Les Foules de Lourdes/Chapitre II

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P.-V. Stock (p. 33-50).

II


Si quelqu’un n’a jamais été stimulé par le désir de voir Lourdes, c’est bien moi. D’abord, je n’aime pas les foules qui processionnent, en bramant des cantiques et je suis de l’avis de saint Jean de la Croix, écrivant dans « Sa Montée du Carmel » : « J’approuve fort celui qui, pour ne pas se joindre à la foule des pèlerins, entreprend des pèlerinages en dehors de l’époque fixée ; quand les multitudes s’y pressent, jamais je ne lui conseillerai de s’y mêler ; on risque d’en revenir plus distrait qu’on n’y est allé ! »

Ensuite, je ne tiens pas à voir des miracles ; je sais très bien que la Vierge peut en faire à Lourdes ou autre part ; ma foi ne repose ni sur ma raison, ni sur les perceptions plus ou moins certaines de mes sens ; elle relève d’un sentiment intérieur, d’une assurance acquise par des preuves internes ; n’en déplaise à ces caciques de la psychiatrie et à ces barbacoles entendus, qui ne pouvant rien expliquer, classent sous l’éliquette de l’autosuggestion ou de la démence, les phénomènes de la vie divine qu’ils ignorent, la Mystique est une science résolument exacte ; j’ai pu vérifier un certain nombre de ses effets et je n’en demande pas davantage pour croire ; cela me suffit.

Et voici cependant qu’en attendant l’arrivée des grands pèlerinages internationaux je suis, pour la deuxième fois, par suite de circonstances tirées de loin et presque indépendantes de ma volonté, installé, depuis des semaines déjà, dans cette ville.

Ce matin, il pleut comme il pleut dans ce pays, c’est-à-dire à seaux ; et, assis près de la fenêtre du cottage que j’habite sur la hauteur de la route de Pau, je regarde le panorama de Lourdes, au travers de mes vitres qui pleurent.

L’horizon, très court, est bousculé par des montagnes entre lesquelles poussent des touffes de vapeur blanche, alors qu’à des altitudes plus élevées, galopent des nuées charbonneuses et roulent des flocons fuligineux d’usines. La cîme de l’un de ces monts a l’air de fumer, tandis que le pic d’un autre, dégagé de ses nuages, paraît mort ; çà et là, des écharpes de ouate grise s’enroulent autour du col des plus basses collines et s’écardent en descendant ; quant aux cônes dont les têtes sont éternellement blanchies par les neiges, ils ont complètement disparu dans la brume ; à mesure que les averses tombent, tout se brouille ; le grand et le petit Gers, les deux montagnes les plus proches, ressemblent, dans cette buée, à d’immenses pyramides de mâchefer, à des tas gigantesques de cendre.

La tristesse de ce ciel rayé en diagonale par le fil des pluies ! en bas de la chaîne de ces monts, juste devant moi, le Gave, en un torrent qui ruisselle, jours et nuits, bouillonne sur des quartiers de rocs et, avant de s’étendre plus loin, en une tranquille rivière, ceinture d’écume un bâtiment surmonté d’un clocher pointu et entouré d’un maigre jardinet planté de sapins et de peupliers. L’on dirait d’un pénitencier de cette bâtisse percée, très haut, dans des murs très droits, de minuscules lucarnes ; c’est le couvent des pauvres Clarisses ; à gauche, un pont enjambe la rivière et relie au nouveau Lourdes dont j’aperçois les maisons, la vieille ville que domine un antique donjon qui paraît fabriqué pour un décor d’opéra, avec des châssis de toiles peintes ; on le croirait factice ; enfin, à droite, l’esplanade et ses arbres menant au Rosaire et à la double rampe que surplombe la basilique dont le profil se détache, tout blanc, sur le coteau des Espélugues où, pour figurer les stations du Calvaire, se dressent dans des clairières cernées de verdure, d’énormes croix.

Et derrière l’esplanade et ses pelouses, en bas des rampes, deux cloches à gaz, l’une, ripolinée au vert d’eau, l’autre teinte d’ocre jaune comme une porte de lieux, s’arrondissent, horribles ; ces tourtes de tôle contiennent, l’une, un panorama de Jérusalem, l’autre, un panorama de Lourdes.

