Les Francs-tireurs/23

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Amyot (p. 391-411).

XXIII

EL SALTO DEL FRAYE.


La façon expéditive dont le Jaguar avait assuré la prise du château, en faisant tirer sans sommation préalable sur le commandant de la garnison et ses officiers, n’était peut-être pas strictement loyale et reconnue par le code de la guerre : mais l’on ne doit pas oublier que le Jaguar et ses hommes étaient mis hors la loi par les Mexicains, qu’ils étaient considérés comme des bêtes fauves, et qu’une prime importante était offerte pour leur tête.

Placés dans une telle position, les insurgés texiens devaient se considérer comme déliés vis-à-vis de leurs ennemis de toute obligation courtoise, et ils l’étaient en effet. Pour eux, jusqu’à ce qu’il leur fût permis de traiter de puissance à puissance avec leurs anciens maîtres, il n’y avait qu’une seule chose à voir : le but à atteindre ; dans cette circonstance, ils l’avaient atteint ; on ne devait pas leur demander davantage.

Le premier soin du Jaguar, aussitôt qu’il fut en possession de la forteresse, fut de faire installer John Davis dans une chambre confortable et bien aérée ; puis il expédia quelques hommes à la crique d’où était partie l’expédition, pour en rapporter les habits et les armes que les conjurés y avaient laissés.

Pendant tous les travaux nécessités par une nouvelle installation et la reconnaissance exacte de l’importante forteresse dont les Texiens avaient réussi à s’emparer, le jour avait fini de paraître et le soleil s’était levé.

Le Jaguar, après avoir pris toutes les précautions nécessaires pour éviter d’être surpris à son tour, saisit une longue-vue, et il monta sur la plate-forme du château.

De ce lieu, la vue planait sur un immense terrain, et un splendide panorama se déroulait au regard. D’un côté, les campagnes texiennes si accidentées que de hautes montagnes fermaient à l’horizon ; de l’autre, la mer avec sa grandiose et mystérieuse immensité.

Le Jaguar, après avoir mis sa lunette au point, la promena un instant d’un air assez indifférent sur la ville de Galveston d’abord, qui commençait à s’éveiller et dont les rues se peuplaient peu à peu, puis sur la terre ferme et l’entrée du Rio-Trinidad encore plongé dans une morne solitude.

Se retournant ensuite, il braqua sa lunette sur la mer et examina attentivement l’horizon.

Lanzi, nonchalamment assis sur un affût de canon, confectionnait une cigarette en paille de maïs avec toute la sérieuse attention qu’il apportait d’ordinaire à cette importante opération

— Lanzi ! dit tout-à-coup le Jaguar en se retournant vers lui.

— Hein ? répondit-il en levant la tête, mais sans se déranger autrement.

— Savez-vous ce qu’est devenu le drapeau mexicain que nous avons trouvé dans la chambre du commandant ?

— Ma foi non !

— Il faudrait vous en informer à l’instant, mon ami. Dès que vous l’aurez, vous me l’apporterez.

— Bon.

Le métis se leva et quitta la plate-forme.

Cependant le Jaguar, appuyé sur le revers du mur, paraissait vivement intéressé.

En effet, la chasse donnée par la corvette au corsaire, commençait en ce moment, et les deux navires venaient d’apparaître courant sous toutes voiles.

— Oh ! oh ! murmura le Jaguar, comment cela finira-t-il ? Le brick est bien mince et bien fluet pour amariner un aussi gros bâtiment ! Bah ! ajouta-t-il par réflexion, nous nous sommes bien emparés du fort : pourquoi ne prendraient-ils pas la corvette ?

— Je ne vois rien d’impossible à cela, dit une voix auprès du jeune homme.

Le Jaguar se retourna ; le métis était auprès de lui, tenant un paquet d’étamine roulé sous son bras.

— Eh bien ! lui demanda-t-il, le drapeau ?

— Le voilà !

