Les Foules de Lourdes/Chapitre XIII

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P.-V. Stock (p. 249-276).

XIII


Lourdes est, pour une après-midi, quasi vide ; les grands pèlerinages de la province sont partis ; il ne reste plus que les hollandais, que les anglais, que quelques flamands et ce qu’on appelle, ici, les pèlerinages à paniers, c’est-à-dire des troupes de paysannes venues, en partie de plaisir, des environs.

Tous ces gens réunis forment à peine un groupe de quelques milliers de personnes ; c’est pour Lourdes le désert et le calme, mais, demain, tout reprendra ; le Journal de la Grotte annonce des arrivées fantastiques de trains issus de tous les points du territoire ; la trêve sera courte.

J’en profite pour aller à la Grotte, afin d’assister, ce matin, à la messe des malades. De loin, derrière les barreaux de la grille fermée, j’ai la vision, au fond de la cavité, d’une forme humaine évoluant, tout en or, sur un fond de feu.

La messe est commencée. Je m’installe, sous les arbres, sur un coin de banc ; devant moi, sont toutes les voiturettes des malades. Les nuits sont interminables pour ceux qui souffrent et les ténèbres accélèrent l’acuité des maux. Avec quelle impatience, ils ont dû attendre dans le dortoir traversé par les pas des infirmières et assourdi par les gémissements, le lever de l’aube ! est-ce aujourd’hui qu’ils guériront ? ils comptent les jours qui s’épuisent de leur passage à Lourdes. Encore deux, encore trois et il faudra, si l’on n’est pas guéri, monter l’autre pente du Calvaire, supporter, de nouveau, le mouvement de trémie si douloureux des trains. L’angoisse s’accroît à mesure que les journées s’écoulent ; tous ces pauvres gens sont là, égrenant, absorbés, leur rosaire, dardant tout à coup les regards implorants d’une bête qui se sent mourir, vers la Vierge, impassible, debout, dans l’ogive du roc.

Tous ces lamentables infirmes, qui ne peuvent remuer dans leurs voitures, ferment les yeux par respect, quand sonne l’élévation, et ceux qui peuvent bouger leurs mains, les joignent.

Et c’est une déchirante expression de souffrance et de ferveur alors que le moment de la communion est proche. Ah ! l’éloquence effrénée de ces traits lorsque le prêtre sort de la grotte, tenant le ciboire et qu’il vient communier, un à un, tous ces alités !

Et il n’y a plus d’yeux, dans ce champ de faces pâles, rien que des voiles blancs de paupières, lorsque le célébrant, rentré dans la grotte, communie à travers les grilles, munies d’une nappe, les malades en état de marcher et les fidèles bien portants.

Assurément, la condescendance de ce Dieu qui va au devant de ses ouailles dont les corps agonisent est émouvante, mais, Seigneur, je voudrais plus ! — « Vous avez dit : venez à moi, vous tous qui êtes accablés et je vous soulagerai. » — Ils sont venus, ils sont là ; tenez votre promesse, allégez-les !

Et puis, songez que si nous essayons de scruter l’incompréhensible mystère de votre sang, nous pouvons presque oser vous rappeler, à Vous qui avez sauvé le monde, qu’à un certain moment, nous vous avons, nous aussi, sauvé !

Nous tâtonnons, éperdus, dans l’ombre, discernant à peine, dans de brèves lueurs, les insondables énigmes du sang ; nous voyons que l’homme vous a, dès sa naissance, gravement offensé, dans l’Éden et que pour effacer cette offense, il a fallu qu’il en commît une plus grande encore ; pour compenser le crime de la désobéissance, il a dû se faire déicide, ne point reculer devant un meurtre sans pareil, verser le sang de son Dieu, afin de permettre à Celui-ci de le racheter.

Et ce sang que nous vous avons aidé à nous donner, pour le salut de notre âme, nous, l’avons, nous les premiers, donné pour le salut de votre corps, car enfin les Innocents ont été égorgés à votre place par Hérode !

Il y a eu substitution d’enfants ; tous les nouveaux nés de Bethléem ont payé pour le Nouveau-Né, réfugié en Égypte ; des milliers d’innocents, quatorze mille d’après le Canon de la messe des Abyssins et le Calendrier des Grecs, ont été sacrifiés pour un seul.

C’est une dette cela — une dette contractée par l’Enfant Jésus et que nous pouvons réclamer à l’Homme-Dieu, ici, où, plus que partout ailleurs, le sang déborde des lésions internes et des plaies ! — Mais peut-être siérait-il que ce fussent des enfants qui prient, à la grotte, pour les malades, qui clament les invocations dans les piscines, qui se constituent les créanciers du sang, à Lourdes !

