Les Francs-tireurs/22

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Amyot (p. 369-391).

XXII

LA SURPRISE.


Le Jaguar avait dit vrai, la tâche entreprise par les conjurés était rude.

Serrés les uns contre les autres, les Texiens s’avançaient en ligne droite dans la direction du fort que l’obscurité les empêchait d’apercevoir. La mer était dure et clapoteuse ; de lourdes lames arrivaient du large et roulaient à chaque instant par-dessus leurs têtes ; le vent redoublait de violence ; le terrible coromuel, effroi de ces côtes, où il cause tant de sinistres, venait de se lever ; au ciel pas une étoile, pas une lueur qui pût guider ces hommes si fermes de cœur.

Ils nageaient toujours, pas un cri, pas une plainte, pas un soupir, ne trahissait chez eux, la fatigue ou le découragement. En tête de la ligne sombre formée par les têtes énergiques des conjurés, le Jaguar allait seul.

Trois quarts d’heure s’écoulèrent, pendant lesquels tout ce que la volonté humaine a de force et de courage fut dépensé dans cette lutte de géants par ces hommes que rien ne pouvait rebuter.

Pas un n’avait faibli.

La ligne était toujours aussi compacte, elle s’avançait toujours avec la même vigueur.

Devant eux, à portée de fusil environ, une ombre plus épaisse faisait tache dans l’obscurité. Cette ombre était projetée au loin par la masse énorme du fort.

Ils approchaient !

Depuis leur départ, les conjurés, les yeux ardemment fixés devant eux, n’avaient pas échangé une parole. Qu’auraient-ils dit ? Ils connaissaient parfaitement les conséquences probables de leur folle entreprise, ils avaient entièrement conscience des dangers qu’ils couraient. D’ailleurs, à quoi bon parler quand on peut agir ?

Donc ils se taisaient, mais ils agissaient vigoureusement. Seulement, comme tous ces hommes nageaient comme des loutres, et qu’ils avaient l’habitude de l’élément perfide sur lequel ils se trouvaient, ils ne dépensaient que la somme de force nécessaire pour ne pas se fatiguer inutilement, et ils avaient grand soin de constamment se maintenir à la hauteur les uns des autres.

Enfin, après des efforts surhumains, ils parvinrent à couper le courant qui s’engouffrait avec une rapidité et une force extrêmes dans la passe. Le plus fort était fait : maintenant ils n’avaient plus, pour ainsi dire, qu’à se laisser doucement porter à terre, en ayant soin cependant de conserver la bonne direction.

— Courage ! dit le Jaguar.

Ce mot, le premier que le jeune homme eût prononcé depuis le départ, rendit les forces à ses compagnons et réveilla leur ardeur.

La forteresse détachait sa masse sombre et imposante à peu de distance en avant.

Les conjurés nageaient maintenant au milieu de l’ombre projetée par le rocher.

Tout à coup un cri traversa l’espace et troubla le silence.

Tintorera !

Une masse brillante venait au-devant des conjurés, laissant derrière elle une longue trace phosphorescente.

— Tintorera ! cria une seconde voix.

En effet, un autre requin s’avançait de la haute mer et nageait droit vers les conjurés en traçant une ligne de feu.

— Tintorera ! dit une troisième voix avec un accent d’angoisse indicible.

Trois tintoreras cernaient les nageurs et rétrécissaient de minute en minute le cercle dans lequel elles les enlaçaient.

Le danger était sérieux.

— En avant, compagnons ! dit le Jaguar, de sa voix calme et sympathique ; nagez doucement et sans bruit ; vous savez que ces monstres sont presque aveugles et plus qu’à moitié sourds : ils ne nous ont pas vus. John Davis ! ajouta-t-il.

— Me voilà ! répondit l’Américain.

— Où êtes-vous ?

— Je suis l’avant-dernier à droite.

— Bien. À vous la seconde tintorera, je me charge de la première, Lanzi !

— Lanzi vient de disparaître, répondit une voix.

— Malédiction ! dit le Jaguar. Serait-il mort ? Qui attaquera la troisième tintorera ?