— Maintenant, mon ami, vous allez hisser le drapeau à la pomme du mât de pavillon qui est là ; seulement, afin que nos amis ne se méprennent pas sur nos intentions, ayez soin d’attacher un poignard au-dessus du pavillon. Les habitants de Galveston ne remarqueront pas cette addition, tandis que nos amis, qui ont intérêt à examiner attentivement ce qui se passe ici, comprendront à l’instant ce que cela veut dire.

Lanzi exécuta ponctuellement l’ordre qui lui était donné, et cinq minutes plus tard le drapeau mexicain, surmonté d’un poignard, flotta majestueusement à la tête du mât de pavillon.

Le Jaguar acquit bientôt la certitude que son signal avait été compris : car le brick, vivement poursuivi par la corvette, attendit presque d’être arrivé à portée de pistolet du fort pour virer de bord et reprendre la bordée du large, ce qu’il n’aurait pas fait s’il n’avait été certain de n’avoir rien à craindre.

Pendant la plus grande partie de la journée, le Jaguar suivit avec le plus grand intérêt la poursuite acharnée des deux navires, et assista du haut de son observatoire aux dernières péripéties de la lutte.

Cependant, vers deux heures de l’après-dînée, il descendit dans l’intérieur du fort, et, après avoir recommandé à ses amis la plus grande vigilance, il s’arma, jeta un zarapé sur ses épaules, et il abandonna le fort.

Par les soins de Lanzi, un cheval lui avait été préparé auprès du rocher. Le Jaguar se mit en selle, et après avoir jeté un regard à la forteresse, il enfonça les éperons dans les flancs de sa monture et s’éloigna au galop.

Le Jaguar se rendait au Salto-del-Frayle que, la nuit précédente et avant de le quitter pour tenter la surprise de la forteresse, il avait assigné pour rendez-vous au colonel don Juan Melendez de Gongora.

Les côtes du Mexique sont peut-être les plus accidentées de tous celles du Nouveau-Monde. Le littoral du Texas, surtout, est si bizarrement découpé, que l’esprit se perd à chercher quels accidents ou quel cataclysme antédiluvien ont été assez puissants pour produire ces dentelures hardies et ces fissures subites dans les hautes falaises qui le bordent.

Non loin de Galveston, sur le bord de la mer, se trouve un chemin assez large, dont les capricieux méandres suivent pendant un espace assez long la crête des falaises.

Ce chemin assez fréquenté est ordinairement suivi par les muletiers et les voyageurs de toutes sortes qui se rendent au Mexique. Assez large et assez commode, il pouvait à bon droit passer pour excellent dans une contrée où les grandes voies de communication sont — ou du moins étaient — complètement inconnues, car maintenant le Texas possède de larges routes carrossables et de longues voies ferrées. Mais à un endroit, le chemin dont nous parlons se rétrécit tout-à-coup ; la falaise, fendue comme par un coup du sabre d’un géant, montre une ouverture béante large de près de trois mètres et profonde de plus de deux cents.

Au fond de cette ouverture la mer se brise constamment avec fureur en produisant un bruit sourd et monotone.

Puis de l’autre côté de la fissure le chemin reprend de plus belle.

En Europe, où le gouvernement est sans cesse occupé d’améliorer les voies de communication, on aurait facilement trouvé un remède à cette interruption en jetant un pont d’une rive à l’autre de la fissure ; mais en Amérique ce n’est pas cela. Les gouvernements ont autre chose à faire qu’à s’occuper du bien-être général : il faut d’abord qu’ils fassent rentrer le plus possible l’argent des contribuables, puis qu’ils se défendent contre les pronunciamientos et les ambitions sans cesse aux aguets pour les renverser. Il en résulte que tout va comme il peut, et que chacun se tire d’affaire comme il l’entend.

Heureusement, les chevaux et les mules, plus intelligents que les hommes, ont, grâce à cet instinct de conservation que Dieu leur a donné, remédié à cette incurie.

Rien n’est si curieux à voir que le passage de la fissure par une recua de mules.

