Les Francs-tireurs/21

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Amyot (p. 348-369).

XXI

UNE LÉGENDE FANTASTIQUE.


Nous reviendrons maintenant au Jaguar, que nous avons laissé sortant de la pulqueria et se dirigeant à la tête de ses hardis compagnons vers le fort de la pointe. Mais avant d’aller plus loin, afin de bien faire comprendre au lecteur les difficultés presque insurmontables que le Jaguar devait rencontrer dans l’audacieuse expédition qu’il tentait, nous lui demandons la permission de lui raconter la légende qui courait sur cette forteresse, légende qui s’est conservée jusqu’à ce jour dans toute sa naïve intégrité.

Le voyageur européen qui, pour la première fois, visite le Texas et en général toutes les côtes de l’Amérique méridionale, éprouve un sentiment de tristesse indéfinissable à l’aspect de ces côtes mornes et désolées qui ont vu tant de sinistres et contre lesquelles les flots sombres du Pacifique viennent se briser avec de mystérieux murmures.

Tout en effet dispose à la rêverie dans ces poétiques contrées : ce ciel qui semble une plaque de tôle rougie au feu, ces hautes falaises dénudées, dont les contours capricieux paraissent découpés à plaisir par quelque artiste géant des siècles passés, et portant parfois sur leurs cimes orgueilleuses les ruines imposantes encore de quelque vieux palais des Incas ou de quelque teocalli dont les massives murailles se perdent dans les nuages ; antiques repaires de ces féroces prêtres du Soleil qui faisaient tout trembler autour d’eux et prélevaient leur dîme sanglante sur la terre et la mer.

Avant la conquête, alors que les descendants de Quetzalcoatl[1], le serpent couvert de plumes, régnaient paisiblement dans ces contrées, les épaisses murailles de ces sombres teocallis ont étouffé bien des agonies, caché et autorisé bien des crimes.

De tous les récits qui nous furent faits pendant notre dernier voyage au Texas sur ces lugubres demeures disséminées çà et là sur son territoire, nous n’en rapporterons qu’un qui a trait au récit que nous avons entrepris de raconter,

C’était peu de temps après l’audacieuse expédition pendant laquelle Christophe Colomb, en cherchant un nouveau chemin pour se rendre dans l’Inde, avait retrouvé l’Amérique ; la fièvre des découvertes s’était emparée de toutes les imaginations ; chacun, les yeux fixés sur ce monde nouveau qui venait de surgir comme par merveille, s’élançait vers ces régions inconnues avec toute cette fiévreuse ardeur que nous avons vue se réveiller subitement à propos des placeres de la Californie.

Parmi les aventuriers qui allaient tenter la fortune, les uns n’étaient entraînés que par l’espoir des découvertes, tandis que d’autres, au contraire, n’obéissaient qu’à la soif de l’or, et renouvelaient sur un autre théâtre les exploits fabuleux des Scandinaves, ces hardis rois de la mer dont la vie était un perpétuel combat.

Or, au nombre de ces hommes, il en était un qui avait, avec l’infortuné de La Salle, fait cette malheureuse expédition pendant laquelle il traversa le Texas dans toute sa longueur. Seulement, cet aventurier, nommé Estevan de Sourdis, se souciant peu des dangers sans profit que le brave aventurier français avait courus, et songeant au contraire à la fortune, avait, avec le bâtiment qu’il commandait, abandonné son chef et s’était mis sournoisement à écumer les côtes de la nouvelle terre si récemment découverte.

L’idée était bonne, le profit fut grand ; en quelques mois le navire de l’aventurier regorgea de richesses plus ou moins bien acquises ; seulement, pour des raisons à lui connues, don Estevan, ainsi que le nomment les Espagnols, ou le comte Étienne de Sourdis, comme nous l’appelons, nous, ne se souciait nullement de retourner en France.

Il résolut donc de chercher un endroit où il lui serait possible de bâtir une forteresse capable de le protéger et de lui servir de retraite assurée contre les écumeurs qui, de même que lui, parcouraient ces mers ; il commença donc à explorer avec soin la côte texienne, afin de trouver un lieu convenable à l’exécution de ses projets.

