Les Foules de Lourdes/Chapitre X

La bibliothèque libre.
P.-V. Stock (p. 175-196).

X


Le plus sûr abri, tandis que ces foisons de caravanes se démènent à Lourdes, c’est encore la chapelle des carmélites, située juste en face de la grotte dont la sépare le Gave, sur la hauteur de la route de Pau ; elle demeure inconnue aux pèlerins dont la vie s’écoule en bas, dans la ville même et sur l’esplanade. Ici personne ne s’intéresse à sainte Térèse, pas plus d’ailleurs qu’à une autre sainte ; la Vierge seule existe ; dans les cantiques et dans les chants, il n’est question que d’Elle ; tout le monde dit le chapelet pendant la messe ; on ignore et le Sanctoral et le Propre du temps ; nulle part, l’hyperdulie ne s’avère aussi véhémente qu’à Lourdes !

À certains jours, le Carmel est envahi pourtant ; lorsque l’arrivée de centaines de prêtres est annoncée, que tous les autels de toutes les églises sont déjà retenus par la masse du clergé présent, l’on installe des autels en bois dans toutes les chapelles des monastères de la ville et l’on y distribue, en quelque sorte, des billets de logement de messe aux nouveaux venus. Les ecclésiastiques de tel pèlerinage sont envoyés chez les Clarisses, ceux de tel autre chez les Dominicaines et ainsi de suite. Le Carmel héberge alors, comme les autres communautés, des équipes de célébrants. Dans ce cas, la chapelle devient une galerie bordée de tables où des prêtres, les uns, le nez devant le mur de droite, les autres, le nez devant le mur de gauche, pratiquent, en se tournant le dos, le service accéléré des messes. Mais après ce coup de feu, tout rentre dans l’ordre ; d’ailleurs, pendant les après-midi, la chapelle, qui est, en somme, assez loin de la grotte, car faute de pont, il faut effectuer de longs détours pour franchir le Gave, est quasi vide.

C’est le seul endroit où, si l’on ne veut pas se recueillir dans sa chambre, l’on puisse se trier et se récupérer ; et cependant, ce que ce sanctuaire, d’habitude si placide, est inintime ! il apparaît tel que le hall d’un de ces casinos balnéaires, si fréquents dans la région ; c’est un assemblage de vitres criardes et de sculptures exécutées à la grosse, et il est paré d’un autel doré qui représente tout ce qu’il y a de plus fastueux, dans le genre, et de plus cher. La salle qui affecte des prétentions ogivales est, avec cela, d’un blanc de plâtre, d’une clarté crue, et les boiseries luisantes de ses bancs et de son parquet, implacablement cirés, ajoutent encore à cette impression acide de neuf que l’on ressent dès que l’on pousse une étonnante porte d’entrée, toute en verre ; celle-là évoque, avec le décor de ses peintures sur fond bleu, l’affligeant souvenir de ces verrières fabriquées pour certaines brasseries, au cadre Moyen Âge, du quartier latin ; elle y serait certainement beaucoup mieux à sa place qu’ici.

Cette chapelle est accolée à une énorme bâtisse qui fut construite sur les données du curé Peyramale, le premier bâtisseur de Lourdes.

Préoccupé par le désir de « faire grand », ce prêtre ne tint aucun compte de la règle de sainte Térèse, qui n’admet qu’un nombre très faible de religieuses dans chacun de ses monastères et il encouragea l’érection d’une colossale caserne dans laquelle des régiments manœuvreraient à l’aise. Les saintes filles qui l’habitent sont comme perdues dans l’immensité de ce monument dont le coûteux entretien les accable. Elles ne peuvent voir, heureusement, derrière la treille de fer noir qui les sépare du chœur, cette orgueilleuse chapelle si messéante à leur ordre voué, par ses ordonnances mêmes, à la pratique de la pauvreté et à l’exercice de la pénitence.