Ces animaux arrivent doucement en allongeant le cou, sondant le terrain à chaque pas et flairant autour d’eux avec toutes les marques de la plus vive inquiétude. Parvenus sur la lèvre de la fissure, ils raidissent les pieds de devant, fléchissent sur ceux de derrière, soufflent en branlant la tête à droite et à gauche ; puis, tout-à-coup, ils prennent leur élan et retombent de l’autre côté, fermes et droits sur leurs quatre pieds, sans jamais se tromper.

Seulement il faut, en cette circonstance, que l’homme qui les monte fasse abnégation complète de sa volonté et les abandonne entièrement à leur instinct infaillible. S’il prétend les diriger, tout est dit : homme et monture roulent sans rémission au fond du précipice où tous deux arrivent en lambeaux.

Quant au nom de Salto-del-Frayle c’est-à-dire Saut-du-Moine, que porte cet endroit, voici d’après la chronique locale en quelle circonstance ce nom lui a été donné.

On raconte (nous n’affirmons rien et ne prétendons en aucune sorte garantir la véracité de cette légende), on raconte, disons-nous, que quelques années après l’établissement des Espagnols au Texas, un moine franciscain, padre guardian ou prieur de son couvent, accusé d’avoir mis à mal une jeune fille dont il était le confesseur, échappa aux mains des alguazils envoyés pour s’emparer de sa personne et se mit à fuir à travers la campagne. Après une assez longue course, et serré de près par les soldats furieux de ne pouvoir l’atteindre, il arriva sur le bord de cette fissure. Jetant un regard sur l’abîme, le pauvre moine se vit perdu ; recommandant son âme à son saint patron, et attestant le ciel de son innocence, il s’élança résolument de l’autre côté du gouffre. Les soldats, qui arrivaient en ce moment, virent alors distinctement deux anges qui soutenaient le moine par-dessous les bras, et le reposèrent doucement en sûreté sur l’autre bord.

Naturellement les soldats tombèrent à genoux et implorèrent la bénédiction du saint homme, dont l’innocence leur fut alors prouvée jusqu’à l’évidence. Celui-ci se retourna vers eux, le visage rayonnant, les bénit avec onction, puis il disparut, au son d’une musique mélodieuse, dans un nuage de pourpre et d’or.

Voilà le récit que firent de leur expédition les soldats de retour à la ville. Avaient-ils dit vrai, avaient-ils menti, nul ne le sut jamais. Ce qu’il y a de certain, c’est que depuis cette époque on n’entendit plus parler du moine.

Le peuple, toujours amoureux du merveilleux, ajouta la foi la plus entière à cette histoire, et une procession annuelle fut instituée, procession à laquelle nous eûmes l’honneur d’assister, et qui, à chaque anniversaire du saut miraculeux du digne prieur, se rend en grande cérémonie, avec un concours immense de peuple venu de tous les coins du Texas, au Salto-del-Frayle.

Quoi qu’on doive penser de l’authenticité de cette histoire, ce qui est certain, c’est que cet endroit se nomme le Saut-du-Moine, et que c’est là que le Jaguar avait donné rendez-vous au colonel don Juan Melendez de Gongora.

Le soleil était descendu presque au niveau de l’horizon au moment où le jeune homme atteignit la fissure. Il jeta un regard autour de lui ; la route était solitaire ; alors il mit pied à terre, entrava son cheval, s’étendit sur le sol et attendit. Il était là depuis environ un quart-d’heure, lorsque le bruit d’une course précipitée arriva à son oreille ; il se releva et regarda. Bientôt il vit un cavalier apparaître au tournant du chemin. Ce cavalier, c’était le colonel.

En arrivant auprès du Jaguar il le salua et sauta sur le sol.

— Pardonnez-moi, mon ami, lui dit-il, de vous avoir fait attendre : mais il y a loin d’ici à Galveston ; et vous et vos compagnons, vous nous donnez tant de besogne que, vive Dios ! nous n’avons pas un instant à nous.