— Ne vous en occupez pas, Jaguar, répondit la voix bien connue du métis : je suis après elle.

— Bien ! Nagez compagnons, et laissez-nous nous mesurer avec ces monstres.

Les conjurés continuèrent de s’avancer silencieusement. Seulement, ils redoublèrent d’efforts.

Le Jaguar, plongea immédiatement et se dirigea vers le requin. Celui-ci allait entre deux eaux à une médiocre profondeur. Bientôt le chef et le monstre, se trouvèrent tellement rapprochés l’un de l’autre, que les nageoires brunâtres de la tintorera effleurèrent l’épaule du hardi Texien, qui vit l’œil vitreux du squale, cet œil à demi-recouvert d’une membrane, fixé sur lui avec une expression de froide méchanceté.

Le Jaguar s’élança en faisant un crochet, remonta au niveau de l’eau et se retourna en saisissant son poignard. Au même instant, le ventre argenté du monstre se montra tandis qu’il ouvrait sa gueule énorme, armée de ses redoutables dents, hérissées comme les pointes d’une herse.

Le Jaguar plongea de toute sa force son poignard dans le ventre du monstre et le lui fendit dans un tiers au moins de sa longueur.

Frappé à mort, la hideuse tintorera fit un bond énorme en battant follement l’eau à droite et à gauche, et retomba. Elle était morte.

Le Jaguar, à demi aveuglé par l’eau sanglante lancée par le monstre, et ballotté dans le remous causé par son agonie, fut près d’une minute à reprendre ses esprits. Cependant, par un effort suprême, il revint sur l’eau, aspira l’air avec force et étouffa un cri de triomphe en voyant auprès de lui le corps inanimé de son ennemi que la lame balançait.

Sans s’arrêter davantage, il jeta autour de lui un regard anxieux.

— C’est fait ! lui cria une voix peu éloignée.

— Est-ce vous, Lanzi ?

— C’est moi ! répondit le métis d’une voix aussi calme que s’il se fût trouvé tranquillement à terre.

— Eh bien ?

— Le requin est mort.

— Au troisième, alors ! Je ne vois pas John Davis.

— Allons !

Sans s’occuper davantage de leurs compagnons qui nageaient toujours vers la terre, ces deux cœurs de lion volèrent au secours de l’Américain.

Mais tout était silencieux et sombre autour d’eux. Vainement ils interrogeaient les ténèbres, rien ne paraissait, ni homme, ni tintorera.

— Serait-il mort ? murmura le Jaguar d’une voix sourde.

— Oh ! oh ! je ne le crois pas, répondit Lanzi ; il est si brave et si adroit !

— Cherchons alors.

— Soit.

— Si nous l’appelions ? peut-être est-il blessé ?

— Mais on nous entendra du fort.

— Non : le vent est pour nous.

— À moi ! à moi ! s’écria en ce moment une voix assez rapprochée.

— C’est lui ! dit le Jaguar. Nous voilà, John, nous voilà, courage !

Et, redoublant d’efforts, ils se dirigèrent du côté où était parti le cri d’appel.

— À moi ! à moi ! fit encore la voix avec une expression d’angoisse telle, que les deux hommes se sentirent frissonner de terreur, eux cependant inaccessibles à la crainte.

C’est qu’il y a dans le dernier cri de l’agonie de l’homme fort, vaincu par la nécessité, une expression si poignante et si navrante à la fois, que, malgré soi, on se sent remué jusqu’au fond de l’âme.

— Courage ! courage ! répétèrent les deux hommes en redoublant encore des efforts déjà prodigieux.

Tout à coup ils virent une masse noire tourbillonner à un mètre d’eux et s’enfoncer dans l’eau. Le Jaguar plongea immédiatement et la ramena au niveau de la mer. Cette masse dont ils n’avaient pu, à cause de l’obscurité, distinguer la forme, était le corps de John Davis.

