor, ont « pendant leur sommeil presque autant de rapports avec les morts qu’ils en ont pendant la veille avec les vivants » (Civilisation primitive, I, p. 515). Le même auteur cite, à propos de ces peuples, cette remarque d’un observateur : « Ils regardent tous leurs rêves comme des visites des esprits de leurs amis décédés » (ibid., p. 514). L’expression est certainement exagérée ; mais c’est une preuve nouvelle de la fréquence des songes mystiques chez les primitifs. C’est ce que tend aussi à confirmer l’étymologie que Strehlow propose du mot arunta altjirerema qui signifie rêver. Il serait composé de altjira que Strehlow traduit par dieu et de rama qui veut dire voir. Le rêve serait donc le moment où l’homme est en rapports avec les êtres sacrés (Die Aranda- und Loritja-Stämme, I, p. 2).
  21. Andrew Lang qui, lui aussi, se refuse à admettre que l’idée d’âme a été suggérée à l’homme par l’expérience du rêve, a cru pouvoir la dériver d’autres données expérimentales : ce sont les faits de spiritisme (télépathie, vision à distance, etc.). Nous ne croyons pas devoir discuter sa théorie, telle qu’il l’a exposée dans son livre The Making of Religion. Elle repose, en effet, sur cette hypothèse que le spiritisme est un fait d’observation constant, que la vision à distance est une faculté réelle de l’homme ou, du moins, de certains hommes, et on sait combien ce postulat est scientifiquement contesté. Ce qui est plus contestable encore, c’est que les faits de spiritisme soient assez apparents et d’une suffisante fréquence pour avoir pu servir de base à toutes les croyances et à toutes les pratiques religieuses qui se rapportent aux âmes et aux esprits. L’examen de ces questions nous éloignerait trop de ce qui est l’objet de notre étude. Il est, d’ailleurs, d’autant moins nécessaire de nous engager dans cet examen que la théorie de Lang reste exposée à plusieurs des objections que nous allons adresser à celle de Tylor dans les paragraphes qui vont suivre.
  22. Jevons fait une remarque analogue. Avec Tylor, il admet que l’idée d’âme vient du rêve et que, cette idée une fois créée, l’homme la projeta dans les choses. Mais, ajoute-t-il, le fait que la nature ait été conçue comme animée à l’image de l’homme, n’explique pas qu’elle soit devenue l’objet d’un culte. « De ce que l’homme voit dans un arbre qui plie, dans la flamme qui va et vient, un être vivant comme lui, il ne suit nullement que l’un ou l’autre soient considérés comme des êtres surnaturels ; tout au contraire, dans la mesure où ils lui ressemblent, ils ne peuvent rien voir de surnaturel à ses yeux » (Introduction to the History of Religion, p. 55).
  23. V. Spencer et Gillen, North. Tr., p. 506, et Nat. Tr., p. 512.
  24. C’est ce thème rituel et mythique que Frazer étudie dans son Golden Bough.
  25. The Melanesians, p. 119.
  26. Ibid., p. 125.
  27. Il y a même parfois, semble-t-il, des offrandes funéraires (v. Roth, Superstition, Magic a. Medicine, in N. Queensland Ethnog., Bull. n° 5, § 69, c., et Burial Customs, N. Qu. Ethn., Bull. n° 10, in Records of the Australian Museum, VI, n° 5, p. 395). Mais ces offrandes ne sont pas périodiques.
  28. V. Spencer et Gillen, Native Tribes of Central Australia, p. 538, 553, et Northern Tribes, p. 463, 543, 547.
  29. V. notamm. Spencer et Gillen, Northern Tribes, chap. VI, VII, IX.
  30. The Religions of Primitive Peoples, p. 47 et suiv.
  31. Mythes, cultes et religions, p. 50.
  32. Les religions des peuples non civilisés, II, Conclusion.
  33. The Religion of the Semites, 2° éd., p. 126, 132.
  34. C’est, par exemple, le raisonnement que fait Westermarck, Origine du mariage dans l’espèce humaine, p. 6 (Paris, F. Alcan).
  35. Par communisme sexuel, nous n’entendons pas un état de promiscuité où l’homme n’aurait connu aucune réglementation matrimoniale : nous croyons qu’un tel état n’a jamais existé. Mais il est arrivé fréquemment qu’un groupe d’hommes a été uni régulièrement à une ou plusieurs femmes.
  36. Voir notre Suicide, p. 233 et suiv.
  37. Spencer, Principes de sociologie, I, p. 188.
  38. The Melanesians, p. 123.
  39. Dorsey, A Study of Siouan Cults, in XIth Annual Report of the Bureau of Amer. Ethnology, p. 431 et suiv. et passim.
  40. La religion des peuples non civilisés, I, p. 248.
  41. V. W. de Visser, De Graecorum diis non referentibus speciem humanam. Cf. P. Perdrizet, Bulletin de correspondance hellénique, 1889, p. 635.
  42. Suivant Spencer, cependant, il y aurait, dans la croyance aux esprits, un germe de vérité : c’est cette idée « que le pouvoir qui se manifeste dans la conscience est une autre forme du pouvoir qui se manifeste hors de la conscience » (Ecclesiastical Institutions, § 659). Spencer entend par là que la notion de force en général est le sentiment de la force que nous sommes étendu à l’univers tout entier ; or, c’est ce que l’animisme admet implicitement quand il peuple la nature d’esprits analogues au nôtre. Mais quand même cette hypothèse sur la manière dont s’est formée l’idée de force serait vraie, et elle appelle de graves réserves que nous ferons (liv. III, chap. III, § III), elle n’a, par elle-même, rien de religieux ; elle n’appelle aucun culte. Il resterait donc que le système des symboles religieux et des rites, la classification des choses en sacrées et en profanes, tout ce qu’il y a de proprement religieux dans la religion ne répond à rien dans le réel. D’ailleurs, ce germe de vérité est aussi, et plus encore, un germe d’erreur ; car s’il est vrai que les forces de la nature et celles de la conscience sont parentes, elles sont aussi profondément distinctes, et c’était s’exposer à de singuliers mécomptes que de les identifier.