Le jeune homme sourit finement.

— Vous êtes tout pardonné, colonel, dit-il. Auriez-vous donc reçu encore de mauvaises nouvelles ?

— Ni mauvaises, ni bonnes, mais en vérité de fort désagréables : il s’est formé, dit-on, un corps de francs-tireurs, dont on vous soupçonne fort d’être le chef, et qui en ce moment ravage toutes les campagnes.

— Vous ne savez rien autre ?

— Non, quant à présent.

— Eh bien ! avant de nous séparer, je vous donnerai, moi, colonel, une nouvelle qui, si je ne me trompe, vous chagrinera fort.

— Que voulez-vous dire, mon ami ? expliquez-vous !

— Pas en ce moment. Nous ne sommes pas ici pour nous occuper de politique, mais bien de nos propres affaires. Procédons par ordre, nous aurons toujours assez de temps pour revenir à la politique.

— C’est juste ! mais dites-moi un mot seulement.

— Lequel ?

— La nouvelle que vous avez à m’apprendre, est-elle réellement grave ?

Le Jaguar fronça les sourcils, il frappa du pied la terre avec une violence contenue.

— Excessivement grave ! dit-il.

Il y eut un instant de silence.

Enfin le jeune homme se rapprocha du colonel et lui posant la main sur l’épaule :

— Don Juan, lui dit-il d’une voit affectueuse, écoutez-moi un instant.

— Parlez, mon ami.

— Don Juan, reprit-il, pourquoi vous obstiner à défendre une cause perdue ? Pourquoi verser votre généreux sang au service de la tyrannie ? Le Texas veut être libre : il le sera ! Comptez les hommes capables qui servent dans vos rangs : à part deux ou trois peut être, il n’en est pas un que vous puissiez citer ; le Mexique, épuisé par les révolutions qui sans cesse le bouleversent, n’a à sa disposition ni assez d’hommes ni assez d’argent pour prendre une vigoureuse offensive ; le nom mexicain même est odieux aux Texiens. De tous côtés le peuple se soulève contre vous, c’est une marée qui monte toujours et qui brise toutes les digues. Vous êtes débordés de toutes parts ; avant un mois votre armée sera honteusement chassée de notre territoire. Réfléchissez, mon ami, il en est temps encore ; remettez votre épée au fourreau et laissez à la fatalité le soin d’accomplir son œuvre.

— Écoutez-moi à votre tour, ami, répondit le colonel d’une voix triste. Ce que vous venez de me dire, je le sais comme vous ; je sens depuis longtemps déjà que la terre tremble sous nos pas, et que dans un jour prochain, nous serons engloutis par la révolution. Je ne me fais donc aucune illusion sur le sort qui nous attend. Mais je suis soldat, mon ami, j’ai prêté serment : ce serment je dois, coûte que coûte, le tenir. De plus, je suis Mexicain, ne l’oubliez pas : je dois donc envisager cette question sous un point de vue complètement différent du vôtre. D’ailleurs ajouta-t-il avec une feinte gaieté, nous n’en sommes pas encore où vous croyez : vous nous avez pris quelques pueblos, il est vrai, mais nous avons les villes encore et nous sommes maîtres de la mer. Vous chantez trop tôt victoire, la révolution texienne n’est encore qu’à l’état d’insurrection. Plus tard, lorsqu’elle possédera une ville forte, que son gouvernement sera constitué, nous verrons ce qu’il nous restera à faire. Mais quant à présent, rien n’est désespéré, mon ami, vous n’en êtes pas où vous pensez.

— Peut-être ! répondit le Jaguar avec un accent équivoque qui donna à réfléchir au colonel. J’ai cru devoir vous parler en ami, vous donner un conseil désintéressé ; vous ne voulez pas le suivre, libre à vous, mon ami.