Et je rêve à ces processions désespérées où Dieu résiste et reste sourd, où l’assaut de nos suppliques échoue. Il faudrait lancer, comme à la fin d’une bataille perdue la vieille garde et notre vieille garde à nous, elle serait composée de l’irrésistible phalange de prières des enfants !

En tout cas, mon Seigneur, à l’heure présente où la messe est terminée, où ces malheureux qui ont fini leur action de grâces vont être reconduits à l’hôpilal, souvenez-vous que lorsque des scélérats vous bafouaient sur la montée du Calvaire, un homme s’est trouvé qui eut pitié de vous, qui vous aida à porter votre croix. Soyez, à votre tour, le Cyrénéen des grabataires, aidez ces excédés de la vie à porter la leur !

Je ne sais si Dieu a au moins amélioré, ce matin, l’état de ces malades, mais il ne les a pas, sûrement, guéris, après leur communion, car je les revois encore dans leurs voiturettes, lorsque je retourne, cette après-midi, à la grotte.

Ils sont encore là, mais d’autres petites voitures que je n’ai pas remarquées à la messe sont installées, elles aussi, devant la Vierge.

Deux contiennent des bambins, deux garçons, paralysés de la ceinture aux pieds, veillés par leur mère une dame de l’Équateur ; et, de temps en temps, elle se lève du pliant sur lequel elle est assise, empoigne les deux petits et les jette sur son dos ; l’on dirait de deux pauvres singes qui grimacent et dont la tête vivante ballotte, d’un côté sur l’épaule et les jambes mortes, de l’autre côté, sur le giron de la mère. Elle les emmène ainsi à la grotte, leur fait baiser sur le roc la place grasse des bouches, puis elle les redépose dans leurs voitures où ils rient et jouent. Ils sont débarqués depuis quelques jours et cette dame ne veut repartir que lorsqu’ils seront guéris. Le seront-ils ?

Je ne puis m’empêcher de songer, à propos d’elle. J’imagine que, dans son pays, tout le monde la blâma lorsqu’on la vit entreprendre un aussi coûteux et un aussi long voyage ; si elle revient, après tant de fatigues et de dépenses, bredouille, ce sera vraiment affreux, car tous les gens de soi disant bon sens triompheront de sa déconvenue et se moqueront d’elle.

Et puis la douleur d’avoir tant espéré, pour ne rien obtenir — le regret même de s’en aller, en se disant que peut-être si on était restée plus longtemps, la Vierge aurait fini par s’émouvoir ! il y a de quoi devenir folle ! — Mais non, en admettant même que Notre-Dame n’exauce pas ses prières, Elle lui accordera ainsi qu’aux autres, plus qu’aux autres, en échange de tant de foi, la patience et le courage, lui revaudra son échec par d’autres grâces !

C’est égal, je voudrais bien que le Ciel prît en pitié les angoisses de cette malheureuse !

À cette heure, la grotte désencombrée est douce ; le feutier fait son petit ménage des cires ; il va, vient, plante ses minuscules bosquets de feu, en arrache d’autres dont les dernières feuilles de fumée s’envolent ; et sa toque, sa figure, son tablier sont comme poudrés de givre. Des oiseaux pépient dans le lierre, courbent sous leur léger poids les branches de l’églantier qui pendent sous les pieds de la Vierge. Les béquilles desséchées dansent et s’entrecognent sur leur fil de fer ; quelques paysannes, après avoir embrassé ce roc poli par les baisers et qui a la couleur presque huilée d’une olive noire, embrochent elles-mêmes, sur les ifs, leurs modiques cierges ou déposent un bouquet dans un coin de la grotte ; au dehors, tout le monde récite le chapelet et respectueusement l’on s’écarte devant la personne de Mgr Schœpfer qui profite, lui aussi, de cette accalmie pour venir prier en paix. Il s’approche des voiturettes, cause avec les malades, bénit les gamins de l’Équateur et, refusant un prie-Dieu qu’une dame lui offre, il s’agenouille par terre et dit, de même que les autres, son chapelet, puis il se dégage des dévotes qui le cernent pour lui baiser l’anneau et retourne dans l’assez triste résidence qu’il habite derrière la basilique.

Oui, certainement, la Vierge de Lourdes est exorable et avenante et l’on éprouve un allégement et une joie à l’implorer, mais je pense que je suis tout de même, en ce lieu, une sorte d’étranger et d’intrus pour Elle ; il me semble que je viens chez quelqu’un d’occupé et que je dérange ; je me rappelle l’ombre délicieuse de la crypte de la cathédrale de Chartres, au petit jour, cette cave silencieuse où j’étais si bien auprès d’Elle.