Le hasard le conduisit à l’embouchure du Rio-Trinidad, à quelques milles de l’endroit où plus tard s’éleva Galveston, dans un pays sauvage et inhabité dont l’aspect le séduisit tout d’abord. En vieux routier qu’il était, le comte admira le magnifique bloc de granit qui commandait l’entrée de la baie où il avait abordé, et toute la campagne voisine, et comprenant la force d’une citadelle bâtie sur la cime de ce rocher, la puissance qu’elle donnerait plus tard à sa race, il résolut d’y bâtir son aire.

Son choix arrêté, le pirate fit tirer son navire à la plage, campa avec toute sa suite au pied même du rocher et se mit à rêver au moyen d’exécuter son hardi projet.

Beaucoup de choses l’embarrassèrent : d’abord où trouver les pierres nécessaires à une telle construction ?

Les pierres trouvées, quels seraient les maçons capables de les tailler, de les assembler et de les cimenter ?

Le comte Étienne de Sourdis et ses compagnons étaient de forts bons marins, tuant, pillant et violant en conscience chaque fois que l’occasion s’en présentait, mais ils étaient en général fort mauvais maçons et pas du tout architectes.

Et puis, les pierres trouvées, taillées et amenées au pied du rocher, Comment les hisser au sommet ?

Là était réellement la difficulté insurmontable, et tout autre que le hardi pirate aurait renoncé à l’exécution d’un projet reconnu impossible.

Mais le comte était entêté ; il se disait, avec une certaine apparence de raison, du reste, que plus les difficultés qu’il avait à vaincre étaient grandes, plus son château serait fort et à l’abri des attaques.

En conséquence, loin de se rebuter, il arma ses gens de longs pics de fer et commença à tracer dans le roc vif un sentier qui serpentait tout autour du rocher et devait aboutir au sommet.

Ce sentier, large de trois pieds au plus, était tellement raide et tellement abrupte que le moindre faux pas suffisait pour précipiter ceux qui s’y engageaient dans un abîme au fond duquel ils se brisaient.

Au bout d’un an de travaux surhumains, le sentier fut creusé, et le comte, le gravissant au galop de son cheval, au risque de se rompre cent fois le cou, planta sa bannière sur la crête du roc en poussant un cri de triomphe et d’orgueil.

Un autre cri répondit au sien.

Mais ce cri était si ironique et si railleur, que le vieux pirate, dont les nerfs étaient durs comme des cordes et qui jamais n’avait tremblé, sentit un frisson de terreur parcourir tous ses membres, ses cheveux se dresser d’épouvante sur sa tête et une sueur glacée perler à ses tempes.

Il se retourna.

Un homme enveloppé d’un grand manteau noir et la tête couverte d’un chapeau orné d’une longue plume rouge se tenait près de lui.

Le visage de cet homme était blafard, ses yeux brillaient d’un feu sombre, et ses lèvres pincées grimaçaient un lugubre sourire.

Le comte le considéra un instant avec étonnement : puis comme, au demeurant, c’était un brave marin qui ne redoutait rien au monde, il lui demanda d’une voix ferme qui il était et comment il se trouvait en ce lieu.

À ces deux questions, l’inconnu répondit poliment qu’il avait entendu dire que le comte de Sourdis cherchait un architecte capable de lui bâtir une belle et solide forteresse, et qu’il venait le trouver afin de traiter avec lui.

Le chef s’inclina avec courtoisie, et le dialogue suivant s’engagea entre les deux interlocuteurs.

— N’est-ce pas, maître, dit le pirate, que cet endroit est parfaitement choisi pour le projet que je médite ?

— Monseigneur, répondit l’inconnu, vous ne pouviez trouver un plus bel emplacement sur toute la côte.

Le pirate sourit avec orgueil.

— Oui, dit-il, et lorsque mon château sera bâti là, nul n’y pourra mordre.

