Les Foules de Lourdes/Chapitre IV

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P.-V. Stock (p. 67-78).

IV


Le nouvel hôpital de Notre-Dame des Sept Douleurs est un bâtiment énorme et inachevé. Tel qu’il est, il parvient à héberger la multitude des patients qui s’y pressent. On couche partout, même dans des salles amorcées, séparées du vide par de simples cloisons de bois. On mange partout aussi, jusque dans les cours au-dessus desquelles l’on a tendu des bâches, sous des hangars où l’on a placé des séries de planches sur des tréteaux — et ce qui est vraiment extraordinaire — c’est que, dans le hourvari de ce camp, dans le flux et le reflux de ces entrées et sorties de malades, arrivant et repartant en même temps que les pèlerinages dont ils font partie, dans cette promiscuité continue de gens de tous les pays dont beaucoup ne comprennent même pas le français, c’est une discipline amicale et un ordre parfait. La nourriture, bien préparée, est servie à l’heure ; tous ceux qui ne peuvent manger seuls sont assistés ; des prêtres se tiennent à la disposition des grabataires désireux de se confesser ; des brancardiers sont en permanence pour les emmener à la grotte et les en ramener ; et pourtant quelques sœurs de Saint-Frai, chargées de la cuisine et des salles, suffisent à la tâche, aidées par les infirmières qui accompagnent les trains et les dames de l’hospitalité de Notre-Dame de Lourdes.

C’est la division du travail, la distribution de la peine, très sagement conçues. Depuis des années que ce service fonctionne, tout marche sans encombre ; mais, il faut le dire aussi, les malades venus pour demander à la Vierge de les guérir sont des malades pieux et résignés, très doux, et celles qui les gardent le font par charité et supporteraient, au besoin je crois, bien des aigreurs et bien des plaintes avant que de pécher par impatience. En tout cas, Lourdes est le vestiaire des défauts ; on les y dépose en l’abordant, on les reprend sans doute lorsqu’on le quitte, car rien n’est plus difficile que de tuer son vieil homme ; mais il y a au moins une épuration provisoire d’âme opérée, en sus même des grâces que départit la Vierge, par le contact de la gratitude des victimes de la vie et de la miséricorde de celles qui les soignent.

L’entrée de l’hopilal est dénuée de pompe ; dans la cour qui le précède, derrière ses grilles l’isolant de la rue, c’est un bivac de voiturettes. À cette heure, toutes sont de retour de la grotte et des brancardiers, rompus de fatigue, s’étendent, à la place des patients transférés dans leurs lits, sur les coussins ou causent, en fumant, avec d’autres qui vont et viennent, tenant des tasses de bouillon et de lait, destinées à des infirmes couchés sur des civières, sous les arcades longeant ces terribles salles du rez-de-chaussée, les salles des grands malades où s’entasse l’exorbitante horreur des maux incurables, des agonies charriés dans de mauvais wagons de troisième classe, de tous les coins de la France et de l’étranger, à Lourdes.

Celle de droite, réservée aux femmes, vous chavire le cœur lorsqu’on y pénètre ; elle est bondée de lits très rapprochés les uns des autres, et dans ces lits gisent des femmes immobiles qui, tout en ayant les yeux fermés, ne dorment point, car soudain ils s’ouvrent, effarés, et se referment. Quels visages hâves et exsangues ! quelle expression de lassitude de tout et de regret de la vie, de vague espoir et de peur ! — Et la misère des paquets, l’indigence des loques et des cartons, des valises à quatre sous, entassés près des couches, ajoute la pitié de la détresse matérielle à la compassion de la souffrance de ces pauvres êtres !

Ici, l’une se dresse subitement et, prise de hoquets, rend le sang à pleine bouche, tandis qu’une dame accourue la soutient et lui essuie avec une serviette les lèvres ; là, c’est une autre qui jette d’une voix rauque une brève clameur et se tord, pendant qu’on s’empresse autour d’elle, qu’on lui mouille les tempes, qu’on lui fait respirer des sels, tout en l’assurant que ses tortures vont se terminer, que la Vierge va la guérir.

