Les Foules de Lourdes/Chapitre XII

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P.-V. Stock (p. 223-248).

XII


Le vieux Lourdes est dénué de faste ; nous sommes dans la petite ville de province, parée d’une mairie, d’un palais de justice, d’une grande place ornée d’une fontaine. Dès qu’il pleut, on patauge, en battant avec ses pieds de la remolade dans des marais de fange ; dès que le soleil luit, on rissole. Lorsque le temps des pèlerinages est clos, c’est la paix des anciens bourgs seulement interrompue par le vacarme des jours de foire ; alors sur la place ondule une moisson de bérets bleus et de capuces noirs ; les paysans des alentours ont amené pour les vendre de petits bœufs à cornes bisonnières, de petites vaches pas encore traites et dont les pis durs sont énormes, des moutons qui se bousculent, en égrenant leurs pastilles de réglisse, tout le long du sol, des pourceaux blancs, tachés de noir, qui semblent truffés de leur vivant, des chèvres et de malheureux chevreaux, jetés, comme morts, les quatre pattes liées, par terre ; et, tout autour de cette ménagerie, s’étendent des éventaires, en plein vent, où l’on débite des oignons d’Espagne, roses et marbrés de plaques de lie de vin, des chapelets d’aulx, des fromages ronds, dont la pâte sous une croûte malpropre est un mastic, de la boucherie, des espadrilles, des étoffes poilues, de la ferraille, des citrons et de hideuses poteries du crû, au ventre chocolat sillonné de coulées de jaune beurre ; il y a de tout, de la bondieuserie à deux sous le tas et des miches de pain blanc, régal des montagnards qui ne mangent d’habitude que du pain noir.

Et, dans le meuglement des vaches, le bêlement des brebis, le grognement des porcs, tout ce monde jargonne, un bâton à la main, s’attable au seuil des cabarets, s’appelle ; les vieux, avec leur face dure, leur nez busqué, relié par des rides en coups de sabre à la bouche ; les jeunes avec des figures de bruyants tourlourous ; à de rares exceptions près, tous les vieux sont rasés et tous les jeunes portent la moustache ; et tous sont coiffés de bérets, vêtus de gilets de chasse, de manteaux à capuchons, chaussés, les vieux surtout, d’incroyables sabots dont le bout recourbé se dresse en proue de galère, en lame de yatagan.

Cette race semble avoir gardé quelque chose de sa sauvagerie d’antan ; on la sent encore brute et fière, rude pour les animaux, cruelle presque, à l’état latent, civilisée seulement par les besoins des achats et des ventes ; on la sent brave et tenace, mais batailleuse aussi ; et il est très certain que si, sous le ministère de Combes, l’on avait, comme le demandaient alors les mégères masculines du Bloc, interdit les pèlerinages et fermé la grotte, tous ces chasseurs de sangliers auraient combattu à coups de fusils dans la montagne. La Vierge aurait profité de cette défense opiniâtre de leurs intérêts, mais l’Iscariote des Charentes le sut et il se tint coi.

Ce n’est pas jour de marché, aujourd’hui, dans l’ancien Lourdes, mais il n’en est pas moins bondé de monde, car les rues sont encombrées de pèlerins qui stationnent devant les boutiques d’objets de piété où se lit le nom des Soubirous et des enseignes annoncent que le tenancier est le frère ou le parent de Bernadette ; la famille agite, ainsi qu’un pavillon de commerce, le nom de la voyante. L’on visite, dans une ruelle, le moulin que ses parents habitèrent. De même que toutes les maisons devenues pieusement historiques, cette demeure est décorée de quelques portraits de l’héroïne et d’images religieuses plus ou moins laides. C’est une très misérable masure, meublée de pauvres ustensiles de ménage et du lit de Bernadette, entouré d’un grillage, afin de le préserver des fanatiques qui avaient commencé à le taillader à coups de couteaux, pour faire, des fragments enlevés de son bois, des reliques.

Et c’est tout ce qui reste, ici, de la sainte fille dont les révélations ont transformé ce trou, inconnu avant elle, en une ville célèbre dans l’univers entier.