À Lourdes, je suis dans une réception publique, dans une cérémonie officielle où les invités défilent par fournées devant la Reine et s’inclinent ; à Chartres, l’on est seul avec Elle, dans une chambre close et, ici, ce sont de banales audiences, en plein vent.

À Paris même, à Notre-Dame des Victoires, à Saint-Séverin, chez la Vierge noire des Dames de Saint-Thomas de Villeneuve, l’on est plus chez soi et l’on est plus chez Elle ; il y a au moins un peu d’obscurité et du silence ; évidemment, ces sensations d’intimité plus ou moins vives dépendent des tempéraments et des genres de piété qui en dérivent, mais, il faut dire, qu’ayant prévu ces différences, la Madone se met, avec la diversité de ses effigies et de ses demeures, à la portée de tous ; elle accueille les solitaires à tel endroit et les foules à tels autres ; chacun peut, en somme, la trouver, selon ses besoins et selon ses goûts.

Très certainement, cette Vierge glorieuse, toute moderne, qui s’est définie elle-même, par une abstraction, n’est pas Celle que je préfère. J’espère bien qu’Elle me le pardonne, car Elle sait que je l’aime autre part et sous d’autres formes ; et encore est-ce façon de parler, car comment échapper à l’emprise de Celle dont la dilection ne s’est jamais affirmée aussi véhémente qu’en cette ville, pour les membres souffrants de son Fils ?

Et, je me remémore ces coïncidences qui existent entre certaines des Apparitions à Bernadette et certaines fêtes, et certains offices et je songe que ces rapprochements qu’Elle voulut attestent, une fois de plus, l’importance, dans le plan divin, de cette Liturgie si dédaignée et qui est pourtant la moelle de l’Église même.

Ainsi, la première fois où Elle se manifeste, en un halo de lumière, dans la grotte, c’était le jeudi 11 février 1838. Or, ce jour-là, l’on célébrait dans le diocèse de Tarbes la fête de la patronne des bergères. Lourdes avait dit, par conséquent, le matin, la messe et récité l’office de sainte Geneviève, également patronne de Paris, de ce Paris d’où Notre-Dame était venue pour se fixer à Lourdes.

Le choix de cette festivité à partir de laquelle la Vierge conversa pendant dix-huit jours, à divers intervalles, avec la fille de Soubirous, n’est-il pas significatif ? outre qu’il implique un souvenir affectueux pour la capitale et pour son sanctuaire de Notre-Dame des Victoires, il confirme encore la prédilection du Christ et de sa Mère pour les êtres restés les plus près de la terre, pour les gens de la campagne qui ont conservé, loin des centres civilisés, la profession biblique des patriarches, pour ces pâtres et ces bergerettes dont Bernadette faisait partie.

L’on peut même noter, à cette occasion, que les deux personnages du xixe siècle, les plus connus pour leur sainteté, le Bienheureux curé d’Ars, et Don Bosco, le fondateur des Salésiens, ont, eux aussi, gardé les troupeaux dans leur enfance.

À consulter l’Ordo de l’année 1858, du diocèse de Tarbes, l’on découvre encore d’autres coïncidences qui valent d’être signalées.

Par exemple : la première fois que la Vierge enjoignit de prier pour les pécheurs, c’était le dimanche de la Quadragésime et la messe de ce premier dimanche de Carême ne cesse, dans ses Collectes, de demander pardon à Dieu de nos péchés et nous invite, par la voix de l’Évangéliste, à expier, à force de macérations corporelles, l’abus toujours grandissant de nos fautes et à résister, comme le fit le Christ, dans le désert, aux assauts diaboliques et aux tentations sans cesse renouvelées de nos sens.

Le mercredi suivant où Elle s’écria, par trois fois : Pénitence ! et le vendredi de la même semaine où Elle prescrivit à Bernadette de baiser la terre, étaient le mercredi et le vendredi des Quatre-Temps, plus particulièrement voués à l’exercice de la pénitence. Ce sont, en effet, jours d’abstinence, de jeûne, d’humiliation et l’Église prend soin de le notifier, après les Postcommunions de ses messes, alors que le prêtre adresse cet avis aux fidèles : Courbez, humiliez vos têtes !

Toutes ces recommandations de Notre-Dame concordent donc avec le caractère de la férie du Propre ; Elle ne fait que répéter, en les soulignant, les avertissements de l’office du jour.

De plus, à la fin des messes célébrées le lendemain de ce jeudi, 23 février, où Elle désigna l’emplacement de la source dans la Grotte, on lut l’Évangile selon saint Jean, relatant l’histoire de ce paralytique qui attendait un baigneur, afin de pouvoir descendre et guérir dans la piscine probatique que remuait un ange.

