Les Foules de Lourdes/Chapitre VI

La bibliothèque libre.
P.-V. Stock (p. 101-114).

VI


La laideur de tout ce que l’on voit, ici, finit par n’être pas naturelle, car elle est en dehors des étiages connus ; l’homme seul, sans une suggestion, issue des gémonies de l’au-delà, ne parviendrait pas à déshonorer Dieu de la sorte ; c’est, à Lourdes, une telle pléthore de bassesse, une telle hémorragie de mauvais goût, que, forcément, l’idée d’une intervention du Très-Bas s’impose.

Je laisse de côté la basilique qui grelotte, maigre comme une perche, sous son chapeau de pierrot, dans son mince vêtement de pierre, sur le plat humide de son roc, mais que dire du Rosaire, de ce cirque hydropique dont le ventre rebondi bombe sous ses pieds ? comment définir cette bâtisse dont la forme intérieure rappellerait vaguement celle d’un as de trèfle, avec cinq autels disposés dans la circonférence de chacune de ses feuilles ? On voudrait savoir de quel style cela procède, car il y a de tout là-dedans, du byzantin et du roman, du style d’hippodrome et de casino ; mais il y a surtout, à bien regarder de près, du dépôt de machines, de la rotonde de locomotives ; il ne manque que les rails et la plaque tournante au milieu, à la place du grand autel, pour permettre aux machines de sortir des coulisses et d’évoluer sur les voies de l’esplanade, en sifflant au disque.

Et cette rotonde qui devrait être enfumée par la vapeur des charbons, encrassée par la poix des suies, elle est d’un blanc de plâtre neuf ; on a commencé par la parer comme une salle de théâtre, mais le décor est inachevé ; partout cependant des ornements de faux or, des torchères électriques, lourdes et tortillées, d’une insolence de luxe atroce ; des colonnes qui ne sont que des pans de murs nains et carrés, revêtus à mi-corps de plaques de marbre, couleur de rillettes et dont les inscriptions des ex-voto, creusées en lettres d’or, se voient heureusement, à peine ; en fait de chapiteaux, au-dessus de ces piliers trapus, les versets des litanies courent, sculptés dans des feuillages, et, montant, pour atteindre, en s’incurvant, un dôme badigeonné au lait de chaux, troué d’œillères garnies de Dieu sait quelles vitres ! des colonnettes s’effilent et, au bout de leurs tiges, fleurissent des plumeaux ou plus exactement des diadèmes de sauvages en plumes ; ça, c’est de l’exotique d’opéra, de l’alhambra de province. Dans l’incohérence de cet ensemble, imaginez maintenant le boniment électrique de centaines d’ampoules, allumées, le soir, et dont les lueurs fracassantes se répercutent dans les ors et les marbres des murs et vous pourrez vous croire partout où vous voudrez, sauf dans une église.

Cette nef ou cette crypte — on hésite à qualifier d’un nom ces salles biscornues — sont évidemment le produit de l’imagination d’un brelandier en veine de gain et d’un bedeau en délire ; mais il y a pis, ce constructeur de casino religieux a du génie, si on le compare aux peintres.

L’on a cru devoir, en effet, commander pour les niches à autels d’immenses peintures, traduites, pour que ce fût plus somptueux et que cela coutât plus cher, en des mosaïques que façonnèrent des fabricants de pâtes de couleur, en Italie.

Et cela dépasse tout ce que l’on pourrait rêver. L’art, même dans ses plus basses déchéances, n’a plus rien à voir, ici ; ce n’est même pas mauvais, car enfin, en art, le mauvais existe ; on peut l’expliquer, le définir ; la discussion qu’il suscite implique la reconnaissance peut-être d’un effort, d’une impuissance, en tout cas, ou d’une erreur ; mais ces murs cimentés de cailloux tassés dans un fond crevassé d’or et qui reproduisent de vagues fresques que signèrent de pauvres inconscients, ne peuvent susciter que l’idée d’une impéritie sans égale et d’un néant ; ce n’est même pas cocasse, ce n’est même pas fou, c’est puéril et c’est ganache ; ça vacarme et ça radote. Devant cette Nativité, cette Annonciation, ce Jardin des Olives, cette Flagellation ; les bras vous tombent ; le dernier élève de l’École des Beaux-Arts ferait mieux. Il ne s’agit pas, en effet, de talent, mais d’abécédaire et de rudiments et ici, c’est l’ignorance du métier, aggravée par le sentimentalisme bébête de l’ouvrier de cercle catholique qui a bu un coup !