— Sans aucun doute ?

— Tenez, continua-t-il en faisant signe à l’inconnu de le suivre, voilà ce que je compte faire.

Et marchant sur la plate-forme, il exposa son plan dans les plus grands détails ; l’inconnu approuvait du geste, remuant la tête et souriant de son rire narquois.

Cependant le temps se passait ; depuis une heure environ, le jour avait fait place à la nuit, et l’ombre avait peu à peu envahi le rocher ; le pirate, emporté par l’attrait irrésistible qu’on éprouve toujours à émettre ses idées surtout en présence d’une personne qui semble les approuver de tous points, continuait ses démonstrations sans s’apercevoir que les ténèbres étaient devenues trop épaisses pour que son interlocuteur pût tirer grand fruit de ce qu’il lui disait ; enfin il se tourna vers l’inconnu,

— Eh bien, lui dit-il, que pensez-vous de cela ?

— C’est parfait, répondit l’autre.

— N’est-ce pas ? fit le chef avec conviction,

— Oui, mais…

— Ah ! dit le pirate, s’il y a un mais ?

— Il y en a toujours, objecta judicieusement l’inconnu.

— C’est vrai, murmura le vieux pirate.

— Vous savez que je suis architecte ?

— Vous me l’avez dit.

— Eh bien ! moi aussi, j’ai fait un plan.

— Tiens, tiens, tiens.

— Oui, et si vous me le permettez, monseigneur, j’aurai l’honneur de vous le soumettre.

— Soumettez, mon cher, soumettez, dit le chef avec un sourire de condescendance, car il était intérieurement convaincu que son plan était le meilleur des deux.

— À l’instant.

— Mais je fais une réflexion.

— Laquelle ?

— C’est qu’il fait un peu bien noir, et que pour voir votre plan…

— Il faudrait de la lumière, n’est-ce pas, monseigneur ?

— Mais oui, reprit le pirate, je crois que nous en aurions besoin.

— Qu’à cela ne tienne, répondit l’inconnu, je vais m’en procurer. Alors, avec un grand sang-froid, il ôta la plume qui ornait son chapeau et la planta dans le rocher, où elle se mit soudain à flamboyer, ni plus ni moins que si elle eût été une torche.

Le comte fut tout ébahi de ce prodige ; mais comme, après tout, il était bon chrétien, et qu’il commençait à se méfier extraordinairement de son compagnon, il fit machinalement le geste de se signer.

L’inconnu lui arrêta le bras avec empressement.

— Ne perdons pas notre temps, monseigneur, lui dit-il.

Et tirant de dessous son manteau un rouleau de parchemin, il le déroula et le présenta au pirate qui resta en extase devant le plan magnifique qu’il voyait.

— Comment trouvez-vous cela, monseigneur ? dit l’architecte de son air moitié figue, moitié raisin.

— Sublime ! s’écria-t-il transporté d’admiration.

— Vous comprenez, reprit l’autre. Voici ce que je compte faire.

Et à son tour il se mit à entrer dans les plus minutieux détails.

Le vieux marin l’écoutait la bouche béante et les yeux écarquillés, ne se lassant pas de regarder la superbe forteresse dessinée sur le parchemin.

Lorsque l’architecte se tut, l’esprit bouleversé par tout ce qu’il venait d’entendre, le pirate resta un instant anéanti et cherchant à remettre de l’ordre dans ses idées.

— Et, demanda-t-il enfin avec une certaine nuance d’incrédulité, qui malgré lui perçait dans sa voix, vous vous croyez capable d’exécuter un pareil chef-d’œuvre ?

— Rien n’est plus facile.

— Mais nous manquons de pierres.

— J’en trouverai.

— Je n’ai pas de maçons.

— J’en ferai venir.

— Mais le fer, le bois, enfin toutes les choses nécessaires à une telle construction, comment les avoir ?

— Je m’en charge.

— Mais cela va me coûter horriblement cher ! dit le comte en insistant, car la peur s’emparait de plus en plus de lui.

