Les Frères Karamazov, traduction Halpérine-Kaminsky et Morice/Épilogue

La bibliothèque libre.


ÉPILOGUE


I

Le cinquième jour après le prononcé du jugement, vers huit heures du matin, Alioscha vint chez Katherina Ivanovna pour s’entendre avec elle au sujet d’une question qui les intéressait tous deux. Il avait d’ailleurs une prière à lui faire de la part de Dmitri.

Elle se tenait assise dans ce même salon où elle avait naguère reçu Grouschegnka. Ivan Fédorovitch était dans une pièce voisine ; il délirait. Aussitôt après la scène du tribunal, Katherina Ivanovna avait fait transporter Ivan chez elle, sans égard pour les jugements du monde. Une de ses tantes était partie pour Moscou, l’autre était restée : mais elles auraient pu partir toutes deux, la décision de Katherina Ivanovna n’en eût pas été changée ; elle était décidée à soigner elle-même Ivan Fédorovitch, avec l’aide des docteurs Varvinsky et Herzenschtube. Quant au célèbre médecin de Moscou, il y était retourné, refusant de se prononcer sur l’issue de la maladie. Varvinsky et Herzenschtube s’efforçaient de rassurer Katherina Ivanovna et Alioscha, sans toutefois leur donner des espérances certaines.

Alioscha visitait le malade deux fois par jour. Mais, ce matin-là, il venait pour une affaire toute particulière, très-difficile à exposer, et il se hâtait, étant appelé ailleurs par une autre importante affaire dans cette même matinée.

Katherina Ivanovna et Alioscha causaient depuis un quart d’heure. Elle était pâle, très-fatiguée, très-agitée et semblait pressentir le but de la visite d’Alioscha.

— Ne vous inquiétez pas de ses intentions. D’une façon ou d’une autre il faut qu’il s’évade. Ce pauvre garçon, ce héros d’honneur et de conscience… Je ne parle pas de Dmitri, je parle de celui qui est malade, ici, — m’a depuis longtemps déjà expliqué divers plans d’évasion. Il a même fait des démarches… je vous en ai déjà parlé. Voyez-vous, ce sera sans doute à la troisième étape, quand les condamnés seront envoyés en Sibérie. Ivan Fédorovitch a fait le voyage exprès pour connaître le chef de la troisième étape. Mais on ne sait pas encore qui conduira le détachement. D’ailleurs cela n’est jamais connu à l’avance. Je vous montrerai demain, dans tous les détails, les plans que m’a remis Ivan Fédorovitch, la veille du jugement… C’était l’autre jour, vous rappelez-vous ? ce soir où vous nous avez surpris à nous quereller. Il descendait dans l’escalier, et moi, en vous apercevant, je l’ai prié de revenir. Savez-vous à propos de quoi nous nous querellions ?

— Non.

— Alors il vous a caché cela ? Il s’agissait précisément de ces plans d’évasion. Déjà trois jours auparavant il m’avait expliqué les principaux points de ses plans : il voulait que Dmitri, s’il était condamné, s’enfuît à l’étranger avec cette créature ; et c’est alors que je me suis fâchée, je ne sais pourquoi moi-même… ce n’était certes pas à cause d’elle ! s’écria Katharina Ivanovna les lèvres tremblantes de colère. Mais Ivan Fédorovitch me crut jalouse d’elle et par conséquent encore éprise de Dmitri. Voilà la cause de notre première querelle. Je ne voulus pas donner d’explication ; m’excuser m’était impossible et je souffrais qu’un tel homme pût se tromper au point de me croire encore esclave de mon amour passé pour ce… et cela après que je lui avais dit moi-même que je n’aimais plus Dmitri, et que je l’aimais, lui, Ivan, et lui seul ! Ce n’était pourtant que de la colère et du mépris que j’avais pour ce couple… Trois jours après cette première querelle, il m’apporta, justement le soir où vous êtes venu, une enveloppe cachetée que je devais ouvrir dans le cas où il lui arriverait quelque chose, à lui, Ivan, quelque chose qui le mît dans l’impossibilité d’agir en personne. Oh ! il avait le pressentiment de sa maladie… Il m’avertit que cette enveloppe contenait les plans d’évasion et que, s’il mourait ou tombait malade, je devrais, à sa place, sauver Mitia. Il me laissa en même temps dix mille roubles. Je fus vivement impressionnée par ce fait que, tout jaloux qu’il fût de Dmitri à cause de moi, et convaincu que je le lui préférais encore, Ivan n’abandonnât pas son frère et que ce fût à moi — à moi ! — qu’il confiât le soin de le sauver. Quelle sublime abnégation ! Vous ne pouvez comprendre toute la grandeur de cette action, Alexey Fédorovitch ! J’étais au moment de tomber à genoux devant lui, mais j’ai craint aussitôt qu’il ne prît cette démonstration pour un témoignage de ma joie à la pensée que Dmitri serait sauvé. La possibilité d’une telle injustice m’irrita si fort, qu’au lieu de lui baiser les pieds je lui fis une nouvelle scène. Oh ! je suis très-malheureuse ! Quel terrible caractère ! Vous verrez, il sera obligé de m’abandonner pour une autre qui lui fera une vie plus facile… comme Dmitri, mais alors… Alors je me tuerai. Au moment où vous êtes arrivé, ce soir-là, et où j’ai ordonné à Ivan de revenir, quand vous êtes entré tous deux, ses regards dédaigneux me jetèrent dans une telle colère que je m’écriai tout à coup — vous vous en souvenez ? — que c’était lui, lui seul qui m’avait dit que Dmitri était l’assassin. Je le calomniais, car jamais il ne m’a dit une telle chose, et c’est moi seule qui accusais Dmitri. C’est toujours ma violence qui fait tout le mal ! Car je suis encore la seule cause de cette maudite scène devant le tribunal ; il voulait me prouver qu’il avait l’âme noble, que je pouvais aimer son frère, qu’il ne le perdrait pas par vengeance, par jalousie… et c’est pourquoi il a dit devant le tribunal ce que vous savez !… C’est moi qui ai fait tout le mal !…

Jamais encore Katia n’avait fait de tels aveux à Alioscha. Il comprit qu’elle était dans cette intolérable situation où le cœur le plus orgueilleux succombe sous le poids de ses maux, et il connaissait aux souffrances de la jeune fille une autre cause encore, bien qu’elle la cachât depuis la condamnation de Mitia : elle souffrait à la pensée de sa trahison devant le tribunal, et il pressentait que la conscience droite qui dirigeait cette âme violente lui prescrivait d’avouer aussi cette autre cause de ses souffrances et de l’avouer précisément devant lui, le frère de la victime : — terrible aveu qui n’irait pas sans larmes, sans crise peut-être. Il redoutait cet instant et voulait l’épargner à Katlierina Ivanovna. Mais sa mission n’en devenait que plus difficile. Pourtant il ramena de nouveau la conversation sur Mitia.

— Ne craignez pas pour lui, reprit Katia. Ses hésitations ne sont que momentanées, je le connais trop. Soyez sûr qu’il finira par consentir à fuir, surtout si ce n’est pas immédiat, si on lui laisse le temps de se décider. Ivan Fédorovitch sera guéri vers ce temps-là et conduira lui-même l’affaire, de sorte que je n’aurai pas à m’en mêler. D’ailleurs Dmitri peut-il refuser ? Peut-il abandonner cette créature ? Car on ne les laisserait pas ensemble au bagne. C’est vous surtout qu’il craint, c’est votre blâme « au point de vue moral ». Il faut avoir la générosité de lui permettre de s’évader, puisque votre sanction est si nécessaire, ajouta-t-elle avec ironie.

Elle se tut un instant, sourit et continua.

— Il parle d’hymnes à chanter, de croix à porter, d’un certain devoir ; je m’en souviens, Ivan Fédorovitch m’a répété tout cela… Si vous saviez en quels termes ! si vous saviez combien il aimait ce malheureux au moment où il m’en parlait, — et combien peut-être il le haïssait en même temps ! Et moi je l’écoutais parler, je le regardais pleurer et je souriais. Ô créature ! créature abominable que je suis ! C’est moi qui l’ai rendu fou ! Mais l’autre, le condamné, est-il capable de souffrir ! Lui, souffrir ? Jamais ! Des êtres comme lui sont à l’abri des souffrances morales…

Une sorte de haine, de dégoût, vibrait dans sa voix. « Et pourtant c’est elle qui l’a dénoncé ! Eh bien, peut-être ne le hait-elle que par conscience de sa culpabilité envers lui », pensa Alioscha.

Les dernières paroles de Katia impliquaient une sorte de provocation, mais Alioscha ne la releva pas.

— C’est pour cela que je vous ai fait venir aujourd’hui, pour que vous me promettiez de le convaincre. Mais peut-être jugez-vous qu’il serait malhonnête, médiocre, de s’évader, peut-être encore… pas chrétien ? dit Katia en accentuant sa provocation.

— Non… rien… je lui dirai tout… murmura Alioscha. Il vous prie de venir aujourd’hui, dit-il tout à coup en la regardant en face.

Elle tressaillit et fit un mouvement en arrière.

— Moi ! est-ce possible ? fit-elle en pâlissant.

— C’est possible et c’est nécessaire, dit Alioscha d’un ton ferme. Il a plus que jamais besoin de vous. Je ne vous aurais pas parlé de cela, je ne vous aurais pas causé cette souffrance sans nécessité. Il est malade, il est comme fou, il vous demande. Ce n’est pas une réconciliation qu’il veut : montrez-vous seulement sur le seuil de sa cellule. Il comprend combien il est coupable envers vous. Il ne vous demandera pas votre pardon : « On ne peut pas me pardonner », dit-il lui-même. Il veut seulement vous voir sur le seuil de sa cellule.

— Vous… comme cela, tout à coup… murmura Katia. Je pressentais depuis longtemps que vous viendriez me demander cela… Je savais bien qu’il m’appellerait… C’est impossible.

— Soit, impossible, mais vous le ferez ; souvenez-vous que c’est la première fois qu’il a le remords de tout le mal qu’il vous a fait, la première fois, car, jusqu’à ce jour, il ne pouvait même comprendre toute la profondeur de ce mal. Il répète que si vous refusez de venir, alors « il sera toujours malheureux ». Entendez-vous ? un condamné à vingt ans de travaux forcés demande une minute de bonheur I N’aurez-vous pas pitié ? Songez qu’il est innocent, dit Alioscha avec un air de défi. Ses mains sont pures du sang paternel ; au nom des souffrances infinies de l’avenir, venez maintenant, venez ! il va entrer dans les ténèbres… Sur le seuil, seulement sur le seuil !… vous devez, vous devez consentir.

— Je le dois… mais je ne le peux pas, fit Katia en sanglotant. Il me regarderait… Je ne puis.

— Vos yeux et les siens doivent se rencontrer. Comment, si vous refusez, aurez-vous le courage de vivre ensuite ?

— Plutôt souffrir toute ma vie durant !

— Vous devez venir ! vous devez venir !

— Mais pourquoi aujourd’hui ? pourquoi tout de suite ?… Je ne puis pas abandonner le malade.

— Pour un instant, vous le pouvez… Rien qu’un instant ! Si vous ne venez pas, Dmitri aura le délire cette nuit. Je ne vous mens pas ! grâce !

