Les Francs-tireurs/16

La bibliothèque libre.
Amyot (p. 245-265).


XVI

LES CONSPIRATEURS.


Plus heureux que les auteurs dramatiques, les romanciers n’étant assujettis à aucune règle de temps ou de lieu peuvent, à leur gré, transporter leur action et leurs personnages d’une contrée dans une autre, puis retourner à leur point de départ sans tenir compte du temps écoulé ou de l’espace parcouru. Usant donc à notre tour du privilége qui nous est acquis, nous quitterons momentanément la frontière indienne sur la lisière de laquelle s’est jusqu’à présent, déroulé notre récit, et franchissant d’un seul bond environ deux cents mille, nous prierons le lecteur de nous suivre à Galveston, au centre du Texas, quatre mois après les événements que nous avons rapportés dans notre dernier chapitre.

À l’époque où se passe notre histoire, cette ville, dans laquelle le général Lallemand voulait fonder le Champ d’asile, cette sublime utopie d’un noble cœur brisé, était loin de cette prospérité commerciale que les progrès de la civilisation, des émigrations successives et en dernier lieu les spéculations de hardis capitalistes lui ont fait atteindre depuis quelques années, nous la décrirons donc telle qu’elle était lors de notre séjour en Amérique sans tenir compte des énormes transformations que depuis elle a subies.

Galveston est bâtie sur la petite île sablonneuse de San Luis qui ferme presque l’embouchure du Rio-Trinidad.

Alors les maisons étaient basses, pour la plupart construites en bois, entourées de jardins plantés d’arbres odorants qui imprégnaient l’atmosphère de délicieuses senteurs.

Malheureusement il est une chose que rien ne peut changer, c’est le climat et la nature du sol.

La chaleur suffocante qui règne presque continuellement dans la ville, corrode la terre et la change en une impalpable poussière dans laquelle on enfonce jusqu’aux genoux, et qui au moindre souffle d’air, pénètre par les yeux, la bouche et les narines ; des millions de maringoins, dont les piqûres sont extrêmement douloureuses, et surtout la mauvaise qualité de l’eau que les habitants recueillent à grande peine dans des réservoirs de planches, lors de la saison des pluies, et que le soleil chauffe à outrance ; ces divers inconvénients fort graves, surtout pour les Européens, rendent le séjour de Galveston insupportable et des plus dangereux.

Les Texiens eux-mêmes redoutent tellement l’influence mortelle de ce climat, que pendant les chaleurs torrides de l’été, les gens riches émigrent en masse sur la terre ferme si bien que la ville devenue presque subitement déserte par cet abandon momentané, prend un aspect de morne désolation qui fait peine à voir.

Vers les quatre heures du soir, à l’instant où la brise de mer en se levant commençait à rafraîchir l’atmosphère, une légère pirogue indienne, faite en écorce de bouleau, se détacha de la terre ferme, et poussée vigoureusement par deux hommes armés de larges pagaies, se dirigea vers la ville et vint accoster le môle en planches qui servait alors de débarcadère.

Dès que la pirogue fut immobile, un troisième individu, nonchalamment couché à l’arrière de l’embarcation, se leva, regarda autour de lui comme pour reconnaître l’endroit où il se trouvait ; puis, prenant son élan, d’un bond il sauta sur le môle.

La pirogue vira immédiatement de bord et s’éloigna rapidement, sans qu’un seul mot eût été échangé entre les pagayeurs et le passager qu’ils avaient amené.

Celui-ci enfonça alors son chapeau sur les yeux, s’enveloppa avec soin dans les plis d’un large zarapé de fabrique indienne et à couleurs voyantes, et il se dirigea à grands pas vers le centre de la ville.