Aussi, va-t-on se réfugier devant le seul panneau qui ait été confié, par distraction, sans doute, à un peintre, médiocre, je le veux bien, mais enfin à un peintre. Celui-là sait au moins et dessiner et peindre ; l’on peut discuter l’art d’affiche et de chromo de M. Maxence, juger que son « Ascension » réduite, deviendrait une parfaite étiquette pour les boîtes à dragées d’un confiseur, mais enfin son art paraît réel si on le rapproche des vétustés enfantines des trois autres.

Et la même réflexion vous vient devant une Vierge de Maniglier, sculptée dans le tympan, au-dessus de la porte, tenant un enfant qui remet à saint Dominique, agenouillé, un rosaire dont les grains étaient jadis simulés par de petites ampoules électriques qu’on allumait le soir ! on la jugerait, dans une exposition de Paris, courte et savonneuse, sans aucun caractère religieux, mais ici, elle fulgure, admirable, en face des infernales fantaisies de la maison Raffl.

Quel évêque atteint d’ablepsie, quels églisiers, agités par des forces mauvaises ont commandé et accepté de telles choses ?

Et ils ont commandé et ils ont accepté pis encore. Sans parler de la Vierge en fonte peinte de l’esplanade, auréolée d’un cercle d’amandes électriques et dont la tête de raie, aux yeux laiteux et aux joues livides, est celle d’une démente évadée d’un asile, il faut, si l’on veut voir jusqu’où peut atteindre l’acuité du laid, grimper les lacets du coteau des Espélugues où l’on a commencé à planter un chemin de croix. Une station y est posée sur un tertre, entouré d’arbres.

Ici, les invectives défaillent. Imaginez des statues détachées d’un chemin de croix de la rue Bonaparte ou de la rue Saint-Sulpice, devenues deux fois plus grandes que nature, et campées en plein air et se découpant sur le ciel, en plein jour.

Au centre est assis un bonhomme dont la face glabre serait celle d’un fond de culotte si elle n’avait deux yeux et, autour de cette poupée de taille démesurée, des comparses aux traits fades et secs, aux gestes pétrifiés, cernent une statue, debout, vêtue d’une robe blanche, avançant le visage régulier de la sydonie masculine, de l’une de ces sydonies à teintures, représentée dans des tableaux d’annonces, avec une barbe blanche d’un côté et noire de l’autre. — Cela représente Notre Seigneur devant Pilate ! — Figurez-vous encore, pour animer le champ immobile de ces fantoches morts, des paysannes vivantes et ahuries qui, ne voyant tout d’abord que le Pilate assis, bien en évidence, hors des groupes, le prennent de bonne foi pour le Christ, vont à lui, l’embrassent et lui font toucher leurs chapelets. Et vous aurez un vague aperçu de cette odieuse mascarade des Écritures !

Cette station du Calvaire est la seule qui, actuellement existe. Un brave curé me racontait que l’argent manquait pour édifier les autres et il paraissait croire que l’on réunirait difficilement la somme nécessaire pour commander la suite de ces stupres divins à Raffl. Qu’il se rassure ! Je ne connaîtrais pas mes catholiques si je doutais, une seconde, qu’ils ne fussent prêts à se laisser héroïquement dépouiller pour la joie de parfaire une telle œuvre !

Évidemment, en aucun endroit, en aucun pays, en aucun temps, l’on n’a osé exhiber d’aussi sacrilèges horreurs et si l’on songe qu’elles ont été façonnées exprès pour Lourdes, fabriquées exprès pour Notre-Dame, l’on en vient à tirer d’un pareil spectacle, un enseignement.

À n’en pas douter, de tels attentats ne peuvent être attribués qu’à des facéties vindicatives du démon. C’est sa vengeance contre Celle qu’il abhorre et on l’entend très bien lui dire :