— C’est moi qui vous demande grâce ! dit avec amertume Katia, et elle fondit en larmes.

— Vous venez, alors ! dit Alioscha en la regardant pleurer, je vais lui dire que vous venez tout de suite.

— Non ! pour rien au monde ! Ne lui dites rien ! s’écria Katia épouvantée. Je viendrai, mais ne le lui dites pas, car… peut-être n’entrerai-je pas… Je ne sais pas encore…

Sa voix mourut dans un sanglot. Elle respirait péniblement. Alioscha se leva.

— Et si je rencontrais quelqu’un ? dit-elle tout bas en pâlissant de nouveau.

— C’est pourquoi il faut venir tout de suite : il n’y a personne maintenant, vous pouvez m’en croire. Nous vous attendons, dit-il avec fermeté.

Il sortit.

II

Il se hâta vers l’hôpital où était maintenant Mitia. Dès le lendemain du jugement, il avait eu un accès de fièvre nerveuse et avait été envoyé à cet hôpital, où d’abord on lui assigna un lit dans la salle commune des condamnés. Mais le docteur Varvinsky, sur la prière d’Alioscha, de madame Khokhlakov, de sa fille et de bien d’autres, avait fait mettre Mitia dans une chambre à part. Il est vrai qu’à la porte se tenait un factionnaire et que la fenêtre était grillagée : Varvinsky pouvait donc être rassuré sur les conséquences de sa complaisance. On avait aussi permis aux parents et aux amis du malade de le visiter. Mais Alioscha et Grouschegnka profitaient seuls de cette permission. Alioscha s’était entendu avec Varvinsky pour empêcher le séminariste Rakitine de parvenir jusqu’à Mitia.

Alioscha trouva son frère assis sur sa couchette, dans sa robe d’hôpital. Dmitri avait un peu de fièvre, sa tête était entourée d’une serviette mouillée de vinaigre et d’eau. Il jeta un regard vague sur Alioscha ; il y avait aussi de l’appréhension dans ce regard.

En général, depuis sa condamnation, il était devenu très-absorbé. Il restait toute une demi-heure sans parler, semblant réfléchir sur quelque pénible sujet, et oubliait ceux qui l’entouraient. S’il sortait de sa rêverie, c’était pour dire toute autre chose que ce qu’il voulait dire. Il avait parfois pour son frère de singuliers regards de pitié et se sentait évidemment moins à l’aise avec lui qu’avec Grouschegnka. Non qu’à celle-ci même il parlât beaucoup, mais dès qu’elle entrait il souriait, son visage se rassérénait.

Alioscha s’assit en silence auprès de Dmitri. Dmitri l’attendait avec impatience, pourtant il n’osait pas l’interroger. Il estimait impossible que Katia consentît à venir, mais il songeait que, si elle ne venait pas, la vie serait désormais intolérable pour lui. Alioscha devinait ce sentiment.

— Et ce Trifon Borissitch ? dit soucieusement Mitia. On dit qu’il a démoli toute son auberge. Il lève les feuilles des parquets, il a jeté à bas toute sa « galderie[1] ». Il est toujours à la recherche du trésor, des quinze cents roubles que le procureur prétend que j’ai cachés dans cette auberge. Il s’est mis à cette belle besogne à peine rentré chez lui. C’est bien fait ! le scélérat ! C’est le garçon d’ici qui m’a raconté tout cela.

— Écoute, dit Alioscha, elle viendra, mais je ne sais quand ; aujourd’hui, demain, je ne sais. Mais elle viendra, c’est sûr.

Mitia tressaillit. Il voulut parler, il ne le put. Cette nouvelle lui causait une émotion profonde. Il aurait évidemment désiré des détails sur l’entrevue de Katherina Ivanovna et d’Alioscha, mais il n’osait les demander. Un mot cruel ou dédaigneux de Katia eût été pour lui, en ce moment, un coup de couteau.

— Elle a dit entre autres choses qu’il fallait tranquilliser ta conscience au sujet de l’évasion. C’est elle qui conduira l’affaire si Ivan n’est pas guéri à ce moment.

— Tu m’en as déjà parlé, dit Mitia.

— Et toi, tu as déjà eu le temps de répéter cela à Grouscha, remarqua Alioscha.

— Oui, avoua Mitia… Elle ne viendra pas ce matin, continua-t-il en regardant timidement son frère. Elle ne viendra que ce soir. Quand je lui ai dit, hier, que Katia agissait, elle n’a rien répondu d’abord, mais ses lèvres se sont contractées, puis elle a murmuré : « Soit ! » Elle sent que c’est nécessaire. Je ne l’ai pas interrogée, j’ai craint… Je crois qu’elle a compris que c’est Ivan que Katherina Ivanovna aime, et non plus moi.

— Est-ce bien vrai ?

— Peut-être non… Enfin, elle ne viendra pas ce matin, je l’ai chargée d’une commission… Écoute, notre frère Ivan est un homme supérieur, c’est à lui de vivre, il guérira.

— Imagine-toi que Katia ne met presque pas en doute cette guérison.

— Alors c’est qu’elle est convaincue qu’il mourra ; c’est la frayeur qui la fait parler ainsi.

— Ivan a une forte constitution. Moi aussi, je crois à sa guérison, dit Alioscha d’un air inquiet.

— Oui, il guérira, mais je te dis qu’elle a la conviction qu’il mourra. Elle doit beaucoup souffrir…

Un silence.

— Alioscha, j’aime beaucoup Grouscha, dit tout à coup Mitia d’une voie entrecoupée de sanglots.

— On ne la laissera pas t’accompagner là-bas, s’empressa de répondre Alioscha.

— C’est ce que je voulais dire… et puis… Si l’on me bat en route ou là-bas, je ne le supporterai pas : je tuerai et l’on me fusillera. Vingt ans ! On me tutoie déjà ici, oui, les garçons me disent tu. Toute cette nuit j’ai réfléchi : eh bien ! non, je ne suis pas en état de supporter… Je n’ai pas la force… Moi qui voulais chanter des hymnes ! Je ne puis pas même tolérer le tutoiement des garçons d’hôpital ! Pour Grouscha, pourtant, je supporterais tout, tout, sauf le knout… Mais on ne la laissera pas m’accompagner là-bas.

Alioscha sourit doucement.

— Écoute, frère, une fois pour toutes, voici mon opinion là-dessus, et tu sais que je ne mens pas. Tu n’es pas en état de porter cette croix, tu n’es pas prêt, et tu ne l’as pas méritée. Si tu avais tué ton père, je regretterais que tu voulusses te soustraire à l’expiation, mais tu es innocent et ta condamnation est injuste. Puisque tu voulais te régénérer par la souffrance, garde toujours présent à ta pensée cet idéal de la régénération, cela suffira. Le fait de te dérober à cet horrible avenir t’imposera seulement l’obligation de te soumettre plus strictement que personne à la loi du devoir. Peut-être cette nécessité de tendre toujours plus haut sera-t-elle plus efficace à te régénérer que toutes les souffrances du bagne, car tu les supporterais mal, et peut-être, ayant tant souffert, t’estimerais-tu « quitte ». Ton avocat a dit vrai à ce propos : il n’est pas donné à tous de porter de lourds fardeaux, il y a des hommes qui succombent… Voilà mon opinion, si elle t’est si nécessaire. Si d’autres avaient à répondre pour toi, si des officiers, des soldats devaient être compromis par ton évasion, « je ne te permettrais pas de t’évader », dit Alioscha en souriant. Mais on dit, on assure — et c’est le chef de l’étape qui parlait ainsi à Ivan — qu’avec adresse on peut faire cela sans danger pour personne. Certes, il est malhonnête de corrompre les consciences, même dans ce cas, mais ici je ne suis plus juge, car, si Ivan et Katia m’avaient confié la direction de l’affaire, je sais que je n’aurais pas hésité à employer la corruption, je dois te le dire en mon âme et conscience… Je crois avoir prévu toutes tes objections.

— En revanche, c’est moi qui ne me le pardonnerai pas ! s’écria Mitia. Je m’évaderai, c’était déjà décidé : est-ce que Mitia Karamazov peut ne pas fuir ? Mais je ne me le pardonnerai pas et je consacrerai toute ma vie à expier cette faute. N’est-ce pas ainsi que parlent les Jésuites ? Voilà ce que nous sommes, toi et moi, mon frère, des Jésuites !

— En effet, dit Alioscha gaiement.

— Je t’aime ! tu dis toujours la vérité pure, sans rien dissimuler ! Donc, j’ai pris Alioscha en flagrant délit de jésuitisme ! Je voudrais t’embrasser des pieds à la tête pour cela !… Mais je vais achever de te faire mes confidences. Voici ce que j’ai résolu, si je réussis à m’évader, avec de l’argent et un passe-port, et si j’arrive en Amérique, j’aurai du moins cette pensée consolante que ce n’est pas pour mon plaisir que je consens à revivre. En vérité, c’est un autre bagne, et qui vaut celui de la Sibérie, que j’irai chercher en Amérique, car Sibérie, Amérique, cela se vaut, Alexey. Que le diable emporte cette Amérique ! je la hais déjà… Soit, j’aurai Grouscha : mais regarde-la ! est-ce une Américaine ? C’est une Russe, Russe jusqu’aux moelles ! Elle aura le mal du pays, et sans cesse je penserai que je suis la cause de son malheur, qu’elle porte sans l’avoir méritée une croix aussi lourde que la mienne. Pourrai-je supporter les smerdes du nouveau monde ? Et pourtant je suis pire, peut-être, que le pire d’entre eux !… Oui, je la hais, cette Amérique. Ah ! les Yankees ! Ils peuvent être tous de grands ingénieurs ou n’importe quoi de plus grand encore, mais que le diable les emporte ! Ce ne sont pas là mes gens !… J’aime la Russie, Alexey, j’aime le Dieu russe, tout vaurien que je sois ! Oui, je crèverai là-bas ! s’écria-t-il tout à coup avec un éclair dans les yeux.

Sa voix tremblait.

— Nous irons donc là-bas avec Grouscha. Nous nous mettrons à travailler dans la solitude, parmi les ours, quelque part, bien loin. On dit qu’il y a encore des Peaux-Rouges : nous irons au pays des derniers Mohicans et nous apprendrons leur langue. Ce sera notre vie pendant trois ans. Nous apprendrons aussi à parler l’anglais, comme les Anglais eux-mêmes, et quand nous en serons là, plus d’Amérique : nous revenons en Russie, citoyens américains. N’aie pas peur, nous ne rentrerons pas dans cette ville, nous irons loin au Nord ou au Sud. Je serai changé, elle aussi : d’ailleurs, je me ferai faire une mouche dans la joue, ou bien je m’arracherai un œil, ou je porterai une barbe blanche, longue d’un arschine (car le mal du pays me fera vite vieillir !) et l’on ne me reconnaîtra pas. Et puis, si l’on me reconnaît, qu’on me déporte ! Cette fois, je ne m’évaderai pas, ce sera le signe de la fatalité. Sinon je labourerai dans un lieu reculé, et toujours je me ferai passer pour Américain. Voilà mon plan, je n’y changerai rien. L’approuves-tu ?

— Oui, dit Alioscha pour ne pas le contredire. Après un court silence, Mitia reprit :

— Que dis-tu des piéges qu’on m’a tendus ?