— Peuh ! fit négligemment l’inconnu en allongeant la lèvre inférieure avec dédain, moins que rien, une misère.

— Et combien de temps vous faudrait-il pour que mon château soit terminé comme il l’est sur ce parchemin ?

— Attendez, fit l’autre en calculant sur ses doigts et en se grattant le front comme un homme qui cherche la solution d’un problème difficile à résoudre ; il est neuf heures, n’est-ce pas ?

— À peu près, dit le comte qui ne comprenait pas où l’inconnu voulait en venir.

— Eh bien ! au lever du soleil, tout sera prêt et vous pourrez prendre possession de votre manoir.

— Ah ça ! mais vous êtes donc le diable ? s’écria le pirate au comble de la stupéfaction.

L’inconnu se leva, salua le pirate avec courtoisie et lui répondit avec une politesse de bon goût et un véritable laisser-aller de gentilhomme :

— En personne, monseigneur ; sur ma foi, ajouta-t-il en se dandinant avec grâce, je n’ai jamais pu laisser un galant homme dans l’embarras ; j’ai été touché de votre perplexité et j’ai résolu de vous venir en aide.

— Vous êtes bien bon, murmura machinalement le vieux marin sans même savoir ce qu’il disait.

— Je suis comme cela, répondit l’autre en s’inclinant avec modestie.

— Merci… et vous me demandez ?

— Je vous l’ai dit, une misère.

— Mais encore…

— Nous nous arrangerons toujours ; d’ailleurs, je suis trop bon gentilhomme pour vous traiter comme un robin ; seulement, pour que nous soyons en règle, signez ce simple engagement.

— Permettez, permettez ; je ne sais pas lire, moi, et je ne puis rien signer… Vous comprenez que je ne me soucie pas de vous donner mon âme.

— Allons donc, monseigneur, reprit le diable, est-ce que vous croyez que je veux faire un marché de dupe ?

— Hein ?

— Parbleu ! votre âme m’appartient depuis longtemps déjà, et je n’ai pas besoin de votre autorisation pour la prendre.

— Ah bah ! fit le digne pirate tout interloqué, vous croyez que Notre Seigneur n’y regardera pas à deux fois avant de damner un homme de ma sorte ?

— Pas le moins du monde, continua le diable avec bonhomie ; ainsi, rassurez-vous, ce n’est pas cela que je veux vous demander.

— Parlez alors, et foi de gentilhomme aventurier, je vous l’accorde.

— Tope ! fit Satan en avançant gracieusement la main.

— Tope ! reprit le pirate.

— Voilà qui est fait. Eh bien ! vous m’abandonnerez en toute propriété la première créature vivante à laquelle vous adresserez la parole demain en vous éveillant. Vous voyez que je ne suis pas exigeant, hein ; car j’aurais pu vous demander beaucoup plus cher.

Le comte Étienne fit la grimace : la première personne à laquelle il parlait chaque matin était sa fille.

— Vous hésitez ? dit le diable de son air moitié figue moitié raisin.

Le pirate poussa un soupir. La condition lui semblait dure ! cependant il finit par se décider.

— Ma foi non, dit-il, va comme il est dit.

— Très-bien ! Maintenant laissez-moi faire.

— À votre aise, répondit le pirate, et il se prépara à redescendre ; mais, se ravisant tout à coup : Dites donc, ajouta-t-il, vous ne pourriez pas me rendre un service ?

— Avec plaisir.

— Je vous avouerai que pendant notre conversation la nuit est venue, il fait noir comme chez vous, et j’ai une peur atroce de me rompre le cou en descendant dans la plaine.

— Vous voulez vous reposer ?

— Oui, la journée a été fatigante et je me sens envie de dormir.

— Qu’à cela ne tienne, rien n’est plus facile.

— Ainsi j’aurai demain mon château ?

Au lever du soleil, je vous l’ai promis.

— Merci, maintenant si vous voulez m’aider…

— Comment donc ? certainement ; tenez-vous ferme.