Après quelques minutes de marche l’inconnu s’arrêta devant une maison dont l’apparence confortable et le jardin bien entretenu montrait qu’elle appartenait à une personne sinon riche, du moins à son aise,

La porte était entr’ouverte ; l’inconnu la poussa, entra et la referma derrière lui ; puis, sans hésiter, comme un homme sûr de son fait, il traversa le jardin dans lequel il ne rencontra personne, franchit le péristyle de la maison, tourna à droite et se trouva dans un salon modestement, bien que confortablement meublé.

Arrivé là, l’inconnu se laissa aller sur une butacca avec le geste d’un homme fatigué charmé de se reposer après une longue course, se débarrassa de son zarapé qu’il plaça sur un équipal, jeta son chapeau par-dessus, puis, lorsqu’il se fut ainsi installé, il tordit une cigarette de maïs, battit le briquet avec un mechero d’or qu’il tira de sa poche, alluma son papelito, et bientôt il fut enveloppé d’un épais nuage de fumée bleuâtre et odorante qui monta en tourbillonnant au-dessus de sa tête et lui forma une espèce d’auréole.

Alors l’inconnu rejeta le corps en arrière, ferma à demi les yeux et se plongea dans cette douce extase, que les Italiens nomment le dolce far niente, les Espagnols la siesta, les Turcs le kief, et à laquelle nous autres Français, natures plus énergiques et plus fortement trempées, nous n’avons pas trouvé de nom par la raison toute simple que nous ne la connaissons pas.

À peine l’inconnu était-il à la moitié de sa cigarette, qu’un second personnage entra dans le salon. Ce deuxième individu, sans paraître aucunement remarquer la personne qui l’avait précédé, agit cependant absolument comme elle, ôta son zarapé, s’étendit dans une butacca, alluma une cigarette et se mit à fumer ; bientôt le sable du jardin cria sous les pieds d’un troisième visiteur, suivi presque immédiatement d’un quatrième, puis d’un cinquième ; bref, au bout d’une heure, vingt personnes étaient réunies dans ce salon. Ces vingt personnes fumaient insoucieusement en apparence et depuis leur arrivée n’avaient pas échangé une parole entre elles.

Du reste, elles ne semblaient nullement se préoccuper de la présence les unes des autres, et elles continuaient nonchalamment à s’envelopper de nuages de fumée.

Six heures sonnèrent à une pendule placée sur une console.

À peine le dernier coup de l’heure eut-il fini de vibrer sur le timbre que les assistants comme d’un commun accord jetèrent leurs cigares et se levèrent avec une vivacité que certes on était loin d’attendre de la précédente nonchalance de leur pose.

Au même instant une porte dérobée s’ouvrit dans la muraille et un homme parut sur le seuil.

Cet homme avait la taille haute, élégante et dégagée ; il paraissait jeune. Un demi-masque de velours noir cachait la partie supérieure de son visage ; quant à son costume, il était absolument semblable à celui des individus réunis dans le salon ; seulement, une paire de longs pistolets et un poignard étaient passés dans une ceinture de crêpe de Chine rouge qui lui serrait étroitement la taille.

À l’apparition de l’inconnu, il y eut un frémissement qui, comme un courant électrique, parcourut les rangs de l’assemblée.

L’homme masqué, la tête haute, les bras croisés sur la poitrine, le corps fièrement rejeté en arrière, promena sur les assistants un regard dont on voyait les clairs rayons jaillir à travers les trous de son loup de velours.

— Bien, dit-il enfin d’une voix sonore, vous êtes fidèles au rendez-vous, caballeros ; nul de vous ne s’est fait attendre. Voilà, depuis un mois, la huitième fois que je vous convoque, et toujours je vous ai vu aussi prompts et aussi fidèles ; merci au nom de la patrie, caballeros.

Les assistants s’inclinèrent silencieusement.

L’inconnu reprit, après une légère pause :

— Le temps nous presse, caballeros ; la situation se fait d’instant en instant plus grave ; aujourd’hui, ce n’est plus un coup de main hasardeux qu’il nous faut tenter ; l’heure est venue de jouer résolument notre tête dans une partie glorieuse et décisive. Êtes-vous prêts ?