Il était temps que les deux hommes arrivassent. À bout de forces, se reconnaissant vaincu dans la lutte opiniâtre qu’il avait si longtemps soutenue contre la mort, l’Américain se laissait couler. Cependant il n’avait pas entièrement perdu connaissance.

Maintenu au-dessus de l’eau, il aspira l’air à pleins poumons, et fut bientôt en état de répondre aux questions que lui adressaient ses compagnons.

— Êtes-vous blessé ? demanda le Jaguar.

— Oui.

— Qu’avez-vous ?

— Je crois avoir l’épaule démise : le monstre en mourant m’a asséné un coup de queue qui m’a presque fait évanouir. Sans vous j’étais perdu. Mais ce n’est que partie remise ; adieu et merci ! ne perdez pas plus de temps avec un homme à demi mort.

— Nous ne vous abandonnerons pas si vous ne vous abandonnez pas vous-même, John ! Nous sommes ici, Lanzi et moi deux hommes vigoureux prêts à tout faire pour vous sauver.

— Nous sommes trop loin de terre.

— Vous vous trompez, nous la touchons presque ; encore quelques brassées, et nous trouverons pied. Laissez-nous faire.

— Soit, puisque vous le voulez.

— Pouvez-vous vous soutenir sur l’eau, en plaçant une main sur l’épaule de Lanzi et l’autre sur la mienne ?

— J’essaierai, frère.

— Allons alors !

John Davis, étouffant la souffrance horrible qu’il éprouvait, parvint à faire ce que lui demandait le Jaguar ; et tous trois s’avancèrent alors vers le rivage qui, en effet, n’était pas très-éloigné, puisque, malgré les ténèbres, on en distinguait parfaitement les contours.

Mais, malgré tout son courage, les souffrances de John Davis étaient tellement atroces qu’il sentit sa vue se troubler et les forces lui manquer tout-à-fait.

— Non, dit-il, c’est impossible, je ne puis pas. Adieu !

Et, lâchant le point d’appui qui jusqu’à ce moment l’avait soutenu, il s’enfonça sous l’eau.

— Cuerpo de Cristo ! s’écria le Jaguar dans un élan de douleur sublime, je le sauverai ou je périrai avec lui.

Il plongea résolument, empoigna son ami par sa noire chevelure, et remontant avec lui, il lui maintint la tête au-dessus de l’eau, tandis que de la main droite il nageait doucement.

Lanzi n’avait en aucune façon cherché à s’opposer à l’action héroïque du chef des francs tireurs seulement il ne l’avait pas abandonné : il nageait auprès de lui, prêt à lui venir en aide s’il le voyait faiblir.

Heureusement pour le Jaguar, l’énorme masse du rocher sur lequel était bâti le fort, neutralisait les efforts du vent et occasionnait un calme factice qui permit au jeune homme d’aborder sur la grève étroite où déjà l’attendaient ses compagnons, avec son précieux fardeau. Seulement, en prenant pied sur la langue de sable, il s’évanouit. Les forces humaines ont des limites qu’elles ne peuvent dépasser : tant que le péril avait duré, le Jaguar avait lutté énergiquement ; mais le danger passé, son ami sauvé, il avait été contraint de s’avouer vaincu, et il avait roulé sur le sable avec lui.

Les conjurés furent épouvantés de l’état où ils voyaient leur chef : sans lui que feraient-ils ? qu’allaient-ils devenir ?

Lanzi les rassura.

Il leur rapporta ce qui était arrivé. Alors chacun s’empressa autour du jeune homme et de l’Américain dont la position était beaucoup plus grave puisqu’il avait reçu une blessure sérieuse.

Ainsi que nous l’avons dit, la fatigue seule et la surexcitation morale avaient causé la syncope du Jaguar. Grâce aux soins empressés et intelligents de ses compagnons, il ne tarda pas à reprendre ses sens et à rentrer dans la plénitude de ses facultés.

Le temps pressait, il fallait agir sans retard si on ne voulait être surpris par le retour de la mer.

Dès que le Jaguar fut revenu à lui, son premier soin fut de compter ses compagnons.

Neuf manquaient.