Tout cela n’est pas très subjuguant, au point de vue de l’art et la cathédrale, perchée ainsi que sur une languette de roc, en l’air, ne l’est pas davantage. Mince, étriquée, sans un ornement qui vaille, elle évoque le misérable souvenir de ces églises en liège dont certaines devantures d’industries se parent ; elle relève d’une esthétique de marchand de bouchons : la moindre des chapelles de village, bâtie au Moyen Âge, semble, en comparaison de ce gothique de contrebande, un chef-d’œuvre de finesse et de force ; le mieux serait, malgré sa froide nudité, la double rampe de pierre qui conduit du bas de l’esplanade jusqu’à son portail, si elle n’était, elle-même, gâtée à son point d’arrivée, par l’affreux toit du Rosaire qui bombe sous les pieds de la basilique, un toit composé d’un moule colossal de gâteau de Savoie, flanqué de trois couvercles de chaudière, en zinc.

Vue d’où je suis, de côté, l’on dirait de cette rotonde avec ses deux rampes qui dévalent, en ondulant, de son toit jusqu’au sol, d’un crabe géant dont les pattes tendent leurs pinces vers la vieille ville.

Et, en bas de cette rampe, au-dessous de la basilique et le long du Rosaire, court, devant le lit du Gave, une large allée qui passe devant les piscines et la grotte et meurt, brusquement barrée par une colline sur laquelle sont tracés des lacets en forme d’M. Ils grimpent, par des sentiers plantés d’arbres, derrière la basilique et s’acheminent vers la résidence des Pères de la Grotte et la demeure épiscopale, situées à quelques pas du chevet.

Tout cela se décèle étique et gringalet, chiche et nain, car l’ampleur trop voisine des monts l’écrase ; mais l’indigence de ce décor préparé s’efface si l’on regarde le trou de feu, creusé dans le roc, au-dessous de la basilique même ; c’est une cave de flammes qui brûle sous son flanc ; l’intérêt de Lourdes est là.

La grotte ! enlevez l’inutile statue, nichée dans l’embrasure où la Vierge parut et l’envolée commence. L’on songe à l’amas de prières dont on s’est, avant son départ de Paris, chargé et on les lui présente, une à une, le mieux qu’on peut ; chacun a des guérisons ou des conversions de parents ou d’amis à demander et chacun déballe devant Elle le pauvre paquet des souffrances corporelles et des tortures morales qu’il apporta. C’est un grand silence ; tous, agenouillés, s’absorbent, et il semble qu’il faille, maintenant que la grotte est encore abordable, se hâter d’obtenir de la Madone les grâces que l’on souhaite. On la tient encore, pour quelques heures, seule. Demain, les pèlerinages arrivés dans la nuit combleront la Grotte jusqu’à ses bords et il deviendra impossible d’y pénétrer, de se recueillir même, sur les bancs placés devant elle, car ce sera l’incessant tumulte des cantiques et des prêches.

Et il en sera de même de la source invisible dont l’eau coule par les douze ronmets de cuivre d’une fontaine installée à sa gauche. L’on devra faire queue pour remplir un bidon ou vider un verre. Aussi maintenant s’empresse-t-on d’y aller boire ; l’on se repasse les gobelets de fer blanc ; d’aucuns les lampent d’un trait, d’autres n’en avalent que la moitié et se versent le reste sur les mains et se frottent la figure et se bassinent les oreilles et les yeux avec. Les femmes ramènent leurs robes et les serrent entre leurs genoux pour ne pas se mouiller et l’on gronde des enfants qui s’éclaboussent en secouant des bouteilles trop pleines ; chacun prend ses précautions ainsi que dans une ville dont le siège est proche.

En attendant l’assaut annoncé des foules, le charme de ce Lourdes intime, sans bousculade et sans vacarme, agit ; l’on savoure la douceur d’une ville rendue complaisante par ses instincts de lucre, et un côté de fraternité vous vient pour tous ces gens qui pensent comme vous, qui sont, comme vous, à l’affût des bienfaits de la Vierge. L’on finit, sans l’avoir demandé, par savoir pourquoi un tel se promène ici et pourquoi une telle est là et l’on s’intéresse à leur guérison et à la réussite de leurs projets. Il y a un peu de la camaraderie d’un bivac dans cette réunion de personnes campées dans un bourg ; l’on ne peut faire d’ailleurs deux pas, dans un sens ou dans l’autre, sans se retrouver. On se croise sur l’esplanade, on se côtoie dans la basilique et dans sa crypte ou dans le Rosaire, on se coudoie à la grotte et l’on a presque envie, sans se connaître, de se saluer.