Et cependant, en fermant les yeux, le dimanche à la grand’messe, quand on écoute leur lamento derrière la grille, l’importunité de ce clinquant s’efface et l’éternelle kermesse de Lourdes, la vision même de la Madone triomphale de ce pays s’évanouissent et le souvenir vous revient d’une autre Vierge qui apparut, douze années auparavant, sur une autre montagne, sur la chaîne rivale des Pyrénées, pour pleurer et prêcher la pénitence et l’on se rappelle soudain qu’à Lourdes aussi, l’Immaculée Conception a, par trois fois, répété le mot de pénitence à Bernadette.

Mais il semble que ces paroles détonnent dans ce milieu. Ni l’allure des pèlerins, ni la tenue des églises, ni les cantiques des foules, ni même les textes de la liturgie qui n’est que joyeuse ici, ne suscitent l’idée de la contrition et du repentir.

Le site surtout y est résolument contraire ; le paysage est un gai paysage d’opéra-comique, avec ses montagnes de familles, ses cavernes pour enfants, ses pics à la papa ; ce n’est plus du tout la nature grandiose et stérile de La Salette ; l’on n’est pas au-dessus des abîmes, dans un endroit sans arbres, sans oiseaux, sans fleurs, sur une place qui n’est guère plus grande que la place Saint-Sulpice et au delà de laquelle ce ne sont plus que d’effroyables gouffres ; là-haut, à la Salette, on est seul, dans les nuages, avec la Vierge ; il n’y a pas de distractions, pas de cafés et de journaux, pas de panoramas, pas d’excursions en automobiles, pas enfin de funiculaire pour se faire hisser doucement au sommet des monts !

On y vit replié sur soi-même, tandis que l’on vit déplié à Lourdes ; c’est un véritable pèlerinage d’expiation ; je le crois bien désert, bien abandonné maintenant ; il répondait si peu aux entrains des foules !

Mais cette Notre-Dame des Sept-Douleurs qui a jadis guéri à La Salette tant de malades et distribué tant de grâces, n’en restera pas moins toujours plus attirante pour certaines âmes que la jeune Vierge, blanche et bleue, sans Enfant, sans croix, de Lourdes. C’est la très ancienne Vierge du Calvaire qui est apparue dans les Alpes, c’est la Mère dont le cœur fut un fourreau de glaives…

Et la voilà qui revient encore dans cette chapelle de Lourdes, ramenée par sainte Térèse, évoquée par la tristesse même de ces chants qui contrastent si singulièrement avec les allègres fredons que l’on entend dehors !

Elle vous lamine ; on ne pensait qu’à Elle et c’était très bon — et l’on pense à soi, et c’est horrible !

On était saisi par le décor extérieur, par la pitié pour la souffrance des uns, par un vague acquiescement à la grossière gaieté des autres. On était absent de son âme qui se satisfaisait, tant bien que mal, dans ce pêle-mêle d’impressions issues de l’extérieur, par les pratiques externes, elles aussi, des prières vocales ; l’on ne songeait plus à descendre dans ses aîtres et voilà que le Carmel vous enlève à cette torpeur qui était délectable, après tout, puisqu’elle vous dispensait des résipiscences, qu’elle vous exemptait des lancinants regrets !

Mais cet amer reproche des égarements oubliés s’évanouit aussitôt que l’on quitte le Carmel, car la permanente atmosphère des affluences en liesse vous reprend. À la porte même du cloître, ce matin, les tourières exultent en parlant de la formidable procession qui va s’organiser ce soir ; tout un corps d’armée, 30,000 hommes pérégrineront, un cierge à la main, de la grotte au Rosaire, en passant par les lacets en forme d’M couché, qui grimpent sur la colline, derrière la basilique, et, après avoir descendu et remonté les rampes, ils évolueront sur l’esplanade pour finalement se fondre, en un seul groupe, dans le cirque immense du Rosaire.

En attendant la fête aux flambeaux de ce soir, j’assiste encore aujourd’hui à la procession de quatre heures ; seulement, cette fois, au lieu de suivre le Saint-Sacrement ou de regarder la cérémonie par les lucarnes de l’église, je me mêle à la foule. Il y a beaucoup de pèlerins fervents mais aussi beaucoup de curieux arrivés des villes d’eaux des environs et qui se promènent autour du cercle des malades comme autour d’un orchestre militaire, aux Tuileries. Ce ne sont pas ceux-là qui nous apporteront un appoint de prières et un renfort de grâce !