— N’importe ! on t’aurait toujours condamné, dit Alioscha en soupirant.

— Oui, on en a assez de moi, ici. Que Dieu les bénisse !… Pourtant c’est dur…

Un silence.

— Alioscha ! Tue-moi tout de suite. Viendra-t-elle ou non ? Qu’a-t-elle dit !

— Elle viendra, mais je ne sais si ce sera aujourd’hui. Cela lui est pénible, dit Alioscha doucement.

— Je le crois ! je le crois bien ! Oh ! je deviendrai fou ! Et Grouscha qui ne cesse de me regarder ! Elle comprend… Dieu ! dirige-moi ! Qu’est-ce que je demande ? Katia ! Mais est-ce que je comprends ce que je demande ? Oh ! la violence des Karamazov ! Oh, les âmes viles ! Non, je ne suis pas capable de souffrir, je ne suis qu’un vaurien !…

— La voilà, s’écria Alioscha.

La porte s’était ouverte, Katia apparut. Elle s’arrêta sur le seuil, ses yeux hagards cherchaient Mitia. Il se leva vivement, pâle d’effroi, mais aussitôt, un sourire timide, suppliant, effleura ses lèvres, et tout à coup, comme entraîné par une force irrésistible, il tendit les bras vers Katia. Elle se jeta vers lui et le fît asseoir sur le lit. Elle-même s’assit auprès de lui. Elle lui serrait les mains avec force et tremblait. À plusieurs reprises, tous deux, ils voulurent parler, mais ils s’arrêtaient et se regardaient fixement.

Deux minutes se passèrent ainsi.

— As-tu pardonné ? put enfin murmurer Mitia, et, s’adressant à Alioscha, il lui cria avec une joie étrange : « Entends-tu ce que je lui demande ? entends-tu ? »

— Ton cœur est généreux, c’est pourquoi je t’ai aimé, dit Katia. Tu n’as pas besoin de mon pardon. C’est à toi de pardonner. Mais que tu me pardonnes ou non, tu as blessé mon âme et j’ai blessé la tienne pour jamais. D’ailleurs il le fallait…

La respiration lui manqua.

— Pourquoi suis-je venue ? Pour baiser tes pieds, pour serrer tes mains jusqu’à la douleur, tu te rappelles, comme à Moscou, pour te dire une fois encore que tu es mon Dieu, que tu es ma joie, te dire que je t’aime follement, s’écria-t-elle avec un sanglot.

Elle appliqua ses lèvres avec avidité sur la main de Mitia et éclata en pleurs.

Alioscha demeurait immobile, interdit, confus. Il n’avait pas prévu cette scène.

— L’amour est mort, Mitia, reprit-elle, mais le passé m’est douloureusement cher. Ne l’oublie pas. Et, maintenant, pour ce seul instant, rêvons que ce qui aurait pu être soit, fit-elle avec un sourire pénible. Pourtant tu en aimes une autre, j’en aime un autre. N’importe, je t’aimerai toute ma vie ! Et toi aussi, tu ne cesseras pas de m’aimer, le savais-tu ? Oui, oh ! oui, aime-moi toute ta vie ! soupira-t-elle d’une voix tremblante et menaçante à la fois.

— Oui, je t’aimerai, et… sais-tu, Katia, sais-tu qu’il y a cinq jours, ce soir-là, je t’aimais ? Quand tu es tombée évanouie et qu’on t’a emportée, je t’aimais ! Toute ma vie ce sera toujours de même…

Ainsi se parlaient-ils en mots incohérents et exaltés ; ils se trompaient peut-être, mais ils étaient sincères, ils n’avaient pas d’arrière-pensée.

— Katia ! s’écria tout à coup Mitia, crois-tu que j’aie tué ? Je sais que maintenant tu ne le crois pas, mais alors… au moment où tu m’accusais, le croyais-tu vraiment ? L’as-tu jamais vraiment cru ?

— Je ne l’ai jamais cru. Je te détestais, je me persuadais que tu avais… Mais, aussitôt après ma déposition, j’ai cessé de le croire. Je suis venue ici pour te faire réparation… je l’oubliais…

— Cela t’est pénible, femme ! dit Mitia.

— Laisse-moi, murmura-t-elle. Je reviendrai, mais… maintenant… c’est trop…

Elle se leva. Tout à coup, elle jeta un cri et recula.

Grouschegnka venait d’entrer. Personne ne l’attendait. Katia s’élança vers la porte, mais s’arrêta devant Grouschegnka, devint blanche, d’une blancheur de craie et sanglota ces mots d’une voix à peine perceptible :

— Pardonnez-moi.

L’autre la regarda en face, et, après un court silence, lui dit d’une voix perfide :

— Nous sommes méchantes, ma petite mère, vous et moi, toutes deux : pouvons-nous donc nous pardonner ? Mais sauve-le, et je prierai pour toi pendant toute ma vie.

— Et tu lui refuses ton pardon ! cria Mitia.

— Sois tranquille, je le sauverai ! se hâta de dire Katia, et elle sortit vivement.

— Et tu as pu lui refuser ton pardon quand elle te le demandait ! répéta Dmitri avec amertume.

— Ne lui fais point de reproches, Mitia ! Tu n’en as pas le droit, observa Alioscha.

— C’est son orgueil qui parlait, non pas son cœur, dit avec dégoût Grouschegnka. Quand elle t’aura sauvé, je lui pardonnerai, et…

Elle se tut soudainement, comme si elle refoulait ses sentiments au fond d’elle-même. D’ailleurs, nous devons ajouter qu’elle était entrée par hasard, sans s’attendre à rencontrer Katherina Ivanovna.

— Alioscha, cours-lui après, reprit avec violence Mitia, dis-lui… je ne sais quoi… ne la laisse pas partir ainsi !

— Je reviendrai ce soir, répondit Alioscha en serrant la main de son frère.

Il rejoignit Katia. Elle marchait vite. En entendant le pas d’Alioscha elle se retourna et lui dit :

— Non, devant cette femme-là, il m’est impossible de m’humilier. Je l’ai priée de me pardonner, parce que je voulais tout expier, et elle a refusé… Je l’aime pour cela ! je l’aime pour cela !

Les yeux de Katia brillaient de colère.

— Mon frère n’avait pas prévu cela, murmura Alioscha. Il était si sûr qu’elle ne viendrait pas…

— Sans doute, laissons… Adieu, je vous en prie…

III

Deux semaines s’étaient écoulées ; le départ des condamnés était fixé pour le matin de ce jour. Ivan Fédorovitcli, encore malade, ne pouvait rien pour son frère. Katherina Ivanovna, inquiète, toujours partagée entre ses deux amours pour ces deux êtres si différents et si semblables, Ivan, Dmitri, cet esprit et ce cœur, mais ces deux sensuels, ces deux Karamazov, — ne savait que faire. Quitter Ivan, malade, et qui avait besoin de soins dévoués, elle ne pouvait s’y résoudre. Mais la pensée d’abandonner Mitia, de le laisser entrer, comme avait dit Alioscha, dans les ténèbres, subir son injuste condamnation, agoniser de la mort lente des bagnes sibériens, cette pensée lui était insupportable.

— Alexey Fédorovitch, disait-elle à Alioscha qu’elle avait mandé deux heures avant le départ du convoi, que faire ? Je n’ai d’espoir qu’en vous ; il me semble que vous trouverez les moyens de nous sauver tous ; parlez, dites, que faire ? Lequel des deux faut-il abandonner ? car il faut choisir ! ajouta-t-elle en se tordant les mains.

— Oui, il faut choisir, répéta Alioscha d’une voix étrange, oui, Katherina Ivanovna, le moment est venu, il faut choisir.

— Je vous comprends, je sais tout ce que vous pensez, je sais qu’en vous-même vous condamnez mes tergiversations. Quel est celui que j’aime, n’est-ce pas ? Si c’est Ivan ce ne peut-être Mitia, n’est-ce pas ?

Alioscha sourit.

— Pourquoi riez-vous ? demanda doucement la jeune fille.

Si c’est Ivan, ce ne peut-être Dmitri

— Eh bien ?

— Qui sait ? Peut-être est-ce Karamazov que vous aimez…

— Oh ! Alioscha, cessez, vous me faites souffrir ! Voyez-vous, tranchez vous-même mes doutes. Dites, qui faut-il que j’aime ?

Elle était belle comme au moment tragique de sa déposition devant le tribunal. À coup sûr elle parlait sincèrement : comme alors, elle jouait maintenant encore tout son avenir, sur un mot. Alioscha devint très-grave. Il prit dans les siennes les mains de la jeune fille et lui répondit d’une voix profonde.

— J’y ai beaucoup pensé, toute cette nuit. Si mon frère Ivan ne devait point guérir, je refuserais de vous donner un conseil. Mais j’ai revu hier au soir le docteur Varvinsky, et il assure qu’Ivan guérira si le traitement actuel continue : « Des soins de femme, et de femme aimante et intelligente, la science n’a pas encore inventé pour les maladies mentales une médication meilleure que celle-là : si Katherina Ivanovna continue à être la garde-malade d’Ivan Fédorovitch, il guérira ; j’ai déjà constaté une amélioration dans son état. Mais je ne puis dire combien de temps le traitement durera. Il faut compter des semaines, peut-être des mois. » Ce sont les propres paroles du docteur. Vous êtes donc nécessaire ici, Katherina Ivanovna. C’est une grande tâche que vous accomplissez, une tâche digne de vous, et peut-être, continua-t-il d’une voix changée, fallait-il qu’Ivan vous dût la vie pour que pût s’établir entre vos deux âmes l’harmonie absolue qui fait le bonheur. Quant à Mitia, sa destinée l’entraîne loin de vous. Il aime une autre femme, en est aimé. Vous disiez un jour que vous ne cesseriez jamais de veiller sur lui : veillez, Katherina Ivanovna, veillez sur le malheureux, veillez de loin comme vous auriez fait de près. Puisque vous croyez lui devoir une grande reconnaissance, acquittez-vous en l’aidant à supporter la vie très-dure qui sera la sienne, quelle que soit l’issue des circonstances présentes. Pour l’évasion, je puis vous suppléer ; je pense même que, sans quelques différends récemment survenus entre Ivan et moi, c’est moi qu’il aurait chargé du soin de diriger, à son défaut, cette affaire. Confiez-moi les sommes, expliquez-moi les plans, il me semble que je réussirai. Ayez confiance en moi.

Il serra fortement les mains de Katia.

— C’est cela, c’est cela ! Alioscha, mon cher ami (car maintenant je ne vous appellerai plus autrement), Ivan avait raison, il m’a dit souvent qu’il y avait « en ce petit bonhomme », — pardon, c’est de vous qu’il parlait, — plus de force de volonté qu’il n’en avait jamais vu chez personne. Oui, il semble que toutes les énergies de votre race se soient concentrées en vous pour concourir vers de nobles buts, tandis qu’en d’autres, ajouta-t-elle avec un soupir, elles se sont dévoyées. Certes, j’ai confiance en vous. Tenez, voyez-vous ces deux enveloppes ? Prenez celle-ci : il y a trente mille roubles. Celle-là contient les plans. Tout est préparé. Vous n’aurez qu’à suivre les indications. Savez-vous qui conduira le détachement ?

— Oui, c’est un certain Konstantin Semenovitch Bondarev.