Ces neuf hommes étaient morts sans pousser un cri, sans articuler une plainte : lorsque la fatigue les avait accablés, ils avaient mieux aimé se laisser couler et mourir que de réclamer un secours qui aurait occasionné probablement la perte de leurs compagnons, en obligeant ceux-ci à leur prêter une aide qui, en quelques instants, aurait épuisé leurs forces.

Les grandes causes seules produisent de tels dévouements.

Les conjurés se trouvaient au pied même du rocher au sommet duquel le fort était bâti. C’était un grand pas de fait, mais ce n’était rien encore tant que le rocher n’était pas escaladé.

Mais comment tenter cette escalade par une nuit sombre, et le coromuel qui, d’instant en instant, soufflait avec plus de force et menaçait de renverser au fond de l’abîme l’homme assez téméraire pour oser tenter cette ascension ?

Cependant il fallait agir.

Le Jaguar n’hésita pas. Il n’avait pas risqué sa vie et celle de ses compagnons pour s’arrêter devant un obstacle quelconque ; l’impossible même ne devait pas l’arrêter : il pouvait être tué, il ne voulait pas reculer.

Cependant les moyens dont il disposait étaient bien restreints. Il n’avait qu’une corde de soie, longue de cent brasses environ, roulée autour de son corps, et ses compagnons n’avaient d’autres armes que leurs poignards.

Les personnes qui ont lu les premières scènes de ce récit se souviendront sans doute du portrait que nous avons fait du Jaguar. Bien que fort jeune encore, ou du moins le paraissant, il joignait à une agilité et à une adresse merveilleuse une force exceptionnelle ; son caractère aventureux se plaisait aux choses extraordinaires : l’impossible seul avait de l’attrait pour lui.

Après avoir réfléchi quelques instants, il recommanda à ses compagnons de se coucher au pied du rocher afin de ne pas être renversés par le coromuel qui soufflait alors avec une violence extrême, passa deux poignards dans sa ceinture, en prit un troisième dans la main droite, et commença à examiner avec la plus scrupuleuse attention le rocher qu’il voulait attaquer.

Cette masse granitique, dont la base baignait dans la mer et était continuellement battue par la lame, n’avait jamais été analysée sérieusement par personne. Quel intérêt aurait-on eu à le faire ?

Seul le Jaguar, depuis que la pensée lui était venue de s’emparer du fort par surprise, avait, à plusieurs reprises et pendant des heures entières, essayé avec une longue-vue d’en reconnaître les anfractuosités. Malheureusement, il ne pouvait, de crainte d’éveiller les soupçons, regarder que de fort loin ; aussi, beaucoup de détails avaient nécessairement échappé à son inspection : il s’en aperçut aussitôt qu’il commença une sérieuse investigation.

En effet, cette roche qui, de loin, paraissait former une muraille entièrement droite, était creusée par place, laissait pousser même des pariétaires qui s’étaient attachées solidement aux fissures ouvertes par le temps, ce grand démolisseur qui émiette le granit le plus dur.

L’ascension était toujours extrêmement difficile, mais elle n’était pas impossible.

Le Jaguar en acquit bientôt la certitude avec un vif mouvement de joie.

— À bientôt, frères, dit-il à ses compagnons, prenez courage ! Maintenant, j’ai le ferme espoir que nous réussirons.

Et il se prépara à monter.

Lanzi le suivit.

— Où allez-vous ? lui demanda le Jaguar.

— Avec vous, répondit laconiquement le métis.

— À quoi bon ? un homme suffit pour ce que je vais faire.

— Oui, répondit-il ; mais deux valent mieux.

— Eh bien ! soit : venez. Et, se retournant vers ses compagnons attentifs : Aussitôt que la corde tombera, cramponnez-vous après sans crainte, ajouta-t-il.

— Oui, firent les conjurés.

Le Jaguar planta alors son poignard au-dessus de sa tête dans une fissure, et s’aidant des pieds et des mains, il se souleva assez pour planter un second poignard au-dessus du premier.