L’on a l’impression, dans cette chambre sale et sombre, à peine balayée, d’une tombe abandonnée, sans une couronne, sans une fleur, dans un cimetière où l’on n’enterre plus ; et l’on se prend à vitupérer l’oublieux égoïsme de ce Lourdes qui s’est rajeuni depuis les apparitions de la Vierge à son enfant, depuis surtout que, grâce à elle, les multitudes y affluent. Il s’est, à plus justement parler, changé de village en ville. Des devantures de magasins de luxe, des épiceries assorties, des pâtissiers de choix ont remplacé dans les rez-de-chaussée des rues, ces logis où l’on apercevait, en passant, des vieilles femmes à besicles, travaillant dans le cadre d’une fenêtre. Les campagnards sont maintenant des hôteliers et des marchands de cierges et leurs femmes se sont muées en des dames qui paradent, dans d’éclatantes toilettes, les dimanches. Ils vivent dans l’aisance et réaliseraient, sans se donner aucun mal, d’amples fortunes si la rage de paraître et la certitude que la tonte des pèlerins durera toujours, ne les incitaient à dépenser encore plus d’argent qu’ils n’en gagnent.

Si, demain, la Vierge quittait la grotte, tous ces gens qui ont élevé de somptueuses auberges, succomberaient sous le faix des dettes et ce serait la saisie de la brocante religieuse, la faillite générale de Lourdes.

Quant à la piété de ce monde-là, il faudrait, pour la jauger exactement, qu’elle ne rapportât plus. Un mot de quelqu’un qui vécut parmi eux et les connaît bien peut la résumer : « le respect humain est à rebours, ici ». À Paris, des hommes de peur d’être montrés au doigt se cachent pour faire leurs Pâques ; à Lourdes, c’est le contraire ; les hommes les font ostensiblement pour n’être pas remarqués et ne mettent, bien entendu, plus les pieds à l’église, après ; j’ai peur que cette piété n’appartienne qu’au décor des magasins de bimbeloteries ; elle aide, en tout cas, à hameronner l’acquéreur ; elle est secourable à l’écoulement des soldes.

Jadis, lorsque je venais dans la ville, j’allais à l’ancienne église de Saint-Pierre qui était une église de campagne, charmante. Imaginez une bâtisse romane, réparée tant bien que mal, mais conservant encore, dans certaines de ses parties, l’étampe du xiiie siècle ; elle possédait de vieux bois polychromes intéressants, entre autres, une Notre-Dame du Mont-Carmel tendant un scapulaire à saint Simon Stok et surtout une petite Vierge qui se déhanchait un peu, en souriant, avec des yeux étonnés dans un visage ravi ; pour une fois, à Lourdes, on se trouvait en face d’une Madone pas neuve et l’on pouvait regarder des murs qui n’étaient pas blancs !

Très silencieuse, à peine éclairée, très intime, elle était presque vide pendant la semaine et, au sortir des foules du nouveau Lourdes, quel délicieux abri, c’était ! — Les quelques femmes qui priaient devant le Saint-Sacrement demeuraient immobiles sur leurs chaises et muettes ; pas un bruit. Quelle différence entre cette piété foncière, assez sûre d’elle-même pour être calme et cette fureur agitée des pèlerins de la Basilique et du Rosaire ! il semblait que Marie, elle-même, se ressentît de cette atmosphère lénifiante, de ces oraisons pas pressées, de ces suppliques placides. On éprouvait la vague impression qu’au lieu de rester debout, pour recevoir ses invités comme dans toutes les autres églises de la ville, Elle s’asseyait, ici, plus à l’aise, plus en famille, plus tranquille. C’était avec Elle une douce et longue causerie, dans le silence et l’ombre.

Et, le dimanche, la nef se remplissait pour la grand’messe. Peu d’hommes, mais beaucoup de femmes et de jeunes filles qui, avec leurs robes et leurs capulets noirs, suggéraient l’immédiate vision de nonnes priant dans une antique chapelle de cloître ; et, dans ce pauvre sanctuaire de village, le service divin s’affirmait presque luxueux. Il y avait de gentilles théories d’enfants de chœur, proprement habillés de robes et coiffés de calottes violettes, un grand suisse rouge, une maîtrise de petits montagnards et de quelques chantres aux voix métalliques qui chantaient du plain-chant.

Je m’y réfugiais souvent, heureux de suivre ma messe en paix et de ne pas entendre de faridons.

Cette église n’existe plus ; les Vandales l’ont jetée bas et construit, pour la remplacer, à quelques pas plus loin, une espèce de cathédrale qui est au roman ce que la Basilique est au gothique, c’est-à-dire une merveille de vilenie, un haut-le-cœur d’art.