— Nous le sommes, répondirent-ils d’une seule voix.

— Réfléchissez encore avant que de vous engager davantage, continua l’homme masqué d’une voix vibrante. Cette fois, je vous le répète, nous attaquerons le taureau par les cornes, nous lutterons corps à corps avec lui : sur cent chances, quatre-vingt-dix-huit sont contre nous.

— Qu’importe, répondit fièrement le personnage qui le premier était entré dans le salon, qu’importe ? S’il nous reste deux chances, elles nous suffiront.

— Je n’attendais pas moins de vous, John Davis, dit l’inconnu, vous avez toujours été l’homme du dévoûment et de l’abnégation ; mais peut-être que parmi nos compagnons quelques-uns ne pensent pas entièrement comme vous. Je ne leur en fais pas un crime, on peut aimer sa patrie avec passion sans cependant consentir à lui faire sans regret le sacrifice de sa vie ; seulement, il faut que je puisse entièrement compter sur ceux qui me suivront ; il faut qu’eux et moi n’ayons qu’un cœur et qu’une pensée. Que ceux donc auxquels il répugnerait de s’associer à l’œuvre que nous devons accomplir cette nuit, se retirent. Je sais que si cette fois la prudence les oblige de s’abstenir, dans toute autre circonstance moins désespérée, je les trouverai prêts à me soutenir.

Il y eut un assez long silence ; personne ne bougea.

Enfin l’inconnu reprit avec une expression de joie qu’il ne chercha pas à dissimuler :

— Allons, je ne m’étais pas trompé, vous êtes de braves cœurs.

John Davis haussa les épaules.

— By god ! dit-il, l’épreuve était inutile ; vous deviez savoir depuis longtemps qui nous sommes.

— Certes, je le savais, mais mon honneur me commandait d’agir ainsi que je l’ai fait. Maintenant, tout est dit ; nous réussirons ou nous périrons tous ensemble.

— À la bonne heure, voilà qui est parler, by god ! fit l’ancien marchand d’esclaves avec un gros rire ; les partisans de Santa-Anna n’ont qu’à bien se tenir, car ou je me trompe fort, ou avant peu nous leur taillerons des croupières.

En ce moment un sifflement aigu, bien qu’assez éloigné, se fit entendre.

L’inconnu étendit le bras pour recommander le silence.

Un second sifflement plus rapproché traversa l’espace.

— Messieurs, reprit l’inconnu, on m’avertit de l’approche d’un ennemi ; peut-être n’est-ce qu’une fausse alerte, cependant l’intérêt de la cause que nous défendons nous ordonne impérieusement la prudence. Suivez John Davis, tandis que moi je recevrai l’importun qui nous arrive.

— Venez, dit l’Américain.

Les conjurés, car ces hommes n’étaient autres que des conspirateurs, eurent un instant d’hésitation, il leur répugnait de se cacher.

— Allez, reprit l’inconnu, il le faut.

Tous alors s’inclinèrent et sortirent du salon à la suite de John Davis par la porte dérobée qui avait livré passage à leur chef et qui se referma sur eux sans laisser trace de son existence, tant elle était dissimulée avec soin dans la muraille.

Un troisième coup de sifflet fort rapproché cette fois retentit.

— Oui, oui, dit le chef avec un sourire, qui que tu sois tu peux venir maintenant ; quand bien même tu aurais la finesse de l’oppossum et les yeux de l’aigle des hautes solitudes, je te mets au défi de rien découvrir ici de suspect.

Il défit son masque, dissimula ses armes et s’étendit sur une butacca.

Presque aussitôt la porte s’ouvrit et un homme parut.

Cet homme était Lanzi le métis. Il portait le costume des marins du port ; pantalon écru, serré aux hanches, chemise de toile blanche à grand collet bleu soutaché de blanc, chapeau ciré.

— Eh bien ! demanda le chef sans se retourner, pourquoi nous avez-vous averti, Lanzi ?