Au premier rang, sur la couverture d’un lit pas ouvert, la tête appuyée sur deux oreillers, une figure étrange est étendue, habillée, et les pieds cachés sous un tampon de ouate ; une vieille dame, assise près de cette jeune fille qui est plutôt une enfant, me raconte sa désolante histoire.

Cette petite a la gangrène dans les deux pieds. On s’est décidé à l’envoyer à Lourdes, mais personne ne voulut rester avec elle dans le wagon, tant l’odeur échappée de ses ulcères était fétide ; le pus coulait en une telle abondance qu’il perçait tous les linges et qu’il fallut poser au-dessous d’elle un seau ; les douleurs qu’elle éprouvait étaient si aiguës qu’elle couvrait avec ses cris les sifflets du train ; à un moment, ne sachant plus comment la soulager, cette brave dame, qui avait consenti à demeurer dans le compartiment, seule avec elle, défit les pansements et lui mit les pieds à la portière, pour les éventer et les rafraîchir.

La malheureuse fut débarquée à Lourdes sans qu’on pût les recouvrir, car le moindre contact la faisait hurler ; elle prit son premier bain à la piscine, ce matin et, en une minute, les plaies séchèrent et devinrent indolores ; elle supporte maintenant, sans même la sentir, cette couche de ouate et, la soulevant, la dame ajoute : Voyez, Monsieur. — Et je vis des pieds qui n’en étaient plus ou qui n’en étaient pas encore, deux éponges d’un rouge obscur, mais deux éponges sèches. Ni sanie, ni sang, ni odeur, rien. — Encore quelques bains et Notre-Dame l’aura complètement guérie, reprend, en souriant, la dame.

Je regarde cette enfant et je cherche vainement à discerner ce qu’elle pense ; les traits sont taciturnes, comme reculés ; l’œil parle, mais il dit quoi ? une résignation infinie, une sorte d’indifférence d’elle-même… il est à la fois lointain et dolent, il est surtout grave. Est-elle absorbée en Dieu ou seulement abasourdie par ce brusque changement d’une intolérable souffrance en un repos très doux ? je ne sais…

Par contre, quelle délicieuse femme que cette petite vieille, fine et distinguée, si charitable, si dévouée à sa malade ! Elle a subi, à son âge, les fatigues d’un long voyage pour assister cette éclopée de la vie, qui n’est pas de son monde, qu’elle connaît à peine ; et elle vous entretient de cela, si simplement, elle juge sa conduite si naturelle que l’on s’émeut vraiment à l’entendre ; elle me demande de revenir visiter sa protégée et de prier pour elle. Ah ! tout ce qu’elle voudra, la bonne Samaritaine !

Un des chapelains qui sert d’aumônier à l’hôpital, le brave abbé Darros, vient me chercher pour assister aux repas des infirmes. Me revoici dans les corridors où des dames font la navette, les unes, allant vider des bassins, les autres rapportant des bols de soupe ; et ce sont des brancardiers qu’on appelle pour soulever un impotent trop lourd ; c’est une dame qui arrête l’aumônier, lui dit que le grabataire qu’elle soigne va mourir, qu’il serait temps de lui donner l’extrême-onction ; nous allons voir le malade et l’aumônier habitué aux masques des agonisants rassure la dame dont le visage attristé se détend ; c’est un va-et-vient au travers des conversations de gens qui encombrent, en causant, la place. Nous finissons pourtant par sortir de cette foule et arrivons dans le grand réfectoire.