Et le diable, empoignant par le queue le cheval sur lequel le pirate était monté, le fit un instant tournoyer autour de sa tête, puis le lança à toute volée dans l’espace.

Le pirate, un peu étourdi par la rapidité de la course, tomba, sans se faire le moindre mal, à l’entrée de sa tente ; il mit immédiatement pied à terre et se prépara à prendre du repos.

Son contre-maître l’attendait pour l’aider à se désarmer.

Le comte se jeta tout soucieux sur sa couche, mais il eut beau fermer les yeux, se tourner et se retourner de toutes les façons pour tâcher de s’endormir, il lui fut impossible de trouver le sommeil.

Le contre-maître, couché en travers de la tente, veillait aussi, mais par un autre motif : il lui semblait voir des lueurs étranges courir le long du rocher ; entendre des bruits de marteaux et de pics, de pierres que l’on sciait, des craquements de poulies, enfin, ces mille bruits que font les maçons, les charpentiers et les forgerons lorsqu’ils travaillent.

Le pauvre marin, ne sachant à quoi attribuer ce qu’il croyait voir et entendre, se frottait les yeux pour s’assurer qu’il ne dormait pas ; il se mettait les doigts dans les oreilles, craignant, à juste titre, que tout cela ne fût qu’une illusion.

Enfin, ne pouvant plus douter, il résolut d’en avertir son capitaine, et entra dans la tente.

Comme nous l’avons dit, le comte ne dormait pas ; il se leva en toute hâte et suivit son contremaître ; puis, comme il avait la plus grande confiance dans ce digne homme qui depuis vingt ans le servait, il ne se fit pas scrupule de lui conter ce qui s’était passé entre le diable et lui, et ce qu’il lui avait promis, en ajoutant, du ton le plus insinuant qu’il put prendre, qu’il avait compté sur son attachement à sa personne pour empêcher sa fille de pénétrer le lendemain dans sa tente comme elle en avait l’habitude et pour trouver un moyen de le sortir d’embarras.

À cette confidence et surtout à la preuve de confiance qui l’accompagnait, le contre-maître devint tout soucieux ; il aimait bien son chef, cela était incontestable : vingt fois il avait risqué sa vie pour lui ; mais le digne matelot était breton, fort bon chrétien, et il ne se souciait nullement d’aller ainsi tout grouillant se fourrer dans les griffes de messire Satanas, pour une affaire qui ne le regardait nullement.

Pourtant, après quelques minutes de réflexion, son visage se rasséréna et prit son apparence d’insouciante gaieté ordinaire, et il dit en riant à son capitaine :

— Allez dormir, monsieur le comte : demain il fera jour ; après tout, le diable n’est peut-être pas aussi fin qu’il en a l’air.

Le pirate, tout reconforté par l’air joyeux de son contre-maître, se sentit plus tranquille ; il regagna sa couche et ne tarda pas à s’endormir.

Le matelot passa toute la nuit en prières. Puis, dès que l’aube commença à rayer le ciel de teintes blanchâtres, il se rendit au chenil, prit un pauvre vieux chien pelé et tout perclus qui, retiré dans un coin, achevait d’y mourir, revint à la tente, introduisit l’animal dans l’intérieur et, rabaissant la toile, il attendit ce qui allait arriver.

La pauvre bête ne fut pas plus tôt libre, que d’un bond elle se précipita sur la couche de son maître et commença à lui lécher le visage.

— Que le diable t’emporte, maudit animal ! s’écria le pirate éveillé en sursaut et furieux d’être ainsi troublé dans son sommeil.

Un coup de vent terrible secoua la tente, un hurlement épouvantable se fit entendre, et le chien disparut.

Le diable s’enfuyait tout penaud avec la maigre proie qu’il avait happée.

Du reste, messire Satanas avait consciencieusement travaillé : une forteresse formidable s’élevait orgueilleusement sur la cime du rocher qui, le soir précédent, était nue et déserte.

Le comte était ravi.

Le jour même il s’installa dans son château.