— On l’aurait fait à moins, répondit celui-ci.

— Est-ce donc sérieux ?

— Vous en jugerez vous-même. Le gouverneur se dirige de ce côté en compagnie de plusieurs officiers et d’un détachement de soldats.

— Le général Rubio ?

— En personne.

— Diable ! fit le conspirateur, serions-nous menacés d’une visite domiciliaire ?

— Vous ne tarderez pas à le savoir, car je l’entends.

— Bon, bon, nous verrons ce qu’ils nous veulent. En attendant, prends ce masque et ces armes.

— Les armes aussi ? fit l’autre avec étonnement.

— Que veux-tu que j’en fasse, ce n’est pas de cette façon que je dois lutter avec eux en ce moment. Va, les voici.

Le métis prit le masque et les armes, fit jouer un ressort caché par une rosace, la porte s’ouvrit et il disparut.

On entendait le sable du jardin crier sous les pas de plusieurs personnes. Enfin la porte du salon fut poussée, et le général entra suivi de quatre ou cinq aides-de-camp qui comme lui étaient en grand uniforme.

Le général s’arrêta sur le seuil et jeta un regard pénétrant autour de lui.

Le chef s’était levé et se tenait immobile au milieu de la salle.

Le général Rubio était avant tout un homme du monde. Il salua poliment et s’excusa d’avoir ainsi pénétré dans la maison sans s’être fait annoncer, sur ce qu’il avait trouvé les portes ouvertes, et qu’aucun domestique ne s’était présenté pour lui servir d’introducteur.

— Ces excuses sont inutiles, caballero, répondit le jeune homme, le gouvernement mexicain nous a depuis longtemps accoutumé au sans-façon de ses procédés à notre égard ; d’ailleurs le gouverneur de la ville a le droit, je le suppose, d’entrer lorsque bon lui semble dans toutes les maisons, et s’il n’en trouve les portes ouvertes de les faire ouvrir, soit avec un passe-partout, soit avec un marteau.

— Vos paroles, caballero, répondit le général, respirent une irritation regrettable ; l’état d’effervescence dans lequel se trouve en ce moment le Texas serait plus que suffisant pour autoriser la démarche insolite que je fais auprès de vous.

— J’ignore ce à quoi il vous plaît de faire allusion, señor général, dit froidement le jeune homme ; que le Texas soit dans un état d’effervescence, cela est possible : au besoin les vexations du gouvernement à son égard le justifieraient complètement ; mais pour ce qui me regarde, moi personnellement, j’aurais peut-être droit de me plaindre de voir sans sommation préalable, lorsque rien ne vient autoriser cette mesure arbitraire, ma maison envahie par la force armée.

— Êtes-vous bien sûr, caballero, que je n’aie pas le droit d’agir ainsi que je le fais ? vous croyez-vous tellement à l’abri du soupçon, que vous considériez réellement cette démarche comme arbitraire ?

— Je vous répète, caballero, reprit le jeune homme avec hauteur, que je ne comprends rien aux paroles que vous me faites l’honneur de m’adresser. Je suis un citoyen paisible ; rien dans ma conduite n’a, que je sache, éveillé la sollicitude jalouse du gouvernement ; s’il plaît à ses agents de me faire subir une vexation imméritée, il n’est pas en mon pouvoir de m’y opposer autrement qu’en protestant énergiquement contre l’injure qui m’est faite. Vous avez la force de votre côté, général, faites ce que bon vous semblera ; je suis seul ici, je ne chercherai en aucune façon à résister aux mesures que vous jugerez convenable de prendre.

— Ce langage, caballero, est celui d’un homme bien sûr de son fait.

— Vous vous trompez, général, c’est celui d’un homme libre justement indigné.