Il est vrai que le spectacle auquel ils vont assister n’est pas de nature à leur inspirer le respect d’une religion qu’ils ignorent.

Presque en tête du cortège, après la croix, les céroféraires et les suisses bleus — les suisses vermillon aux plumets de corbillard sont, avec le pèlerinage qui les amena, partis, — une fanfare, débarquée d’hier, s’avance, composée d’ecclésiastiques et de laïques parmi lesquels domine un énorme soutanier qui vente, à décorner les buffles, dans un ophicléide.

Ils jouent des mélodies de barrières, des flons-flons !

Et une fois qu’ils sont entrés dans le camp des infirmes, une indécente dispute éclate avec ces brutes qui regimbent d’ailleurs, alors qu’on les supplie de se taire, pour permettre au prêtre implorateur de lancer les invocations !

Le Saint-Sacrement parcourt, selon l’habitude, le rang des voiturettes. C’est devant moi un remous de têtes ; des gens se haussent sur la pointe des pieds pour voir ; des enfants sont à califourchon sur les épaules de leurs papas, des dames sont montées sur des bancs et sur des chaises ; les échelles des photographes sont envahies. L’on dirait d’une multitude en attente du bœuf gras. — Çà et là, pourtant, à l’écart, des prêtres lisent, placidement, leurs bréviaires ; — et tout à coup un frémissement passe dans la foule. Des cris retentissent : un miracle ! une femme se lève ! Magnificat ! J’aperçois les brancardiers qui courent à toutes jambes dans le cercle vide. Le plus sage est de filer dare-dare à la clinique, avant que tout le monde ne s’y précipite, pour être là lorsqu’on amènera cette femme.

Quand j’arrive, le Dr Boissarie cause avec une jeune fille assise dans un fauteuil, devant lui.

Elle raconte que, paralysée de la main et du bras droits, elle n’avait pas encore été guérie, dans les piscines ou pendant la procession, depuis huit jours qu’elle est à Lourdes, mais qu’elle l’a été subitement, ce matin, sur la montagne du Calvaire où elle s’était rendue pour faire, avant son départ de ce soir, un dernier chemin de croix.

La guérison eut lieu quand elle n’y comptait plus, juste au moment où, allant se retirer, elle prononçait en se signant, à la fin de ses prières, le mot Amen.

Et la petite agite son bras dans tous les sens et rit, en regardant avec complaisance une bague en doublé et en strass qu’elle s’amuse à faire monter et à faire descendre le long de son doigt.

— Mais, dit le docteur, qui sourit, vous ne l’aviez pas cette belle bague quand vos doigts étaient repliés dans l’intérieur de votre main ?

— Oh non ! seulement lorsque j’ai été guérie, j’ai été si contente que j’ai couru aussitôt en acheter une !

Et, comme craignant d’être accusée de coquetterie, elle ajoute, en rougissant un peu : — Je l’ai donnée à bénir !

Tout le monde rit et je pense que cette petite ne manque pas d’une certaine roublardise, car enfin, elle a trouvé moyen de mettre sa conscience à l’abri et de se garder à carreau envers la Vierge, en transformant un objet de vanité en un objet de piété ; est-ce assez femme !

La porte s’ouvre en un coup de vent, dans une tempête de voix ; le bureau est, en un instant, rempli. On pousse, en hâte, sur le parquet, une civière et les brancardiers se débattent derrière elle, dans une ruée de foule. Il faut aller leur prêter main-forte pour rejeter les assaillants et refermer la porte.

Ce bureau suggère de plus en plus l’idée d’une cabine de navire battu par un flux de vagues et l’on entend, en effet, en dehors, un roulement de mer, sur l’esplanade où la multitude, qui attend la sortie de la miraculée, moutonne.

— Voyons, dit le docteur, qui considère la femme que les brancardiers aident à se lever de la civière, qu’est-ce qu’il y a ?