— Vous avez tort de vous piquer ; mes paroles ne peuvent avoir rien de blessant pour vous. Je n’avais aucunement l’intention de vous contrarier en parlant ainsi que je l’ai fait : mais mettez-vous un instant à ma place : si je vous avais fait, moi, les propositions que vous m’avez adressées, qu’auriez-vous répondu ?

— J’aurais refusé, vive Dios ! s’écria impétueusement le jeune homme.

Le colonel se mit à rire.

— Eh bien ! j’ai agi comme vous auriez-agi vous-même. Quel mal trouvez-vous à cela ?

— C’est vrai ! vous avez raison ; je suis fou ! pardonnez-moi, mon ami. D’ailleurs, n’est-il pas convenu que les questions politiques ne doivent jamais nous séparer ? Revenons donc à l’objet beaucoup plus important pour nous de notre rendez-vous, et laissons provisoirement les Mexicains et les Texiens s’arranger comme ils pourront.

Depuis quelques instants le colonel Melendez avait les yeux fixés sur la mer et n’écoutait que d’une façon assez distraite les paroles de son ami.

— Eh mais ! dit-il tout-à-coup : regardez donc, mon ami !

— Quoi donc ?

— Ne voyez-vous pas ?

— Que voyez-vous, d’abord ?

— Dame ! je vois là corvette la Libertad qui vient prendre son mouillage sous le feu du fort de la pointe en amenant avec elle un brick corsaire, qu’elle a, selon toute apparence, amariné dans les attérissages.

— Vous croyez ! fit le Jaguar d’un air railleur.

— Voyez vous-même.

— Mon ami, je suis un peu comme saint Thomas, moi.

— Ce qui veut dire ?

— Que tant que je n’aurai pas acquis une certitude complète, je n’ajouterai qu’une foi fort médiocre au témoignage de mes yeux.

Ces paroles furent prononcées avec une intonation de voix si singulière que, malgré lui, le colonel se sentit inquiet.

— Que voulez-vous dire ? fit-il.

— Rien autre que ce que je dis, reprit le Jaguar.

— Pourtant, je ne me trompe pas, il me semble ! je vois bien distinctement le pavillon mexicain flotter au-dessus des couleurs texiennes renversées.

— En effet, répondit froidement le Jaguar. Mais qu’est-ce que cela prouve ?

— Comment ! ce que cela prouve ?

— Oui.

— Êtes-vous donc si ignorant des choses maritimes, que vous ne sachiez pas comment cela se passe après un combat à bord d’un navire ?

— Pardonnez-moi, mon ami, je sais parfaitement cela. Mais je sais aussi que ce que nous voyons peut être l’effet d’un stratagème, et que le brick, après s’être emparé de la corvette, peut avoir intérêt à faire supposer le contraire.

— Allons, allons, dit en riant le colonel, c’est aussi pousser trop loin l’optimisme ; laissons le brick et la corvette et revenons à nos moutons.

— En effet, je crois que nous aurons raison ; car, d’après la tournure que prend la conversation, si elle continuait encore quelque temps, nous finirions par ne plus du tout nous entendre.

Le soleil s’était couché sur ces entrefaites, et la nuit était complètement tombée. Les deux hommes se rapprochèrent de leurs chevaux dont ils passèrent la bride dans leurs bras, afin de les empêcher de s’éloigner, et ils se mirent d’un commun accord à marcher au petit pas auprès l’un de l’autre dans la direction du Rio-Trinidad.

La nuit était claire, le ciel pailleté d’une profusion d’étoiles brillantes, l’atmosphère d’une transparence infinie ; c’était en un mot une de ces nuits américaines si pleines d’acres senteurs et de douces rêveries.

Les jeunes gens se laissaient, malgré eux, aller au charme enivrant de cette tiède soirée. Tout à leurs pensées, ils ne songeaient ni l’un ni l’autre à reprendre un entretien brusquement terminé par un parole acerbe.

Depuis assez longtemps déjà ils marchaient ainsi, lorsqu’ils arrivèrent à un coude de la route où le sentier qu’ils suivaient se divisait en plusieurs branches.