C’était, en effet, l’Évangile du vendredi des Quatre-Temps dont la férie était remplacée dans le diocèse de Tarbes par la fête adventice de la Lance et des Clous.

Ce rappel, à travers les âges, de cette source de Béthsaïde qui semble la préfigure de celle de Lourdes, n’était-il pas, comme une promesse de ces miracles que la Vierge préparait mais dont elle n’avait soufflé mot à Bernadette ?

Et cependant je ne puis m’empécher de songer, à ce propos, que Jésus n’aida pas le jeune homme à se plonger dans la piscine, mais qu’il lui dit simplement : « Lève-toi, prends ton lit et va-t-en ! » préludant ainsi aux guérisons, sans le secours de l’eau, ainsi qu’il en opère tant maintenant, ici !

Nous pouvons observer encore que, malgré toutes les instances de Bernadette, la Vierge ne lui révéla qu’elle était l’Immaculée Conception que le jour même où se célébrait, dans la chrétienté, la fête de l’Annonciation. Il n’est pas besoin d’insister sur le rapprochement qui se peut établir entre l’origine immaculée de la Mère et la Conception immaculée du Fils. Bien que ces deux panégyries catholiques ne se touchent pas dans le calendrier de l’Église, pour une fois, franchissant le mois qui les sépare, elles se sont, à la voix de Marie, juxtaposées dans la grotte de Lourdes.

Enfin la dernière apparition à Bernadette eut lieu, le vendredi 16 juillet, fête de Notre-Dame du Mont Carmel, vénérée jadis dans cette ville où un autel surmonté d’un vieux retable lui était dédié dans l’ancienne église.

Elle est partie, le jour d’une de ses festivités où la liturgie exprime, en son nom, les plus doux appels, les plus tendres assurances. Voyez l’Épître de sa messe : « Venez à moi, vous tous qui me désirez avec ardeur et remplissez-vous des fruits que je porte… celui qui m’écoutera ne sera point confondu et ceux qui agissent par moi ne pécheront point… Ceux qui me font connaître auront la vie éternelle… »

Je le voudrais bien. Sainte Vierge ! — En attendant, les voiturettes s’en retournent à la queue leu leu, les pèlerins se dirigent vers la basilique où l’on prêche ; je suis quasi seul. Ce qu’elle devient plus intime cette grotte ! — le malheur est qu’elle soit si administrative avec sa source captée, disparue telle qu’une eau vulgaire dans des tuyaux et ses grilles de jardin public et ses plaques d’émail bleu, pareilles à celles de nos coins de rues, sur lesquelles sont écrits, en reliefs blancs « Entrée » d’un côté, et « Sortie » de l’autre.

Il faut vraiment faire un effort pour se la représenter, sauvage et désintéressée, comme elle l’était du temps de Bernadette, alors que la rivière baignait ses bords, qu’au lieu d’asphalte, la mousse et le gazon couvraient son sol égayé par les fleurettes d’un lilas rose et d’un jaune pâle, des cardamines et des dorines qui s’épanouissaient, plus nombreuses que les autres plantes, dans cette terre toujours humide et privée de soleil, remplie, les jours de crue du Gave, par des couches de limon.

Toutes les herbes, toutes les fleurs, sauf l’églantier placé sous les pieds de la Vierge, sont mortes dans cette cave jambonnée par la fumée des cires.

L’on ne peut nier que ces modifications d’aspect et que les dispositions de ces étiquettes et de ces grilles n’aient été rendues nécessaires par l’afflux des foules. Il en est de même du paysage, des alentours, du Gave repoussé plus loin, de l’esplanade, mais alors si nous envisageons la question, à ce point de vue, il sied de dire tout de suite que Lourdes est, du haut en bas, à refaire.

En homme pratique, le Père Sempé avait admirablement organisé les parages de ce nouveau bourg ; mais il ne pouvait prévoir, à cette époque, l’extension formidable que prendraient les pèlerinages ; il avait distribué des jardins et des pelouses, planté des abris, mis des bancs sous les arbres, installé partout des apartés pour le corps ; nulle part, certainement, l’on n’avait mieux pourvu aux évolutions de la vie des multitudes, mais pas de multitudes devant s’élever au chiffre de 45.000 âmes ! À l’heure actuelle, pendant ces semaines d’immenses caravanes, tout se révèle insuffisant, les églises, les abris, les allégeantes guérites et les bancs ; l’espace surtout qui s’étend entre la Grotte et le Gave est trop étroit ; l’on pourrait aisément reculer le quai et gagner encore du terrain sur la rivière, mais à quoi bon ? qui sait l’avenir ? qui sait ce que Lourdes sera un jour ?