Mais ce que le diable lui avait dit à propos de son âme, avait mis la puce à l’oreille du digne seigneur ; aussi sans perdre de temps il s’occupa de son salut. Son premier soin fut de fonder une ville auprès de sa forteresse en attirant, à force de promesses, les aventuriers de tous pays dans cette contrée ; puis il chercha un moine capable de le débarrasser de ses nombreux péchés, et il est probable qu’il en trouva un, ajouta le digne franciscain qui nous contait cette légende, à laquelle il croyait fermement, car le comte Estevan de Sourdis mourut en état de grâce, après avoir légué la plus grande partie de ses biens au clergé, fondé deux monastères et bâti trois églises.

Définitivement, le vieux pirate avait jusqu’au bout pris le diable pour dupe.

Sans accorder à cette légende la foi entière de celui qui nous la rapportait, cependant nous nous sentions saisi d’admiration à la vue de l’immense bloc de granit taillé à pic de tous les côtés, sur la crête duquel s’élève audacieusement le château, perché là comme un nid de vautour, et nous fûmes forcé de convenir que les moyens employés pour le bâtir nous semblaient de tout point incompréhensibles.

C’était cette forteresse que le Jaguar avait résolu d’enlever par surprise.

La tâche, si elle n’était pas impossible, était pour le moins fort difficile, et il fallait toute l’audacieuse témérité du jeune chef pour avoir seulement conçu la pensée de l’entreprendre.

La nuit était noire ; de gros nuages chargés d’électricité couraient lourdement dans le ciel, et en interceptant les rayons de la lune, rendaient les ténèbres plus épaisses encore.

Les conjurés passaient silencieusement dans les rues désertes de la ville comme une légion de fantômes.

Ils marchèrent assez longtemps ainsi, l’œil au guet et le doigt sur la détente du rifle, prêts à faire feu au moindre bruit suspect ; mais rien ne vint troubler leur trajet jusqu’au bord de la mer, qu’ils atteignirent après avoir fait mille circuits afin de déjouer les espions qui auraient essayé de les surveiller dans l’ombre.

L’endroit où ils se trouvaient était une petite plage sablonneuse en forme de crique, abritée de tous les côtés par des hautes falaises ; là, sur un mot du Jaguar, ils s’arrêtèrent.

Les difficultés de l’expédition allaient commencer.

Le jeune chef réunit ses compagnons autour de lui.

— Caballeros, dit-il alors à voix basse, nous allons au fort de la Pointe, qu’il nous faut enlever avant le lever du soleil ; écoutez-moi bien, faites la plus grande attention à mes paroles, et retenez mes instructions, afin que dans le cours de l’expédition nous ne soyons pas exposés à un malentendu qui, dans la situation où nous nous trouvons, serait non-seulement mortel pour nous, mais encore ferait perdre à nos compagnons, qui de leur côté tentent une expédition hasardeuse, tout le fruit de leurs travaux.

Les conjurés se rapprochèrent afin de mieux entendre.

La mer venait mourir à leurs pieds avec de sourds murmures, et l’on voyait à quelque distance au large blanchir la crête des lames tourmentées par une brise carabinée du N.-N.-E. 1/2 N. qui semblait devoir, avant une heure souffler en foudre et se changer en tempête.

Le Jaguar reprit :