Ils s’arrêtèrent.

— C’est ici qu’il faut nous séparer, don Juan, dit le Jaguar, car nous ne suivons probablement pas la même route.

— C’est vrai, ami, je le regrette, répondit doucement cernent le colonel : j’aurais été si heureux de vous voir constamment auprès de moi !

— Merci, ami ! mais vous le savez, c’est impossible. Profitons donc de quelques instants qu’il nous reste à être ensemble. Eh bien ! qu’avez-vous fait ?

— Rien, hélas ! un soldat est esclave de la discipline ; en temps de guerre, surtout, il lui est impossible de s’éloigner de son corps : je n’ai donc pu prendre aucun renseignement. Et vous, avez-vous été plus heureux ?

— Je n’ose encore en répondre ; cependant j’espère. Tranquille doit, cette nuit même, me compléter certains renseignements que je suis parvenu à obtenir.

— Et ce Tranquille est ici ?

— Il est arrivé aujourd’hui même, mais je n’ai pas encore pu le voir.

— Ainsi vous croyez ? dit vivement le colonel.

— Voici ce que je suis parvenu à savoir. Remarquez que je n’affirme rien ; je ne suis en ce moment que l’écho de bruits peut-être fondés, mais qui peuvent aussi être faux.

— C’est égal : parlez, mon ami, au nom du ciel !

— Il y a un mois et demi environ, d’après ce que mes espions m’ont appris, qu’un homme inconnu est arrivé dans ce pays amenant une jeune fille. Cet homme a acheté un rancho de peu d’importance situé à quelques lieues d’ici, presque sur le bord de la mer ; il a payé argent comptant son acquisition, s’est renfermé dans son rancho avec la jeune fille, et, depuis, personne ne les a vus : l’homme s’est, pour ainsi dire, muré dans sa propriété où nul n’a accès. Maintenant cet homme est-il le Scalpeur-Blanc, cette jeune fille est-elle Carméla, voilà ce que personne ne saurait dire et ce que je n’oserais affirmer. Plusieurs fois j’ai rôdé autour de l’habitation de cet être mystérieux sans parvenir à l’apercevoir ; fenêtres et portes sont constamment fermées, rien ne transpire au dehors de ce qui se passe dans cette étrange maison, qui, du reste, par sa position isolée, se trouve jusqu’à un certain point à l’abri des indiscrétions. Voilà ce que j’avais à vous apprendre ; peut-être demain en saurais-je davantage.

— Non, répondit don Juan d’un air rêveur, cet homme ne peut être le Scalpeur-Blanc, il est impossible que cette jeune fille soit Carméla.

— Qui vous le fait supposer ?

— Le mystère même dont s’enveloppe cet individu. Le Scalpeur-Blanc, ne l’oubliez pas, est un homme pour lequel la vie nomade du désert a trop de charme pour qu’il ait ainsi consenti à se séquestrer. Et puis pour quelle raison l’aurait-il fait ? Pour garder une jeune fille ? mais doña Carméla n’est point une frêle et timide enfant, étiolée par l’air méphitique des villes, sans volonté et sans force. C’est une brave et courageuse jeune fille, au cœur résolu et au bras ferme, qui jamais n’aurait consenti à courber ainsi la tête sous le joug. Un homme, si fort qu’il soit, est bien faible, croyez-moi, lorsqu’il se trouve devant une femme qui lui dit résolument : Non ! La femme, par cela même qu’elle n’a ordinairement qu’une pensée à la fois, nous est de beaucoup supérieure, et arrive presque toujours au but qu’elle veut atteindre. Et puis, pour quelle raison le Scalpeur-Blanc, qui avait à sa portée les mille cachettes ignorées du désert pour y dérober sa captive à tous les regards, serait-il venu sans motif plausible se retirer auprès d’une ville, dans un pays populeux, où il ne pouvait espérer de ne pas attirer les soupçons et de ne pas éveiller l’attention. Non, il est évident pour moi que vous vous trompez.