Tous ceux qui ont pénétré à sa suite dans le bureau parlent en même temps.

— Un peu de silence, Messieurs ! s’écrie le Docteur ; laissez Madame s’expliquer.

Mais elle n’explique rien du tout ; elle est ahurie, se borne à répéter : je suis guérie, je suis guérie !

— De quel pèlerinage êtes-vous ? avez-vous un certificat médical ?

Elle n’en sait rien ; pourtant l’on finit par comprendre que le certificat est resté à l’hôpital.

Enfin un prêtre qui la reconnaît déclare que cette femme est une épileptique dont les paralysies sont intermittentes.

— C’est bien, reprend le Dr Boissarie, nous examinerons ce cas, plus tard.

Et il hausse les épaules.

— Maigre butin ! lui dis-je, en le quittant.

Il sourit ; — eh bien, me répond-il, vous êtes assuré, je pense, que, contrairement à l’opinion de certains journaux, le miracle ne se fabrique pas sur commande, ici !

Au moment où je sors, la fanfare, à laquelle on a rendu sa liberté, vacarme sur l’esplanade ; le cambrousier d’église qui tient l’ophicléide en tire des meuglements de vache éperdue, de pieux et de profonds rots.

Il n’y a qu’une ressource, rentrer chez soi et fermer ses fenêtres, pour échapper, s’il se peut, à l’infatigable chahut de ces gens.

Vers huit heures du soir, le calme se rétablit. Ces orphéonistes bâfrent et boivent, sans doute, encore. Je vais rejoindre mes braves tourières au Carmel et je m’assieds, auprès de quelques prêtres, sur les marches de la chapelle. De là, je domine, au-dessus du Gave, la basilique, la rampe, l’esplanade, le Rosaire, vus de profil ; c’est l’endroit le mieux situé pour assister au gala de la féerie du feu.

En attendant que le défilé commence, nous causons, et l’on ne s’entretient, bien entendu, que d’arrivées et de départs de pèlerins et de miracles. L’on m’interroge pour savoir si je suis allé à la clinique aujourd’hui et si j’y ai constaté des prodiges. Je raconte l’histoire de la petite à la bague guérie, sans y penser, quand elle n’y comptait plus et à propos de cette cure inattendue, un ecclésiastique dont je n’aperçois pas le visage dans l’ombre et qui doit être, d’après certains détails qu’il donnait tout à l’heure à l’un de ses voisins, un prêtre de la Sainte Face, à Tours, s’exclame :

— Le miracle ! M. Dupont répondait à un curieux qui lui exprimait son ébahissement des guérisons qu’il obtenait par l’huile de la lampe allumée devant la Sainte Face : Mais, Monsieur, le miracle n’est pas plus difficile à obtenir pour un chrétien qu’un plat de petits pois chez la marchande du coin ; il suffit de demander…

Seulement, lui, demandait d’une façon spéciale. Il ne disait pas à Dieu, je voudrais, il disait : je veux. Il reprit, une fois, une jeune fille qui souffrait d’un pied et s’adressait au Seigneur en ces termes : mon Dieu, si c’est votre bon plaisir et votre volonté, je vous prie de m’accorder ma guérison.

Ce n’est pas de la sorte qu’il faut prier, s’écria-t-il ! ; vous n’avez pas la foi, il faut commander au Bon Dieu ! — C’est peut-être ainsi qu’il conviendrait de s’y prendre, ici, quand le Christ résiste…

— Peut-être, répliqua un autre prêtre, car lorsque le Père Marie Antoine venait à Lourdes, il usait parfois de ce mode d’impétration et avec succès…

— Oui, mais ce vieux capucin était un saint homme dont l’éloquence, toute en cris, déchaînait les foules et il disposait ainsi, en sachant la manier, d’une force de prières étonnante…

Et, tandis qu’ils bavardent évoquant entre eux des souvenirs du Père Marie Antoine, au loin, devant nous, la procession se forme.