Il est si plein que les convives s’encaquent, coudes contre coudes ; des jeunes filles, des dames, en toilettes fraîches, sous leurs tabliers, distribuent à chacun une assiette de soupe, une part de gigot aux haricots et versent de cruchettes de grès du vin rouge, un peu coupé d’eau, dans les verres. Il y a de tout dans cette salle dont le seul décor est un cruciiîx, des malades qui paraissent bien portants el déjeunent avec appétit, d’autres qui chipotent et dont on devine, sur les faces ravinées, la rémanence des maux ; d’autres encore dont le crâne est embobeliné de linges cachant sans doute des bosses ou des plaies, d’autres enfin haussant, à la force des mâchoires, un goître qui, pendant le repas, danse… ; ce ne sont ici que des affections présentables.

Et il en est de même dans le hangar au dehors ; la colonie belge s’est installée à cet endroit et, tout autour des tables, des jeunes filles blondes, coiffées de bérets blancs, causent, rient, égaient, en les servant, les affligés ; un peu plus loin, sous l’abri des bâches tendues, stationne un camp de voiturettes d’infirmes auxquels des dames dispensent patiemment la becquée ; enfin, dans la cour, en une sorte de rancart, c’est la tablée des monstres.

Des gueules léonines et farineuses que l’on espérait abolies par l’usure des âges, se retrouvent là ; ces lèpres voisinent avec les tumeurs du cou, issues des hauts plateaux ; et ce sont des femmes qui, relevant leur voile noir, exhibent la tête de mort du lupus, avec deux trous rouges, à la place des yeux, et un as de trèfle saignant au lieu du nez ; d’autres, dévorées par des cancroïdes de la face, n’ont plus qu’une moitié de visage et, afin que le liquide ne fuie pas, en passant par le voile du palais perforé, un malheureux est obligé pour boire de se renverser la tête et de se pincer le nez…

Dans un autre coin, un homme, atteint d’une adénite, s’enfle d’une grosseur de la taille d’une citrouille, qui part de l’oreille et envahit le cou. Le crâne penche sous le poids et l’homme absorbe sa pitance, couché tout d’un côté…

Mais, dans cette cour des Miracles, il y a pis… un paysan, amené par le pèlerinage de Coutances, déjeune, seul, tel qu’un enfant puni, la figure contre un mur ; il se retourne pour demander du pain… oh !

Il lui pend d’un trou informe et limoneux, qui fut jadis une bouche, une langue énorme. La peau molle et violette, comme enduite de gomme, qui la recouvre, semble morte, mais le dedans remue et vit. Les joues sont descendues avec leurs poils, mais le menton est où ? comment peut-il avaler ? et cependant il mâche sa viande, mais en cachette, car cette langue, pleine d’on ne sait quoi qui brandouille, dégoûte même les lupus !

Ah ! Seigneur, tout de même, songez que vous avez revêtu, pour nous racheter, la livrée humaine et ne fût-ce qu’en souvenir de ce lamentable corps que vous avez sanctifié, en le prenant, ayez pitié de celui-ci, guérissez-le !

Rappelez-vous l’image de votre Sainte Face ; elle était douloureuse, elle était sanglante, mais elle ne répugnait pas ! Sauvez la dignité même de votre image, par un miracle, nettoyez celle face immonde, purifiez-la !

Il est effrayant, me dit l’aumônier ; et il me narre sa gêne, ce matin même où il dut communier ce pauvre homme, car il ne savait dans quelle fissure de cet antre déposer l’hostie !

Ce serait, reprend-il, un cancer d’une espèce spéciale ; mais venez et il me conduit dans le champ des voiturettes et m’arrête devant une toute petite. II sort du fond de la capote de cuir, un délicieux visage de fillette, d’une blondine, aux traits délicats, à l’épiderme si mince que le réseau bleu des veines se voit dessous. Une demoiselle, assise sur un pliant, est là qui rit avec elle ; cette enfant ne souffre pas, au moins !

— Ce qu’elle a ? tenez, Monsieur.