Démolir une ancienne église, patinée par des siècles de prières, pleine du souvenir de Bernadette, pour lui substituer un grossier monument voulant lutter à coups de vitrailles infâmes et de clinquant avec la Basilique, quelle aberration ! Il en triomphe sans peine, d’ailleurs, avec son architecture de roulier et sa pesante et son obtuse nef au bout de laquelle se dresse un grand autel dont les différents marbres ressemblent à un assortiment de fromage d’Italie, de galantine et de farce, le tout recouvert d’un énorme ciborium en carton et en bois, glacés d’or. L’on dirait de la scène d’un guignol. Ô le Canaque qui inventa ces infernales représailles ! pour parachever son œuvre, il a jugé nécessaire d’ajouter encore un peu d’or à l’aveuglant ensemble de ces colifichets et, après avoir beaucoup réfléchi sans doute, il s’est décidé à tendre des chaînes dorées devant ses chapelles. Que pensez-vous de celui-là ? Est-ce pour le culte d’un marquis de Carabas ou pour le culte d’un Dieu que l’on a instauré un pareil temple ?

Quant aux statues de vieux bois, elles ont, cela va de soi, disparu et les mauvais lieux du quartier Saint-Sulpice contaminent de leurs produits scélérés tous les autels.

Ah ! cette nouvelle église qui n’a été édifiée que pour faire pièce à la basilique, pour élever autel contre autel, suivant l’expression même du cardinal Langénieux, elle évoque, à elle seule, tous les épisodes de l’histoire de Lourdes, les souterraines batailles engagées entre deux camps, celui du curé Peyramale et du vieux Lourdes que maniait en sous-main M. Lasserre et celui des évêques de Tarbes et des Pères de Garaison.

Sans vouloir remuer la cendre des haines qui couvent encore dans les deux partis, je vais cependant expliquer comment Mgr Peyramale qui était le curé de Lourdes, au moment des Apparitions, a, dans un intérêt pécuniaire, au profil de sa paroisse et aussi par dépit d’avoir vu le domaine de la Grotte séparé de sa cure, tué, de gaieté de cœur, sa vieille église.

Mgr Peyramale était un très brave homme et un très bon prêtre mais il était un rustre, d’un caractère entier et bourru et de plus, une sorte de mégalomane et de brouillon. Or, il fallait un homme entendu aux affaires, un esprit net et aussi une complexion plus souple que la sienne, pour mettre sur pieds la gigantesque entreprise de Lourdes. Avec lui, rien n’eût marché. Son évêque Mgr Laurence le comprit et il eut recours au Père Sempé qui remplissait les conditions d’habileté et de prudence qu’il estimait indispensables pour assurer le succès de l’œuvre. Il confina donc Peyramale dans sa cure et mit le Père Sempé à la tête des missionnaires de Garaison qu’il appela à Lourdes, afin d’organiser le service des messes, des confessions, des prêches, afin de diriger les processions et d’hospitaliser les pèlerins dont le nombre allait croissant dans une ville qui n’était alors qu’un petit village, qu’un affreux trou.

Avec la meilleure volonté du monde, Peyramale n’eût pu d’ailleurs, même avec l’aide de trois vicaires, assumer une semblable tâche et il est fort probable que si ces missionnaires, au lieu d’être commandés par le Père Sempé, avaient été placés sous sa coupe, à lui, il n’aurait pas songé à se plaindre, car il ne pouvait nier que la nécessité ne s’imposât d’un pareil renfort ; mais, vexé d’être mis à l’écart, blessé d’avoir été, assez brutalement, il faut le dire, dépossédé, au cours d’une maladie, de la basilique qu’il avait construite au-dessus de la grotte ; mal consolé par le titre de Monseigneur que lui valut, sur les instances de son évéque, une prélalure romaine, il se résolut — bien que la Vierge ne l’eût pas demandée, celle-là — à ériger une autre basilique, dans la ville même.

Il fallait trouver un prétexte. Il argua d’abord de l’insuffisance de son église qu’il jugeait trop laide pour lutter contre celle de la Grotte ; puis il imagina cette bourde que le message de la Vierge à Bernadette signifiait ceci : que les pèlerinages, au lieu de se rendre directement du chemin de fer à la source, devaient partir de l’église du village, de son église à lui, pour aller en procession à la Basilique et pour de là revenir encore à son église.