À cette heure, dans la nuit, la grotte, creusée sous la basilique, flamboie comme une fournaise ; c’est de là que part l’incendie propagé par les cierges des pèlerins que l’on ne voit pas ; il semble que des étincelles sautées du fond d’un four ouvert et portées par le vent, voltigent dans les lacets de la colline, qui, lentement, s’embrasent ; et les bluettes gagnent du terrain, pétillent déjà dans les arbres derrière l’abside de la basilique et atteignent, peu à peu, en tournant, le parvis, avant de descendre sur la rampe de droite, dans une indescriptible cacophonie de « Laudate Mariam » de « Au ciel, au ciel ! » mêlés à des cantiques de langues étrangères, tous écrasés, pourtant, par la masse pesante des Ave.

Et voici la basilique qui s’illumine du haut en bas, qui se découpe en des lignes tricolores dans l’ombre et elle paraît plus étriquée, plus chétive encore, sur le fond de ces montagnes que les ténèbres, déchirées par des coups de lumière, agrandissent. La chaufferette ronde, à couvercle, le gueux posé sous ses pieds, le toit du Rosaire, brasille avec la ferblanterie de son dôme et ses oculi rouges. Maintenant, les deux rampes, sont en pleine combustion ; l’on monte sur l’une et l’on descend sur l’autre ; l’on dirait d’une roue de feu, couchée sur le flanc, à demi soulevée du sol, qui tourne, en crépitant, lançant, dans son mouvement giratoire, des gerbes d’étincelles. Les cierges qui grimpent se hâtent, semblent marcher, en poussant des cris de victoire, à l’assaut de la basilique ; et subitement, dans le sillage scintillant, de grands trous se font ; le vent a éteint des cierges et des mouches de feu volent pour les rallumer et les trous noirs disparaissent, bouchés par des paquets de flammes !

Et cela tourne, tourne, sans arrêt, dans un vacarme d’Ave, soutenu par les cuivres de la fanfare ; au loin, l’esplanade qui déborde, fait songer à une plaine dont la récolte se carbonise, à des champs d’épis en ignition ; et les tiges de cette moisson qui brûle projettent un éclairage de théâtre sur les arbres des alentours dont le vert s’albumine et se décolore.

En face de la grotte, le long du Gave, de minuscules cortèges s’organisent encore et l’on croirait voir des essaims de vers luisants qui ondulent sur la terre puis se muent, rejetant leurs chrysalides de nuit, à mesure qu’ils montent en voltigeant, dans les lacets de la colline, en des phalènes d’or. Ces cierges chantent, mais leur faible voix que l’on entend à peine finit par se perdre dans l’énormité de l’ensemble qui ébranle l’ombre des monts.

Ah ! l’étrange vision et le délirant spectacle de cette foule accourue de tous les pays de l’univers, dans ce petit coin de rien du tout, pour prier la Vierge ! à quelques pas d’ici, c’est la campagne silencieuse, la campagne noire ; et tous ces gens qui veillent, si loin de leurs patries, disent la même chose dans des idiomes différents et pensent de même ; tous sont certains que des infirmes abandonnés par les médecins peuvent, si la Vierge le veut, en un instant, guérir ; tous savent que des conversions impossibles, que des affaires inextricables peuvent s’accomplir et se dénouer, en un clin d’œil ; et dans cette multitude innombrable que ne contraint aucune police, jamais un désordre, jamais une dispute ; l’effervescence même que produisent des miracles, tombe d’elle-même. Il y a, dans cette cité de Notre-Dame, un retour aux premiers âges du christianisme, une éclosion de tendresse qui durera, tant que l’on restera sous pression, dans ce havre de la Vierge. On a l’idée d’un peuple composé de fragments divers et néanmoins uni comme jamais peuple ne le fut ; il se désagrégera, demain, par des départs mais il se reconstituera par l’arrivée de nouveaux éléments apportés par de nouveaux trains, et rien ne sera changé ; la piété sera pareille, la patience et la foi seront semblables. Lourdes, est, en somme, une principauté qui réalise et bien au delà les plus audacieuses chimères des philanthropes ; c’est la fusion temporaire des castes ; la femme du monde y panse et y torche l’ouvrière et la paysanne ; le gentilhomme et le bourgeois deviennent les bêtes de trait des artisans et des rustres et se font garçons de bains, pour les servir.