— Quel homme est-il ?

— Ce que je sais de lui n’est pas très-rassurant. C’est une nature violente et bornée, et par cela même peut-être incorruptible.

— Mon Dieu ! que faire alors ?

— Les soldats importent plus ici que le chef.

— C’est vrai ! N’oubliez pas que le chef de la troisième étape nous est acquis.

— Je le sais… Avant de partir, je voudrais revoir Ivan.

— Venez, mais ne lui parlez pas. Et s’il ne vous voit pas, n’attirez pas son attention. Les docteurs m’ont expressément recommandé de varier le moins possible les visages autour de lui.

Alioscha entra derrière Katherina Ivanovna dans la chambre où Ivan était couché. Il sourit doucement à la jeune fille. Un éclair de lucidité brilla dans ses yeux, mais s’éteignit aussitôt, et une, vague expression de terreur se répandit sur ses traits. Katia le considéra quelque temps en silence, puis se retourna vers Alioscha. Deux larmes roulaient sur son visage.

— Sortons, lui dit-elle à voix basse.

Alioscha jeta un long regard sur son frère.

— Il guérira, dit-il d’une voix douce et ferme à Katia, quand il fut revenu dans le salon, il guérira !

— Absolument ! il guérira absolument, c’est ce que j’ai toujours pensé. D’ailleurs vous aviez raison, je ne le quitterai pas, je ne dois pas le quitter ! s’écria-t-elle avec exaltation. Il n’a que nous deux au monde, Alioscha. Mais vous, outre que vous avez mission de sauver votre autre frère, l’avenir vous séparera nécessairement de l’un et de l’autre ; moi, au contraire, Ivan Fédorovitch peut être mon propre avenir.

— Adieu, Katia.

— Adieu, frère, et adieu aussi à celui qui s’en va. Portez-lui la dernière prière de celle qui lui a fait tant de mal. Je ne veux pas le revoir maintenant, mais dites-lui que nous nous reerrons… plus tard… tous heureux… dites-lui que je ne cesserai jamais de l’aimer et priez-le de me bénir ; de me pardonner… de me pardonner ! répéta-t-elle avec violence. Dites-lui encore que je veux qu’il se sauve ! La liberté, l’amour avec… avec celle qu’il aime, le bonheur…

Elle n’acheva pas, un sanglot lui coupa la voix. Elle prit la main d’Alioscha, la porta rapidement à ses lèvres et s’enfuit. Alioscha resta un instant interdit, puis il secoua doucement la tête et sortit.

IV

Il courut à la prison.

Le départ des prisonniers y mettait tout en mouvement.

Outre Mitia, on emmenait en Sibérie deux criminels condamnés comme lui à vingt ans de travaux forcés. Alioscha obtint sans peine l’autorisation de revoir une fois encore son frère. Grouschegnka était auprès de lui.

— Salut ! cria Mitia, aussitôt qu’il le vit ; salut, mon petit frère Alioschegnka, homme de Dieu !

Il était extrêmement exalté. Une joie, étrange à cette heure, allumait son visage. Il prit AUoscha dans ses bras et l’étreignit convulsivement.

— Et je m’en vais, reprit-il, Alioschegnka ! Sais-tu ? Je crois que maintenant je supporterai tout sans peine, oui, même là-bas, même en Sibérie… D’ailleurs, ajouta-t-il après avoir regardé Grouschegnka, je m’évaderai, si on le veut.

Il prononça ces derniers mots : si on le veut, avec un accent qui fit tressaillir Alioscha. Il y avait, dans cet abandon aux volontés des autres sur lui-même, quelque chose de l’indifférence d’un mourant. Il semblait détaché de la vie, la considérer d’un regard étranger.

— Voilà ce qu’il trouve à me dire, s’écria Grouschegnka avec emportement. Depuis que je suis là, il me répète qu’il s’évadera si on le veut ! Pour lui, ça lui est égal ! C’est terrible, Alexey Fédorovith : certainement, il n’aime plus personne.

Elle pleurait.

— Ne te fâche pas, Grouschka : ne te fâche pas, ma chère, dit Mitia en caressant tendrement les mains de Grouschegnka. Je t’aime, je t’aime toujours et j’aime aussi Alioscha, et Ivan, je l’aime aussi.

— Et j’aime aussi Katherina Ivanovna, continua Grouschegnka, en riant à travers ses larmes. Il aime tout le monde, ajouta-t-elle en haussant les épaules.

— Oui, Grouschka, j’aime tout le monde, dit Mitia d’une voix grave, je ne peux plus haïr !… j’aime même Bondarev, dit-il avec un sérieux comique.

Grouschegnka éclata de rire.

— Et il faut que vous aussi, Grouschegnka, vous aimiez tout le monde…

— Même Bondarev ?

— Même Katherina Ivanovna, dit Dmitri du même ton sérieux.

Grouschegnka se détourna sans répondre.

— Frère, commença Alioscha, je viens de la voir…

— Elle ne viendra pas ?

— Non, elle ne peut pas venir ; elle t’envoie ses adieux, elle te fait dire que vous vous reverrez un jour… plus tard… tous heureux. Elle te demande de lui pardonner et de la bénir.

Mitia leva les mains, une sorte d’illumination le transfigurait.

— Qu’elle me pardonne elle-même et qu’elle soit bénie ! dit-il d’une voix tremblante, qu’elle soit bénie éternellement ! Je sais que nous nous reverrons, et nous serons alors tous heureux, car nous aurons tous changé. Quoi qu’il arrive, j’aurai expié… Une vie nouvelle… mi homme nouveau… Alors je serai digne de son amitié ! car, sais-tu cela, Alioscha ? elle est capable d’amitié comme un homme ! Et nous serons unis pour quelque grande œuvre ! Elle l’aimera, Alioscha, dit-il en désignant Grouschegnka, car il faut qu’elles s’aiment pour que nous soyons unis !… Tous heureux, tous meilleurs ! Vois-tu, frère, reprit-il pensif après un silence, notre bonheur n’est plus en nous, nous l’avons tous trop usé en espérance, nous nous dévouerons, frère, au bonheur des autres, à notre petite mère Russie ! Ivan saura, quand il se réveillera, que tout n’est pas permis… Moi, je le sais déjà, et toi, Alioschegnka, je ne t’ai pas appelé pour rien, tout à l’heure, l’homme de Dieu. Tu nous dirigeras, tu seras notre tête, notre chef, notre saint !

Il se fit un grand silence ; les deux frères se regardaient avec enthousiasme, Grouschegnka elle-même était émue.

— Frère, pour tout cela, il faut que tu t’évades, reprit Alioscha. Elle aussi veut que tu te sauves, comme elle te l’a déjà fait dire ; elle m’a prié de te le répéter.

— Eh bien, je me sauverai. Je m’évaderai, Grouschegnka, reprit-il en se tournant vers elle. Je serai libre, puisque vous le voulez tous. Va donc pour l’Amérique ! Est-ce que je reviendrai, Alioscha ?

— Oui, Mitia, tu reviendras, ton exil ne sera pas long, j’irai te chercher, frère.

— Toi ! Alors, c’est bien. Si j’ai ta promesse, je suis tranquille. C’est cela. Je partirai, tu viendras me chercher, et de nouveau et pour toujours la petite mère Russie ! Oh ! Alioscha, j’aime joyeusement tout le monde !… Écoute, elle veut que je me sauve ? Dis-lui que, moi, je veux, insistat-il avec un sourire, qu’elle épouse Ivan… Mais guérirat-il ?

— Elle le croit absolument…

— Toujours !… L’as-tu revu ?

— Je viens de le revoir. Je ne me suis pas montré, les médecins recommandent qu’on ne le trouble pas.

— Il faut que je m’évade, Alioscha, il le faut absolument, à cause d’Ivan. Si je vais en Sibérie, Ivan ne guérira jamais. Mais comment allons-nous faire ?

— C’est moi qui suis chargé de tout.

— C’est toi ! Et comme il dit cela simplement ! On dirait qu’il s’agit de la chose la plus facile ! Mais j’ai confiance, précisément parce que c’est toi, précisément parce que tout le monde aura confiance en toi comme moi-même. Ah ! mon petit jésuite, comme tu vas les tromper tous ! Sais-tu que tu es un homme terrible ?

Alioscha sourit faiblement.

— Promets-moi au moins de faire tout ce que je te demanderai, dit-il avec une singulière solennité.

— Absolument ! répondit Mitia sans prendre le temps de réfléchir, tout ce que tu voudras, fais seulement un geste…

Un rapide sourire plissa encore les lèvres d’Alioscha, puis il reprit avec calme :

— Nous te suivrons, Grouschegnka et moi, à petite distance. Tâche de dormir et de prendre des forces pendant les deux premières journées : la troisième nuit, sois sur tes gardes, je t’apporterai des vêtements que tu mettras aussitôt. Grouschegnka sera là ; tu t’enfuiras avec elle, et pour tout le reste elle te conduira. Tout sera prêt, la troïka, les billets de chemin de fer ; j’ai déjà les passe-ports.

— C’est merveilleux ! s’écria Mitia au comble de l’enthousiasme, et tout cela sans compromettre personne ! Ah ! frère, je suis ravi que ce soit toi, Alioscha, qui te charges de me sauver… comme un ange ! Te rappelles-tu qu’un jour, j’ai voulu me confesser à toi, parce que tu es un ange ? Tu m’as toujours paru un ange…

Les deux frères s’embrassèrent.

— J’entends qu’on vient, reprit Dmitri ; c’est l’heure, amis ! Karamazov va partir. Mais ce n’est pas un réel adieu… Grouschka, fit-il brusquement, fallait-il donc tout cela pour t’avoir, pour te mériter ?…

La porte s’ouvrit, le geôlier annonça qu’il venait chercher le prisonnier.

— Konstantin Semenovitch est déjà à cheval ; il jure qu’il vous fera marcher tous trois à coups de knout ! C’est un homme violent, Dmitri Fédorovitch.

— Il est ivre, dit Dmitri en haussant les épaules. Adieu ! Alioscha, Grouschka, adieu ! adieu !

On entendait dans la cour de la prison des voix d’hommes, une surtout qui les dominait toutes, une voix rauque et violente, mêlée à des piaffements de cheval. Dmitri descendit, il était très-pàle, les yeux brillants de fièvre, les dents serrées. Il prit place à côté des deux autres condamnés. Bondarev le gratifia d’un juron, les soldats entourèrent les prisonniers et le petit détachement sortit de la cour. Quatre troïkas l’attendaient.

Au moment où Mitia montait en voiture, Alioscha lui cria :

— Patience, frère !

V

Tout se passa, ou à peu près, comme Ivan l’avait prévu.

Le fonctionnaire et le soldat russes ne sont pas incorruptibles. Et puis, le charme particulier qui émanait d’Aliosclia, la confiance irrésistible qu’il inspirait facilitèrent beaucoup sa tâche. Si le récit de cette évasion semble d’une surnaturelle simplicité, c’est que le lecteur se représente mal le personnage de notre jeune moine, avec sa douceur merveilleusement captivante et sa toute-puissante volonté ; et puis, il ne faut pas oublier que les êtres si manifestement inférieurs auxquels l’événement l’opposait devaient invinciblement subir son ascendant.

— Quelque rôle trop apparent que joue ici la vodka, c’est pourtant la Volonté en vérité qui triomphe.