Et dans son journal « l’Écho des Pèlerins », son conseiller et ami Lasserre renchérissait encore sur ces galéjades, déclarant que « ce n’est pas la grotte mais le vieux Lourdes qui doit être le centre du pèlerinage, que la Vierge est invoquée sous le nom de Notre-Dame de Lourdes et non sous le nom de Notre-Dame de la Grotte, que l’église du village doit être la première et la dernière station du pèlerinage ».

Comme bien l’on pense, ce projet fut soutenu par le vieux Lourdes qui espérait pouvoir de la sorte saigner, à l’aller et au retour, les pèlerins.

Aussi, le malheureux curé, qui était possédé par la manie des grandeurs, se lança-t-il, bride abattue, dans les frais d’énormes constructions ; il s’endetta d’une façon formidable et laissa une succession si obérée, lorsqu’il mourut, le 8 septembre 1877, qu’il fallut aux évêques qui se succédèrent sur le siège de Tarbes des années et des procès plus embrouillés, les uns que les autres, pour la liquider.

On peut juger par ces impérities, de la façon dont il aurait régi les biens de la Grotte, si l’évêque lui en avait laissé la gestion.

De tout cela, il ressort clairement pour moi que l’idée de bâtir, loin du lieu des Apparitions, loin de la fontaine, loin de l’esplanade et des abris, une basilique qui ne pouvait être d’aucun intérêt et d’aucune utilité pour les pèlerins eût été une idée résolument absurde si elle n’avait eu pour but de drainer l’argent au profit des gargotiers et des marchands de chapelets du vieux Lourdes et d’élever, du même coup, un monument rival en face d’un autre monument.

J’ajoute qu’il n’y avait aucun motif sérieux qui pût justifier la destruction de cette vieille et charmante église car elle était suffisante, bien qu’en ait dit Peyramale, pour contenir ses ouailles. Je l’ai vérifié, par moi-même, le dimanche ; tout le village y tenait. Si le curé avait besoin d’une annexe, d’une chapelle de catéchisme, il était facile d’en édifier une, à bon marché, sur le terrain même où se prélasse la nouvelle basilique ; si enfin, elle était très délabrée, il fallait la réparer et la consolider et, avec un adroit architecte, c’était possible.

Et si l’on songe que nous devons ces exploits de sauvages aux rivalités de Peyramale et de Sempé, l’on ne peut s’empêcher de déplorer ce côté exclusif qui était commun à l’un et à l’autre de ces prêtres — et, avouons-le, qui est dans le caractère de presque tout le clergé des Pyrénées — de ne pouvoir supporter auprès de soi aucun voisinage d’influences et d’œuvres.

Ce qui est certain encore, c’est que Peyramale et Sempé professaient, aussi bien l’un que l’autre, l’esthétique des Fuégiens, l’idéal des omophages. Là, ils étaient d’accord. À l’un, la Basilique et la nouvelle église ; à l’autre, le Rosaire ; les deux font la paire, ils se valent !

Maintenant, pour parler du temps présent, je ne crois pas justes les reproches que Zola adresse aux Pères de la Grotte, dans son livre où il a ramassé tous les griefs que Lasserre avait déjà délayés contre eux, dans son tas d’articles et de romans.

Comme l’explique très nettement et avec preuves à l’appui, M. l’abbé Moniquet dans ses deux volumes « Le Cas de M. Lasserre » et « Les Origines de Notre-Dame de Lourdes », Lasserre ne parvint pas, ainsi qu’il le désirait, à « imposer sa personne et son livre » aux évêques de Tarbes et aux Pères de Garaison et il garda de cet échec une si féroce rancune qu’elle permet de suspecter l’équité de ses jugements, l’aloi même de ses récits.

Mais venons aux faits incriminés. Les missionnaires de Lourdes sont-ils riches et vendent-ils des statues, de l’eau et des cierges ? oui, c’est indéniable — Et de cela, je ne les félicite, ni eux, ni leurs successeurs ; — mais la question ainsi posée, une autre reste à résoudre, celle de savoir comment ils dépensent l’argent ainsi gagné.

