Les Francs-tireurs/17

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Amyot (p. 265-284).


XVII

L’ESPION.


Sur ces entrefaites le soleil s’était couché et la nuit avait presque immédiatement succédé au jour.

Dès que le Jaguar eut refermé la trappe sur les prisonniers, il se dirigea vers la porte secrète dans le but de rejoindre ses compagnons ; mais un bruit de pas qu’il entendit au dehors lui fit changer d’avis ; il poussa le ressort de la porte et revint s’accouder à la console pour recevoir le nouvel arrivant.

Celui-ci ne se fit pas attendre. Bien que la nuit fût assez noire pour empêcher le Jaguar de reconnaître ses traits, cependant à l’éclat de ses broderies qui épincelaient dans l’ombre et au frottement de ses éperons et du fourreau de son sabre sur les dalles, il comprit qu’il se trouvait de nouveau en présence d’un officier supérieur mexicain.

Cependant au bout d’un instant les yeux du Jaguar, doués peut-être de cette précieuse faculté que possèdent les animaux de la race féline de voir la nuit, semblèrent avoir reconnu l’étranger. Le jeune homme fronça les sourcils et fit un geste de désappointement.

— N’y a-t-il donc personne ici ? demanda l’officier en s’arrêtant sur le seuil de la porte avec une hésitation bien excusable.

— Qui êtes-vous, et que voulez-vous ? répondit le Jaguar en déguisant sa voix.

— La question est curieuse, reprit l’officier en faisant un pas en avant, la main sur la poignée de son sabre ; faites d’abord éclairer cette salle qui ressemble à un coupe-gorge, nous causerons ensuite.

— À qui bon, pour ce que nous avons à nous dire ? Vous pouvez du reste laisser en repos votre sabre : bien que cette maison soit obscure, ce n’est pas un coupe-gorge ainsi que vous paraissez le croire.

— Que sont devenus le général Rubio et les officiers qui l’accompagnaient ?

— Me les avez-vous donnés à garder, colonel Melendez, répondit le Jaguar d’un ton de sarcasme.

— Qui donc êtes-vous, vous qui semblez me connaître et me répondez d’une si étrange sorte ?

— Peut-être un ami, chagriné de vous voir ici et qui désirerait vous savoir ailleurs.

— Un ami ne se cacherait pas ainsi que vous le faites.

— Pourquoi non, si les circonstances l’y obligent ?

— Trêve à cet échange de paroles puériles ; voulez-vous oui ou non répondre à ma question ?

— À laquelle ?

— À celle que je vous ai adressée sur le général.

— Et si je refuse ?

— Je saurai vous y contraindre.

— Voilà de hautaines paroles, colonel.

— Que je saurai soutenir par l’exécution.

— Je ne le crois pas ; non point que je mette en doute votre courage, Dieu m’en garde, je le connais de longue date.

— Eh bien ! qui m’en empêchera ?

— Les moyens d’exécution.

— Ils sont faciles à trouver.

— Essayez.

Tout en parlant, le colonel avait machinalement fait un pas ou deux dans l’intérieur du salon.

— À bientôt, dit l’officier en se retournant vers la porte, sur laquelle il appuya la main.

Le Jaguar ne répondit que par un sourd ricanement

La porte était fermée. Ce fut en vain que le colonel essaya de l’ouvrir ; elle résista à tous ses efforts.

— Ainsi, reprit-il en s’adressant au jeune homme, je suis votre prisonnier ?

— Peut-être ; cela dépendra de vous.

— Ainsi, vous voulez me faire tomber dans le même guet-apens où probablement sont tombés avant moi le général et ses officiers. Essayez, señor. Seulement, je vous avertis que je suis sur mes gardes et que je me défendrai.

— Vos paroles sont dures, colonel. Vous insultez gratuitement un homme dont jusqu’à présent vous n’avez pas eu réellement à vous plaindre, et que vous regretterez d’avoir offensé lorsque vous le connaîtrez.

— Faites-moi connaître le sort de mes compagnons, dites-moi quelles sont vos intentions à mon égard.