Je vous suis à la piste et partout où vous vous arrêterez, moi je m’établirai ; vous ne serez jamais débarrassée de ma présence ; vous pourrez avoir à Lourdes toutes les prières qui vous plairont, vous pourrez vous croire revenue aux beaux temps du Moyen Âge ; les foules afflueront auprès de vous ; les hourras des miracles, les Magnificat des guérisons, les roulements ininterrompus des rosaires, vous encenseront comme nulle part ailleurs, c’est possible ; en un siècle que je malaxe et pervertis à ma guise, vous découvrirez peut-être même de la sainteté dans les âmes éparses à vos pieds, c’est encore possible ; mais l’art, qui est la seule chose propre sur la terre après la sainteté, non seulement vous ne l’aurez pas, mais encore je m’y prendrai de telle sorte que je vous ferai insulter sans répit par le blasphème continu de la Laideur ; et j’obnubilerai à un tel point l’entendement de vos évêques, de vos prêtres et de vos fidèles, qu’ils n’auront même pas la pensée d’écarter de vos lèvres le calice permanent de mes injures ! Tout ce qui vous représentera, Vous et votre Fils, sera grotesque ; tout ce qui figurera vos anges et vos saints sera bas. Vous constaterez aussi que je n’ai rien omis ; j’ai même songé aux objets du culte, à ceux qui touchent surtout à la chair même du Christ ; je me suis spécialement occupé des monstrances et des ciboires et j’ai voulu qu’ils fussent d’un goût somptueux, atroce. L’abomination singulière pourtant de la bijouterie religieuse de l’Europe ne m’a pas suffi ; vous y étiez habituée peut-être ; j’ai trouvé mieux ; j’ai requis les rastas de l’Amérique du Sud et ils m’ont compris. Je suis vraiment satisfait des articles effrayants qu’ils vous offrirent. Ah ! les pièces de votre trésor de Lourdes, ce que je les ai, moi-même, une à une, choisies !

Et ces paroles s’attestent d’une déconcertante vérité, quand on considère l’esthétique de Lourdes !

L’art est, en effet, un don particulier que l’homme emploie à sa guise, bien ou mal, mais qui n’en garde pas moins, si profane qu’il soit, le caractère divin d’un don. Il est, sous des apparences variées qui atteignent l’âme et affectent les sens, la reproduction du Beau unique et multiforme comme la divinité même qu’il représente un peu, dans son faible miroir, car le Beau infini, inaccessible à l’être déchu, est identique à Dieu même.

Et Lamennais qui se sert de termes à peu près semblables pour définir l’art, conclut : « Le Beau, tel que l’homme peut le reproduire dans son œuvre, a une nécessaire relation avec Dieu. »

Or, s’il en est ainsi, le contraire est également exact, et le Laid est, lui aussi, en une nécessaire relation avec le démon ; il en est le reflet, comme le Beau est le reflet de Dieu.

Il est donc évident que l’on attribue à Satan ce qui est dû au Christ, lorsque l’on portraiture Jésus et la Vierge en d’immondes images ; l’on fait, dans tous les cas, son jeu ; l’on pratique, en quelque sorte, un acte de magie noire, en rendant hommage au Maudit lorsque, renversant les rôles, transformant en effigies infernales les effigies divines, l’on dispose, pour sa joie, les ridicules personnages usités dans nos chemins de croix.

La laideur, l’atechnie, l’inart, dès qu’ils s’appliquent à Jésus, deviennent fatalement, pour l’homme qui les commet, un sacrilège.

La plupart des catholiques, heureusement pour eux, ne savent ce qu’ils font, car l’Esprit du mal use de prémotion et ne révèle pas à ceux qu’il incite ses desseins. Il se borne à utiliser la vilenie de la nature humaine et son peu de foi ; il agit, par l’intermédiaire des curés des campagnes et des villes qu’il aveugle et dont il accroît la vulgarité native du goût ; il s’installe à demeure, pour les servir, dans les officines du quartier Saint-Sulpice et là, il inspire ces tenanciers de la prostitution divine et organise, avec leur concours, le carnaval de la Jérusalem céleste, la chienlit du ciel.

Ah ! si l’on exorcisait ces ateliers de bondieusarderies, ce qu’il en sortirait des larves !

Le résultat le plus clair de cet état de choses est que tout individu qui fabrique, que tout individu qui vend, que tout individu qui achète des produits de ce genre est un possédé inconscient.

Les prêtres devraient y réfléchir et songer aussi combien l’élément juif domine maintenant parmi les débitants d’objets de piété. Convertis ou non, il semble bien qu’en sus de la passion du gain, ces négociants éprouvent l’involontaire besoin de retrahir le Messie, en le vendant sous des aspects soufflés par le démon.

L’argument qu’invoquent certains catholiques plus compréhensifs que les autres, pour excuser cette outrance de la laideur qui sévit à Lourdes, est vraiment débile. Ils feignent de croire qu’elle est indispensable pour plaire au peuple et attirer les foules. D’abord, il n’a jamais été démontré que le peuple aimât le laid de préférence au beau ; il ignore ce qu’est l’un et ce qu’est l’autre et voilà tout ; il s’enthousiasmerait aussi bien pour une belle œuvre, si on la lui montrait, que pour une laide ; mais en fait de nutriment et de breuvage artistiques, on ne lui sert, sous couvert de religion, que de la ratatouille de cantine et de la ripopée !