Or, il est très évident que si les recettes sont colossales, les frais ne le sont pas moins. Il faut se remémorer que tout est gratis dans le domaine de la Grotte. Pour éviter autant que possible la simonie, le Père Sempé ne voulut pas que les prêtres fussent tenus, de même que dans les autres pèlerinages, de payer leurs messes ; et si l’on songe que ces messes s’élèvent à des centaines de mille par an ; si l’on suppute ce que peut coûter le linge de corps et d’autel, le vin, les hosties pour les célébrants et les fidèles qui consomment parfois jusqu’à 140,000 communions par mois ; si l’on tient compte de la malpropreté et du sans-gêne des ecclésiastiques de passage qui salissent et déchirent des ornements qu’il est nécessaire de souvent renouveler, l’on obtient des chiffres confondants. Il sied de se souvenir aussi qu’il n’y a pas de rendement de chaises dans les églises, que les bains des piscines sont gratuits ; il convient surtout de se rappeler les gigantesques frais d’entretien des églises, des maîtrises, de l’esplanade, des jardins, de la clinique, des abris, les dépenses du personnel domestique, des sœurs chargées du blanchissage, de l’éclairage électrique brûlant, jours et nuits, l’hospitalité offerte aux évêques et aux directeurs de pèlerinages à la résidence, les aumônes, tout… et si l’on établissait des comptes, l’on s’apercevrait sans doute que les quêtes, que les dons, que les offrandes volontaires qui affluent de partout, seraient insuffisants pour parer à de tels frais, si la vente de l’eau, envoyée au loin et celle des cierges, pris sur place, ne changeait le déficit assuré en un trop plein.

En somme, les Pères ne se sont arrogé qu’un seul monopole, celui de l’eau expédiée en bouteilles et en caisse ; autrement, à Lourdes même, chacun peut puiser et emporter autant d’eau qu’il lui plaît, et sans payer un sou.

Dans tous les cas, ce sont les pauvres qui profitent de ce bien être et ils seraient mal venus à se plaindre. Ils sont traités, comme nulle part ailleurs, ici. Ils n’ont rien à débourser, ni dans les abris, ni dans les églises ; ajoutons que, ni à la Basilique, ni à la crypte, ni au Rosaire, il n’existe de places réservées, de prie-dieu de luxe ; c’est donc l’égalité parfaite entre l’indigent et le riche. Trouvez-moi une église où il en soit de même !

Quant aux mercantis du vieux Lourdes, ils ne m’intéressent pas plus que ceux du nouveau et je ne comprends pas pourquoi Zola s’est plus épris des uns que des autres. Ils sont, pour la plupart, des cormorans qui se disputent sinon la peau, au moins la bourse des visiteurs.

Est-ce que d’ailleurs ceux du vieux Lourdes qui s’improvisent hôteliers, restaurateurs, marchands de chapelets et de médailles, pendant les pèlerinages, ne gagnent pas aisément de l’argent ? est-ce qu’ils ne débitent pas des statues et des cierges aussi bien que les Pères ? est-ce que ceux-ci s’en sont réservé la vente ?

Ce ne sont pas eux non plus, je pense, qui ont inventé cette abjection commerciale des bonbons et des pastilles à l’eau de Lourdes que les boutiquiers fournissent !

Non, au fond, l’on ne m’ôtera pas de l’idée que l’antique animosité de Lourdes contre ses évêques et ses missionnaires,« ces monomanes de la propriété », comme les nomme le cacographe Lasserre, tient surtout à ceci qu’ils ont acquis les terrains qui font face, de l’autre côté du Gave, à la Grotte.

S’ils avaient pu être achetés par les habitants du pays, on y aurait installé de somptueux hôtels, avec remises d’automobiles et soupers fins ; à un moment donné, l’on aurait jeté un pont pour relier les deux rives ; l’armée des touristes, des Anglais et des Américains, venus de Pau, de Bagnères, d’Argelès-Gazost, de Luchon, aurait pu festoyer, en assistant ainsi que sur la terrasse d’un café des Ambassadeurs à Paris, au spectacle varié des processions, des prières, des bénédictions du Saint-Sacrement, des miracles à la fontaine. Ils auraient été aux premières loges et auraient soldé les additions en conséquence ; l’on eût empoché des millions.

Les Pères, qui ont laissé ces terrains à l’état de prairies, ont justement voulu empêcher, en s’en emparant, de telles hontes !

Quand l’évèque et le Père Sempé n’auraient fait que cela, ils auraient encore bien mérité de Notre-Dame !

Zola qui se documentait au galop ne paraît donc pas du tout s’être rendu compte de la situation exacte des dessous de Lourdes.