— Le fort de la Pointe est imprenable ou du moins passe pour tel ; je me suis promis de lui enlever cette auréole orgueilleuse, et pour cela, j’ai compté sur vous, compagnons. Grâce à l’opinion que se font formée les Mexicains de la force de cette citadelle, ils ont jugé inutile d’y entretenir une nombreuse garnison, convaincus que par sa position elle se défendra toute seule, et que, à moins d’une trahison, il est impossible de s’en emparer. La garnison ne se compose donc seulement que de trente soldats commandés par un lieutenant ; c’est peu et c’est énorme : peu, si nous parvenons à les contraindre à une lutte corps à corps ; énorme, si nous sommes au contraire obliges de demeurer à distance. Du côté de la terre, le bloc de granit sur lequel le fort est assis est taillé tellement à pic, que nous ne pourrions jamais atteindre seulement la moitié de sa hauteur ; car excepté le sentier creusé dans le roc, sentier défendu d’espace en espace par d’énormes barricades, l’escalade est impraticable. Il ne faut donc pas songer à attaquer de ce côté. Mais si la terre nous manque, il nous reste la mer. Si nous parvenons à mettre le pied sur l’étroite langue de terre qui, à la marée basse, reste découverte pendant environ une heure au pied de la forteresse, il est probable que nous réussirons dans notre entreprise, car jamais il ne viendra dans l’esprit des hommes de la garnison qu’on songe sérieusement, par une nuit comme celle-ci, à les attaquer par mer. Ce n’est pas tout, il faut que nous arrivions sur cette langue de terre, et cela bientôt : la mer commence à baisser, dans une heure elle sera étale ; le moment sera donc favorable. Voici ce que nous allons faire.

Les conjurés, pressés autour de leur chef, prêtaient la plus sérieuse attention à ses paroles. C’était pour eux une question de vie ou de mort qui s’agitait

— Or, mes compagnons, continua le Jaguar, nous n’avons aucune embarcation pour atteindre le pied du fort ; le bruit des avirons frappant sur les taquets du canot donnerait l’alarme, éveillerait les soupçons de la garnison et révélerait notre présence. C’est donc à la nage qu’il nous faut faire le trajet ; la route est longue : il y a près d’une lieue ; le courant rapide, et nous serons contraints de le couper en deux ; de plus, la nuit est noire et la mer mauvaise. Je ne vous parle que pour mémoire des requins et des tintoreras que nous sommes exposés à rencontrer sur notre route. Vous voyez, compagnons, que l’affaire est rude ; évidemment, nous n’atteindrons pas tous la langue de sable. Quelques-uns de nous resterons en route, mais qu’importe, si nous réussissons ? Vous êtes des gens de cœur ; j’ai préféré vous parler nettement et vous faire tout d’un coup envisager la question, que de vous tromper. Un danger connu est à demi vaincu.

Malgré tout leur courage, les conjurés se sentirent frémir intérieurement. Cependant pas un d’eux n’hésita ; ils avaient fait franchement le sacrifice de leur vie ; d’ailleurs, ils étaient trop avancés maintenant pour reculer, il fallait aller en avant quand même.

Nous devons dire, à la louange des conjurés, que de tous les périls si longuement et comme à plaisir énumérés par le Jaguar, un seul les effrayait réellement.

Ce qu’ils redoutaient le plus était la rencontre d’une tintorera.

Nous expliquerons en deux mots au lecteur qui l’ignore sans doute, ce que c’est que cet animal si redoutable et qui a le privilège de donner la chair de poule à l’homme le plus brave, rien qu’en entendant prononcer son nom.

Les mers du Mexique et surtout ses côtes fourmillent de poissons dangereux parmi lesquels le requin tient une place fort honorable. Quelque terrible que soit le requin, les pêcheurs de perles mexicains, indiens pour la plupart, s’en soucient peu et le combattent bravement lorsque l’occasion s’en présente. Il en est cependant une espèce particulière qu’ils redoutent extraordinairement ; nous voulons parler de la tintorera.

La tintorera est un requin de la plus grande espèce, il doit son nom à une particularité singulière qui révèle sa présence à une assez grande distance.

Des trous placés autour du museau des tintorera distillent une matière gluante qui se répand sur tout le corps de l’animal et le rend luisant comme des mouches à feu. C’est surtout pendant les nuits d’orage, lorsque le vent souffle avec force et que le tonnerre gronde, que ces lueurs phosphoriques sont brillantes. Le même phénomène se produit pendant les nuits noires ; plus les ténèbres sont épaisses, plus le sillon que tracent les tintoreras est éclatant. En outre, cet animal est presque aveugle, et ne peut, par conséquent, se diriger par la vue sur la proie qu’il veut atteindre.