Alioscha et Grouschegnka rejoignirent le convoi à la troisième étape. C’était le soir ; le convoi devait repartir le lendemain à quatre heures du matin, Alioscha et Grouschegnka, déguisés en moujik et en baba, se mêlèrent aux paysans qui s’étaient attroupés à l’endroit où avaient fait halte les quatre troïkas, Dmitri reconnut ses amis et échangea avec eux un rapide regard.

Alioscha, très-simplement, avec le ton bonasse d’un moujik honoré par la visite d’un seigneur, aborda Bondarev et l’invita à venir « se réchauffer avec un ou deux verres de petite vodka ».

— Parbleu ! tout de suite, répondit le sous-officier enchanté. Prokhor Prokhorovitcli, cria-t-il à un sergent, ucle-moi nos trois loups, tu m’en réponds !

Il accompagna son ordre d’un geste significatif, et se retournant vers Alioscha :

— Marche, je te suis, fit-il d’un ton bourru. Alioscha le conduisit dans l’izba d’un moujik avec lequel il s’était entendu d’avance et qu’il avait prémuni de quelques bouteilles d’excellente vodka.

— Frère, dit-il au moujik en entrant chez lui, vite, verse-nous de ta bonne petite vodka, nous sommes pressés.

Le moujik se hâta de disposer sur la table trois verres qu’il remplit à la moitié.

— Imbécile ! grogna le sous-officier, et lui arrachant des mains la bouteille, il acheva d’emplir son verre, qu’il but d’un trait, pendant qu’Alioscha, d’un geste rapide, vidait le sien sous la table. Puis Alioscha lui-même prit la bouteille et remplit de nouveau les trois verres. Bondarev daigna sourire.

— Alors, capitaine, commença Alioscha, vous emmenez loin ces pauvres gens ?

— Comment, ces pauvres gens ? hurla Bondarev et frappant du poing la table. Trois assassins !

— Trois assassins ! répéta Alioscha avec admiration.

— Le dernier pris, surtout : les deux autres n’ont sur la conscience qu’un ou deux petits meurtres chacun ; mais le troisième, un nommé Makarazov, a tué ses deux frères et ses deux femmes.

— Et ses deux femmes ! répéta encore Alioscha.

— Dans d’atroces tourments ! D’ailleurs, il n’y a qu’à le voir, on devine tout de suite l’homme capable de tout ; aussi je veille sur lui et je l’ai confié à Volodia et à Ossia, deux vieux troupiers qui en ont vu de toutes les couleurs et ne se laisseront pas facilement tromper.

Il but un coup de vodka et fit claquer sa langue.

— Et pourtant, reprit-il, je ne voudrais pas les voir en tête-à-tête avec cette bouteille-là. Deux ou trois verres et quelques roubles, hum !… Ah ça, où prenez-vous, dans ce pays perdu, d’aussi bonne vodka ? dit-il en jetant sur les deux moujiks un regard soupçonneux ; je flaire la contrebande.

— Seigneur ! s’écria le moujik épouvanté.

— Ah ! ah ! fit Alioscha en riant, il ne serait pas facile de vous tromper, capitaine !… Nous avons à la ville un parent qui est distillateur et qui nous fournit à bon marché de la meilleure vodka, voilà tout notre secret. Encore un verre, capitaine… Et alors, vous allez loin ?

— En Sibérie, parbleu !

— Seriez-vous pas bien aise d’emporter quelques bouteilles comme celle-ci pour achever le voyage ? Nous pourrions vous en céder à moitié prix, hein ! Sans compter que cette campagne vous vaudra sans doute un galon de plus.

— Hé ! hé ! hé ! tu n’es pas bête pour un moujik, un galon de plus, oui, oui, un galon de plus, ça se pourrait bien ! Mais, diable m’emporte, je donnerais tous les galons du monde pour un petit tonneau de ta vodka.

— Il ne tient qu’à vous, capitaine, nous sommes à vos ordres… D’ailleurs, vous êtes bien placé pour avoir tout : galons, vodka et le reste ; j’imagine que si quelque ami d’un de vos prisonniers vous offrait deux ou trois petits tonneaux de vodka pour le laisser échapper, vous prendriez les petits tonneaux et vous feriez mettre au fer l’ami, n’estce pas ?

— Hi ! hi ! hi ! hi !

Le sous-officier se tordait littéralement de rire.

— Moujik de mon cœur, criait-il entre deux hoquets, tu parles d’or, je veux absolument t’embrasser.

Il se leva en chancelant et fit le tour de la table pour rejoindre Alioscha, assis en face de lui.

Alioscha esquiva l’embrassade de l’ivrogne en lui tendant un verre plein.

— Parbleu ! tu as raison, dit Bondarev en brandissant le verre dont il répandit un bon tiers sur son uniforme. Hourra, pour la petite mère Russie, les galons et la vodka ! Qui est-ce qui va m’offrir des petits tonneaux pour laisser échapper mes prisonniers ? C’est toi ? cria-t-il au moujik. Donne-les vite que je te fasse mettre aux fers… C’est lui qui l’a dit, s’écria-t-il en désignant Alioscha, avec de grands éclats de rire.

Il vida encore son verre et tomba assis. Il était complètement ivre. Affalé contre la table, les yeux mornes, les lèvres crispées par un sourire idiot, tout en lui révélait l’hébétude alcoolique. Alioscha remplit de nouveau les trois verres, constata avec satisfaction que son compagnon, le vrai moujik, commençait aussi à être touché par l’ivresse, posa une bouteille pleine sur la table, en cacha deux autres dans les profondes poches de son cafetan et, sortant de l’izba, se dirigea vers la station des troïkas. À une centaine de pas de la station était resté le groupe de babas, au milieu d’elles Grouschegnka. En passant, Alioscha lui fit signe de se rapprocher de la station.

Sur le seuil de la maison où les soldats et les prisonniers se reposaient, il aperçut un homme d’une cinquantaine d’années, grisonnant, dont les traits annonçaient, non pas la finesse, mais une certaine ruse et beaucoup d’expérience. Alioscha devina aussitôt en lui le chef de la troisième étape, Guerassim Mikhaïlovitch Jekhlov, avec qui, on le sait, Ivan s’était déjà entendu pour l’évasion de Mitia.

Alioscha le salua, Jekhlov rendit le salut.

— Guerassim Mikhaïlovitch ? demanda Alioscha à mi-voix.

L’officier tressaillit et regarda fixement le moujik.

— Je suis le frère d’Ivan Fédorovitch.

Jekhlov considéra encore un instant Alioscha, parut hésiter, puis lui fit signe de le suivre et entra dans la maison.

Alioscha pénétra dans une grande salle mal éclairée, où les trois prisonniers et une demi-douzaine de soldats somnolaient autour d’un poêle. Jekhlov traversa la salle sans s’arrêter. Tous les soldats levèrent la tête pour suivre des yeux le moujik, mais les deux frères eurent le temps de se reconnaître, et un sourire de bonheur illumina le visage de Mitia.

Jekhlov fit monter Alioscha à l’étage au-dessus. Les deux hommes s’assirent.

— Ne perdons pas de temps, commença Jekhlov. Vous voulez faire évader votre frère Dmitri Fédorovitch, n’est-ce pas ?

Alioscha inclina la tête.

— En ce qui me concerne, vous savez quelles sont mes conditions ?

— Quatre mille roubles, dit Alioscha.

— Cinq !

— Soit, cinq, approuva Alioscha en souriant. Les voici, contre votre parole d’honneur.

— Vous l’avez, répondit Jekhlov, en comptant les cinquante billets de cent. Mais tout ne dépend pas de moi. Je crois le chef du détachement intraitable.

Alioscha hocha la tête.

— Konstantin Semenovitch ronfle dans une izba éloignée.

— Ivre ?

— Ivre.

— Bravo ! mais ce n’est pas tout encore. Votre frère est particulièrement confié à deux vieux soldats, difficiles à tromper.

— Vladimir et Ossip.

— Vous savez déjà leurs noms ? Oui, Vladimir Grigorievitch Biloï et Ossip Porfîrovitch Karpenko. Je vais sortir et vous laisser seul ici… Vous comprenez bien qu’il me faut pouvoir prouver que je n’étais pas là au moment de l’évasion… Agissez. Voici la clef des fers et une empreinte de la serrure. Je vous donne cette empreinte afin que, si par hasard vous vous laissez surprendre, on la trouve sur vous… Ainsi ma responsabilité sera dégagée… Quant à la clef, personne ne sait que je la possède… Ce n’est pas celle du poste, laquelle est ici dans un placard fermé. Obtenez des deux soldats… vous y parviendrez avec des roubles… qu’ils laissent monter ici leur prisonnier. Ils ne voudront probablement pas le quitter, mais seul avec eux, vous pourrez vous entendre… J’avertirai le factionnaire qu’il ait à laisser sortir un moujik…

Guerassim Mikhaïlovitch sortit. Alioscha l’entendit fermer la porte d’en bas et, quelques minutes après, descendit à son tour.

Les soldats s’étaient endormis. On n’entendait d’autre bruit que les ronflements des dormeurs et les pas égaux du factionnaire devant la porte. Il faisait sombre ; une lampe brûlait dans un coin, dégageant plus de fumée que de lumière. Mitia agita doucement ses fers pour attirer l’attention d’Alioscha, qui s’approcha de lui sans bruit.

— Que voulez-vous ? dit tout à coup un voix rauque. Alioscha aperçut, à la gauche de son frère, un soldat assis qu’il n’avait pas d’abord aperçu, l’un des deux vieux troupiers qu’on lui avait désignés.

— Vladimir Grigorievitch ? demanda Alioscha.

— Il dort, que lui voulez-vous ?

— Ossip Porfirovitch ?

— C’est moi.

— J’ai deux mots à vous dire, reprit Alioscha, en faisant tout doucement sonner dans sa poche des pièces d’or.

Le vieux soldat dressa l’oreille.

Il se leva et suivit Alioscha dans un coin de la salle.

— Permettez-moi… dit Alioscha en glissant quatre billets rouges dans la main de Karpenko, pour quelques instants…

— Quoi ?… que faites-vous ? dit le troupier en se baissant pour regarder dans sa main ouverte.

— Permettez-moi, reprit Alioscha en ajoutant aux billets quelques pièces d’or, de monter avec votre prisonnier… pour deux minutes seulement… dans la chambre au-dessus…

— Hum !… c’est impossible… grogna Karpenko, la main toujours ouverte, sans prendre ni rendre l’argent.

— Vous n’avez rien à craindre… seulement deux minutes… Vous pourriez monter avec nous…

— Monter ? hum !… Il faut que je réveille Vladimir…

— Inutile. Montez avec nous, nous serons redescendus dans un instant.

Ossip hésitait encore, mais Mitia, qui s’était levé, s’approcha en marchant très-lentement pour étouffer le bruit des fers.

— Allons, n’est-ce pas ? reprit Alioscha.

— Vivement, alors !…

Ils montèrent.

— Dmitri Fédorovitch, dit Alioscha, un de vos amis, hier de passage ici, m’a chargé de vous remettre cette bouteille de bonne vodka dont vous ne refuserez peut-être pas de goûter après les fatigues du voyage.