A-t-il vu plus clair lorsqu’il voulut peindre un portrait en pied de Bernadette — dont il parle d’ailleurs avec tendresse, comme il a aussi parlé avec respect de la Vierge qu’inexplicablement encore les feuilles catholiques l’accusent d’avoir traînée dans la boue. — Je ne le crois pas, car il la représente à la fois ainsi qu’une âme mystique et qu’une irrégulière de l’hystérie.

Or, jamais personne ne fut moins mystique que Bernadette et elle ne fut pas davantage une irrégulière de l’hystérie.

Elle fut scrutée, à ce point de vue, par combien de médecins ! et nul ne put découvrir en elle le moindre stigmate de ce genre de maladie, de son enfance jusqu’à sa mort. Force fut donc, pour expliquer les Apparitions, de l’affirmer, sinon folle — ce qui était impossible puisque l’on pouvait s’assurer qu’elle ne l’était pas — mais au moins atteinte de trouble mental, hallucinée.

Mais alors, quelle singulière hallucinée que cette petite fille qui ne l’est que juste le temps de révéler et d’assurer l’œuvre de la Vierge et qui ne l’est plus ensuite, après ne l’avoir jamais été avant ! — d’autre part, si j’admets une théorie qui a cours chez beaucoup d’aliénistes, l’hallucination n’est jamais qu’une réminiscence plus ou moins déformée d’une sensation reçue ; elle n’invente pas par conséquent, mais se souvient.

Comment alors Bernadette aurait-elle pu se rappeler des paroles qu’elle n’avait jamais entendues ; comment aurait-elle pu découvrir une source qu’elle ignorait, dont personne, pas plus qu’elle, ne soupçonnait la présence dans la Grotte ; comment même aurait-elle pu imaginer ce type de Vierge qu’elle n’avait vu sur aucune gravure, sur aucune image, puisqu’il était inconnu avant elle et n’est devenu que, grâce à elle, une icône spéciale, une figure nouvelle dans la piété ; comment enfin aurait-elle mis dans la bouche de Marie ce mot de l’Immaculée Conception qu’elle n’avait jamais ouï et dont elle ne comprenait pas le sens ?

Comment aussi expliquer — si elle était une hallucinée — qu’elle se soit rendue, plusieurs fois, à la Grotte, persuadée que la Vierge y viendrait, alors qu’Elle n’y venait pas ? Les Apparitions ne dépendaient donc, ni de la puissance de sa volonté, ni de la force de sa conviction.

Elle était d’un tempérament lymphatique et nerveux, chétive et petite ; à treize ans, elle en paraissait onze ; sa physionomie était avenante et sa structure frêle ; elle souffrait d’un asthme ; tel est le signalement rigoureusement exact ; il y a beaucoup d’enfants constitués de la sorte et qui ne sont pas plus qu’elle des hystériques ou des détraquées.

Le portrait tracé par les adversaires du Surnaturel, comme l’était Zola, ne sont donc pas ressemblants, mais ceux que peignirent les écrivains catholiques, ainsi que Lasserre, qui font d’elle un être angélique, une petite sainte de plâtre, bonne à mettre dans une niche, le sont-ils plus ?

Il m’a semblé que pour découvrir une effigie un peu précise de Bernadette, il fallait chercher dans les pièces qui ne sont pas des souvenirs écrits longtemps après de mémoire tels que ceux d’Estrade, qui peuvent être, sans le vouloir, inexacts et aussi dans les documents parus, avant que la légende ne se fût emparée d’elle.

J’ai donc feuilleté les journaux de son temps, les « Annales de la Grotte » rédigées par les Pères de Garaison qui l’avaient suivie de près et consigné leurs observations très simplement, sans que l’on puisse surprendre en eux le souci de l’abaisser ou de l’embellir.

Voici ce que je trouve dans le tome II2e année — à la date du 30 avril 1869 :

« Bernadette était bonne, douce, simple, naïve ; elle édifiait mais elle n’étonnait pas. — Dans cette enfant, l’intelligence manquait de souplesse et l’imagination de variété ; elle ne pouvait être très expansive ; ce n’est pas le charme de sa parole qui eût gagné un peuple à la foi d’apparitions et personne n’était moins capable de produire l’enthousiasme ; elle n’avait pas reçu le don de peindre et d’intéresser ; son récit était bref, incolore, froid ; il fallait des questions multipliées pour obtenir la description entière de ce qu’elle avait vu. »

« Elle parlait sans émotion ; elle s’animait un peu à la longue, mais jamais sa joie n’allait jusqu’à l’ardeur… elle était vraiment insignifiante. »

« Elle se montrait sérieuse et appliquée dans ses pratiques religieuses, mais sa piété ne s’éleva pas à la hauteur que beaucoup de personnes pensaient lui voir atteindre, après la grâce inouïe de dix-huit visions ».

