Les Foules de Lourdes/Chapitre IX

La bibliothèque libre.
P.-V. Stock (p. 157-174).

IX


Et moi qui accusais la Vierge de ne pas guérir les malades auxquels je m’intéresse ! j’ai une vraie joie, ce matin. Je vais à la clinique et j’aperçois de loin la porte assiégée par la foule. Je sais ce que signifie cette affluence de pèlerins. On vient d’amener au Dr Boissarie un ou plusieurs malades guéris, ou prétendus guéris, après une immersion dans les piscines. C’est en effet l’heure des bains. Un brancardier qui me reconnaît me fait livrer passage et je pénètre dans le bureau.

— Ah bien, vous arrivez à temps, s’écrie le docteur ! racontez, ma sœur, ce que vous avez ressenti lorsqu’on vous a plongée dans l’eau.

Je reçois un coup en plein cœur : est-ce possible ? sur une chaise est assise la petite sœur blanche de Saint-Brieuc ; elle a le rose de la fièvre sur les joues et ses yeux, que je vois pour la première fois, ouverts, brûlent en deux flammes bleues. Par terre, gisent son panier d’osier, un appareil détraqué, des fragments de plâtre, des linges tachés d’humeur fraîche.

D’une voix qui s’essouffle, la sœur Justinien, joyeusement et vite, dit : Ah ! j’ai bien souffert, toute ma hanche droite a craqué ; on m’a retirée de l’eau, mais comme je souffrais encore, j’ai demandé qu’on m’y remette et alors la douleur a cessé ; j’ai senti que ma jambe était devenue droite et je me suis levée.

— Et vous étiez depuis combien de temps immobilisée dans cet appareil, continue le docteur qui vérifie les termes des certificats médicaux qu’il tient à la main.

— Depuis un an, mais je gardais le lit bien longtemps déjà avant que l’on ne m’eût mise dans le plâtre, — et se parlant à elle-même elle ajoute : Ce que notre mère va être contente !

— Il faudra retourner encore à la piscine avant votre départ, conclut le docteur ; la hanche a repris sa souplesse, mais il n’en est pas de même du genou ; voyons, essayez de marcher un peu.

La sœur se lève, fait quelques pas, mais péniblement ; on lui approche une chaise et tandis que le tumulte de la multitude derrière la porte et les croisées augmente, le Dr Boissarie s’écrie : « Ils vont me l’écharper quand elle sortira ! » et il donne l’ordre à des brancardiers d’aller chercher une voiture et de l’accompagner. — « Non, passez plutôt par la porte de derrière », reprend-il, — mais celle-ci est également obstruée par une foule qui veut voir la sœur. On est obligé de s’arcbouter contre la porte quand les brancardiers ont quitté la salle, pour la fermer.

— Vous savez, me dit le docteur, que le petit du pèlerinage de Belley est sur pied ?

— Le petit à la gouttière de bois ?

— Oui.

Ça, par exemple, je veux aller vérifier, par moi-même, l’état de cet enfant. Je me lance, tête baissée, dans la cohue ; mais je suis arrêté à chaque pas par des femmes qui m’interrogent sur la maladie de la religieuse miraculée ; un prêtre que je ne connais point est prêt à se fâcher quand je lui affirme que l’on ne peut formellement attester la guérison, puisque le genou reste enflé ; je crois bien qu’il me considère tel qu’un mécréant. Enfin, je parviens à m’échapper de la bousculade et, chemin faisant, je pense qu’à défaut d’une guérison complète qui n’est plus sans doute qu’une affaire de jours, la petite nonne a été si divinement changée qu’elle n’est plus reconnaissable. Elle qui était si incapable de remuer, si livide, si faible, si quasi-morte, je l’ai vue causant, assise, les yeux ardents et les joues roses ! j’ai eu l’impression d’être en face d’une ressuscitée. Va-t-il en être de même du gosse ?

Arrivé à l’hôpital, je grimpe dans la salle réservée aux pèlerins de Belley et la première chose que j’aperçois, c’est la gouttière de bois vide sur le lit ; et la bonne sœur au hennin frappe, en me regardant, joyeusement les mains.

— Croyez-vous, Monsieur, que la sainte Vierge nous gâte ! nous avons déjà deux malades guéris ! la dame qui est là-bas et qui ne pouvait boire du lait qu’à l’aide d’un tube de caoutchouc ; ah bien, le veau aux pommes de terre ne l’épouvante pas maintenant ! quand elle a fini de manger sa tranche, elle en redemande une ! et le petit que vous avez visité, quel miracle, celui-là !