Et puis, est-ce qu’au Moyen Age les cathédrales n’ont pas été construites pour lui ; est-ce que les statues, les tapisseries, les retables, toutes les œuvres magnifiques qui parent maintenant nos musées, n’ont pas été créées pour rehausser, à ses yeux, le prestige de l’Église et l’aider à prier ?

Il les admirait de bonne foi et il comprenait très bien que cette splendeur était, par elle-même, un hommage rendu à Dieu et une supplique. Sans doute, son niveau a baissé depuis… il ne sait plus… mais à qui la faute, sinon au clergé qui avait charge de l’instruire et qui l’a, par son ignorance et son dédain de toute esthétique, ramené à son état primitif d’indifférence.

Lourdes est donc le parangon de la turpitude ecclésiale de l’art et il est, dans son genre, unique ; et pour que rien ne manque à l’œuvre scélérate que le Malin y joue, les soirs de grande fête, on illumine la façade et le clocher de la basilique, avec des ampoules électriques tricolores et l’on dessine en traits de feu la tourte du Rosaire qui ressemble alors à une rotonde en pain d’épices, anisée de grains roses.

Il ne resterait, en fait de divertissements pour voyous, qu’à tirer un feu d’artifices sur la montagne du chemin de croix et peu s’en est fallu que cette dernière avanie ne fût commise. Un soutanier, venu de je ne sais quelle province, y avait si bien songé que l’on eut toutes les peines du monde à l’empêcher d’en allumer un.

Il n’en est pas moins vrai que, même sans fusées et sans bombes, les fêtes liturgiques de Lourdes ressemblent aux fêtes civiques du 14 juillet ; n’y ai-je pas entendu des fanfares de cuivre et des Ave Maria soufflés dans des pistons et des trombones ? Je crois avoir, ce soir-là, souffert.

Ce pays où triomphe l’odieux spectacle de cette bravade de la beauté divine est, d’ailleurs devenu, depuis que la Vierge s’y fixa, une sorte de camp, sillonné par les grands gardes du démon.

À vrai dire, cette grotte de Massabieille lui appartenait, car c’était un lieu désert et mal famé où personne ne s’aventurait. Ses seuls hôtes étaient deux espèces d’animaux qui faisaient, l’un et l’autre, partie du bestiaire infernal au Moyen Âge : les serpents qui gîtaient dans ses crevasses et les pourceaux qui s’y abritaient, alors que Paul Leyrisse, le porcher du village, les menait paître sur les rives du Gave.

Marie balaya cette fange vivante en se montrant ; mais pour salir à nouveau cette grotte, Satan la fit, pendant la période même des apparitions, souiller la nuit par des ébats de couples ; « on a fait des sottises à la grotte », disaient les paysans qui n’ignoraient pas ces scandales ; puis il s’attaqua à Bernadette même, en extase, qui entendit derrière elle, sortant du Gave, des hurlements sauvages et des cris furieux lui ordonnant de se sauver ; enfin, il tenta d’amoindrir les révélations de l’enfant en suscitant des visions plus ou moins bizarres à un groupe de possédées dont les divagations essayèrent de troubler la confiance des habitants.

Mais bientôt le bon sens revint et Bernadette fut écoutée ; alors il changea de tactique et il attisa la passion du gain chez ces carriers qui se transformèrent en hôteliers, en marchands de chapelets et de cierges et dévalisèrent, à qui mieux mieux, les pèlerins.

Et, après l’argent, ce fut la chair. Bientôt les mœurs de ces montagnards qui étaient honnêtes, lorsqu’ils étaient pauvres, se dévergondèrent ; puis ce fut l’indécent appoint des étrangers ; des liaisons impossibles dans des petites villes où chacun s’observe purent s’épanouir dans la promiscuité de ces immenses foules où l’on passe inaperçu ; ce fut, dans le hourvari des grands pèlerinages, la facilité des rencontres, l’impunité absolue des rendez-vous…

Satan put se réjouir — mais il n’obtenait, en somme, que des péchés communs, que des fautes inhérentes à la misère humaine ; il ne produisait que des oublis momentanés, que des offenses passagères que la pénitence efface.

Il voulut davantage, rêva de forfaits plus profonds et plus tenaces et c’est alors qu’il manœuvra, sous le manteau de la piété, et qu’il instaura le blasphème permanent, en implantant la laideur sacrilège à Lourdes.

Et c’est par cet atroce moyen — qu’il faut divulguer à la fin, pourtant — que le vieux serpent nargue Celle qui lui écrase la tête et la mord quand même au talon !