Enfin, l’abbé Pomian, qui fut son confesseur jusqu’au moment où elle partit pour Nevers, disait d’elle :

« Rien ne la distinguait des enfants vulgaires ; on l’avait laissée ignorante ; elle possédait d’intelligence à peine la mesure commune… »

Ces portraits ne sont pas flattés, raison de plus pour qu’ils aient des chances d’être véridiques.

Il faut noter d’abord la remarque des Pères sur son manque d’imagination ; l’on peut en tirer une preuve de plus de la réalité de ses récits, car elle eût été bien incapable de les inventer — et celle ensuite sur le peu d’élévation de sa piété.

« Sa piété était sincère, mais elle n’avait rien qui tînt de l’enthousiasme ou de l’exaltation », disait, de son côté, la supérieure générale des sœurs de Nevers, après que Bernadette fut entrée dans sa communauté. Bernadette confirme d’ailleurs, elle-même, la simplicité de sa dévotion. À une personne qui lui demandait une prière spéciale, elle répondait : « le chapelet est ma prière de prédilection, je suis trop ignorante pour en composer une, » et, à l’une des supérieures de son couvent qui, impatientée par ses exercices qu’elle jugeait trop enfantins, s’écriait : À votre âge vous devriez descendre quelquefois à la chapelle et méditer un peu ! elle répliquait doucement : « Je ne sais pas méditer, moi. »

Nous voici également loin de la mystique que l’on nous représente ; elle était, on le voit, d’une ferveur peu étendue, peu déréglée, incapable par conséquent de lui avoir tourné la tête et d’avoir déterminé ces hallucinations dont Zola nous parle.

D’autre part, l’esprit peu intelligent et l’entendement terne et borné de cette petite, corrobore, une fois de plus, cette vérité, certifiée par l’expérience, que Dieu ne choisit que les plus pauvres et les plus humbles, lorsqu’il a besoin d’un truchement pour s’adresser aux masses.

Il eût été, en effet, difficile de découvrir à Lourdes une famille plus indigente et, faut-il le dire, moins bien famée que celle de Bernadette, décriée, elle-même, à cause des siens.

Le Père Cros, de la Compagnie de Jésus, qui a pu consulter toutes les archives et prendre connaissance des dépositions écrites de plus de deux cents témoins, nous raconte que la misère des Soubirous était si complète que souvent le pain manquait et que l’un des petits frères de Bernadette détachait avec ses ongles, pour la manger, la cire tombée sur les dalles de l’église, aux offices des morts.

À la fin de mars 1857, alors que le dénuement de cette famille était extrême, le père Soubirous fut — bien qu’innocent, je crois — poursuivi et incarcéré à Lourdes jusqu’au 4 avril suivant, sous inculpation de vol de farine et de bois.

C’était le discrédit ajouté à l’indigence. Dieu voulut de l’abaissement, et il en eut.

Il prit donc la fille de cet homme et il la prit, telle qu’elle était, humble et pure, douce et bonne, mais vraiment « insignifiante », suivant l’expression même des Pères ; il ne fit aucun miracle pour elle, en l’élevant d’un coup jusqu’à Lui. Il ne la rendit pas différente de ses compagnes, la laissa paysanne, dans toute l’acception du mot ; ce détail matériel, constaté par le Père Cros, qu’aussitôt sortie de l’extase, après le départ de la Vierge, elle se reprenait à gratter, selon son habitude, sous le mouchoir qui lui couvrait la tête, ses poux, est typique.