— Certes, dit Mitia en clignant de l’œil. Oh ! la belle couleur, fit-il en élevant la bouteille à la hauteur de la lumière. Merci, moujik, vous en prendrez un verre avec moi pour la peine. Ossip ne pourrait-on pas trouver des verres ici !

— Je parie bien… chez un vieux soldat russe…

Il ouvrit un placard, et les premiers objets qu’on y aperçut étaient une bouteille de vodka, vide, et des verres. Il en prit deux, les posa sur la table, puis, après un moment d’hésitation, en ajouta un troisième.

— Avec votre permission, dit-il en le tendant à Dmitri Dmitri remplit le verre.

— Fameuse ! fit le soldat après avoir bu.

Il s’assit.

— Causez, ne vous gênez pas, reprit-il les yeux braqués sur la bouteille.

Alioscha et Dmitri se retirèrent dans un angle de la pièce, tournant le dos au vieux soldat.

Il les suivait de l’œil, et quand il fut sur de n’être pas vu, tout doucement il atteignit la bouteille, l’appliqua à ses lèvres et but sans bruit, longtemps. Quand il la reposa sur la table, la bouteille était notablement allégée.

— Tout à l’heure il va ronfler, dit Dmitri.

— Et alors, tu prendras mon cafetan, continua Alioscha.

— Et les fers ?

Alioscha lui montra la clef. Dmitri sourit de joie.

— Peut-être pourrions-nous… les ouvrir tout de suite, murmura-t-il.

Alioscha se retourna : Karpenko avait de nouveau saisi la bouteille, ses yeux se fermaient, il la heurta violemment en la reposant sur la table.

— Oui, dit Alioscha, nous pouvons. Il ouvrit les fers.

Mitia laissa échapper un soupir de soulagement. Il toucha ses chevilles un peu meurtries et regarda son frère avec une expression singulière, une expression de gratitude presque douloureuse à force d’être profonde. Alioscha sourit.

— Libre, frère, dit-il.

Mitia le prit et le serra dans ses bras.

— Maintenant, continua Alioscha, quitte tes habits et prend mon cafetan. Grouschka t’attend. À deux cents pas d’ici vous trouverez une troïka… Très-bien, te voilà déguisé en moujik… Vite, frère, ne perdons point de temps. Va, et que le Christ soit avec toi !… Grouschka t’attend, répéta-t-il en voyant Mitia hésiter encore.

— Mais pourquoi ne sortons-nous pas ensemble ?

— Je suis entré seul, nous éveillerions l’attention. Va, frère, ne fais pas attendre davantage Grouschka. Partez tout de suite et ne soyez pas inquiets à mon sujet ; je partirai moi-même aussitôt que Guerassim Mikhaïlovitch sera rentré : c’est convenu entre nous, dit Alioscha en se détournant pour cacher sa rougeur.

— Bien, dit Mitia, c’est un honnête homme dans son genre ; si tu as sa parole, il ne te trompera pas.

— Adieu donc, frère…

Mitia s’arrêta un instant encore à considérer le visage de son frère. Il disait plus tard que, jamais jusqu’alors et jamais depuis, il n’avait vu tant de beauté sur une figure d’homme ; Alioscha avait un sourire vraiment divin ! Dévouement, résignation, mépris de la souffrance, enthousiasme froidement et consciemment exalté, ce sourire disait tout cela. Mais enfin Mitia se ressouvint de Grouschegnka et de cette liberté précieuse qu’un instant de retard pouvait compromettre ; il sortit de la pièce, descendit en étouffant le bruit de ses pas, et Alioscha comprit, plutôt qu’il n’entendit, que son frère venait de fermer la porte extérieure.

Alioscha tomba à genoux et pria longtemps, silencieusement. On n’entendait dans la pièce que les ronflements sonores de l’ivrogne endormi. Enfin, Alioscha se releva. Il rayonnait d’une joie surnaturelle. Il se défît sans hâte de ses habits, prit ceux que Mitia venait de quitter, assujettit tant bien que mal les fers à ses pieds et à ses mains, puis, sans bruit, descendit dans la salle où dormaient les prisonniers et les soldats.

L’aspect était sinistre, de ces corps étendus, immobiles, sauf les rares et inconscients mouvements du sommeil. Et Alioscha songeait que tous ces hommes étaient également condamnés, aussi bien les gardiens des forçats que les forçats eux-mêmes, tous condamnés à une dure loi de misère, de servitude, de violence, et que peut-être en nul de ces cerveaux obscurcis ne jaillirait l’éclair de la bonté miséricordieuse qui seule illumine le monde. « Il est bon qu’un innocent descende parmi eux », songea-t-il.

Alioscha s’étendit à la place qu’avait occupée Mitia.

VI

Il s’endormit presque aussitôt. Son esprit était si tranquille, sa conscience si pure !

Et il eut un rêve.

Celui qu’il appelait son père, son maître et son grand ami, le starets Zossima parut devant lui. Il s’approcha d’Alioscha, lui imposa les mains sur le front, le baisa sur les lèvres, et ce baiser rafraîchit étrangement le cœur du jeune homme.

— Bien, fils, dit le vieillard. Ta vie commence aujourd’hui, et elle commence bien. Je t’ai toujours beaucoup aimé, Alexey ; je savais, en t’envoyant dans le monde, que tu y resterais moine. Tu auras bien des adversaires, mais eux-mêmes t’aimeront. Tu souffriras beaucoup, mais tu trouveras le bonheur dans la souffrance ; tu béniras ta vie et, ce qui vaut mieux encore, tu feras bénir ta vie par les autres. Ne t’étonne donc jamais et ne murmure pas : tu souffriras par l’élection de Dieu, car il faut la souffrance pour que s’accomplissent, selon Dieu, les destinées de l’homme.

« En vérité, en vérité, je vous le dis : si le grain de froment ne meurt après qu’on l’a jeté dans la terre, il demeure seul ; mais s’il meurt, il porte beaucoup de fruit. »

« Ton danger, Alioscha, était que le malheur te manquât ; la vie se levait pour toi fraîche et douce, et parmi nous, au monastère, elle eût continué de même, indifférente à la réelle vie, laquelle est toute faite d’épreuve. C’est pourquoi je t’ai dit qu’il te fallait connaître le siècle, et je t’ai envoyé dans le monde pour t’apprendre à goûter le vrai bonheur des moines. Tu m’a compris ; tu as compris, âme innocente, âme heureuse, qu’il te fallait ta part dans les douleurs humaines et que pour l’obtenir tu devais prendre sur toi les péchés des autres. Je savais que toi seul pouvais sauver toute ta famille, toi le doux parmi les violents. Et c’est toi qui les as sauvés : c’est toi qui as épargné le crime à Mitia, c’est toi qui as adouci les remords d’Ivan.

— Père, pourquoi vous étiez-vous incliné jusqu’à terre devant Mitia ?

— Ne m’interroge pas. J’avais prévu en lui quelque chose de terrible, j’avais lu toute sa destinée dans son regard. Oh ! ce regard m’a épouvanté. Une ou deux fois dans ma vie, j’ai rencontré chez certains hommes cette expression : elle présageait le crime, et le présage, hélas ! s’est vérifié. Le crime était en Mitia. Ta figure fraternelle a beaucoup adouci son cœur. Mais il souffrira, et ce sont en lui les grandes souffrances de l’avenir que j’ai saluées. D’ailleurs ne t’enorgueillis pas, tout vient de Dieu et c’est lui qui t’a donné la force d’apaisement qui est en toi. Agis ! agis ! Aime pratiquement tes semblables, toute la gloire et tout le mérite de l’homme sont dans la pratique de la charité. Tu agis aujourd’hui pour la première fois. Étends désormais le champ de ton action. Tu te dévoues aujourd’hui à ton frère : dévoue-toi demain à ta famille, et ensuite à ta patrie et enfin à l’humanité. Alors, tu comprendras que le seul réel paradis, c’est la vie. Ô enfants, vous êtes dès aujourd’hui en paradis, mais vous ne voulez pas le comprendre, parce que vous n’aimez pas, et par là même vous êtes en enfer, car l’enfer n’est pas autre chose que la souffrance de ceux qui ne peuvent pas aimer. Si les hommes voulaient comprendre cette vérité, aussitôt la terre ne serait qu’un paradis, et c’est la mission des moines de faire comprendre au monde cette grande vérité. Ils sont, par leur institution même, plus rapprochés que quiconque du peuple, — du peuple russe, qui porte en germe le salut de la Russie et de l’humanité : car souviens-toi que plus l’homme russe est de condition humble, plus il y a de vérité en lui, parce qu’il est lui-même plus près de la nature, de l’humble et simple nature. Regarde le cheval, ce grand animal, et le bœuf, ce robuste travailleur qui te nourrit : vois ces visages songeurs ! quelle soumission, quelle exquise timidité ! quel dévouement pour celui qui si souvent les frappe sans pitié ! quelle bonté ! quelle patience ! quelle beauté ! Il est touchant de songer que de tels êtres sont sans péché, car tout est parfait, Alexey, tout est sans péché, sauf l’homme. Le Christ est avec les bêtes avant d’être avec nous. Et comment pourrait-il en être autrement ? La Parole a été dite pour tous, et toute la création tend vers elle : qu’elles s’en doutent ou non, les petites feuilles, par le mystère de leur vie sans péché, les petites feuilles des arbres pleurent vers le Christ et lui chantent des louanges qui lui sont plus agréables que toute notre éloquence. Humilité, charité, toute la vérité est là, et je te dis que notre mission à nous, moines, est de persuader le monde de cette vérité. Car, malgré la hiérarchie apparente, il n’y a point de « premier » parmi nous. Nous nous servons les uns les autres, et chacun de nous sait qu’il est coupable devant tous. Le monde nous raille et se plaint grossièrement de la proverbiale inutilité du clergé noir[2]. Mais combien, dans ce clergé noir, d’hommes modestes et sincères qui ne cherchent que l’isolement, la paix et la prière ! Et c’est de ces altérés de prière et de solitude que viendra le salut de la terre russe. Ils conservent la Vérité, telle qu’elle leur fut léguée par les premiers Pères, les martyrs et les Apôtres. Quand il faudra, ils viendront la répéter au monde chancelant. Vois donc : les laïques n’ont que la science qui ne parle qu’à la logique des sens ; quant au monde spirituel, ils le rejettent avec majesté et dégoût, et, fondés sur leur science, ils ont proclamé la liberté. Mais qu’est devenue la liberté entre leurs mains ? L’esclavage et le suicide. Le monde dit au pauvre : « Tu as des besoins ? Satisfais-les. Tes droits sont égaux à ceux des riches. » Mais satisfaire ses besoins, c’est les multiplier, car d’un désir contenté naît un nouveau désir. Et voilà la liberté, telle que l’entend le siècle. Elle engendre pour le riche l’isolement et le suicide moral, pour le pauvre l’envie et le crime. « Tes droits sont égaux à ceux des riches ! » Et tes moyens ? Et les riches se gavent et meurent de pléthore, sans avoir trouvé dans les raffinements du luxe un vrai contentement : et les pauvres, aux yeux de qui ces raffinements, par cela même qu’ils les ignorent, passent pour des réalités de parfaite béatitude, les pauvres, qui du luxe n’ont que le rêve, se procurent ce rêve par le vin et meurent d’alcoolisme. Un jour, au lieu de vin, on boira le sang… Alexey, ces riches et ces pauvres, oserais-tu les appeler des gens libres ? J’ai connu un démagogue ; il me racontait lui-même que, privé de tabac en prison, il souffrait tant de cette privation qu’il avait failli renier pour une pipe les doctrines mêmes auxquelles il avait sacrifié sa liberté. C’était pourtant un de ces hommes qui disent : « Je me dévoue à l’humanité. » Oui, oui, un dévouement rapide, l’héroïsme d’une heure, passe encore : mais ils sont incapables d’une longue souffrance, parce qu’il sont esclaves de leurs sens. Par eux, la liberté est devenue un esclavage pire que l’esclavage antique : car l’esclave romain était au moins libre quand il pouvait échapper au regard du maître, — mais tu n’échapperas jamais à ton propre regard. — Au lieu de servir l’unité humaine, les démagogues ont créé le morcellement des classes — riches et pauvres — et l’égoïsme individuel. Autre est la mission des moines. On raille leurs jeûnes et leurs prières. C’est dans ces mortifications pourtant que consiste la vraie liberté. Je refrène mes désirs, j’humilie mon indépendance, je mortifie ma chair, et c’est par là que j’arrive à la liberté de l’esprit et à la joie spirituelle. Qui donc sera, plus que ce libre et ce joyeux, capable de porter la grande pensée et de la servir ? Compare au riche ce libéré de la tyrannie des choses et des habitudes. On reproche au moine son isolement : « Tu fais ton salut entre les quatre murs de ton monastère, et les devoirs mutuels de l’humanité, tu les oublies ! » Ah ! l’isolement n’est pas chez nous, il est chez les riches égoïstes et corrompus, il est chez les pauvres vicieux et malheureux. C’est de nous autres que sortira le libérateur du peuple, et ce sont ces mêmes moines, fortifiés de jeûne, de prière et de silence, qui se lèveront pour la grande cause. Je te le répète, c’est dans le peuple qu’est le salut de la Russie, et le moine russe fut toujours en communion avec le peuple. Il a nos croyances, et nul sans ces mêmes croyances n’obtiendra jamais d’influence sur lui. Le peuple vaincra l’athéisme, et quand le peuple aura triomphé, nous n’aurons plus qu’une seule Église orthodoxe. Gardez donc le peuple, moines, veillez sur son cœur, élevez lentement son esprit, voilà votre mission actuelle. Elle est toute de douceur, car la force est avec les doux, avec les charitables. En Europe, le peuple s’insurge violemment contre les riches ; les démagogues le mènent au carnage et lui enseignent que sa colère est juste. Maudite soit cette colère, car elle est cruelle ! Oh ! Alexey, serait-ce donc un rêve que l’homme à la fin pût prendre sa joie dans les exploits pacifiques d’une science non plus négatrice et dans l’amour, et qu’il se détournât enfin de la cruauté sensuelle, de la débauche de la vanité ? Pour moi, je crois que les temps sont proches, je crois que nous allons accomplir cette œuvre avec le Christ ; combien de choses se sont produites dans l’humanité, lesquelles, dix ans auparavant, paraissaient impossibles ! L’heure a sonné, et elles se sont accomplies. À mon tour, je demande aux railleurs : « Et vous, quand donc établirez-vous ce règne de la justice dont vous parlez tant ? Il y a longtemps, mes maîtres, que vous êtes à la tâche, et vous n’avez guère produit qu’une aggravation notable dans l’état social ! Vraiment, après ces résultats, si vous croyez posséder la vérité, il faut que vous soyez encore plus rêveurs que nous-mêmes ! » — Alexey, j’attends beaucoup de toi. Souviens-toi que nul n’a le droit de juger. Le juge même, assis sur sa chaise, est peut-être plus coupable que le criminel du crime sur lequel lui, juge, va se prononcer. Qui sait ? Si le juge était juste, peut-être le criminel ne serait pas coupable. Toutes les fois que tu le pourras, comme tu le fais aujourd’hui, prends donc sur toi les péchés et les crimes de celui que ton cœur sera tenté de condamner, souffre à sa place et laisse-le partir sans reproche. D’ailleurs, demeure sans crainte ; tu traverseras victorieusement cette épreuve, et peut-être les hommes vont-ils t’acclamer pour cette action qui réprouve leur arrêt, car ce sont des enfants, et cet éclat d’héroïsme que toi-même tu n’as pas vu dans ta simple action quand tu passais à tes jambes et à tes mains les fers de ton frère, ce mirage les séduira… Ils ne verront que lui… On peut beaucoup sur les hommes en les éblouissant. »