Et la demoiselle nous montre un corps qui n’en a jamais été un, car cette enfant est venue au monde rachitique et nouée ; les jambes sont deux maigres ceps, enroulés l’un à l’autre, comme les branches d’un thyrse ; les bras sont des allumettes, les doigts sont en gélatine, on peut les retourner, dans tous les sens, ainsi qu’une peau de gant. Quant au reste du corps, c’est un minuscule paquet de chairs pâles et désossées ; comment peut-elle vivre, en étant bâtie de la sorte ?

Toujours est-il que si elle ne peut, ni marcher, ni bouger, elle végète tristement, dans un hospice, où cette brave demoiselle est allée la chercher pour l’emmener avec elle à Lourdes ; et l’on sent l’affection profonde qu’elle a vouée à cette orpheline qui, elle, ne la quitte pas de l’œil, qui s’inquiète, qui devient, tel qu’un petit oiseau perdu, dès qu’elle s’éloigne.

Il faut avouer que cet hôpital est à la fois un enfer corporel et un paradis d’âme. Nulle part, je n’ai vu, avec des maux plus affreux, tant de charité, tant de bonne grâce. Lourdes est, au point de vue de la miséricorde humaine, une merveille ; l’on y constate mieux que partout ailleurs la mise en pratique des Évangiles et l’on y trouve des dévotes autres que celles qui sûrissent dans nos églises pour arranger leurs piètres affaires avec des statues à tire-lires de Saints.

Je ruminais ces pensées en franchissant la grille, lorsque je rencontre un brancardier que je connais ; nous nous promenons ensemble dans la rue et faisons les cent pas devant les magasins de chapelets. Une équipe de pèlerins belges passe et mon ami me dit :

— Les Belges sont les seuls qui soient admirablement organisés, ici ; ils ont, sous la rampe du Rosaire, installé un bureau de renseignements et une permanence de secours ; les dossiers de leurs malades, munis de certificats de médecins, vérifiés de très près, sont les modèles du genre ; ils sont, en tant qu’administrateurs, parfaits, mais en tant qu’hommes, c’est autre chose.

Ils forment, à Lourdes, une bande à part. Nous, quand on nous appelle pour donner un coup de main, nous y allons, sans nous préoccuper de savoir si le pèlerin qu’il s’agit de traîner ou de baigner, est français ou non. Eux pas ; ils ne veulent assister que les Belges ; leur compassion est patriotique et leur charité nationale.

Il semble du reste que cet égoïsme et que ce besoin de bien-être qu’ils ont importés, depuis quelques années, à Lourdes, n’aient pas tourné à l’avantage de leurs malades, car, après avoir obtenu, au temps des premiers pèlerinages, de nombreux et de retentissants miracles, ils en obtiennent beaucoup moins maintenant. Jadis, ils venaient en troisième classe et ne quittaient pas les alités ; aujourd’hui, ils ont construit un train médical composé de wagons de première, de sleeping-car, avec une chapelle pour célébrer la messe en route ; c’est le comble du confortable ; puis, une fois débarqués ici et, leurs impotents casés, la moitié des infirmiers et des infirmières prend la poudre d’escampette et part en excursion dans la montagne. Ils ont fait, en un mot, du pèlerinage une partie de plaisir ; et très certainement, là-haut, ces nouvelles mœurs ne plaisent point.

— Mais, lui dis-je, il faut cependant tenir compte des intentions ; en gens pratiques, les Belges ont voulu éviter la douloureuse horreur de ces trains d’agonisants trimballés, en de pénitentielles voitures, d’un bout de la France à l’autre, de ces sinistres trains blancs si bien décrits par Émile Zola, et ils ont voulu que leurs malades fussent mieux installés pour moins souffrir. Ce confort serait donc, si nous nous plaçons à ce point de vue, un acte de charité…

— Peut-être, mais néanmoins les faits sont là ; renseignez-vous auprès des habitants de Lourdes. Il n’en est pas un qui ne soit frappé de la diminution des grâces infligée aux Belges depuis qu’ils ne voyagent plus pauvrement et délaissent leur poste au chevet des grabataires, pour aller, en bande, se divertir.