Le premier pas était fait ; de poignard en poignard, le Jaguar, en quelques minutes, atteignit une espèce de plate-forme de deux mètres carrés environ, où il lui fut possible de reprendre haleine.

Lanzi y arriva presque aussitôt que lui.

— Eh ! fit-il, c’est assez amusant, cette promenade ; il est malheureux seulement qu’il fasse si noir.

— Tant mieux, au contraire ! répondit le Jaguar : nous ne craignons pas le vertige.

— Tiens ! au fait, c’est vrai, fit le métis qui se souciait du vertige comme d’un grain de maïs.

Ils examinèrent l’endroit où ils se trouvaient. C’était une espèce d’enfoncement, creusé probablement par le temps aux flancs du roc. Malheureusement, au-dessus de cet enfoncement, le rocher formait une sorte de calotte, qui avançait en dehors et rendait ainsi l’ascension impossible. Il ne fallait pas songer à monter plus haut en ligne droite. Pendant que le Jaguar cherchait à droite et à gauche le moyen de continuer son escalade, le métis, jugeant inutile de se fatiguer, s’assit tranquillement dans le fond de la crevasse, afin de s’abriter du vent.

Le fond de cette crevasse était tapissé d’un épais rideau de broussailles, contre lesquelles Lanzi se laissa aller avec cette confiante volupté de l’homme qui est charmé de se reposer, ne serait-ce qu’une minute, après de longues fatigues. Mais les broussailles faiblirent sous son poids, et le métis tomba tout de son long à la renverse.

— Tiens ! dit-il avec ce magnifique sang-froid qui ne l’abandonnait jamais : qu’est-ce que c’est que ça ?

— Taisez-vous donc ! s’écria le Jaguar en s’approchant vivement : vous allez nous faire dépister. Qu’est-ce qui vous arrive ?

— Dame ! je ne sais pas, moi ; voyez vous-même.

Les deux hommes s’avancèrent alors, les bras étendus devant eux à cause de l’obscurité.

Vive Dios ! s’écria le Jaguar au bout d’un instant ; mais c’est une grotte !

— Cela m’en a tout l’air, répondit le métis toujours impassible.

Effectivement, cette excavation qui, de loin, paraissait une fissure étroite, cachait l’entrée d’une grotte naturelle, masquée complètement par des broussailles que le hasard y avait plantées, et qu’un hasard non moins grand avait fait découvrir au métis.

Mais maintenant quelle était cette grotte ?

Était-elle profonde ?

Montait-elle ?

Descendait-elle ?

Était-elle connue de la garnison ?

Voilà les diverses questions que s’adressaient les aventuriers, questions auxquelles naturellement ils ne pouvaient se répondre.

— Que faisons-nous ? demanda Lanzi.

— Por Dios ! Ce n’est point difficile à deviner, répondit le Jaguar ; nous allons explorer le souterrain.

— C’est aussi mon avis : seulement je crois qu’avant cela, il y a une chose urgente à faire.

— Laquelle ?

— Quelle que soit cette grotte, n’importe où elle aboutisse, il est certain qu’elle peut, dans tous les cas, nous offrir un excellent abri. En supposant néanmoins, ce qui est possible, que nous ne parvenions pas à terminer cette nuit l’ascension du rocher, nous nous y cacherons demain, et nous serons tout portés pour terminer, la nuit suivante, ce que nous n’aurons pas eu le temps de faire pendant celle-ci.

— C’est une excellente idée, reprit le Jaguar, et nous allons immédiatement la mettre à exécution.

Le jeune homme détacha alors la corde qui lui ceignait les reins, et, après en avoir amarré solidement un bout autour d’une pointe de rocher, et attaché une pierre à l’autre extrémité, afin que le vent ne la fît pas vaciller, il la laissa tomber dans l’espace.

Au bout de quelques minutes, la corde se raidit : les conjurés, aux aguets sur la plage, l’avaient saisie.

Quelque minutes s’écoulèrent encore ; puis un homme parut, puis un deuxième, puis un troisième ; enfin, tous atteignirent la plate-forme. Au fur et à mesure qu’ils arrivaient, Lanzi les faisait entrer dans la grotte.