— Où est-il, ma sœur ?

— Où il est ? mais il court dans les corridors ; il n’y a pas moyen de le faire tenir en place ; je vais vous le chercher.

Elle sort et, au bout de quelques minutes, elle le ramène.

— Ah ! dit-elle, imaginez qu’il a fallu lui acheter des souliers, puisqu’il était venu, étendu sur une litière et sans chaussures, et tandis qu’une brave dame était allée chez le cordonnier, il n’a pas voulu rester assis ; il a galopé, pieds nus, dans les couloirs.

Je demande au marmot s’il est content. Il se tait mais considère d’un air fâché ses souliers.

— Voyons, bêtat, reprend la sœur, tu sais bien qu’on te les changera, puisque ce sont des jaunes que tu veux ; la dame t’emmènera aujourd’hui même les choisir ; en attendant, ne boude pas et réponds aux questions du Monsieur.

— Qu’est-ce que tu as éprouvé lorsqu’on t’a plongé dans l’eau ?

— Je ne sais pas. — Finalement, à force de l’interroger, la sœur lui extrait qu’il a ressenti une secousse, mais qu’il n’a pas eu de mal.

— Allons, pendant que je te tiens, tourne-toi, que je te change de chemise ; — et la sœur ôte une chemise encore tachée de pus frais et je considère sur les reins la couronne d’abcès, sèche, en croûtes à demi levées et sous laquelle apparaît une peau rose et mince, toute neuve.

— Quand on songe que ces abcès étaient à vif et rendaient beaucoup de matière, dit la sœur ; et voyez la jambe, elle est redevenue droite et elle fonctionne aussi bien que l’autre, sans effort, sans fatigue. Ce gamin ne boitera même pas ; il est complètement guéri.

Lui s’impatiente et ne dissimule pas qu’il voudrait s’en aller. Nous lui rendons sa liberté et il quitte, ventre à terre, la salle.

— Et dire, s’écrie la sœur, qu’il a fallu le brusquer pour le baigner ! il tempêtait, il avait peur de l’eau ; ah ! il nous aura fait endêver, ce polisson-là !

Je prends congé d’elle et vais réciter une dizaine de chapelet dans la chapelle de l’hôpital ; elle est très douce, cette petite chapelle, un peu sombre, plus intime que toutes les églises de Lourdes ; elle ressemble à une crypte avec la voûte de son plafond bas, son autel situé au fond, dans la pénombre, surmonté d’une Pieta, et, à quelques pas plus loin, se dresse la statue, avantageusement obscure, d’un saint dont la place se justifie bien en cet endroit, saint Jean de Dieu portant dans ses bras un malade ; des infirmes, tandis que je prie, récitent, assis sur des bancs, le rosaire ; le vacarme de l’hôpital, avec l’agitation fébrile de ses couloirs, s’éteint ici.

Et je songe, une fois de plus, à ces différences dans le mode adopté des cures. La sœur Justinien a beaucoup souffert dans la piscine, sa jambe s’est redressée mais le genou est demeuré roide et gonflé ; le petit, lui, n’a éprouvé aucune souffrance et, d’un seul coup, il a été rendu souple et valide.

Je rumine ces réflexions en sortant de l’hôpital, mais je me heurte, dès que j’ai franchi les grilles, sur un nouveau pèlerinage qui se dirige vers la grotte ; en tête marche un être automatique qui brandit un drapeau anglais. Tous, hommes et femmes arborent à leur boutonnière un ruban tricolore, aux couleurs disposées dans le sens vertical. Aucun de ces gens ne chante, mais des femmes à lunettes dont les dents s’évadent des gencives, croassent.

Un prêtre, habitué de Lourdes et que je connais, me dit : ces Anglais-là vont tout accaparer, prendre les meilleures places, exiger d’être en tête des cortèges, mais rassurez-vous, leur encombrant sans-gêne ne vous offusquera pas bien longtemps. Après-demain, tout ce monde-là sera parti en excursion ; ils ont amené peu ou pas de malades ; au fond ce sont plus des touristes que des pèlerins.

Nous redescendons ensemble sur l’esplanade.

— Comptez, poursuit ce prêtre, combien, malgré cette multitude de personnes qui prient, il y a peu de miracles certains pour le moment, à Lourdes. Cherchez la cause et vous la trouverez peut-être dans cette masse de curieux venus en automobiles de Pau, de Bagnères, d’Argelès, de Cauterets, de Luchon, de toutes les villes d’eaux des environs, pour commérer et s’amuser ici !