— Peut-être avez-vous raison. Cependant, il est de mon devoir d’éclaircir cette affaire, et je l’éclaircirai.

— Certes, vous agirez prudemment. Je vous avoue que si cela m’était possible, je serais heureux de vous accompagner dans votre expédition. Car, en supposant, ce que je crois, que cet homme n’est point le Scalpeur-Blanc, il est probable que le mystère dont il s’entoure cache un crime, et que si votre expédition n’obtient pas le résultat que vous vous proposez, elle aura au moins servi à délivrer une jeune fille victime d’une odieuse tyrannie.

— Qui sait ?

— Un seul homme aurait pu, à mon avis, grâce aux nombreuses relations qu’il entretient avec les Indiens, vous mettre sur la piste de celle que nous avons si malheureusement perdue.

— De qui voulez-vous parler !

— Du Cœur-Loyal.

— C’est vrai. Il a été élevé par les Indiens, une de leurs tribus l’a adopté. Mieux que personne il aurait été à même de nous renseigner.

— Pourquoi ne vous êtes-vous pas adressé à lui !

— Par une raison bien simple, c’est que le lendemain de la prise de l’hacienda del Mezquite, le Cœur-Loyal nous a quittés pour retourner dans sa tribu où l’appelaient de graves intérêts.

— Voilà qui est fâcheux, fit le colonel d’un air rêveur. Je ne sais pour quelle raison, mais je suis convaincu que ce chasseur, que cependant je connais fort imparfaitement, puisque j’ai causé une fois seulement avec lui et cela pendant dix minutes au plus, je suis convaincu, dis-je, que ce chasseur peut nous être extrêmement utile dans la recherche de l’infortunée Carméla.

— Peut-être avez vous raison, colonel. Cette nuit, ainsi que je vous l’ai annoncé, je dois voir Tranquille ; j’aurai avec lui une explication sérieuse. Autant, et plus que nous peut-être, il est intéressé au succès de nos recherches. C’est un homme d’une prudence extrême ; il connaît à fond le désert. Je verrai ce qu’il me dira.

— Insistez, je vous prie, mon ami, pour établir des rapports sérieux avec le Cœur-Loyal.

— Je n’y manquerai pas ; d’ailleurs Tranquille doit avoir rendez-vous avec lui.

— C’est probable. Du reste, je puis maintenant vous parler à cœur ouvert, mon ami. L’honneur seul m’a jusqu’à présent retenu à mon poste ; j’aspire à recouvrer ma liberté, je n’attends pour donner ma démission qu’une occasion honorable. Je ne voudrais pas abandonner mes compagnons d’armes dans un moment critique, mais je vous jure sur l’honneur, ami, que le jour où je serai libre, et ce jour est prochain je l’espère, je me joindrai à vous, et alors nous retrouverons Carméla, ou je périrai !

Le colonel prononça ces paroles avec un feu et une animation qui firent malgré lui tressaillir son ami, et éveillèrent dans son cœur un vif sentiment de jalousie. Cependant le Jaguar eut assez de pouvoir sur lui-même pour cacher l’émotion qu’il éprouvait, et il répondit d’une voix calme :

— Dieu veuille que ce soit bientôt, mon ami ! À nous deux que ne ferions-nous pas !

— Ainsi, cette nuit même vous comptez tenter l’expédition dont vous m’avez parlé ? reprit le colonel.

— Ce n’est pas moi, bien que probablement j’y assisterai ; mais une autre personne la dirigera.

— Pourquoi pas vous ?

— Tranquille le veut ainsi : il est le père de Carméla, je dois accéder à sa volonté.

— C’est juste. Maintenant, quand et comment nous reverrons-nous ? J’ai le plus grand désir de savoir ce qui se sera passé cette nuit ; quel que soit le résultat de cette expédition, je tiendrais à être informé de ce que vous aurez fait. Malheureusement, je crains qu’il ne nous soit assez difficile de nous revoir.