Le pauvre est hébergé, nourri, baigné, choyé, pour la grâce de Dieu ; il peut puiser toute l’eau qu’il désire à la fontaine ; il peut s’asseoir dans toutes les églises, et devant la grotte, partout où il lui plaît, sans avoir jamais à dépenser un sou.

Le rêve d’une société qui serait propre se décèle, pour quelques mois, tous les ans, à Lourdes ; il est dû à cette vertu que saint Paul déclarait supérieure à toutes, à la charité ; et je songe mélancoliquement que si les préceptes du Christ étaient suivis, l’existence pourrait être clémente à tous ; mais c’est ici que l’utopie commence ; personne ne se soucie d’un prochain qui ne cherche la plupart du temps, d’ailleurs, qu’à vous exploiter et, d’autre part, les mécréants n’ont qu’un but, persécuter les catholiques, lesquels regrettent de ne pas disposer du pouvoir pour persécuter, à leur tour, les impies, oubliant que, s’ils ont le droit d’avoir des martyrs, leur religion, à eux, leur défend d’en faire.

Et, tandis que je rumine ces réflexions, la roue de feu tourne toujours ; mais elle dégage déjà moins d’étincelles, et, à mesure qu’elle se refroidit et s’éteint, un brasier s’allume au-dessous d’elle, dans la cuve formée devant le Rosaire, par le cercle des rampes. Toutes les lueurs des cierges sont tombées là ; et quand les rampes sont devenues tout à fait noires, quand la roue s’est arrêtée, une immense flambée d’incendie jaillit de la cuve.

Et alors un spectacle splendide, à jamais inoubliable, surgit.

Les hurlements disparates se sont tus et de la cuve incandescente le Credo du plain-chant s’élance. Il se déroule, soutenu par des milliers de voix, monte, au milieu des flammes, en une auguste lenteur, dans les ténèbres du firmament.

C’est la profession de foi de la terre enfin sortie de la confusion des langues pour s’exprimer dans l’idiome liturgique ; c’est la concentration des prières individuelles du jour, réunies en la gerbe de la prière commune ; c’est l’offrande au Seigneur — devant lequel la Vierge exaltée jusqu’à ce moment s’efface — du parfum vocal du symbole de ses Apôtres, l’encens chanté de son Église même !

Et en haut, tout en haut, dans le ciel, alors que les accents solennels du Credo planent, un nouvel astre se lève, au sommet de la montagne du grand Gers, invisible dans l’ombre, un astre qui a la forme d’une croix et qui rutile dans la mêlée des autres étoiles, la croix, allumée par des jets électriques, sur la cîme disparue du mont !

C’est terminé, la cuve ardente fume et s’éteint ; la moisson de feu de l’esplanade a été fauchée ; la procession se disloque, les cierges se meurent. Seul, le vaste trou de la grotte continue de flamber. Cependant, çà et là, comme d’un collier dont le fil se casse, des perles de lumière bondissent, roulent, isolées, et s’éloignent les unes des autres, sur les routes. Quelques fumerons achèvent de rougeoyer le long du Gave ; quelques feux-follets volètent encore près du Rosaire, mais ils ne tardent pas à disparaître, eux aussi, dans le noir.

Cette fois, c’est bien fini ; je ne sais… mais j’ai l’idée que cette splendide féerie est indépendante de nous, que nous n’y sommes pour rien, que cette vision n’est qu’une allégorie, qu’une figure… il me paraît que la réalité, cachée sous des apparences humaines, est autre…

Il me semble qu’après avoir humblement travaillé, pendant le jour, dans des cabines de bain, pour guérir des corps et sauver des vivants, la Vierge travaille, maintenant, dans la nuit, pour guérir des âmes et pour sauver des morts.

C’est Elle qui a tourné ce rouet de feu et filé le lin en flammes des prières, afin de tisser les robes glorieuses de ces âmes qui n’attendent plus que leur vêtement de Paradis pour sortir du Purgatoire !