D’autre part, il convient de noter aussi que, telle qu’elle est organisée, la clinique médicale, dans ces moments-là, est débordée.

Lorsque le pèlerinage national arrive, il n’y a que demi-mal, car ses hospitalisés sont cotés et contrôlés à l’avance ; tous ont leurs pièces d’identité et les certificats des médecins qui les soignèrent sont prêts. De même pour les pèlerinages belges qui amènent avec eux des praticiens et dont tous les malades sont munis de certificats vérifiés et sur lesquels on peut, en toute confiance, tabler ; mais lorsqu’il s’agit, de grands pèlerinages de province !

Le Dr Boissarie et le Dr Cox sont obligés de se contenter de pièces délivrées par on ne sait quels médicastres, souvent mal rédigées exprès, de peur de se compromettre, lorsque ces gens savent que les malades les réclament en vue d’un voyage à Lourdes ; il n’y a aucune sécurité ; l’on ne peut se fier ni à la science, ni à la bonne foi de ces Diafoirus de cantons ; et la clinique, dans des cas qui pourraient être intéressants, se tait. L’on a cherché à remédier à cette incertitude et à ce désordre, mais toutes les solutions proposées s’avèrent, si l’on y réfléchit, vaines.

La plus sage consisterait à établir à l’hôpital un bureau de médecins vérifiant les certificats et l’état des malades quand ils débarquent, recourant, dans certains cas, aux instruments qui utilisent les rayons récemment découverts, dans des salles aménagées exprès. Oui, mais comment composer ce concile de médecins qui risqueraient d’ailleurs de n’être presque jamais d’accord et comment eux-mêmes pourraient-ils examiner à fond des fournées d’éclopés qui ne restent parfois qu’un jour ou deux à Lourdes ? — il faudrait donc empêcher ces malheureux de se baigner, et peut-être de guérir, tant qu’ils n’auraient pas passé par leurs mains ; c’est impossible !

Zola, lui, déclarait qu’il était nécessaire de photographier les plaies ; mais la photographie ne donne pas la couleur et ne pénètre point dans la profondeur des tissus ; elle ne serait donc pas, par elle-même, une garantie.

Non, l’innovation qui me semblerait à moi, la plus enviable, serait celle qui permettrait d’hospitaliser, pendant un temps plus ou moins long, les malades améliorés et en voie de guérison.

Tous s’en vont, en effet, au bout de quelques jours, avec les pèlerinages qui les ont conduits. Ils interrompent, si l’on peut dire, le traitement commencé de la Vierge. Et qui sait si de nouvelles immersions dans les piscines ou de nouvelles prières devant la grotte ne hâteraient pas le retour à la santé et ne préviendraient pas, au besoin, les rechutes ?

La clinique y gagnerait, de son côté, de pouvoir ne plus se contenter d’examens sommaires, mais de pouvoir suivre pas à pas et d’étudier de près le mode de ces guérisons.

Seulement, tout cela ne l’empêchera pas de constater, faute de preuves, moins de merveilles qu’il n’y en a en réalité, puisque, quoi qu’elle fasse, elle ignorera toujours une partie des cures opérées a Lourdes. Des alités qui ne sont pas venus avec des pèlerinages et qui sont descendus dans des hôtels ne se soucient pas, bien souvent, après une guérison, d’être interrogés et palpés, en public, pour être après cela regardés dans la ville comme des bêtes curieuses et ils partent sans mettre les pieds au bureau médical. — Ce qui prouve, entre parenthèses, que toutes les statistiques que l’on a voulu établir des miracles obtenus à Lourdes sont illusoires et inexactes.

C’est donc une question de plus ou de moins, et dès lors, que le bureau médical soit organisé d’une façon plus ou moins scientifique, peu importe ! au fond, sa véritable, sa seule utilité est ne pas perdre de vue, dans la vie, un certain nombre de miraculés dont il connaît les antécédents, qu’il a examinés aussitôt après leur guérison, qu’il examine encore, tous les ans. Si aucune récidive ne se produit, il peut alors se prononcer à coup sûr. Sans lui, aucune certitude ne s’impose. Personne ne peut, en effet, se vanter d’avoir vu un miracle à Lourdes, puisque bien des cures extraordinaires ne résistent pas à l’épreuve du temps et qu’il n’y a pas de miracle, au vrai sens du mot, si le mal n’a fait que s’endormir pour se réveiller après.