De plus que les autres requins, qui pour happer se retournent simplement sur le côté, les tintoreras sont contraintes de se mettre complètement le ventre en l’air.

Dans les îles perlières de la côte mexicaine, il y a des plongeurs indiens et métis qui ne redoutent nullement de combattre les tintoreras et qui souvent parviennent à les tuer.

— Maintenant, reprit le Jaguar après avoir laissé à ses compagnons quelques minutes pour réfléchir, il est temps de nous mettre en mesure. Écoutez-moi. Nous allons tenter une surprise, donc il nous faut agir en conséquence. Laissons ici les armes à feu qui non-seulement nous seraient inutiles mais pourraient encore nous devenir nuisibles en révélant notre présence, si un coup de feu partait par imprudence ; ainsi, que chacun se déshabille et ne garde que son pantalon, pour arme un poignard entre les dents ; cela suffira, le surplus nous gênerait pour la longue traversée qu’il nous faut effectuer.

La nuit se faisait de plus en plus sombre. La mer mugissait lugubrement sous l’impulsion du coromuel qui commençait à souffler par rafales, les loups marins hurlaient dans les ténèbres, la gaviota gémissait tristement sur le sommet des rochers, et de temps à autre, comme jaloux d’ajouter sa basse lugubre aux bruits sinistres de la nuit, le lamantin mêlait aux soupirs saccadés du vent ses accents mélancoliques et plaintifs comme ceux d’une âme en peine ; tout enfin présageait une tempête. L’heure était bien choisie pour une œuvre de ténèbres.

La première émotion passée, les conjurés, galvanisés pour ainsi dire par l’accent ferme et convaincu de leur chef, avaient pris bravement leur parti, sans observation, sans murmure. Ils avaient abandonné leurs armes, quitté leurs vêtements, et s’étaient silencieusement rangés sur la plage, n’attendant plus que l’ordre de se jeter à la mer.

Le Jaguar, l’œil fixe et les sourcils froncés, demeura immobile pendant quelques minutes, songeant sans doute à l’immense responsabilité qu’il assumait en vouant peut-être à la mort tant d’hommes qui avaient placé en lui leur foi et leur espoir ; enfin, il fit un puissant effort sur lui-même ; un soupir s’échappa de sa poitrine oppressée, et se tournant vers ses compagnons qui attendaient impassibles l’ordre du départ qui, pour beaucoup d’eux, devait être probablement un arrêt de mort :

— Prions, frères, dit-il d’une voix sourde.

Tous s’agenouillèrent.

Alors le Jaguar commença à prier. Sa voix fortement timbrée se mêlait aux hurlements des fauves et aux grincements de la tempête ; ses compagnons répétaient après lui ses paroles avec la foi des âmes primitives pour lesquelles les croyances léguées par les ancêtres sont les seules vraies.

C’était un spectacle touchant et terrible à la fois que celui que présentaient ces hommes primitifs à l’âme simple, au cœur de lion, pieusement agenouillés sur cette plage déserte par la nuit noire, pendant que la tempête faisait rage autour d’eux, se préparant par la prière au sacrifice de leur vie, seuls dans les ténèbres, sans le prestige éclatant d’un beau soleil et de milliers de spectateurs, contraints à faire le sacrifice de leur vie, sacrifice ignoré de tous et dont la récompense ne devait jamais se trouver sur la terre.

La prière achevée, tous se relevèrent d’un bond ; ils se sentaient plus forts : Dieu était désormais avec eux, qu’avaient-ils à redouter ? Ils en avaient fait leur complice !

Le Jaguar se leva le dernier ; son front rayonnait, une ardeur fébrile faisait étinceler ses yeux ; il croyait au succès de son entreprise. Après s’être assuré que tous ses compagnons étaient prêts :

— Le poignard aux dents, commanda-t-il, Dieu nous protège. En avant, frères, et vive la liberté !

— Vive la liberté ! s’écrièrent les conjurés.

Un bruit sourd se fit entendre, ils avaient tous sauté dans la mer d’un seul bond.

  1. De quelzalli, plume, et de coatl serpent.