— Et John Davis ? demanda le Jaguar d’un ton de reproche, l’avez-vous donc abandonné ?

— Non, certes ! répondit le conjuré auquel il s’adressait et qui était monté le dernier : avant de partir, j’ai eu le soin, malgré ses réclamations, de l’attacher solidement à la corde dont plusieurs brasses font le tour de son corps. Je ne suis parvenu à vaincre son obstination qu’en lui persuadant que le poids de son corps empêcherait la corde de vaciller et rendrait mon ascension plus facile.

— Bien, merci, reprit le Jaguar. Allons, enfants, à l’œuvre ! N’abandonnons pas notre frère.

À l’ordre, ou plutôt à la prière du chef, huit ou dix hommes se placèrent sur la corde, et bientôt l’Américain fut hissé sur la plate-forme.

— À quoi bon prendre tant de peine pour moi ? dit-il : je ne puis vous servir à rien ; au contraire, je ne ferai que vous gêner et entraver vos opérations. Mieux valait me laisser mourir ; la mer m’aurait emporté en revenant et m’aurait servi de linceul.

Le Jaguar ne lui répondit pas, mais il le fit transporter dans la grotte où on l’étendit commodément.

Le jeune chef rassembla alors ses compagnons et leur expliqua cornaient, par un hasard providentiel, Lanzi avait découvert l’entrée de la caverne. Seulement, elle n’avait pas encore été explorée, et il était urgent de s’assurer de sa profondeur et de reconnaître où elle aboutissait ; malheureusement, ajouta le jeune homme, les ténèbres sont épaisses et nous n’avons aucun moyen de nous procurer du feu.

— Écoutez, Jaguar, dit John Davis qui avait suivi attentivement les renseignements donnés par le chef ; je vais vous donner du feu, moi.

— Vous ! fit le jeune homme avec un vif mouvement de joie : mais c’est impossible !

Malgré les souffrances qu’il éprouvait l’Américain essaya de sourire.

— Comment, vous qui êtes un coureur des bois, dit-il, n’avez-vous pas songé à cela ? c’est cependant bien simple. Fouillez dans la poche droite de mes calzonera, et prenez un paquet que vous y trouverez.

Le Jaguar se hâta d’obéir.

Il sortit un paquet assez mince, mais long de sept pouces environ, enveloppé dans une peau-de-diable et ficelé avec soin.

— Que contient ce paquet ? demanda-t-il avec une certaine curiosité.

— Une douzaine de cebos dont je me suis muni à tout hasard, répondit tranquillement l’Américain.

— Des chandelles ! ! Vive Dios ! s’écria avec joie le jeune homme, voilà une triomphante idée. John, vous êtes un homme précieux. Mais, ajouta-t-il tristement au bout d’un instant, à quoi nous serviront-elles ?

— À nous éclairer, by god !

— Malheureusement tous nos briquets ont été mouillés par la mer.

— Pas le mien. Croyez-vous, Jaguar, que je sois homme à négliger une précaution et à faire les choses à demi ? Fouillez dans la poche gauche de mes calzoneras, mon ami.

Le Jaguar ne se fit pas répéter l’invitation. Effectivement, il trouva un second paquet plus petit que le premier, enveloppé aussi d’une peau-de-diable pour le préserver de l’humidité, et ficelé avec soin.

Ce paquet renfermait un mechero d’or avec son fusil et sa pierre.

— Oh ! fit le jeune chef, maintenant nous sommes sauvés !

— Je l’espère, dit l’Américain en se laissant aller sur le sol, où, vaincu par la douleur, il demeura immobile.

Quelques minutes plus tard, quatre chandelles étaient allumées et éclairaient l’intérieur de la grotte.

Les conjurés continrent avec peine un cri d’épouvante.

Grâce à la précaution prise par John Davis, ils étaient sauvés, mais non pas dans le sens que le croyait le Jaguar.