— Mes intentions sont meilleures que les vôtres, colonel ; car, si vous me teniez en votre pouvoir comme je vous tiens au mien, il est probable que, si ce n’est pas vous, du moins votre général me ferait payer cher l’imprudence que j’aurais commise ; mais brisons là, nous n’avons déjà perdu que trop de temps. Le général Rubio et ses officiers sont mes prisonniers, vous-même reconnaissez intérieurement que vous êtes à ma discrétion ; faites retirer les soldats qui cernent ma demeure, donnez-moi votre parole d’honneur que rien ne sera tenté contre moi par le gouvernement mexicain avant vingt-quatre heures, et je vous rends immédiatement la liberté à tous.

— Je ne sais qui vous êtes, señor ; les conditions que vous voulez m’imposer sont celles d’un vainqueur à des ennemis réduits à l’impuissance.

— Qu’êtes-vous autre chose en ce moment ? interrompit le jeune homme avec violence.

— Soit ; mais je ne puis prendre sur moi d’accepter ou de refuser ces conditions, le général seul a le droit de prendre une détermination et d’engager sa parole.

— Demandez-lui donc à lui-même quelles sont ses intentions, il vous répondra.

— Est-il donc ici ? s’écria vivement le colonel en faisant un pas en avant.

— Peu vous importe où il se trouve, pourvu qu’il vous entende et vous réponde ; ne bougez pas d’où vous êtes ; un pas de plus et vous êtes mort ; que résolvez-vous.

— J’accepte.

— Parlez-lui donc alors !

Le Jaguar fit jouer le ressort qui fermait la trappe et découvrit l’entrée du souterrain dans lequel les officiers mexicains avaient été si brusquement précipités par lui ; mais l’obscurité était si complète, que le colonel ne put rien apercevoir malgré ses efforts pour chercher à distinguer une lueur dans ces ténèbres ; seulement il entendit un léger bruit produit par le frottement de la trappe dans la rainure. Le colonel comprit qu’il lui fallait s’exécuter de bonne grâce, et sortir à tout prix du mauvais pas dans lequel il se trouvait.

— Général, dit-il en élevant la voix, pouvez-vous m’entendre ?

— Qui m’appelle ? répondit immédiatement le général.

— Moi, le colonel Melendez de Gongora.

— Dieu soit loué ! s’écria le général ; alors tout va bien.

— Tout va mal au contraire.

— Que voulez-vous dire ?

— Que comme vous je suis entre les mains des insurgés maudits qui vous retiennent.

— Mil demonios ! s’écria le vieux soldat avec colère.

— Êtes-vous sauf ?

— De corps, oui ; mes officiers et moi n’avons reçu aucune blessure : je dois avouer que le démon qui nous a joué ce tour indigne y a mis certaines formes.

— Merci, général, dit le Jaguar d’une voix railleuse.

— Ah ! salteador, s’écria le général avec rage, je jure Dieu que nous réglerons un jour nos comptes.

— Je l’espère ainsi, général ; mais, quant à présent, croyez-moi, écoutez ce que le colonel Melendez a à vous dire.

— Il le faut bien, murmura le gouverneur. Parlez, colonel, reprit-il à voix haute.

— Général, on nous offre la liberté, à condition, répondit immédiatement le colonel, que vous donnerez votre parole d’honneur de ne rien tenter contre l’homme qui nous retient prisonniers.

— Ni contre ses adhérents, quels qu’ils soient, interrompit le Jaguar.

— Soit, ni contre ses adhérents, d’ici vingt-quatre heures, et que cette maison sera débloquée.

— Hum ! fit le général, ceci demande réflexion.

— Je vous donne cinq minutes.

— Demonio ! c’est bien court, vous n’êtes guère généreux.

— Il m’est impossible de vous accorder davantage.

— Et si je refuse ?

— Vous ne refuserez pas.

— Pour quelle raison ?

— Parce que vous êtes furieux contre moi, et que vous espérez vous venger un jour.

— Parfaitement raisonné, mais supposez que je refuse ?

— Alors, je vous ferai à vous et aux vôtres juste ce que vous vouliez me faire à moi et aux miens.

— C’est-à-dire ?

— Que vous serez tous fusillés dans un quart d’heure.

Il y eut un silence funèbre.