Et puis, en supposant même que l’on découvre un procédé de vérification plus sûr que celui des certificats, à quoi cela servirait-il ? La Vierge ressusciterait, demain, un mort que le camp des libres-penseurs crierait aussitôt, sur tous les toits, que cet homme était en léthargie, qu’il n’était pas trépassé ; il existera toujours, en effet, une sorte de procédure spirituelle qui permettra à des gens dont le parti est pris, de nier quand même, presque avec une certaine bonne foi, l’évidence.

Il y aura, ce soir, une petite procession ; peu nombreux, les patients tiendront tous dans la cuve du Rosaire. Je resterai simplement debout, derrière les voiturettes et les infirmes assis sur des bancs. Sauf le môme hollandais coiffé de son chapeau tyrolien vert et qui a toujours l’air d’une grenouille étendue sur le dos et les deux frères de l’Équateur dont la mère m’émeut, je n’ai plus de malades préférés dont je souhaite plus spécialement la guérison. Tous ceux qui sont rassemblés dans ce cercle sont des alités déjà vus à la grotte, des paralytiques et des tuberculeux, d’autres atteints d’affections invisibles que j’ignore.

Vers les quatre heures, je m’installe derrière deux fillettes du peuple, des flamandes pâles et bouffies qui sont assises, mais je hume, penché au-dessus d’elles, un fumet si fade, que je décampe. Les pauvres filles seront-elles libérées de ces maux cachés que cette affreuse odeur décèle ? — Je vais plus loin, à côté d’aveugles inodores qui prient.

Précédée, comme d’habitude, des suisses et des enfants de chœur, la processionnette arrive, en chantant des cantiques. Un évêque porte la monstrance, suivi par l’épiscope aux longs cheveux de la Palestine et par la troupe coutumière des prêtres en surplis et des brancardiers.

Et voici du nouveau ; aujourd’hui, les exorations se crient dans toutes les langues, en français d’abord, en anglais ensuite, puis en hollandais et en flamand.

Des prêtres de nationalités différentes, tous en soutane, sauf l’anglais en redingote, se succèdent, pour les vociférer au milieu du cirque.

L’effet est lamentable ; l’on entend à peine quelques voix qui les répètent ; les assistants se taisent, ne comprenant pas un mot à ce qui se profère. Ne serait-il pas plus simple dès lors de clamer les invocations dans la langue de l’Église, de parler latin ?

Et puis qu’est-ce que cela signifie ? les touristes d’Outre-Manche sont à peine quelques-uns ; ils ont amené deux ou trois égrotants dans leurs bagages et il faut que l’on s’adresse à Dieu en anglais. — C’est vraiment sans proportion !

Cependant, le Saint-Sacrement commence à bénir les malades, mais, je ne sais, il me semble que j’assiste à la mesquine répétition d’un grand drame ; cette réduction quasi taciturne d’immenses processions où rugissaient les foules, suscite la pitié ; personne ne prie avec entrain et les grabataires déconcertés ne paraissent plus compter sur leur guérison. Aucun qui se torde devant l’ostensoir et qui le supplie. Tous baissent la tête, alors que les cris de Babel meurent sans écho sur l’esplanade et dans les monts.

Je vois de loin les deux singes de l’Équateur qui rient et la mère qui dit ses patenôtres, le batracien hollandais qui gît, inanimé, sur sa civière ; aucun n’est même amélioré ; c’est le four terrestre et le fiasco divin !

Pour comble de malechance, le comique s’en mêle. Au moment où le Saint-Sacrement arrive de mon côté, l’un des laïques qui le précède, une ombrelle blanche à la main, adresse des gestes impérieux à un gamin en train de se démener, debout. Celui-ci continuant à gigoter, il se fâche et l’on a toutes les peines du monde à lui faire comprendre que cet enfant est atteint de la danse de saint Guy et qu’il ne peut demeurer à genoux ; — et voilà que je constate maintenant que l’évêque d’Orient, à tête de Christ, convaincu sans doute que la bénédiction du Seigneur est insuffisante pour sauver les malades, y ajoute après la sienne !

La tournée se termine et tous se dispersent.

Restent, seuls, les hollandais qui doivent quitter Lourdes, ce soir ; ils montent sur les marches du Rosaire et forment des groupes avec les malades en avant, et le petit gnome, couché sur sa civière, au milieu. — Hélas ! celui-là ne s’en va pas guéri ! — Le photographe rectifie les positions. Les jeunes hollandaises rient comme des folles ; les camériers aux ceintures violettes s’ingénient à les obliger de tenir en place. On entend le cri : ne bougez plus ! — et, après, c’est ainsi qu’une débandade d’oiseaux ; toutes s’envolent. — Ce qu’elles vont en raconter à leurs amies lorsqu’elles seront retournées dans leurs maisons penchées sur les canaux qui les mirent, dans le fond si mélancolique de la placide Hollande !