— Soit, je ne discuterai pas avec vous ; mais vous me permettrez de vous faire observer que pour un homme si justement indigné, et si seul en apparence, vous vous faites garder bien soigneusement ; car, si la maison est vide, ainsi que vous le dites, les alentours en sont surveillés par des affidés qui, je dois le reconnaître, s’acquittent à merveille de la mission dont ils sont chargés en vous prévenant assez à l’avance des visites imprévues pour que vous preniez vos précautions en conséquence, et qu’il vous soit loisible de faire disparaître en un clin d’œil les personnes dont la présence ici pourrait vous compromettre.

— Au lieu de parler ainsi par énigmes, général, peut-être vaudrait-il mieux nous expliquer clairement ; alors sachant ce qu’on m’impute, peut-être pourrai-je tenter de me défendre.

— Qu’à cela ne tienne, caballero, rien n’est plus facile ; seulement vous me permettrez de vous faire remarquer que depuis assez longtemps déjà nous causons ensemble et que vous ne m’avez pas encore offert un siége.

Le jeune chef jeta au général un regard ironique.

— Pourquoi userais-je envers vous de ces banales formules de politesse, général ? Dès l’instant où, sans mon autorisation et contre ma volonté, vous vous êtes introduit dans cette maison, vous avez dû vous considérer comme étant chez vous. C’est donc moi qui ne suis plus qu’un étranger ici ; dans cette position, il ne m’est plus permis de faire les honneurs de cette demeure.

— Caballero, répondit le général avec un mouvement d’impatience, je suis peiné de rencontrer en vous cette raideur et ce parti pris de mauvais vouloir ; à mon entrée dans cette maison, mes intentions ne vous étaient peut-être pas aussi hostiles que vous le supposez ; mais puisque vous me contraignez à une explication claire et catégorique, je suis prêt à vous satisfaire et à vous prouver que je connais non-seulement votre conduite, mais encore les projets que vous nourrissez et dont vous poursuivez l’exécution avec une audace et une ténacité qui, si je n’y prenais garde, amèneraient inévitablement leur succès dans un avenir prochain.

Le jeune homme tressaillit intérieurement, un éclair jaillit de sa fauve prunelle à cette insinuation directe qui lui révélait le danger dont il était menacé ; mais reprenant instantanément sa présence d’esprit et éteignant le feu de son regard, il reprit froidement :

— Je vous écoute, général.

Celui-ci se tourna vers ses officiers.

— Faites comme moi, señores, dit-il en s’asseyant, prenez des siéges, puisque ce caballero refuse de nous en offrir. Cette conversation amicale peut se prolonger encore longtemps, il est inutile que vous vous fatiguiez à l’écouter debout. Les officiers s’inclinèrent et ils s’installèrent commodément sur les butaccas dont l’appartement était garni.

Le général reprit après quelques minutes de silence, pendant que le jeune homme le considérait d’un œil indifférent, en tordant une cigarette de paille de maïs :

— Et d’abord, afin de procéder par ordre et de vous prouver que je suis bien instruit de tout ce qui vous concerne, dit-il en appuyant avec affectation sur les mots, je commencerai par vous dire votre nom.

— En effet, général, c’est par là que vous auriez dû commencer, dit insoucieusement le jeune homme.

— Vous êtes, continua tranquillement le général, le chef fameux que les insurgés et les Francs Tireurs ont surnommé le Jaguar.

— Ah ! ah ! fit-il avec ironie, vous savez cela, seigneur gouverneur ?

— El bien d’autres choses encore, comme vous allez voir.

— Voyons, dit-il en se renversant en arrière avec la gracieuse négligence d’un ami en visite.

— Après avoir donné une forte organisation à la révolte sur la frontière indienne en vous emparant de l’hacienda del Mezquite et en vous alliant à certaines tribus comanches et apaches, vous avez compris qu’il vous fallait, pour réussir, cesser la guerre d’embuscade, que depuis si longtemps, je dois l’avouer, vous faisiez avec un certain succès.

— Merci, dit le Jaguar en s’inclinant avec ironie.