On n’entendait d’autre bruit que celui sec et monotone produit par l’échappement de la pendule. Ces hommes, réunis sans se voir dans un si petit espace, sentaient leur cœur battre à briser leur poitrine ; ils frémissaient d’une rage impuissante, car ils reconnaissaient qu’ils étaient bien réellement aux mains d’un ennemi implacable contre lequel toute lutte était sinon impossible, du moins insensée.

— Vive Dios ! s’écria le colonel, mieux vaut mourir que de se rendre ainsi.

Et il s’élança l’épée haute.

Une main de fer s’abattit sur lui, le renversa, et il sentit la pointe de sa propre épée, que dans sa chute il avait laissée échapper, lui piquer la gorge.

— Rendez-vous ou vous êtes mort ! cria une voix rude à son oreille.

— Non, mil demonios ! reprit le colonel avec rage, je ne me rendrai pas à un bandit : tuez-moi.

— Arrêtez, dit le Jaguar, je le veux.

L’homme qui tenait le colonel renversé le laissa libre.

Celui-ci se releva tout peiné et tout honteux.

— Eh bien, reprit le jeune homme, acceptez-vous, général ?

— Oui, démon, répondit celui-ci avec colère, mais je me vengerai.

— Ainsi, vous me donnez votre parole de soldat que les conditions que je vous impose seront loyalement exécutées par vous ?

— Je vous la donne ; mais qui me garantira que, de votre côté, vous agirez loyalement ?

— Mon honneur, señor général, répondit fièrement le Jaguar, mon honneur qui, vous le savez, est aussi immaculé que le vôtre.

— C’est bien ! señor, je me fie à vous comme vous vous fiez à moi. Faut-il vous rendre nos épées ?

— Général, répondit le Jaguar avec noblesse, un brave soldat ne se sépare jamais de ses armes ; je rougirais de vous enlever les vôtres. Vos compagnons peuvent ainsi que vous conserver leurs épées.

— Merci de cette courtoisie, caballero, elle me prouve que tout bon sentiment n’est pas mort dans votre cœur. Maintenant j’attends que vous me donniez les moyens de sortir de l’endroit dans lequel vous m’avez si adroitement fait tomber.

— Vous allez être satisfait, seigneur général. Quant à vous, colonel, vous pouvez vous retirer, la porte est ouverte maintenant.

— Pas avant de vous avoir vu, répondu l’officier.

— À quoi bon, si vous ne m’avez pas reconnu ? dit le jeune homme en reprenant sa voix naturelle.

— Le Jaguar, s’écria le colonel avec surprise. Ah !

j’aurais dû m’y attendre, plus que jamais je reste, ajoute-t-il avec une inflexion singulière dans sa voix.

— Soit, fit le chef, demeurez.

Il frappa dans ses mains. Quatre peones entrèrent avec des candélabres allumés.

Dès que le salon fut éclairé, le jeune officier aperçut le général et ses aides de camp debout dans le souterrain.

— Maintenant, dit en souriant le Jaguar, peu m’importe que vous connaissiez les secrets de ma demeure ; quand vous reviendrez, je l’aurai quittée pour toujours.

Un criado avait appuyé une échelle sur le bord de la trappe, les Mexicains montèrent alors à demi satisfaits, à demi honteux.

— Messieurs, continua l’insurgé, vous êtes libres. Tout autre à ma place aurait sans doute profité de la mauvaise position dans laquelle vous vous trouviez, pour vous imposer des conditions autrement dures que celles que j’ai exigées de vous ; moi je ne comprends que la lutte franche, fer contre fer, poitrine contre poitrine. Allez en paix, mais prenez garde, car les hostilités sont commencées entre nous et la guerre sera rude.

— Un mot avant de nous quitter, dit le général.

— Je vous écoute, caballero.

— Quelles que soient les circonstances où nous nous trouvions plus tard placés vis-à-vis l’un de l’autre, je n’oublierai pas votre conduite d’aujourd’hui.

— Je vous dispense de toute reconnaissance à cet égard, général, d’autant plus que si j’ai agi ainsi que je l’ai fait, c’est pour des raisons qui vous sont complètement étrangères.

— Quels que soient les motifs de votre conduite, il est de mon honneur de vous en tenir compte.

— À votre aise ; je vous demande seulement de vous souvenir de nos conditions.