Je me rends à la clinique ; quelques prêtres assis regardent gaiement un portugais qui saute, à pieds joints, par dessus les chaises, puis se courbe en arrière et touche presque, avec sa nuque renversée, le sol.

— Un vrai clown, dit le Dr Boissarie qui ne le quitte pas des yeux et quand ce jeune homme est sorti, il m’apprend que celui-là était paralysé des bras et des jambes, qu’il était parti, dans un coupé de chemin de fer, de Lisbonne pour se rendre à Paris où il voulait consulter des médecins. Il fut poussé, il n’a jamais trop su comment, à bifurquer et à s’arrêter à Lourdes et là, après un bain dans la piscine, il a repris l’extraordinaire souplesse dont il vient de nous donner des preuves. Alors, au lieu de gagner Paris, il a voulu, pour remercier la Vierge, s’installer ici, afin d’y faire le métier de brancardier et de baigneur.

Quant à sa maladie, nous n’avons pas à nous en soucier, poursuit le Docteur, nous ignorons ses antécédents et ses causes ; cette paralysie peut fort bien être une paralysie d’origine nerveuse…

— Mais, en tout cas, interrompt un prêtre occupé à classer des notes, les médecins qui l’ont soigné n’ont pu le guérir ; il serait présomptueux de croire que ceux de Paris auraient réussi là où leurs collègues du Portugal ont échoué. Pourquoi dès lors la Sainte Vierge n’opérerait-elle pas un miracle quand il s’agit d’une affection des nerfs plus incurable souvent que beaucoup d’autres ? l’éternel argument des névroses, invoqué par les libres-penseurs, ne me semble donc pas définitif…

— L’on ne voit pas bien, en effet, répond un autre abbé, pourquoi une personne, parce qu’elle est nerveuse, serait privée des grâces accordées à celles qui ne le sont pas.

— Évidemment ; mais à quoi bon discuter ! s’écrie le Docteur ; il n’est pire sourd que celui qui ne veut entendre. Si encore l’on avait toujours affaire à des adversaires de bonne foi, mais, tenez, écoutez cette histoire, elle vous renseignera sur la mentalité de certains incroyants.

Un jour nous examinons une malade munie d’un certificat de médecin déclarant qu’elle est poitrinaire, — elle l’était, en effet ; — après un bain, elle est guérie, toutes les lésions ont disparu. Craignant néanmoins une méprise, nous télégraphions au médecin — mais sans lui annoncer la guerison — pour lui demander si cette malade qu’il soigne depuis longtemps est bien réellement une tuberculeuse et il nous répond par l’affirmative, confirme par dépêche la nature de la maladie.

Une fois rentrée chez elle, cette femme va revoir ce praticien qui s’étonne, l’ausculte, l’interroge, l’oblige à revenir trois fois, puis consent, sur ses instances à lui délivrer un certificat de guérison ; mais alors, comme il s’agit d’une cure miraculeuse de Lourdes, il atteste dans cette pièce que sa malade n’a jamais été atteinte que d’un simple rhume !

La chaleur est terrible dans ce petit bureau ; je sors accompagné par un ecclésiastique qui me dit :

— Le Dr Boissarie a raison, pourquoi discuter avec des gens qui, en face d’un miracle, chercheront quand même des causes naturelles, prononceront de grands mots qu’ils seraient sans doute bien en peine d’expliquer ainsi que Zola lorsqu’il parle de « troubles de la nutrition » à propos d’un lupus ? Le cas de Gabriel Gargam est typique à ce point de vue ; vous connaissez, je crois, ce miraculé, car je vous ai vu causer, plusieurs fois, avec lui…

— Oui, je l’ai connu aux piscines ; c’est un homme intelligent, humble et charmant.

— Bien. Je résume, en quelques mots son histoire pour vous faire mieux toucher du doigt la folie des idées qu’elle suggère aux mécréants. Il etait commis ambulant des postes. Le 17 décembre 1899, en plein hiver, son wagon est attelé en queue du rapide qui part, le soir, de Bordeaux pour Paris. Par suite d’une avarie de la machine le train reste en panne près d’Angoulême et est rejoint par l’express qui arrivait avec une vitesse de 90 kilomètres à l’heure. Le wagon-poste fut broyé et Gargam projeté à dix-huit mètres de la voie, dans la neige.

On l’y ramassa, le lendemain matin et on le porta, mourant, à l’hôpital d’Angoulême ; il était couvert de plaies, il avait une clavicule brisée, il était paralysé de la ceinture aux pieds ; il ne pouvait rien avaler et bientôt même avec une sonde qu’on lui introduisait plusieurs fois, par jour, dans l’estomac, l’alimentation devint presque impossible.