— Vous avez donc laissé provisoirement le commandement de vos bandes à un de vos compagnons, et vous êtes venu dans le cœur du Texas avec vos plus fidèles associés, afin de révolutionner les côtes et de frapper un grand coup en vous emparant d’un port de mer. Galveston, par sa position à l’entrée du fleuve Trinidad, est un point stratégique de la dernière importance pour vos projets. Depuis deux mois, vous êtes caché dans cette maison dont vous avez fait le quartier général de l’insurrection, et où vous préparez tout pour l’audacieuse entreprise que vous voulez tenter. Vous avez à votre disposition de nombreux émissaires, des affidés fidèles ; le gouvernement des États-Unis vous fournit en abondance les armes et les munitions dont vous croyez avoir bientôt besoin. Vos mesures ont été si bien prises, vos machinations conduites avec une si grande habileté ; vous vous croyez tellement sur le point de réussir, que vous avez aujourd’hui, il y a une heure à peine, convoqué ici les principaux meneurs de votre parti, afin de leur donner vos dernières instructions. Est-ce bien cela ? suis-je bien instruit ? répondez, caballero.

— Que voulez-vous que je vous réponde, général, fit le jeune homme avec un charmant sourire, puisque vous savez tout ?

— Ainsi, vous avouez que vous êtes le Jaguar, le chef des Francs Tireurs.

— Canarios ! je le crois bien.

— Vous avouez aussi que vous êtes venu ici dans le but de vous emparer de la ville ?

— Incontestablement, reprit-il d’un air railleur, cela ne fait pas l’ombre d’un doute.

— Faites-y bien attention, dit sèchement le général, ceci est beaucoup plus sérieux que vous ne paraissez le croire.

— Que diable voulez-vous que j’y fasse, général ? ce n’est point de ma faute : vous entrez chez moi sans dire gare avec une nuée de soldats et d’officiers, vous entourez ma maison, vous vous en emparez, et lorsque vous avez terminé ce métier d’alguazil, sans me montrer le moindre petit chiffon de papier qui vous autorise à agir de la sorte, sans avoir exhibé le plus léger mandat, vous venez me dire en face que je suis un chef de bandits, un conspirateur, que sais-je encore ; et vous vous engagez à me le prouver. Ma foi, tout autre à ma place agirait ainsi que je le fais : comme moi il s’inclinerait devant la majesté d’une si grande force militaire et d’une si entière conviction. Tout cela me semble tellement extraordinaire et tellement inouï, que je viens à douter de ma propre identité, et je me demande intérieurement si je ne me serais pas trompé jusqu’à présent en me croyant Manuel Gutierrez, le ranchero de Santa-Aldegonda, dans l’État de Sonora, et si je ne suis pas, au contraire, le féroce Jaguar dont vous me parlez et pour lequel vous me faites l’honneur de me prendre. Je vous avoue, général, que cela m’intrigue au plus haut degré, et que je serais fort heureux que vous voulussiez bien me fixer à cet égard.

— Ainsi, caballero, jusqu’à présent vous avez raillé ? dit sèchement le général.

Le Jaguar se mit à rire.

— Cuerpo de Cristo, répondit-il, je le crois bien. Que pouvais-je faire autre chose devant de telles accusations ? Les discuter avec vous ? Vous savez aussi bien que moi, n’est-ce pas, général, qu’on ne discute pas un parti pris et une conviction faite. Au lieu de me dire que je suis le Jaguar, prouvez-le moi, alors je m’inclinerai devant la vérité. Cela est bien simple, il me semble.

— Bien simple, en effet, caballero ; j’espère parvenir bientôt à vous donner cette certitude.

— Fort bien ; mais jusque-là, je vous ferai observer que vous vous êtes introduit chez moi d’une façon contraire aux lois, que le domicile d’un citoyen est inviolable, et que ce que vous avez fait aujourd’hui, le juez de lettras seul, porteur d’un mandat d’amener en bonne et due forme, avait le droit de le faire.