— Elles seront ponctuellement exécutées.

Le Jaguar s’inclina alors devant le général ; celui ci lui rendit son salut, et, faisant signe à ses officiers de le suivre, il sortit du salon.

Le jeune chef écouta attentivement le bruit des pas qui s’éloignaient rapidement, puis il se redressa.

— Quoi, s’écria-t-il avec surprise en apercevant le colonel, vous êtes encore ici, señor don Juan ?

— Oui, frère, répondit celui-ci d’une voix triste, je suis encore ici.

Le Jaguar s’avança vivement vers lui, et lui prenant la main :

— Qu’avez-vous à me dire, ami ? Est-ce un nouveau malheur que vous me venez annoncer ?

— Hélas ! ami, quel malheur plus grand vous annoncerais-je que celui qui, en ruinant nos plus chères espérances, nous a plongés dans le désespoir ?

— Avez-vous reçu des nouvelles de nos amis ?

— Aucune.

— Tranquille ?

— Je ne sais ce qu’il est devenu.

— Le Cœur-Loyal ?

— Disparu aussi.

— Écoutez, frère, cette situation ne peut plus longtemps durer. Quoi qu’il arrive, il faut qu’elle cesse. Le temps me manque en ce moment pour vous expliquer certaines choses que vous devez savoir, demain nous nous verrons.

— Où et à quelle heure ?

— Au Salto del Frayle, à deux heures de l’après-dîner.

— Pourquoi si loin et si tard, frère ?

— Parce que d’ici là il se passera quelque chose que je ne puis vous dire à présent, qui m’obligera sans doute à traverser la baie et à me réfugier en terre ferme.

— Je n’ai pas le droit de vous demander l’explication de vos paroles, frère ; mais prenez garde : quoi que vous tentiez, vous aurez affaire à un rude adversaire ; le général est furieux contre vous, il a une revanche à prendre, et si vous lui en fournissez l’occasion, il ne la laissera pas échapper.

— J’en suis convaincu, mon ami, mais le sort en est jeté ; malheureusement nous suivons chacun une voie différente. Dieu aidera le bon droit. Votre main encore une fois, et adieu.

— Adieu, frère, et à demain, c’est convenu.

— La mort seule m’empêcherait de me rendre au rendez-vous que je vous assigne.

Les deux ennemis politiques, si cordialement liés ensemble, se pressèrent la main et se séparèrent.

Le colonel s’enveloppa dans son manteau, quitta le salon et sortit immédiatement de la maison.

Le général s’était éloigné en intimant au détachement posté aux environs de la maison, de le suivre ; la rue était complétement déserte.

Le Jaguar était si intimement convaincu de la fidélité avec laquelle le général Rubio remplirait ses engagements, qu’il ne se donna pas même la peine de s’en assurer.

Aussitôt qu’il fut seul, il referma la trappe, fit jouer le ressort de la porte secrète, et quitta à son tour le salon pour s’engager dans le corridor obscur par lequel, à l’entrée du général, ses amis avaient disparu à la suite de John Davis, l’ex-trafiquant d’esclaves.

Ce corridor, après quelques détours, aboutissait à une salle assez vaste où tous les conjurés étaient réunis silencieux et sombres, attendant, la main sur leurs armes, que leur chef réclamât leur intervention.

Lanzi se tenait en vedette à l’entrée de la salle afin d’éviter toute surprise ; le Jaguar reprit son masque, passa ses pistolets à sa ceinture et entra ; en le voyant au milieu d’eux les conjurés firent un mouvement de joie réprimé aussitôt par un geste du jeune homme.

— Mes compagnons, dit-il d’une voie triste, j’ai à vous annoncer une mauvaise nouvelle. Si mes mesures n’avaient pas été aussi bien concertées, en ce moment nous serions tous prisonniers. Un traître s’est glissé parmi nous, cet homme a donné au gouverneur les renseignements les plus positifs et les plus détaillés sur nos projets. Un miracle seul nous a sauvés.

Un frémissement d’indignation parcourut les rangs des conjurés, par un mouvement instinctif ils s’éloignèrent les uns des autres en se lançant de sinistres regards et en portant la main à leurs armes.