Une action en responsabilité fut engagée contre la Compagnie d’Orléans. Les médecins furent appelés à fournir des rapports et tous conclurent à l’incurabilité et à la mort, dans un délai plus ou moins bref, du malheureux. Sur le vu de ces rapports, la Compagnie, qui avait d’abord offert de payer une rente de trois mille francs, fut condamnée par jugement du tribunal civil d’Angoulême à lui en payer une de six mille, plus encore une indemnité de soixante mille francs.

Vous remarquerez que si un malade a été examiné avec soin, c’est bien celui-là et que si les médecins de la Compagnie d’Orléans, qui auraient été heureux, dans l’intérêt même de leur cliente, de le juger guérissable, ont déclaré qu’il était perdu, c’est qu’il l’était réellement.

Le pronostic était, d’ailleurs, juste ; l’état de Gargam empira ; l’on s’aperçut, un jour, que ses pieds étaient noirs ; on crut qu’ils étaient sales, mais dès qu’on toucha la peau des doigts pour les nettoyer, elle éclata et le pus jaillit. C’était la gangrène, en plus.

Gargam n’avait pas la foi, mais sa famille l’avait et priait ardemment pour lui ; la médecine s’avouant impuissante, même à le soulager, on résolut de l’emmener à Lourdes. Il se laissa faire pour ne pas désespérer sa mère, mais il ne crut pas du tout qu’il serait guéri. On le transféra sur un brancard spécial muni d’un matelas que l’on hissa dans le train. Un peu avant d’arriver en gare, à Lourdes, sa mère lui montra du doigt le grand Christ érigé sur la montagne du chemin de croix et lui demanda de lui envoyer un baiser ou tout au moins de le saluer.

Il refusa, en détournant la tête.

Amené sur son brancard aux piscines, on le fit glisser, tandis que tout le monde priait, attaché sur une planche, dans le bain. Il s’évanouit, puis rouvrit les yeux et se dressa debout. Cet homme, épuisé par vingt mois de maladie, réduit à l’état d’un squelette, marcha ; la gangrène avait disparu, les pieds étaient maintenant sains ; plus de paralysie et l’estomac qui ne supportait même plus, ces derniers jours, le passage de la sonde, digéra facilement tous les mets ; l’on peut dire qu’en un bond Gargam ressuscita.

— Oui, et ce qui me frappe, c’est qu’il n’avait pas la foi, ou du moins s’il l’avait, c’était à l’état oublié, éteint depuis son enfance. De tous les entretiens que j’eus avec lui, il me semble résulter qu’il fut l’objet d’un double miracle ; il crut en même temps qu’il fut guéri ; les deux eurent lieu, spontanément, à la même minute. Alors que devient la foi qui autosuggestionne d’avance le malade, la foi qui guérit de Charcot ?

— Je l’ignore ; mais contrairement au diagnostic du médecin en chef de l’hôpital d’Angoulême qui vit dans la paralysie de Gargam une maladie de la moelle, à marche progressive, les incrédules, aussitôt après le miracle, déclarèrent que cette paralysie ne pouvait être qu’une paralysie d’origine nerveuse.

— Et la gangrène, elle était, elle aussi, d’origine nerveuse ?

— Je ne pense pas, répondit, en riant, l’abbé ; mais, en admettant même qu’ils aient raison sur la nature de la maladie, il leur resterait à expliquer la guérison instantanée de la gangrène, les forces revenues, sans convalescence, après plus d’une année d’inanition, l’estomac rétabli, en une seconde.

— Eh bien mais, ils répliqueront que ce sont là les effets du saisissement causé par l’eau froide, les bienfaits de réaction de l’hydrothérapie. Seulement, s’ils croient à la puissance de cette thérapeutique, pourquoi, diable, ne l’appliquent-ils pas, dans des cas pareils, à Paris ? L’on peut faire de l’hydrothérapie autre part qu’ici et même beaucoup mieux, car enfin, il n’est pas d’établissement de bains qui soit plus mal outillé que celui de Lourdes, puisqu’il ne possède, pour tout appareil, que des baignoires d’eau sale.

Et ils pourraient, pendant qu’ils y sont, pratiquer le système des piscines, où l’on baigne des femmes sans s’occuper de savoir si elles sont indisposées et si elles ont terminé leur digestion. Je serais bien curieux de connaître les résultats qu’obtiendraient, à la Salpêtrière par exemple, ces essais de traitement sur les affections nerveuses des femmes qu’on y soigne !