Si j’allais me coucher ; le vent des montagnes qui souffle, dès que tombe le crépuscule, alors que l’après-midi fut torride, me glace ; ces sautes de température, qui se renouvellent presque chaque jour, sont pénibles ; je suis d’ailleurs éreinté par mes courses, toujours en montées et en descentes, à travers les rues. Je pars, mais combien vont rester éveillés et debout, car il n’y a plus ni jours, ni nuits à Lourdes ; la ville en fièvre a perdu le sommeil ; l’esplanade, les rampes, l’allée du Gave demeurent éclairées, à la lumière électrique, jusqu’à l’aube ; les hôtels sont illuminés ; la grotte, derrière ses grilles que l’on ferme, va consumer le bûcher toujours grandissant de ses cires.

Bien des pèlerins, assis sur les bancs, égrèneront devant la statue devenue claire dans le reflet des cierges, leurs chapelets jusqu’à l’aurore ; d’autres, pour combattre le froid marcheront, en chantant des Ave ; d’autres encore s’étendront, au chaud, dans l’église toujours ouverte du Rosaire et ils y somnoleront, exténués, écoutant, vaguement, ainsi qu’en un songe, les pétillements argentins des sonnettes brandies par les servants de messe ; d’autres enfin, iront rejoindre l’abri où, pêle-mêle, des pèlerins morts de fatigues s’entassent, mais, à cette heure, les places sont déjà prises. Le réveil de ces hospitalisés que je surpris, un matin, était affreux ; le sommeil qui les abat, ce soir, ne l’est pas moins. Ce sont des ronflements de gens anéantis par les digestions des lourdes charcuteries et des gros vins ; ce sont des soupirs de gens en proie à des cauchemars, de femmes qui rêvent. Des gamins sont couchés entre les jambes de leur mère, la tête appuyée sur leur ventre comme sur un oreiller et ce sont des plaintes étouffées, lorsque, lasse de reposer sur le dos, péniblement, la mère se retourne, en chavirant l’enfant. L’abri est une sorte de morgue où les cadavres restent habillés, mais dont les pieds déchaussés fument !

Et ce sont les grognements des dormeurs réveillés par le courant d’air glacé de la porte qu’on ouvre ; c’est le revers de la médaille du jour, la bête revenue dans l’écrasement d’un somme !

Mais ce camp couvert est indifférent aux véritables amoureux de la Vierge qui rôdent, éperdus, devant la grotte. Ceux-là n’aiment guère, pour la plupart, le vacarme des cohues et ils profitent de l’accalmie de ces quelques heures, pour se tenir frileusement auprès d’ElIe et la prier en paix.

Lourdes est une cité de noctambules qui compensent, par les excès de leur pieux surmenage, les excès peccamineux des noctambules des autres villes. Il sied d’avouer que si le Démon s’abat sur ce lieu de pèlerinages, ainsi que sur tous les sanctuaires voués à la Vierge, la défense des fidèles y est acharnée et que, pour une chute consentie dans l’ombre, il y a des centaines de conversions acquises par ces oraisons esseulées, par ces élans solitaires qui se produisent justement à ces heures tardives où la Madone n’en a plus.

Ces oraisons se joignent aux gerbes magnifiques des Clarisses qui commencent précisément, ici, l’office, au moment où toutes les communautés le cessent.

Et elles participent à la puissance des grâces que les moniales de sainte Claire attirent. Quelle œuvre admirable que celle de cette communion des âmes qui, sans se connaître, s’aiment et s’entr’aident !

Dans le sinistre hôpital où les malades, tenus éveillés par le bruit qu’ils entendent, au dehors, des cris et des chants, désespèrent de pouvoir, en souffrant, s’endormir, peut-être que ces prières réunies seront le dictame qui calmera, pour le reste de la nuit, leurs tourments, en attendant que la Vierge, émue par tant d’efforts, consente à opérer, demain, au moment où ils y compteront peut-être le moins, leur guérison ?