— Peut-être auriez-vous raison, caballero, si nous nous trouvions en temps ordinaire ; mais en ce moment, ce n’est plus cela : l’État est en état de siége, le pouvoir militaire a remplacé le pouvoir civil, et c’est moi seul qui ait le droit d’ordonner et de faire exécuter les mesures relatives au maintien du bon ordre.

Le jeune homme, pendant que parlait le général, avait à la dérobée jeté un regard sur la pendule. Lorsque le gouverneur se tut il se leva, et le saluant cérémonieusement :

— Pour être bref, lui dit-il, soyez assez bon, monsieur, pour m’expliquer catégoriquement et sans plus de détours les motifs de votre présence chez moi. Voilà longtemps déjà que nous causons sans que cet entretien me fasse rien entrevoir de vos intentions. Je vous serais donc obligé de me les faire connaître sans retard, parce que des affaires importantes réclament ma présence au dehors et que si vous vous obstiniez à demeurer ici je me verrais forcé de vous y laisser seul.

— Oh ! oh ! vous changez de ton, il me semble, caballero, répondit le général avec une légère ironie ; ces motifs que vous voulez connaître je vais vous les dire ; quant à quitter la maison, sans moi ou sans mon autorisation, ce qui est la même chose, je crois que cela vous serait assez difficile.

— Ce qui veut dire que vous me considérez comme prisonnier, n’est-ce pas, général ?

— À peu près, caballero. Lorsqu’on aura fait une visite exacte dans votre maison et que l’on se sera assuré que rien de suspect ne s’y trouve, alors peut-être consentirai-je à vous faire conduire à bord d’un navire qui vous emmènera hors du territoire de la confédération mexicaine.

— Ainsi ? sans mandat ? par votre seule volonté ?

— Par ma seule volonté, oui, caballero.

— Canarios ! señor général ; je vois que votre gouvernement a conservé les saines traditions espagnoles, et qu’il entend à ravir l’arbitraire, fit le Jaguar en raillant ; il s’agit de savoir si je me soumettrai, moi, de bonne grâce à un tel procédé.

— Vous avez dû vous apercevoir déjà que la force n’est pas de votre côté, quant à présent du moins.

— Oh ! général, quand on a pour soi le droit, la force ne tarde pas à se trouver.

— Essayez alors, caballero, seulement je vous avertis que ce sera à vos risques et périls.

— Ainsi vous emploiriez la force pour contraindre un homme seul et sans armes dans sa propre maison ?

— Parfaitement.

— Oh ! s’il en est ainsi je vous remercie, car vous me donnez beau jeu.

— Qu’entendez-vous par ces paroles, caballero ? demanda le général en fronçant le sourcil.

— Ce que vous entendez vous-même, señor gouverneur. J’entends que tous les moyens sont bons pour échapper à une arrestation arbitraire et que je les emploierai sans la moindre hésitation.

— Essayez, fit l’officier avec ironie.

— Lorsque le moment sera venu d’agir, je n’attendrai pas pour cela votre permission, général, répondit le Jaguar d’un ton de sarcasme.

Bien que ce fût la première fois que le général Rubio et le Jaguar se trouvassent en présence, le gouverneur de Galveston connaissait de longue date, de réputation, l’homme auquel il avait affaire, il savait combien son esprit était fertile en ressources et l’audacieuse témérité qui formait le fond de son caractère ; personnellement il lui gardait rancune de l’enlèvement de la conducta de plata et de la prise de l’hacienda del Mezquite, aussi éprouvait-t-il un vif désir de prendre une éclatante revanche de ce hardi aventurier.

Le ton dont le Jaguar avait prononcé ces dernières paroles avait causé un moment d’inquiétude au général ; mais après avoir jeté un regard autour de lui, il se rassura. En effet, grâce aux précautions prises par le vieux soldat, il paraissait matériellement impossible que son prisonnier lui échappât, seul, sans armes dans une maison enveloppée de soldats, et entouré lui-même de plusieurs officiers résolus ; il considéra donc sa réponse comme une bravade et ne s’en préoccupa pas davantage.