Et comme, à propos de l’indigence de cervelle et de la misère d’âme de la plupart de ces funestes snobs qui se déguisent en bêtes fauves pour écraser, dans un délire de vitesse, des femmes et des enfants sur les routes, l’entretien s’oriente sur les impulsions du satanisme, je me rends compte aussitôt combien un prêtre intelligent peut être incompréhensif dès qu’il s’agit d’art. Je lui parle de l’ignominie monumentale de Lourdes ; il ne s’en était jamais aperçu. — C’est ainsi que partout ailleurs, profère-t-il. — Mais non, ce n’est pas de même que partout ; c’est pis, dans ce douaire de la Vierge ! — Ah ! fait-il, alors que je lui explique le triomphe sournois du diabolisme des statues plantées dans les églises et sur l’esplanade, il y a encore autre chose ; vous le savez aussi bien que moi, la présence de la Vierge attire la présence du démon ; mais à Lourdes, c’est particulier. On pourrait attester que c’est le démon qui a occupé, le premier, la place et que Notre-Dame est venue l’y relancer.

Aussi loin que l’on peut remonter au travers les âges, l’on constate, en effet, que ce lieu fut toujours visité par le Maudit. Les fouilles qui ont été pratiquées, au point de vue préhistorique, ont amené la découverte, dans les cavernes des Espélugues, voisines de la grotte, de silex taillés, de bâtons de commandement, de pointes de flèches en bois de rennes, de squelettes d’animaux et surtout d’ossements humains, calcinés et fendus dans leur longueur, pour en extraire la moelle. Il est donc permis de supposer que des sacrifices humains ont abondé dans ce pays et que l’on y dépeçait, que l’on y grillait, que l’on y mangeait des victimes.

D’autre part, une légende se répète au sujet de ce quartier de roc qui se carre encore derrière la statue de la Vierge, dans l’excavation de la grotte, à l’endroit même où Elle parut. Ce bloc de granit présenterait, selon les uns, un grain de pierre si spécial qu’il faudrait se rendre en Mongolie pour en trouver un pareil ; il aurait été, dans ce cas, apporté, on ne sait à quelle époque et par quelles tribus nomades ; selon d’autres la composition de sa matière serait tout bonnement celle des dolmens bretons ; enfin certains croient que ce bloc a dû descendre de la chaîne granitique de Gavarnie qui s’étendait autrefois jusque dans les plaines de Lourdes. Quoi qu’il en soit, s’ils ne s’entendent pas sur la provenance d’origine, les géologues sont d’accord cependant pour voir en ce bloc une pierre de sacrifices, vouée à des divinités infernales que l’on n’apaisait que par des libations réitérées de sang…

Je me dis en écoutant ces histoires, qu’elles ne prouvent absolument rien au point de vue du diabolisme particulier de Lourdes, car l’on a déniché des pierres de ce genre et des os humains calcinés et fendus, dans la plupart des cavernes de tous les pays.

Mais mon prêtre continue.

— Dans un livre récemment édité par la librairie Savaëte, Mgr Goursat cite le témoignage de deux archéologues, MM. de Caumont et de Mirville, d’après lequel cette pierre aurait été spécialement dédiée à Vénus Astarté, c’est-à-dire à celle qu’Eusèbe appelle : l’infâme démon, la cruelle déesse de la Volupté.

Et il conclut que l’Immaculée Conception serait apparue à Lourdes, pour chasser de la grotte le culte de ce péché d’origine dont Elle fut exempte.

Ici, vous le voyez, nous sommes sur un terrain presque sûr ; mais il en est encore un autre, plus mouvant, je l’avoue, mais très ancien aussi : celui de la pure légende. Vous la connaissez ? D’après une tradition qui paraît inspirée par l’histoire de Sodome, Lourdes s’élevait, jadis, au bord d’un lac, de celui qui s’étend sur la gauche de Biscaye — et Dieu, pour punir cette ville de crimes que la similitude du châtiment vous fait comprendre — l’engloutit, ainsi que dans une mer Morte, sous les flots soulevés de ce lac. Une femme, qu’il avait épargnée, lui ayant désobéi, pendant sa fuite, en se retournant, fut changée non en une statue de sel, comme l’épouse de Loth, mais en un monolithe — et ce monolithe ne serait autre que celui de Peyre-Crabère, situé sur la route de Pouyferré.