Le moine s’inclina sur Alioscha et lui traça lentement le signe de la croix sur le front, sur les lèvres et sur la poitrine.

Alioscha ouvrit les yeux, un sourire d’une douceur infinie éclaircit son visage… — La salle était pleine de bruit, le jour se levait ; Alioscha distingua des figures grossières et brutales en cercle autour de lui et qui le regardaient, figures basanées de moujiks soldats, esclaves aveugles du knout et de la consigne, que le sentiment de leur culpabilité évidente et du châtiment certain faisait en ce moment vraiment tragiques de crainte à la fois et de cruauté. — Alioscha souriait.

VII

Il va sans dire qu’il fut ramené à petites journées dans notre ville et que son procès fut instruit sans retard. L’affaire était claire, l’infraction évidente, si évidente que le coupable n’avait échappé qu’à grand’ peine à la juste colère de Konstantin Semenovitch. Sans l’intervention de Guerassim Mikhaïlovitch, le soudard eût fait lui-même justice « de ce misérable qui avait en sa personne outragé les institutions et les lois de la sainte Russie ». Jekhlov n’apaisa le sous-officier furieux qu’en l’assurant qu’Alexey Fédorovitch serait absolument condamné aux travaux forcés à perpétuité, mais que lui, Bondarev, risquait fort, en se substituant aux autorités qu’il voulait venger, et commettait par là même le crime justement d’Alioscha, etc. Bondarev se rendit à ces bonnes raisons. D’ailleurs Guerassim Mikhaïlovitch avait personnellement un très-profond mépris pour Alioscha, cet imbécile qui ouvrait une porte à un autre pour s’enfermer lui-même quand il aurait si bien pu rester libre ! « Quel sot ! » pensait Jekhlov.

Alioscha fut donc, comme nous l’avons dit, ramené à la ville. Le procès ne fut pas long, mais il eut une issue si extraordinaire que, j’en suis sur, nul de ceux qui ont assisté à la scène finale de cet étrange drame n’ont du l’oublier.

Katherina Ivanovna, qui avait compris le motif réel de l’étrange dévouement d’Alioscha, de ce dévouement exagéré, mystique, craignait que le jeune homme, dans ce même esprit de mysticisme et d’exagération, se laissât condamner sans chercher à se sauver. Elle le supplia donc de lui permettre d’appeler un avocat célèbre, non pas celui qui avait défendu Mitia, un autre, « meilleur encore, un mystique comme vous, qui vous comprendra… »

— Non, Katherina Ivanovna, n’appelez personne et rassurez-vous.

— Mais je vous en supplie ! À quoi bon vous perdre si vainement ? Laissez-vous défendre !… On comprendra si bien !… c’est si beau !… Dieu, que je vous admire ! quel homme vous êtes, Alexey ! Oh ! un homme très-précieux, très-utile à tous ceux qui vous approchent ! Quel bien vous ferez quand votre influence aura un champ plus vaste ! Mais c’est pour cela même qu’il ne faut pas vous perdre misérablement, sans profit pour personne…

— Sœur, je ne sais si vous me comprenez bien. Il y a une justice humaine et il y a une justice divine. Quand la première se trompe, elle est quelquefois réformée par la seconde, qui ne dédaigne pas d’employer pour cette grande œuvre de faibles instruments comme moi. Mais une fois cette correction divine accomplie, ce qui ne peut jamais se faire sans une violation de l’ordre public, il faut que cette violation même soit punie ou pardonnée. Je ne veux point avoir fait aux juges russes une gratuite injure. J’ai pris la place de mon frère qu’ils avaient condamné injustement ; mais ce faisant, j’ai moi-même commis une injustice, car les arrêts de nos juges sont vénérables jusque dans leurs erreurs. D’ailleurs, je n’ai pu, comme je l’espérais, sauver Mitia sans compromettre ses gardiens. Enfin, s’il n’était coupable en fait, Mitia l’était en pensée ; si donc je suis condamné, j’expierai sa pensée et mon action.

— Mais c’est une folie ! vous avez l’âme trop grande, Alexey, vous êtes trop nécessaire à notre pauvre pays, vous n’avez pas le droit de vous sacrifier si légèrement !

Alioscha haussa les épaules avec impatience.

— Pardon, Katherina Ivanovna, mais comment ne comprenez-vous pas que je ne puis être utile que si je suis irréprochable ? fit-il avec une voix extraordinairement vibrante. Pour conduire les hommes au bien, il faut avoir le droit de les guider, il ne faut pas qu’on puisse dire d’Alexey Karamazov : « Ce moine est un voleur ! » Car j’aurai volé la liberté de mon frère tant qu’on ne me l’aura pas accordée par le pardon ou rendue par le châtiment. D’ailleurs, je me défendrai, mais n’appelez personne. Katherina Ivanovna, je me défendrai moi-même, je sais ce que je dirai…

Cette scène se passait à la prison, dans la cellule où Alioscha avait été enfermé. À ce moment, la porte s’ouvrit et madame Khokhlakov entra. La bonne dame se précipita sur Alioscha en poussant des cris et des gémissements. Alioscha se dégagea doucement.

— Ah ! mon Dieu, Alexey Fédorovitch, s’écria madame Khokhlahov ; Alexey Fédorovitch ! est-ce bien vous, vous que je vois ici dans ce lieu de crime et de châtiment ? Mais je sais tout ce que vous avez fait : c’est noble, c’est sublime, c’est digne de vous !… Si j’étais de vos juges, je vous décernerais une récompense… Seulement, vous qui sauvez tout le monde, soyez tout à fait généreux, sauvez ma fille, faites une prière, dites seulement un mot à Dieu… Au moins, est-il aux mines d’or ?

— Qui donc, maman ? le bon Dieu ? fit la voix perçante de Liza, dont on n’avait pu introduire le fauteuil dans la cellule et qui restait dans le corridor sombre.

— Liza est ici ? s’écria joyeusement Alioscha.

— Oui, il a fallu l’amener ! Je lui disais qu’elle ne pourrait entrer, mais elle a insisté… Vous savez comme elle est, Alexey Fédorovitch !… Mais non, Liza !… Je parlais de Dmitri Fédorovitch… continua-t-elle en se tournant vers, le corridor. Eh bien, oui, elle est malade et son mal a empiré depuis ces derniers événements… depuis ces dangers que vous courez… Ah ! cela, c’est plus terrible que tout !… Si vraiment vous ne plaisantiez pas l’autre jour, si vous étiez sincère quand vous lui parliez mariage, je crois que le salut est là. Épargnez-la, épousez-la, Alexey Fédorovitch, je vous la donne avec ma bénédiction !…

Madame Khokhiakov fit un grand geste pathétique ; mais elle fut tout à coup déconcertée par une nouvelle fusée de rire de Liza, le rire le plus frais, le plus franc et aussi le plus impertinent du monde.