— Je vous absous d’avance, dit-il avec dédain, des efforts que vous tenterez pour échapper.

— Je vous remercie, général, répondit le Jaguar en s’inclinant cérémonieusement, je n’attendais pas moins de votre courtoisie, je prends bonne note de votre promesse.

— Soit, caballero. Maintenant nous allons, sauf votre bon plaisir, commencer notre visite domiciliaire.

— Faites, général, faites ; si vous le désirez, je vous guiderai moi-même.

— À mon tour je vous remercie de cette offre obligeante, mais je ne veux pas mettre votre complaisance à cette épreuve, d’autant plus que je connais parfaitement cette maison.

— Vous croyez, général ?

— Jugez-en vous-même.

Le Jaguar s’inclina sans répondre, et alla nonchalamment s’appuyer du coude contre la console sur laquelle la pendule était placée.

— Nous commencerons d’abord par ce salon, continua le général.

— Vous voulez dire que vous finirez par lui, dit en souriant ironiquement le jeune homme.

— Voyons d’abord la porte secrète qui est là dans la muraille.

— Ah ! ah ! vous la connaissez ?

— Il paraît.

— Diable, vous êtes mieux renseigné que je ne le supposais.

— Vous n’êtes pas au bout encore.

— Je l’espère ; d’après le commencement, je m’attends à des découvertes extraordinaires.

— Peut être. Consentez-vous à faire jouer le ressort vous-même, caballero, ou préférez-vous que ce soit moi ?

— Ma foi, je vous avoue, général, que tout cela m’intéresse si vivement que jusqu’à nouvel ordre je désire demeurer simple spectateur, afin de ne pas troubler mon plaisir.

Cette continuelle ironie impressionnait cependant malgré lui le général ; l’attitude calme et froidement railleuse du jeune homme le troublait intérieurement ; il redoutait un piège, sans savoir ni quand ni comment il se révélerait.

— Faites-y attention, caballero, dit-il d’un ton menaçant au Jaguar, je sais pertinemment que lorsque je suis arrivé ici vous vous y trouviez en nombreuse compagnie ; à mon entrée vos complices ont fuit par cette porte.

— C’est vrai, fit le jeune homme avec un geste d’assentiment.

— Prenez garde, continua le général, que si des assassins sont cachés derrière cette porte, le sang versé retombera sur votre tête.

— Général, répondit sérieusement le Jaguar, faites jouer le ressort, le couloir est vide ; je n’ai besoin de personne autre que de moi-même pour me délivrer de vos mains lorsque je le jugerai convenable.

Le gouverneur n’hésita plus, il alla résolument à la muraille et pressa le ressort ; ses officiers l’avaient suivi, prêts à lui venir en aide si un danger quelconque se révélait. Le Jaguar n’avait pas quitté sa place.

La porte s’ouvrit, démasquant un long corridor complètement désert.

— Eh bien ! général, vous ai-je tenu parole ? dit le Jaguar.

— Oui, señor, je dois en convenir. Maintenant caballeros, continua le général en s’adressant à ses officiers, l’épée à la main et en avant !

— Un instant, s’il vous plaît, dit le Jaguar.

— Que voulez-vous, señor ?

— Vous rappeler simplement que je vous ai averti que vous finiriez votre visite domiciliaire par ce salon.

— Eh bien ?

— Je tiens cette seconde promesse comme j’ai tenu la première.

Au même instant, et avant que le général et ses officiers pussent se rendre compte de ce qui leur arrivait, il sentirent tout à coup le plancher se dérober sous leurs pieds et ils roulèrent au fond d’un souterrain de peu de profondeur, il est vrai, mais plongé dans d’épaisses ténèbres.

— Bon voyage ? dit en riant le Jaguar, tout en refermant la trappe.