De tous ces fabuleux racontars, il semblerait résulter que cette ville, choisie par la Vierge, fut un des plus antiques repaires du démon. — C’est après tout possible. — Il en fut de même à Garaison, cette préfigure de Lourdes, où Marie se montra dans la lande du Bouc, à l’endroit même où Satan présidait, aux turpitudes nocturnes des sabbats, mais, en omettant même les faits plus modernes qui se passèrent dans la grotte de Massabieille : la souillure reparue de la tache édénique, les cris infernaux qu’entendit Bernadette et la possession des fausses voyantes, il y a présentement, je crois, assez de preuves que le diabolisme sévit, sous des aspects divers, à Lourdes, pour qu’il ne soit pas besoin de s’assurer du plus ou du moins de véracité des fictions que me raconte mon ami l’abbé.

Nous nous séparons ; lui, se dirige vers le Rosaire et moi, désireux d’échapper, ce matin, au bain des foules, je vais me promener jusqu’au couvent des dames de l’Immaculée Conception, situé derrière la résidence des anciens pères de Garaison et de la maison épiscopale, sur le chemin qui conduit à Bétharram.

Je n’ai, depuis deux ans que je viens ici, recueilli que des réflexions désobligeantes sur le compte de ces nonnes que l’on surnomme, dans le pays, « les grandes dames, les coquettes de Dieu », sans doute à cause de la richesse de leur costume théâtral, car elles portent des robes blanches à traîne quand elles se rendent à leur chapelle ; dans la rue, elles sont plus simplement accoutrées, il est vrai de le dire, de bleu.

Elles sont, en tout cas, des personnes fort commerçantes et de caractère peu commode. Elles prennent des dames en pension, ce qui exaspère, bien entendu, les gargotes et les hôtels de Lourdes, et elles sont en lutte avec l’Ordinaire pour des questions de murailles mitoyennes et de chemin. Elles ont perdu leur procès mais elles se sont si bien démenées à Rome qu’elles ont obtenu d’être soustraites à la juridiction épiscopale de Tarbes.

Moi, qui suis fort indifférent à ces disputes, je me propose simplement de visiter leur chapelle, espérant y trouver peut-être une relative solitude et pouvoir y prier en paix.

Après avoir longé la route sur laquelle s’ouvrent les cavernes des Espélugues qui sont creusées dans le bas de la montagne en haut de laquelle est planté l’étonnant groupe du chemin de croix et regardé ces excavations fermées par des grilles et transmuées en d’humides chapelles dont une vouée à Notre-Dame des Sept-Douleurs et une autre au fond de laquelle on aperçoit une effigie de sainte Madeleine, j’arrive devant un luxueux monastère et une églisette dont l’abord n’est pas sans me déconcerter un peu ; l’entrée est une rotonde vitrée, une véritable serre donnant sur un couloir également en verre et aboutissant à un battant de velours cramoisi ; on le pousse et alors s’étend devant vous, en une longue galerie, un salonnet prétentieux muni d’un autel au fond. Toutes les dévotionnettes, omises dans les autres sanctuaires de Lourdes, se sont réfugiées dans cet oratoire : saint Antoine de Padoue, saint Expédit représentés par des plâtres peints de la rue Saint-Sulpice, mais la pièce de résistance, le chef-d’œuvre est une statue en cire coloriée de sainte Philomène, couchée dans une boîte fermée par un pupitre vitré que l’on soulève pour y glisser des cartes de visite et des lettres !

Et, tandis qu’un peu ahuri je m’agenouille, des dames à traînes blanches font des entrées solennelles, par le côté cour et par le côté jardin, dans le chœur. Elles ont l’air d’être en scène et regardent d’ailleurs le public pour s’assurer qu’on les admire.

Ô ces « m’as-tu-vues » de la piété !

Ce n’est décidément pas l’endroit rafraîchissant que j’avais rêvé ; ce genre de nonnes n’incite pas à la prière et, une fois sorti, quand j’ai rejoint la route, je pense à un autre couvent bizarre où l’on ne rencontre plus de religieuses en costume, mais des femmes vaguement inquiètes, en habit de ville.

Ce couvent, situé à l’autre bout du pays, au pied d’un mont sec et nu qui semble avoir été fait avec des détritus d’ordures ménagères, accumulées, là, depuis des siècles, possède une singulière chapelle tendue d’andrinople rouge, semé de fleurs de lys jaunes et parée d’un assortiment de bondieuseries italiennes, sanglantes à la fois et aimables, telles que l’on en voit dans la montre d’un débit de la rue du Bac, à Paris.