Cette vaste salle, éclairée seulement par une lampe fumeuse dont les lueurs rougeâtres faisaient à chaque souffle d’air passer de fauves reflets sur les énergiques physionomies des conjurés, avait un aspect lugubre et saisissant à la fois.

Après un instant de silence, le chef reprit d’une voix ferme et accentuée :

— Qu’importe, compagnons, qu’un espion se soit lâchement glissé dans nos rangs ; l’heure des craintes et des hésitations est passée, maintenant c’est à la face de tous que nous marcherons ; plus de réunions secrètes, plus de masques, ajouta-t-il en arrachant violemment le sien et le foulant aux pieds ; il faut que nos ennemis nous connaissent enfin et sachent que nous sommes réellement les apôtres de la liberté qui va luire comme un phare éclatant sur notre patrie.

— Le Jaguar ! s’écrièrent les conjurés en se précipitant joyeusement vers lui.

— Oui, le Jaguar, reprit-il d’une voix tonnante, le chef des francs-tireurs, l’homme qui le premier au Texas a osé se lever contre nos oppresseurs ; le Jaguar, qui a juré de vous faire libres et qui tiendra son serment, à moins que la mort ne l’arrête ; maintenant, que le lâche qui nous a vendus complète son œuvre, en révélant mon nom au gouverneur qui déjà l’a deviné presque et sera heureux d’acquérir enfin une certitude. Cette dernière dénonciation sera chèrement payée sans doute ! mais qu’il se hâte, demain il serait trop tard.

En ce moment un homme se fit jour au milieu des conjurés en écartant à droite et à gauche ceux qui lui barraient le passage, et vint se placer en face du jeune chef.

— Ecoutez, dit-il en se tournant vers ses compagnons, et que ce que vous allez entendre soit pour vous une leçon profitable. Celui qui a révélé le secret de vos réunions au gouvernement, l’homme qui vous a vendus, le traître, enfin, qui a voulu vous livrer, je le connais !

— Son nom ! son nom ! s’écrièrent, tous les conjurés en brandissant leurs armes avec colère,

— Silence ! commanda le Jaguar, laissez parler notre compagnon.

— Ne me donnez plus ce nom, Jaguar. Votre compagnon, je ne le suis pas, je ne l’ai jamais été. Je suis votre ennemi, non pas votre ennemi à vous personnellement, je ne vous connais pas, mais l’ennemi de tout homme qui cherche à ravir à la république mexicaine cette terre texienne où je suis né et qui est le plus beau fleuron de son Union. C’est moi, moi seul qui vous ai vendu, moi, Lopez Hidalgo d’Avila, mais non pas lâchement comme vous le supposez, car le moment venu de me faire connaître à vous, je m’étais juré à moi-même de vous révéler ma conduite ; maintenant vous savez tout, je suis en votre pouvoir. Voilà mes armes, ajouta-t-il en les jetant à terre avec dédain, je ne résisterai pas, faites ce que bon vous semblera de moi.

Après avoir prononcé ces paroles avec un accent de hauteur impossible à rendre, don Lopez Hidalgo croisa fièrement ses bras sur sa poitrine, releva la tête et attendit.

Les conjurés avaient écouté cette étrange révélation avec une indignation et une rage poussées à un paroxysme de violence tellement extrême, que leur volonté en fut pour ainsi dire paralysée, et que malgré eux ils demeurèrent immobiles. Mais dès que don Lopez eut fini de parler, leurs sentiments se firent jour tout à coup, et ils s’élancèrent sur lui avec des rugissements de tigres.

— Arrêtez ! arrêtez ! s’écria le Jaguar en se précipitant en avant et faisant de son corps un rempart à celui contre lequel vingt poignards étaient levés, arrêtez ! frères. Cet homme l’a dit : il est en notre pouvoir, il ne peut nous échapper ; bien que son sang soit celui d’un traître, ne nous en souillons pas par un assassinat, jugeons-le.

— Oui, oui ! hurlèrent les conjurés, jugeons-le ! jugeons-le !

— Silence ! reprit le Jaguar, et se tournant vers don Lopez Hidalgo, qui pendant ce qui précède était demeuré calme et souriant comme s’il eût été étranger à ce qui se passait : Répondrez-vous franchement aux questions que je vous adresserai ? lui demanda-t-il.