Mais n’est-elle pas ainsi plus humaine, plus vraie que sur toutes ces images où on la mue en une petite bergère de féerie ? La vérité est qu’elle ne s’équarrit qu’après son entrée au cloître ; ce fut là qu’elle finit par apprendre à lire et à écrire ; l’intelligence ne se développa guère, la piété, elle-même, ne s’exhaussa point, mais les qualités charmantes de douceur et d’humilité qu’elle avait toujours eues, grandirent. Celle qui avait réfléchi, lorsqu’elle était en extase, sur son visage transformé, comme en un lointain miroir, les traits apparus de Notre-Dame, n’eut plus qu’un désir, cacher sous un voile le souvenir du reflet divin ; elle envia d’être oubliée, loin des foules. Jamais elle n’eut de vanité et d’amour-propre et Dieu sait si elle était adulée « la bonne viergette », ainsi que l’appelaient les paysannes ! — Elle soupirait, honteuse de ces hommages : « Je suis donc une bête curieuse. » — Entendant, un jour, des gens qui disaient derrière elle : « si je pouvais couper un bout de sa robe ! », elle se retourna et, sans colère, mais d’un ton convaincu, elle s’écria : « que vous êtes imbéciles ! »

Au cloître, pour la maintenir dans la voie du renoncement, bien souvent on l’humilia devant ceux qui l’honoraient le plus et jamais on ne surprit un mot de mécontentement, un geste de dépit.

Elle eût voulu être Carmélite, mais sa santé ne lui eût pas permis de suivre l’implacable règle ; elle entra au couvent de Saint-Gildard, chez les sœurs de la Charité, à Nevers ; elle y fut infirmière très charitable et nonne très docile ; ses seuls petits défauts qui étaient l’entêtement campagnard et la bouderie s’effacèrent peu à peu. Dieu l’épurait, opérant un peu la besogne qu’elle ne pouvait acomplir. « Elle a été plus travaillée par Lui, qu’elle ne s’est travaillée elle-même », affirmait l’abbé Febvre, l’aumônier de la maison. Toujours est-il qu’elle était une âme délicieusement pure, lorsque le Seigneur la détacha du bouquet du cloître. Elle souffrit beaucoup avant de mourir. Les souffrances la desséchèrent, elle devint, raconte la mère générale, « si maigre que ses chairs étaient comme réduites à rien ».

Si l’on croit l’entourage des religieuses qui la soignèrent, son corps refleurit après sa mort, et le visage reposé se refit jeune et charmant ; pendant les trois jours qui précédèrent la sépulture, ses membres restèrent souples, les mains gardèrent leur couleur naturelle et l’extrémité des doigts demeura rose. De plus, on n’observa ni humeur, ni odeur, aucune trace de dissolution quand on l’inhuma dans une chapelle, dédiée à saint Joseph, et élevée dans le jardin même du couvent.

La Vierge lui avait tenu parole. — Elle ne l’avait pas rendue « heureuse en ce monde », mais Elle a certainement aussi tenu son autre promesse « de la rendre heureuse dans l’autre ».

Ajoutons maintenant que si la Libre-pensée ne voulut jamais admettre les révélations de la fille de Soubirous, l’Église de Tarbes ne fut pas moins méfiante qu’elle, dans les commencements et il n’est point de vexations que la pauvre Bernadette n’ait eu à subir de la part du clergé de Lourdes.

Tout d’abord le Père Sempé, prêtre peu mystique s’il en fut, ne l’écouta pas ; l’évêque, homme prudent et froid, d’une piété sage et réservée, ne se gênait pas, nous révèle le Père Cros, pour rire des prétendues Apparitions de Notre-Dame. Quant à Peyramale qui la défendît si bravement plus tard, il traitait de « carnaval d’apparitions » les révélations de la voyante et réclamait, pour être convaincu, l’assez inintelligente preuve d’une éclosion de fleur d’églantier, en plein hiver.

Tous étaient dans leur rôle et ils avaient raison lorsqu’ils refusaient d’accepter d’emblée l’origine céleste des visions. Ce fut très bien ainsi. Cette suspicion nous a valu de longues enquêtes, des recherches contradictoires, des contrôles de toute sorte dont les résultats furent si probants que tous ces prêtres incrédules se convertirent et qu’à la date du 18 janvier 1862, Mgr Laurence promulgua un mandement dans lequel il déclarait que « Les Apparitions avaient tous les caractères de la vérité et que les fidèles étaient fondés à les croire certaines. »

Ce fut le point de départ des grands pèlerinages. La Vierge dont l’ordre : « Je veux que l’on vienne ici en procession » allait s’exécuter, approuva les termes de ce mandement, le sanctionna, en y apposant le seing de ses nombreux miracles.