Cette grotte s’étendait fort loin ; ses parois étaient assez élevées ; elle semblait monter. Mais, au milieu, s’ouvrait un gouffre qui tenait environ les deux tiers de sa largeur, et dont la profondeur paraissait énorme ; un pas de plus dans l’intérieur du souterrain, et les conjurés disparaissaient dans le gouffre !

Il est de ces dangers qui dépassent la portée de toute prévision humaine, et qui, par cela même, glacent d’effroi les hommes les plus intrépides.

Ces hommes qui, depuis quelques heures, avaient risqué vingt fois leur vie dans une lutte insensée, et qui existaient, pour ainsi dire, par miracle, frémirent en songeant à l’horrible péril auquel ils avaient échappé par un hasard providentiel.

— Oh ! s’écria le Jaguar avec une expression impossible à rendre, il est évident que le ciel se déclare pour nous et que nous devons réussir. Suivez-moi, frères ! Comme à moi, il doit vous tarder d’avoir le dernier mot de cette énigme.

Tous s’élancèrent sur ses pas.

La grotte formait plusieurs circuits. Mais, contrairement à ce que l’on rencontre ordinairement dans la plupart des cavernes naturelles, elle ne semblait pas avoir d’autres artères que celle dans laquelle étaient engagés les conjurés.

Ceux-ci marchaient toujours, suivant pas à pas leur chef. Plus ils s’enfonçaient dans le souterrain, plus la montée devenait rude.

Le Jaguar ne s’avançait plus qu’avec précaution et une défiance extrême. Il lui paraissait impossible que ce souterrain fût ignoré du commandant de la garnison. En y réfléchissant, il en vint à supposer, ce qui avait une apparence de vérité, que cette grotte avait, dans d’autres temps, été creusée à mains d’hommes, et que le gouffre dans lequel lui et ses compagnons avaient failli se précipiter, n’était autre qu’un puits destiné à alimenter la garnison en cas de siége.

Il acquit bientôt la preuve que ses suppositions étaient justes.

Après avoir encore marché pendant plusieurs minutes, les conjurés furent soudain arrêtés par une porte garnie de fer, qui leur barra le passage.

Sur un signe du Jaguar, ils demeurèrent immobiles, la main sur le manche de leurs poignards.

Le moment d’un finir était arrivé : cette porte donnait évidemment dans le fort.

Le Jaguar examina un instant ses ferrures, puis il ordonna d’éteindre les lumières.

On lui obéit, et tout retomba dans les ténèbres.

Cette porte fort ancienne, et qui probablement n’avait pas été ouverte depuis longues années, ne devait pas opposer une résistance sérieuse.

Le jeune chef introduisit la pointe de son poignard entre le pêne de la serrure et la gâche, et fit une pesée.

La gâche tomba à terre. Cependant la porte résista : elle était maintenue à l’intérieur par de forts verrous.

Il y eut un moment d’anxiété suprême et de découragement parmi les conjurés.

Comment ouvrir cette porte ? Fallait-il revenir sur ses pas et perdre le bénéfice de tant de difficultés vaincues et de périls affrontés ?

La position était grave.

Mais, nous l’avons dit, le Jaguar était un homme auquel les impossibilités seules souriaient.

Il fit rallumer une chandelle, et examina et sonda la porte avec le soin le plus minutieux.

Le bois, rongé par l’humidité et la vétusté, tombait par écailles et se détachait en poussière impalpable au moindre effort.

Lorsque la chandelle eut été éteinte de nouveau, le jeune homme s’agenouilla devant la porte et il commença à la fouiller avec son poignard, en ayant le plus grand soin de ne pas faire de bruit, de peur de donner l’éveil à la garnison ; car, s’il était convaincu que cette porte donnait accès dans le fort, il ne pouvait savoir à quel endroit elle aboutissait.

Après dix minutes d’un travail lent, et continu, tout le bas de la porte était enlevé. Le Jaguar se glissa en rampant par l’ouverture ; et, sans chercher à reconnaître où il se trouvait, il se releva, chercha avec ses mains dans l’obscurité la place des verrous, les tira doucement les uns après les autres, et ouvrit la porte par l’entrebâillement de laquelle ses compagnons se glissèrent silencieusement.