— Oui, répondit simplement don Lopez.

— Est-ce purement l’amour de votre patrie, ainsi que vous la nommez, qui vous a engagé à feindre d’être des nôtres, afin de nous trahir plus sûrement, ou plutôt n’est-ce pas l’espoir d’une riche récompense qui vous a poussé à l’action infâme dont vous vous êtes rendu coupable ?

Le Mexicain haussa les épaules avec dédain,

— Je suis riche à moi seul plus que vous tous ensemble, répondit-il ; qui ne connaît le riche mineur don Lopez Hidalgo d’Avila ?

— En effet, appuya un des assistants, cet homme, je dois le dire, car je le connais depuis de longues années, ne sait pas le chiffre de sa fortune.

Le front du Jaguar se plissa sous l’effort d’une pensée amère.

— Ainsi, ce sentiment si noble et si révéré, l’amour de la patrie, au lieu d’élever votre âme et de faire germer en elle de généreux sentiments, reprit-il, a fait de vous un lâche. Au lieu de combattre franchement et loyalement au grand jour contre nous, vous avez pris les ténébreux sentiers de l’espionnage pour nous trahir, le masque de l’amitié pour nous vendre.

— Je n’ai fait que ramasser l’arme que vous-même me présentiez. Est-ce donc au grand jour que vous combattiez ? Non, vous conspiriez sournoisement dans les ténèbres ; comme la taupe, vous creusiez sous terre la mine qui devait nous engloutir : je vous ai contre-minés. Mais à quoi bon discuter, vous ne comprendrez pas plus les motifs de ma conduite que je ne prétends comprendre ceux de la vôtre. Finissons-en, croyez-moi, c’est le seul moyen de nous mettre d’accord.

— Un instant encore, don Lopez. Expliquez-moi quelle est la raison qui, lorsque aucun soupçon ne pesait sur vous, lorsque nul ne songeait à vous demander compte de vos actes, vous a engagé à vous dénoncer vous-même et à vous livrer à notre merci.

— J’ai, bien qu’invisible, assisté à ce qui s’est passé entre vous et le gouverneur, répondit froidement le Mexicain ; j’ai vu de quelle façon s’est dénouée pour vous la périlleuse position dans laquelle j’avais réussi à vous placer ; j’ai compris que tout était perdu, et je n’ai pas voulu survivre à notre défaite.

— Ainsi vous connaissez les conditions que j’ai imposées au général Rubio ?

— Et qu’il a été contraint d’accepter. Oui, je les connais ; je sais aussi que vous êtes un homme trop fin et trop déterminé pour ne pas mettre à profit ces vingt-quatre heures de répit que vous avez si adroitement gagnées. Alors j’ai désespéré de la cause que je défendais,

— Bien, don Lopez, voilà tout ce que je voulais savoir. Lorsque vous êtes entré dans notre association, vous en avez accepté toutes les lois ?

— Je les ai acceptées.

— Vous savez que vous avez mérité la mort ?

— Je le sais et je la désire.

Le Jaguar se tourna vers les conjurés qui avaient écouté, haletants de colère et d’impatience, ce singulier dialogue.

— Frères, dit-il, vous avez entendu tout ce qui s’est dit entre don Lopez Hidalgo d’Avila et moi ?

— Oui, répondirent-ils.

— Dans votre âme et conscience, cet homme est-il coupable ?

— Il est coupable, reprirent-ils avec force.

— Quel châtiment a-t-il mérité ?

— La mort.

— Vous entendez, don Lopez, vos frères vous condamnent à mourir !

— Je les remercie ; cette grâce est la seule que j’espérais et que je désirais recevoir d’eux.

Il y eut un instant de silence suprême ; tous les regards étaient fixés sur le Jaguar qui, la tête penchée sur la poitrine et les sourcils froncés, semblait plongé dans de sérieuses réflexions.

Soudain le jeune homme releva la tête ; un fulgurant éclair passa dans son regard, un étrange sourire crispa ses lèvres, et d’une voix saccadée, du ton d’une amère ironie :

— Vos frères vous ont condamné à mourir, dit-il, eh bien ! moi, leur chef, je vous condamne à vivre.