La vérité est que nul ne reste chez lui et que tous, qu’il pleuve ou non, vivent au dehors. L’on tourne, du matin au soir, sur la même piste, ne voyant, où qu’on aille, en sus de visages ressassés, que des statues de vierges en plâtre, les yeux aux ciel, vêtues de blanc et ceinturées de bleu ; pas une boutique où il n’y ait des médailles, des cierges, des chapelets, des scapulaires, des brochures racontant des miracles ; le vieux et le nouveau Lourdes en regorgent ; les hôtels même en vendent ; et cela s’étend de rues en rues, pendant des kilomètres, part de l’ancien Lourdes, avec la pauvre camelote des petits chapelets à chaînettes et à croix d’acier et les immenses chapelets spéciaux à Lourdes, des chapelets en bois teint en caramel fabriqués à Bétharram et valant six sous pièce, avec des chromos aigres de Bernadettes, en jupe rouge et tablier bleu, agenouillées, un cierge à la main, devant la Vierge, avec des statuettes de Lilliput et des médailles qui font songer à une monnaie de poupée, frappée à la grosse, dans des rebuts de cuivre ; et tous ces objets s’améliorent, enflent, grandissent à mesure que l’on se rapproche de la nouvelle ville ; les statues poussent, finissent, tout en demeurant aussi laides, par devenir énormes. Les chromos s’amplifient, déguisent en soubrette la fille de Soubirous ; le module des médailles augmente et leur métal change ; l’or et l’argent se montrent et lorsqu’on atteint l’avenue de la Grotte, c’est l’explosion de la bimbeloterie de luxe ! les chapelets ne pendent plus, en bottes, au dehors, mais ils reposent dans les vitrines, couchés sur un lit de ouate rose ; leurs grains sont maintenant en lapis, en corail, en améthyse, montés en argent ou en or, et des bibelots de papeterie, des porte-crayons, des porte-plumes, des presse papiers, en marbre divers des Pyrénées s’y mêlent, renforcés par l’article de Paris, par de la bijouterie du Palais-Royal, sanctifiée par une croix ajoutée ou une médaille.

Et c’est la concurrence effrénée, le raccrochage sur le pas des boutiques dans toute la ville ; et l’on va, l’on vient, l’on vire, au milieu de ce brouhaha mais toujours pour aboutir, par un chemin ou un autre, à la grotte.

Cette grotte, de forme irrégulière, assez haute, dès son seuil, moins élevée lorsqu’elle se recule et très basse sur l’un des côtés, elle se pare d’ex-voto de toute sorte, de béquilles carbonisées qui dansent, attachées à la voûte par des fils de fer, au moindre vent, d’un autel portatif sur lequel les évêques célèbrent la messe et d’un petit tombereau à roulettes, le tombereau à fumier des cires.

À gauche, près de la fontaine, se carrent un abri de pierre servant de logette de garde et de sacristie et un peu plus loin une boutique où se débitent de la bondieuserie et des cierges ; à droite, presque sous le trou en amande dans lequel apparut, ainsi qu’en un cadre, la Vierge, une chaire, installée à demeure, est occupée, pendant les temps de pèlerinages, par des missionnaires ou des prêtres qui dirigent, de même que des catapultes, les prières des foules contre les vantaux du ciel, pour en faire jaillir, comme par les portes d’une écluse brisée, des torrents de grâces.

Cuite par les cierges, tapissée, telle qu’un fond de cheminée, par une suie toujours tiède, cette grotte de Massabieille elle est, avec son brasier qui ne s’éteint jamais, curieuse à étudier.

Près de la grille d’entrée se dressent des herses de cuivre, en couronne, munies de larges plateaux, hérissés de pointes sur lesquelles des cierges empalés brûlent. Au fond de la grotte, au ras du sol, le long du roc, s’étendent trois rampes de fer noir, trouées d’anneaux dans lesquels s’emmanchent les troncs des cires ; ceux du bas, plus grands, sont, à vrai dire, moins des cercles que des entonnoirs dont ils imitent vaguement la forme ; ceux-là s’emploient plus spécialement à étreindre les énormes cierges à soixante francs qui durent pendant des semaines ; puis des ifs, enfoncés dans la pierre, et de petites broches sont, çà et là, piqués près d’une excavation couverte d’un filet où l’on dépose les lettres, aux levées trop humaines, de la Vierge.

Et tous ces cierges grésillent, se calcinent, différents selon leur rang de taille et suivant leur prix ; les minuscules s’effondrent autour d’un pied de mèche qui champignonne, en passant du rouge cerise au noir ; de plus gros, plus lentement s’épuisent en des ruisseaux d’eau de riz qui se congèlent, peu à peu, en des flaques d’un blanc gras ; d’autres se strient de cannelures et ressemblent avec leurs sillons vermiculés et leurs exostoses aux branches verruqueuses des ormes : d’autres encore poussent, en quelque sorte, au-dessus de leur mèche et se consument, ainsi que des veilleuses au fond d’un verre qui se gaufre de guipures, se festonne de ramages, de même que les papiers à dentelles des images pieuses. Il y en a aussi de défraîchis, de très vieux, qui se pointillent, comme des nez, de tannes et des faux, des cierges déshonnètes dupant l’acheteur et larronnant Dieu, des cierges dont la tige de stéarine est enroulée dans une couche de cire qui pleure des larmes jaunes, tandis que le milieu se fond en ce liquide vitreux dans lequel baigne le pédoncule grillé des simples bougies.