Les conjurés s’avancèrent alors en tâtonnant le long des murs, ne voulant pas allumer de lumière de crainte de donner l’éveil, et s’en fiant au hasard du soin de leur indiquer la direction qu’ils devaient prendre.

Le hasard auquel ils se recommandaient ne leur faillit pas. Lanzi arriva à une porte qu’il poussa machinalement et qui n’était qu’entrebâillée.

Cette porte donnait sur un long corridor éclairé par un fanal.

Les insurgés s’engagèrent résolument dans le corridor, après avoir eu la précaution de décrocher le fanal et de l’éteindre.

Il était alors environ quatre heures et demie du matin, le jour commençait à paraître.

À l’extrémité du corridor, le Jaguar aperçut une ombre immobile, appuyée contre le mur. Sur l’ordre du chef, le métis se glissa comme un serpent du côté de cette ombre, qui n’était rien moins qu’une sentinelle qui, son fusil placé auprès d’elle, dormait paisiblement ; et, arrivé à portée par un bond de panthère, le métis sauta à la gorge du dormeur qu’il renversa sans lui donner le temps de pousser un cri.

Le pauvre diable fut garrotté et bâillonné avant d’être assez éveillé pour comprendre ce qui lui arrivait.

Ce factionnaire était posé à l’entrée d’un corps-de-garde, dans lequel dormaient une quinzaine de soldats.

Le poste fut enlevé, sans coup férir, par les insurgés, qui garrottèrent les soldats et s’emparèrent de leurs armes.

L’expédition marchait bien : déjà une partie de la garnison était surprise, les insurgés étaient presque maîtres du fort.

Malheureusement, pendant que se passait dans le corps-de-garde la scène que nous avons rapportée, le factionnaire du corridor, que l’on avait négligé, était parvenu à se débarrasser de ses liens et avait donné l’alarme.

La position devenait grave.

— Allons, dit paisiblement le Jaguar, il parait qu’il nous va falloir livrer bataille. Maintenant plusieurs d’entre vous sont armés ; compagnons, souvenez-vous de mes recommandations : pas de quartier !

Les insurgés, ne se souciant pas d’être assiégés dans le corps-de-garde, où il aurait été facile de se rendre maître d’eux, sortirent alors.

Au moment où ils parurent dans le corridor, ils aperçurent une trentaine de soldats, à la tête desquels marchaient trois officiers en uniforme, qui venaient résolument à leur rencontre.

— Feu ! cria le Jaguar d’une voix tonnante, et en avant !

Dix coups de fusils éclatèrent, les trois officiers tombèrent la poitrine traversée, et les insurgés se ruèrent avec furie sur les soldats.

Ceux-ci, atterrés par cette attaque furieuse et voyant leurs chefs morts, n’opposèrent qu’une faible résistance ; après quelques minutes d’un combat corps à corps, soutenu plutôt pour sauvegarder leur honneur militaire que dans l’espoir de vaincre leurs agresseurs, ils demandèrent à capituler.

Le Jaguar ordonna de suspendre le combat, et intima à la garnison de mettre bas les armes.

Les Mexicains obéirent avec empressement.

Les Texiens étaient vainqueurs.

Pendant le court combat qui avait été livré, ils avaient perdu huit hommes tués à coup de baïonnettes.

Le fort de la Pointe, qui passait pour imprenable, avait été surpris par vingt-cinq hommes, armés seulement de poignards ! Mais ces vingt-cinq hommes combattaient pour une idée sainte et grande : ils étaient résolus à vaincre ou à périr.

Le Jaguar avait accompli la tâche qui lui avait été imposée dans le vaste plan conçu par les insurgés texiens.

La prise du fort devait inévitablement amener la reddition de la ville, si El Alferez parvenait à se rendre maître de la corvette la Libertad.

Nous avons vu comment, de son côté, ce chef s’était conduit et quel résultat il avait obtenu.