— Pourquoi donc cela ?

— Eh mon Dieu, mon ami, vous le savez aussi bien que moi ! la trêve conclue entre vous et le général Rubio expire ce soir.

— Eh bien ?

— Vous ne comptez pas, je le suppose, rentrer à Galveston ?

— Quant à présent non ; mais avant peu j’espère y retourner.

— Ne procédons pas d’après des probabilités, nous risquerions trop de nous tromper.

Le Jaguar se mit à rire.

— Vous avez parfaitement raison, dit-il. Cependant, il est important que nous nous voyons d’ici à vingt-quatre heures, n’est-ce pas ?

— Certes !

— Si je ne puis pas rentrer à Galveston, vous pouvez en sortir, vous ?

— Parfaitement.

— Eh bien alors, rien de plus facile. Je vais vous enseigner un endroit où vous serez certain de me rencontrer.

— Prenez garde, mon ami, soyez prudent ! je ne vous cacherai pas que le général est furieux d’être tombé dans le piège que vous lui avez si habilement tendu, et qu’il fera tout son possible pour s’emparer de votre personne.

— J’y compte bien : mais, rassurez-vous, il n’y réussira pas.

— Je le désire, mon ami, mais croyez-moi, ne soyez pas trop confiant.

— Je le défie de me venir prendre dans l’endroit où je serai avant une heure, et où je serai heureux de vous recevoir, s’il vous plaît de m’y venir visiter.

— Et quel est ce lieu privilégié, mon ami ?

— Le fort de la Pointe, mon ami.

— Hein ! fit le colonel en s’arrêtant brusquement et en le regardant en face : vous plaisantez, sans doute ?

— Pas le moins du monde, mon ami.

— Comment ! vous me donnez rendez-vous au fort de la Pointe ?

— Oui.

— Mais, c’est impossible !

— Pourquoi donc ?

— Mais vous êtes fou, mon ami !

— Songez donc que le fort de la Pointe est à moi depuis douze heures déjà, interrompit froidement le Jaguar : je m’en suis emparé la nuit passée par surprise.

— Oh ! fit le colonel avec stupeur.

— Ne vous avais-je pas annoncé que j’avais de graves nouvelles à vous apprendre ? continua le jeune homme. Maintenant voulez-vous connaître la seconde ?

— La seconde ! répéta le colonel au comble de l’étonnement ; et quelle peut être cette seconde nouvelle ? Après ce que je viens d’apprendre, je dois m’attendre à tout.

— Cette seconde nouvelle, la voici : la corvette la Libertad a été amarinée par le brick corsaire avec lequel elle a mouillé au coucher du soleil sous le canon du fort.

À cette révélation inattendue, le colonel chancela, comme un homme ivre ; il était pâle comme un cadavre et ses membres étaient agités d’un mouvement convulsif.

— Malheur ! malheur ! cria-t-il d’une voix étouffée.

Le Jaguar se sentit ému de pitié devant cette douleur si vraie et si poignante.

— Hélas ! mon ami, lui dit-il d’une voix douce, c’est le sort de la guerre.

— Oh ! Galveston ! Galveston ! s’écria le colonel avec désespoir, Galveston que le général avait juré de ne jamais rendre !

Après un instant de silence, le colonel se mit en selle.

— Laissez-moi partir, dit-il, il faut que je transmette immédiatement cette affreuse nouvelle au général.

— Allez, mon ami, répondit affectueusement le Jaguar. Seulement, souvenez-vous que vous me trouverez au fort de la Pointe.

— Nous sommes maudits ! s’écria le colonel avec égarement ; et, enfonçant les éperons dans les flancs de son cheval qui hennit de douleur, il partit à fond de train.

— Pauvre ami ! murmura mélancoliquement le Jaguar en le suivant des yeux, cette nouvelle l’a tout bouleversé !

Après cette réflexion, le jeune homme monta à cheval et reprit tout pensif la route du fort où il arriva une demi-heure plus tard.