Ici, c’est là-rebours de la Pentecôte, les langues embrasées montent vers le ciel et n’en descendent pas ; mais elles prient le Paraclet sous la forme même qu’il adopta ; elles jouent le rôle des exorations liturgiques qui implorent le Seigneur avec les phrases mêmes dont ses Préfigures se servirent ; et si l’on se rappelle la liturgie du temps de la Pentecôte où presque partout l’eau apparaît, associée au feu, l’on saisit la mystérieuse alliance des deux éléments, l’accord de la flamme et de l’onde, à Lourdes.

Celle floraison de feu, elle a, pour la cultiver, un vieux jardinier qui vit, là, à demeure, et tourne, rissolé, devant le foyer de la grotte, un vrai jardinier avec son tablier bleu, à poches, sa face rase, ses outils de jardinage, sa serpette, son râteau, sa pelle, sa brouette devenue un wagonnet.

Du matin au soir, sans se presser, il fait, silencieux, le ménage de la Vierge, râclant les stalactites des herses et des ifs, remuant le sol, saturé d’un engrais de suif, d’une poudrette de neige où les fleurs en ignition semblent pousser d’elles-mêmes et se reproduire avec le pollen des flammèches qu’emporte dans la fumée l’entrain des vents ; et il mouche le pistil en coton de ces fleurs, il émonde les tiges, échenille les vers blancs des coulures, déterre les racines qui s’éteignent, les jette, pour qu’elles achèvent de se consumer dans l’un des plateaux de l’entrée où elles agonisent, en des trognons de feu, car ici on brûle tout, honnêtement, au contraire des autres églises où les cirières soufflent les bougies à moitié usées, pour les revendre.

Puis il prend, comme une botte d’asperges, une poignée de petits cierges, les allume tous ensemble, d’un coup, les enfonce dans l’un des anneaux de la rampe du fond, quand le gros cierge qui remplissait le goulot de fer noir est mort. Les cierges foisonnent, se multiplient. Il y en a des wagonnets entiers qui attendent leur tour d’être déchargés et il trie ces bâtons blancs, les sépare ou les assemble, recolle, en les chauffant, ceux dont les troncs se cassent, surveille sans repos le luminaire, dépotant tel cierge qui traîne et languit, pour le replanter dans un endroit mieux exposé, moins garanti des brises ; et l’ouvrage est quand même à recommencer, car à mesure que les cierges meurent, d’autres naissent.

Cette Vestale en pantalon est donc aussi une Danaïde en culotte, car cette grotte est un puits de flammes sans fond ; de la province, de l’étranger, de toutes les parties du monde, chaque matin, les commandes affluent et il s’agit d’épuiser les provisions du jour, sous peine d’être débordé par les arrivées du lendemain ; et quoi que l’on fasse, les piles s’entassent ; ici l’on pourrait établir des chantiers de cierges comme on établit, autre part, des chantiers de bûches. Tous les habitants vendent des cierges ou plutôt de faux cierges, car en fait de cire produite par « la mère abeille » ils ne débitent, au mépris de tous les textes liturgiques, que des rouleaux de vieux suif traités à l’acide sulfurique pour les dégraisser et les durcir.

Mais ces subterfuges, nécessités par l’appât sans cesse accru des ventes, disparaissent dans l’éclat du brasier qui dévore, indifféremment, les paraffines et les cires et, à regarder ces haies de prières qui flambent, l’on se remémore la Symbolique du cierge, telle que la concevaient Pierre d’Esquilin et saint Ambroise.

Le cierge se compose de trois parties : de la cire qui est la chair très blanche de Jésus, de la mèche insérée dans cette cire qui est son âme très pure cachée sous l’enveloppe de son corps, du feu qui est l’emblème de sa divinité.

Le cierge est donc la figure du Christ ; dès lors, on l’apporte à la Vierge médiatrice pour qu’elle présente, elle-même, au Père son Fils et qu’il intercède pour nous ; et cette intervention, elle peut également avoir lieu par le truchement moins valeureux des saints ; mais, il faut l’avouer, le culte de Dulie, tel qu’il se pratique dans la plupart des églises, est absurde. On offre, à certains saints, des cierges, en toute propriété, à titre de cadeau, pour eux ; on les honore ainsi par une oblation personnelle, si bien qu’on leur fait adresser des prières par le Seigneur, au lieu de les leur faire adresser au Seigneur, ce qui est dénué de sens.