Don Lopez, malgré tout son courage, se sent pâlir à cette parole incisive et hachée par une émotion contenue ; instinctivement il se baissa pour ramasser les armes qu’il avait précédemment jetées à ses pieds.

Mais le Jaguar devina sa pensée. ;

— Emparez-vous de cet homme ! s’écria-t-il.

John Davis et deux ou trois autres conjurés s’élancèrent sur le Mexicain, et malgré la vive résistance qu’il leur opposa, ils l’eurent bientôt réduit à l’impuissance.

— Garottez-le, dit encore le Jaguar.

Cet ordre fut immédiatement exécuté.

— Maintenant, écoutez-moi, frères, reprit le Jaguar d’une voix vibrante, la tâche que nous nous sommes donnée, est une tâche immense, hérissée de périls et de difficultés de toutes sortes ; nous ne sommes plus des hommes, nous sommes des lions, ceux qui tombent dans nos mains doivent éternellement porter l’empreinte de notre griffe puissante. Ce que cet homme a fait dans un but honorable à ses yeux, un autre pourrait être tenté de le faire pour satisfaire une passion sordide. La mort n’est que la fin de la vie, un moment à passer ; bien des hommes la souhaitent par désœuvrement, par ennui ou par dégoût. Don Lopez nous a dit lui-même qu’il voulait nous donner une leçon profitable, il ne s’est pas trompé, elle nous profitera en effet. En le tuant, nous ne ferions qu’accomplir son plus cher désir, il nous l’a avoué lui-même ; laissons-le vivre, puisque nous voulons le punir, mais que cette vie qu’il conservera lui devienne tellement à charge, soit si misérable, qu’il regrette éternellement de ne pas être tombé sous nos poignards ; cet homme est jeune, beau, riche et honoré de ses concitoyens ; enlevons-lui, non pas ses richesses : quant à présent, cela n’est pas en notre pouvoir, mais cette beauté, cette fleur de jeunesse dont il est si fier, et faisons-en l’être le plus misérable et le plus méprisé de la création. De cette façon, notre vengeance sera complète, nous aurons atteint notre but en imprimant une juste terreur au cœur de ceux qui seraient tentés plus tard de suivre son exemple.

Les conjurés, malgré toute leur résolution et leur courage, éprouvaient, malgré eux, une secrète épouvante en entendant les féroces paroles de leur chef, dont la sombre physionomie reflétait une énergie terrible,

— Don Lopez Hidalgo d’Avila, reprit le Jaguar d’une voix sourde, traître à vos frères, votre langue menteuse sera arrachée, vos oreilles coupées : tel est le jugement que moi, le chef des francs-tireurs, je prononce contre vous, et afin que chacun sache bien que vous êtes un traître, un T sera imprimé sur votre front, entre vos deux sourcils.

Cet arrêt causa un instant de stupeur parmi les assistants ; mais bientôt un rugissement de tigre s’échappa de toutes ces poitrines haletantes, et ce fut avec des trépignements de joie féroce que ces hommes se préparèrent à exécuter le jugement atroce prononcé par leur chef.

Le prisonnier lutta en vain pour briser les liens qui le retenaient ; en vain il réclama la mort à grands cris ; ainsi que l’avait dit le Jaguar, la griffe du lion était sur lui, les conjurés furent implacables, le jugement fut exécuté dans toute sa rigueur.

Une heure plus tard, don Lopez Hidalgo d’Avilla, sanglant et mutilé, était déposé à la porte de la maison du gouverneur. Sur sa poitrine on avait attaché une large pancarte sur laquelle étaient écrits avec son sang ces deux mots :


Cobarde (lâche) Traidor (traître).

Après cette épouvantable exécution, les conjurés étaient rentrés en séance comme si rien d’extraordinaire n’avait interrompu leur réunion[1].

Mais la vengeance du Jaguar fut trompée, du moins en partie : lorsque, au point du jour, on releva sa malheureuse victime, elle était morte.

Don Lopez avait eu la force et le courage de se briser le crâne à l’angle d’une pierre de la maison auprès de laquelle on l’avait jeté comme un animal immonde.

  1. Afin qu’on ne nous accuse pas de faire de l’horrible à plaisir, nous affirmons que cette scène est rigoureusement historique.