Il y avait jadis, dans ce lieu, un Christ de ce genre de fabrication qui remuait les yeux et hypnotisait, en les vidant, les bourses. L’évèque intervint et le supprima ; moi, j’ai toujours l’impression, quand j’entre dans cette boîte rouge qui tient du café-concert et du théâtre forain, de humer un fumet d’hérésie. On n’y célèbre, d’ailleurs, aucun office ; les religieuses — si religieuses il y a — sont des Passionistes, mais des Passionistes indépendantes, ne relevant d’aucune maison de cet Ordre.

Lourdes renferme, heureusement, des instituts plus sérieux : des Dominicaines nichées sur la hauteur, derrière la voie des trains ; des Carmélites en face de la grotte, de l’autre côté de la rivière, et les Clarisses sur le rebord de la cascade du Gave.

Je déambule doucement, regardant ces plantes plus expressives, plus odorantes que celles poussées dans les plaines, qui fleurissent tout le long de la route. Ici, les ellébores vertes sont énormes, les pulmonaires aux clochettes roses ou lilas, aux feuilles cailloutées de blanc sont deux fois aussi grandes que celles cultivées dans les régions du centre ; mais la somptuosité des teintes, c’est surtout sur les côtes des rocs qu’il la faut chercher. Il y a sur ce chemin des rochers qui sont éclaboussés comme d’une poudre d’argent, par des lichens ; d’autres sont fastueusement revêtus de mousses d’un jaune de bouton d’or et d’un orange vif.

Et je croise à chaque instant des femmes qui reviennent de la forêt et balancent de lourds fagots sur leurs têtes. Dans ce pays, on porte tout ainsi, que le fardeau soit pesant ou léger, qu’il s’agisse de branches, de paniers, voire de minuscule paquet ; la question est d’avoir les mains libres et de pouvoir tricoter, en marchant.

Et ce sont aussi de lourds chariots en forme de berceau qui passent, traînés par des petits bœufs ayant une peau de mouton sur la tête et une serviette blanche autour du corps.

Tout en grimpant et en descendant, car il est quasi impossible, à Lourdes, de cheminer sur un terrain plat, j’arrive dans une gorge, près d’une source captée et d’un petit pont. Je suis dans la vallée du chaos. À perte de vue s’étagent des pics gigantesques gris, pelés, sans herbages, et de formidables débris, roulés d’en haut, jonchent le sol. L’on pourrait se croire à mille lieues de tout territoire habité, dans une nature absolument sauvage, si des poteaux télégraphiques n’étaient çà et là plantés dans les anfractuosités des versants et si le bruit des marteaux des tailleurs de pierres ne vous révélait que l’on vide, à mesure, en creusant des carrières, le flanc des monts.

Je m’assieds sur le rebord du petit pont. La joie de se trouver un peu seul ! — On se dégrise, car on finit par être un peu saoul dans le tintamarre de ces foules ; l’on n’est plus soi, mais un composé de je ne sais quels êtres affolés tournant, dans un mouvement de toton, sur eux-mêmes. Le recul fait défaut ; on ne voit plus, on a le mal de mer de l’âme ; tout se brouille ; c’est à peine si la prière intime est permise, car au moment où l’on va se recueillir, le chapelet se déroule à haute voix et, vous-même, vous êtes pris dans l’engrenage de cette roue vocale et vous moulez vos oraisons avec elle.

Ah non ! Lourdes n’est pas un lieu de délices pour ceux qui aiment le cœur-à-cœur avec la Vierge dans le silence et les ténèbres des vieilles cathédrales !

Mais il faut constamment le répéter, où constater un épanouissement de la grâce et une efflorescence de la charité, plus magnifiques qu’ici ?

Et c’est si anormal, à une époque où chacun ne poursuit qu’un but, s’enrichir aux dépens du prochain, que Lourdes présente vraiment, à ce point de vue, dans les annales de ce siècle, un spectacle unique !

À cette heure où la Société, fissurée de toutes parts, craque, où l’univers, empoisonné par des germes de sédition, s’inquiète dans l’attente d’une gésine ; à cette heure où l’on entend distinctement retentir, derrière les ténèbres de l’horizon, les tintements prolongés du glas, il semble que cette grotte embrasée de Lourdes ait été placée par la Vierge comme un grand feu allumé sur la montagne, pour servir de repère et de guide aux pêcheurs égarés dans la nuit qui envahit le monde.

Et tandis que je reviens sur mes pas et reprends le chemin de la ville, très au loin, au lieu du glas que sonne l’avenir, j’écoute, ainsi qu’une douce protestation contre l’indicible panique des temps qui se préparent, l’heure dont les timbres sonnent, à la basilique, au-dessus de la grotte, sur quatre notes empruntées à la caresse chantée de la vieille prose de « l’Inviolata » : o Benigna, o Regina, o Maria !