À moins alors que l’on n’accepte la médiocre symbolique de saint Charles Borromée qui, ne voyant dans le cierge qu’une image des trois vertus théologales, assimile sa lumière à la Foi, sa forme à l’Espérance, sa chaleur à la Charité.

Dans ce cas, on l’allumerait devant une statue de célicole, afin d’obtenir, par son entremise, que le Sauveur développât en nous le ferment de ces vertus qui lèvent, contrariées par les levains du vice, avec tant de lenteurs et tant de peines.

Mais à Lourdes, un autre symbole plus vivant et plus pénétrant s’impose, le symbole de la communion des âmes si lucidement exprimé par le mélange de ces flammes.

Vraiment, si l’on y réfléchit, le spectacle de ces milliers de cierges en ignition est admirable !

Quels navrements désordonnés et quels espoirs tremblants, ils recèlent ! de combien d’infirmités, de maladies, de chagrins de ménage, d’appels désespérés, de conversions, de combien de terreurs et d’affolements, ils sont l’emblème ! — Cette Grotte, elle est le hangar des âmes en transe du monde, le hangar où tous les écrasés de la vie viennent s’abriter et échouent en dernier ressort ; elle est le refuge des existences condamnées, des tortures que rien n’allège ; toute la souffrance de l’univers tient, condensée, en cet étroit espace.

Ah ! les cierges, ils pleurent des larmes désolées de mères et peut-être donnent-ils les simulacres exacts des douleurs qui les brûlent ; les uns, pleurant précipitamment, à chaudes larmes, les autres se contraignant, pleurant en de plus tardives gouttes ; et tous sont fidèles à la mission dont ils furent chargés ; tous, avant d’expirer, se tordent plus violemment, jettent un dernier cri de leurs flammes devant la Vierge !

Évidemment, il en est de plus éloquents que d’autres auprès de Dieu ; et, à n’en pas douter, les plus humbles sont les plus persuasifs ; ces prétentieuses colonnes de stéarine, achetées sur place ou envoyées par des gens riches, ont, en raison même du faste qu’elles affirment, le moins de chance, tout en priant plus longuement, d’être accueillies et certainement la pitié divine va à ces pauvres petits lumignons qu’on allume en bottes, qui confondent leurs désirs et leurs flammes, qui s’unissent, ainsi qu’à l’église même, en une supplique commune. Ils sont bien l’image des miséreux, des gens du peuple qui s’entr’aident, alors que les cierges aristocratiques vivent, seuls, à l’écart.

Et c’est alors que la basse besogne du feutier de la grotte s’exhausse, devient sublime.

Cet homme qui n’envisage que la propreté de ses herses et de ses ifs, opère inconsciemment l’œuvre magnifique de la communion des âmes ; il assemble les oraisons, les dresse vers la Madone en des gerbes de feu ; il bouleverse les conditions ordinaires de la vie, en confondant les classes ; il les ramène aux préceptes des Évangiles ; il adjuve, en amalgamant les racines des gros cierges aux radicelles des petits qui achèvent de se liquéfier, les instances des riches, les unissant à celles des pauvres devant le Seigneur, forçant en quelque sorte la main à la Vierge, en augmentant le poids insuffisant de leurs prières, en sauvant les plus débiles par le secours des plus forts.

Ici, c’est la Société retournée, le monde à l’envers ; ce sont les indigents qui font l’aumône aux riches.

Le cierge, que les incrédules considèrent comme une des formes les plus puériles de la superstition, est l’agent le plus extraordinaire qui soit des âmes dont il matérialise les sentiments et véhicule les vœux. Les âmes l’imprègnent, en effet, de leur fluide et je songe par analogie aux expériences du colonel de Rochas, au transfert de la sensibilité sur un objet inanimé, sur une chose inerte ; je songe, et sans qu’il soit question d’hypnose ici, que par la seule puissance de la Foi, ces stéarines peuvent s’injecter d’effluves, détenir un peu de la sensibilité de ceux qui les offrent et vraiment prier.

Il est permis de penser aussi que cet élément du Feu à Lourdes n’est que le servant de cet autre élément qu’est l’Eau. Beaucoup de guérisons ont lieu devant la fontaine ou dans l’intérieur des piscines ; on commence par la Grotte et l’on finit par la Source. Il semble que Lourdes puisse se résumer en cette phrase : Ce qu’on demande ici par le Feu, on l’obtient par l’Eau.