— D’ailleurs, je ne suis pas venue pour vous parler de cela. Liza rit toujours, c’est bien ; les choses iront comme il plaira à Dieu !… C’est de vous, Alexey Fédorovitch, que je voulais vous parler.

— Non, non, fit Alioscha avec un doux sourire, parlons de Liza, et je vous prie, laissez-moi m’approcher d’elle jusqu’au seuil, que je puisse la voir.

— À la bonne heure ! s’écria Liza, d’une voix gaie toujours et pourtant mouillée de larmes.

Alioscha s’avança jusqu’au seuil du corridor et aperçut dans l’ombre la jeune fille.

— Bonjour, Liza, bonjour ma chère !

— « Ma chère ! » Il ose me dire « Ma chère !… »

— Et pourquoi pas, Liza ? Avez-vous oublié que je vous aime ?

— Si vous m’aimiez, auriez-vous fait cela ? Non, je n’existe pas pour vous, vous ne m’aimez pas, vous ne m’avez jamais aimée.

— Liza !… c’est mal, je vous avais pourtant dit que, dans les affaires graves, je ne consulterais que ma conscience.

— Oui, c’est vrai, c’est vrai… je suis une sotte, mais je vous aime, Alexey ! Qu’allez-vous, qu’allons-nous devenir ? mon Dieu !

Elle pleurait.

— Tranquillise-toi, Liza : je traverserai victorieusement cette épreuve…

Au bout d’une heure, Alioscha congédia ses visiteurs, car le moment de sa comparution devant le tribunal approchait. Il y avait peu de témoins à entendre, le fait était évident, palpable ; ce fut plutôt par un sentiment de pitié que par scrupule de conscience que les juges prolongèrent durant trois jours les débats.

Ce procès fut tout différent de celui de Mitia. Alioscha était adoré autant que Dmitri détesté. Tous souhaitaient, demandaient son acquittement. Le réquisitoire du procureur se ressentit de ces dispositions à la bienveillance. Lui-même insista sur la grande jeunesse de l’accusé, sur les sentiments de mysticisme qui avaient pu l’amener à violer les lois civiles pour mieux servir, peut-être, quelque supérieure loi morale que lui seul connaissait. Après avoir toutefois requis l’application des lois pénales, le procureur conclut ainsi :

« C’est un Karamazov encore. Messieurs, qui comparaît devant vous. Il n’échappe point à la violence héréditaire ; mais remarquez-le, cette violence est une force dirigée vers le bien. Elle peut avoir toute la vertu de cette foi qui transporte les montagnes.

« Alexey Fédorovitch a agi, je n’en doute pas, dans un but noble, d’après une conviction profonde, et, de son acte, il n’entend point éviter la responsabilité. Il ressort de la déposition de Guerassim Mikhaïlovitch qu’au moment où Dmitri Fédorovitch s’est évadé, rien absolument n’empêchait son frère de le suivre. Si ce n’est donc par folie, ce ne peut être que par sentiment de justice, par honnêteté, que l’accusé est resté là pour répondre à ses juges, — vous avez vu vous-mêmes avec quel respect, avec quelle sincérité. Or, de sa conduite ici même et de l’expertise médicale, il résulte que l’accusé a toute sa raison. Ce n’est donc pas en présence d’un criminel ordinaire que nous sommes. Je dirais presque que nous ne sommes pas en présence d’un criminel. L’infraction est constante, mais les sentiments que nous sommes accoutumés à constater dans l’esprit des criminels, le mépris des juges, la révolte contre les lois, le désir de donner le change à l’instruction, ce sont ces sentiments de criminalité dont nous constatons l’absence chez Alexey Fédorovitch. Il n’est point de mon rôle de demander que les yeux de la justice se ferment ; mais pourtant, je ne puis m’empêcher de vous inviter, messieurs, à la bienveillance ; il semble même que je doive le faire, puisque l’accusé demeure devant nous sans défense, car j’ai su qu’il a refusé l’aide d’un des plus célèbres maîtres du barreau russe. Il ne veut point que des artifices d’éloquence puissent vous aveugler. À coup sûr, vous trouveriez injuste, messieurs, que ces artifices dont il refuse de se couvrir, nous les employions contre lui. »

Le procureur s’assit, son discours fut salué par une triple salve d’applaudissements que le président ne put réprimer. On s’attendait qu’Alioscha, à la question ordinaire : « Accusé, qu’avez-vous à dire pour votre défense ? » répondrait par ce doux hochement de tête qui lui était habituel. Mais, à la surprise générale, il se leva.

Il se fit un silence absolu. La jeunesse de l’accusé, sa beauté, son attitude à la fois modeste et fière, tout lui conciliait l’affection et l’admiration générales. Et en son geant qu’il y allait pour lui des travaux forcés à perpétuité, toutes les femmes pleuraient.

« Ce n’est point une défense que j’entends faire devant vous, murmura Alioscha. Sauf quelques exagérations de la part du sous-officier Konstantin Semenovitch, les faits vous ont été exposés dans toute leur vérité. Je ne nie rien. Je vous ai repris la liberté de mon frère, victime d’une erreur judiciaire dont, d’ailleurs, je n’accuse personne ici. Le concours des circonstances qui ont causé la mort de mon père devait égarer la justice. Le passé de mon frère Dmitri, ses relations violentes avec mon père, l’égarement de mon frère Ivan, tout accusait celui que vous avez condamné, et qui pourtant, messieurs, est innocent. Car il est innocent ! Je n’entreprendrai point de vous le démontrer, il est trop tard et vous ne me croiriez pas plus que vous ne m’avez cru alors ; mais ma conviction est absolue, et, ainsi que l’a dit avec bienveillance M. le procureur, c’est elle qui m’a fait agir comme j’agirais encore si ce n’était déjà fait. Je ne nie rien, mais je ne regrette rien. Je m’abandonne à votre jugement. Si vous me condamnez, vous aurez certes agi en votre âme et conscience, ce sera strictement juste et je ne suis resté entre vos mains — car il est très-vrai que j’aurais pu m’évader avec mon frère — que pour vous laisser le moyen de me punir comme vous en avez le droit. Innocent pour innocent, que vous importe lequel ? J’ai revêtu, en prenant sa place, la personnalité de mon frère, je suis pour vous, messieurs, Dmitri Fédorovitch Karamazov. S’il est coupable, pourquoi n’ai-je pas poursuivi ma route vers la Sibérie ? Je pense toutefois que vous ferez bien de me rendre la liberté, de m’acquitter, parce que, et seulement pour cela, Dmitri Fédorovitch Karamazov est innocent — du moins en fait. Il vous a déclaré lui-même qu’il avait eu le désir de tuer. Certes, l’intention équivaut à l’action. Pourtant, les secrets désirs vous échappent. Vous n’avez pas le droit de les poursuivre dans les mystérieuses retraites du cœur. Et d’ailleurs, dans les grandes âmes, de tels désirs sont suivis, presque autant que les actions, de remords qui les châtient. Mon frère échappe au bagne, mais il reste emprisonné dans sa conscience. Toutefois, puisque le désir a été révélé, ce châtiment invisible du remords serait peut-être insuffisant. Il faut une peine publique au criminel désir public. Vos codes n’ont point édicté de peines contre de tels crimes intimes, eh bien, messieurs, faites justice ! Vous ne pouvez point me punir d’un meurtre dont vous ne songez pas à m’accuser, mais par le fait même, et même indépendamment de votre volonté, en me punissant, si vous me punissez, ce sera la mauvaise pensée de mon frère que vous aurez poursuivie. Car, sachez-le, je me suis constitué votre prisonnier, seulement parce que je me suis souvenu d’avoir entendu mon frère accompagner de menaces de mort le nom de mon père. Non pas que je croie qu’il aurait jamais pu exécuter ses menaces ; mais ces menaces sont un crime et un scandale — expiés du reste peut-être déjà par l’humiliation d’une injuste condamnation. Ainsi, diversement, tous les coupables ont été châtiés : mon frère Ivan, de ses erreurs purement spirituelles, par l’égarement — momentané, plaise à Dieu ! — de son esprit ; l’assassin, de mort ; et mon frère Dmitri, par une sorte de dégradation morale. J’estime donc que votre justice devrait être satisfaite. Je n’ai rien de plus à dire, messieurs, sinon que j’accepte d’avance en toute humilité et que je respecte votre jugement, quel qu’il puisse être. »

Il se tut, l’émotion était telle qu’elle ne se manifesta que par un silence de mort entrecoupé seulement de sanglots. La séance fut suspendue de fait pendant dix minutes.

VIII

Tout à coup, dans ce silence un bruit insolite attira l’attention générale du côté de la porte. Pâle, échevelée. chancelante, une jeune fille entrait, de qui tout le monde s’écartait avec une sorte de crainte superstitieuse.

— Liza ! s’écria Katherina Ivanovna, et elle courut à la jeune fille. Mais Liza, silencieuse, la repoussa d’un geste, et marchant droit devant elle, le regard fixe, s’arrêta immobile devant le tribunal. Le public, les jurés, les juges, tout le monde se leva ; le président fit un signe à l’huissier, qui s’empressa de soutenir la jeune fille. Il était temps, elle défaillait. Soudain, elle se retourna vers Alioscha qui la considérait avec des yeux pleins de larmes de joie ; d’un geste puéril et charmant, elle lui envoya un baiser, puis s’adressant aux juges, elle s’écria d’une voix singulièrement perçante.

— C’est un juste ! Il m’a sauvée !

Elle s’évanouit.

Cette guérison miraculeuse, — quoiqu’elle s’explique peut-être physiologiquement par la réaction nerveuse d’une très-vive émotion, — émerveilla l’assistance. Chacun connaissait la maladie de Liza, nul n’hésitait à attribuer à Alioscha ce rétablissement inattendu.

L’effet fut prodigieux. Tout le monde s’agitait, parlait ; le président ne songeait même pas à réclamer l’ordre et le silence. Les juges partageaient l’émoi général. Alioscha seul restait calme. Il souriait à tous ces visages où se peignait tant d’amour pour lui ; des larmes lui venaient aux yeux, de ces larmes sereines, mieux que de joie, mieux que de bonheur.

Enfin, chose sans exemple peut-être dans nos fastes judiciaires, le président demanda aux jurés s’ils voulaient se retirer dans la salle des délibérations. Mais tous ensemble, et sans se consulter, répondirent que ce n’était pas nécessaire ; séance tenante, Alioscha fut acquitté.

Katherina Ivanovna l’emmena chez elle, ainsi que Liza. On avait eu de la peine à dérober aux ovations ce héros du jour, mais il dominait tous ceux qui l’approchaient par son calme extraordinaire. Chez Katherina Ivanovna, on retrouva madame Khokhlakov, qui, ne sachant où était sa fille, la cherchait et pensa mourir de joie en la voyant marcher. Ce jour même, les fiançailles des deux jeunes gens furent faites. Madame Khokhlakov fut, à cette occasion, moins exubérante qu’elle n’avait coutume. Quant à Katherina Ivanovna, elle considérait Alioscha avec une admiration religieuse. Et lui, souriant toujours, avait parfois d’étranges regards dans le vague, au loin, comme s’il contemplait à l’avance ses destinées.

Ivan était toujours fou.


FIN.

  1. Pour galerie ; comme des gens du peuple diraient, pour corridor, collidor.
  2. Expression russe, les moines.