Les Fruits de l’instruction/04

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Traduction par J.-Wladimir Bienstock.
Stock (Œuvres complètes, volume 28p. 379-409).

ACTE IV


Décor du premier acte.


Scène PREMIÈRE

DEUX VALETS DE PIED, en livrée. FÉODOR IVANOVITCH et GRIGORI

LE PREMIER VALET DE PIED, favoris gris.

C’est la troisième visite que nous faisons aujourd’hui. C’est encore heureux que les personnes qui ont le même jour habitent le même quartier ! Auparavant, c’était le jeudi, chez vous.

FÉODOR IVANOVITCH

On a changé ensuite pour le samedi, afin que cela tombe le même jour que chez les Gouloukine et chez les Gradé von Grabé…

LE DEUXIÈME VALET DE PIED
Chez les Stcherbakov, il y a au moins ceci de bien que, lorsqu’il y a un bal, on régale les valets.


Scène II

Les Mêmes, LA PRINCESSE, LA JEUNE PRINCESSE et BETSY descendent l’escalier. La princesse regarde son carnet et sa montre, puis s’assoit sur le coffre. Grigori lui met ses galoches.

LA JEUNE PRINCESSE

Non, je t’en prie, viens. Autrement si tu refuses et si Dodo refuse alors on ne pourra rien faire.

BETSY

Je ne sais pas ; il faut absolument aller chez les Choubine. Ensuite la répétition.

LA JEUNE PRINCESSE

Tu auras le temps ; non, je t’en prie, ne nous fais pas faux bond. Fédia en sera ; Coco aussi.

BETSY

J’en ai par-dessus la tête de votre Coco !

LA JEUNE PRINCESSE

Je pensais le trouver ici. Ordinairement il est d’une exactitude…

BETSY

Oh ! il viendra sûrement.

LA JEUNE PRINCESSE

Quand je le vois avec toi, il me semble ou qu’il vient de te demander en mariage, ou qu’il va le faire.

BETSY
Oui, probablement qu’il faudra en passer par là. Et c’est si désagréable !
LA JEUNE PRINCESSE

Pauvre Coco, il est si amoureux !

BETSY

Chut ! les gens… (La jeune princesse s’assied sur un divan et chuchote avec Betsy, pendant que Grigori lui met ses galoches.)

LA JEUNE PRINCESSE

Alors, à ce soir !

BETSY

Je tâcherai.

LA PRINCESSE

Dites à votre papa que je ne crois à rien, mais que je viendrai tout de même voir son nouveau médium. Qu’il me fasse prévenir. Adieu, ma toute belle. (Elles s’embrassent. La princesse et sa fille sortent. Betsy remonte l’escalier.)



Scène III

LES DEUX VALETS DE PIED, FÉODOR IVANOVITCH, GRIGORI

GRIGORI
Je n’aime pas à chausser les vieilles ! Elles ne peuvent pas se baisser et ne voient pas à terre à cause de leur ventre. Elles fourrent toujours leur pied à côté. C’est autre chose quand c’est une petite jeune femme ! C’est même agréable de tenir dans la main son petit pied !
LE DEUXIÈME VALET DE PIED

Il fait des distinctions aussi, celui-là !

LE PREMIER VALET DE PIED

Nous autres, nous n’avons pas à faire de ces distinctions.

GRIGORI

Pourquoi pas ? Ne sommes-nous pas des hommes ? Ce sont elles qui s’imaginent que nous ne comprenons rien. Lorsqu’elles bavardaient tout à l’heure, elles ont jeté sur moi un regard et ont dit : « Les gens ! »

LE DEUXIÈME VALET

Et qu’est-ce que ça veut dire ?

GRIGORI

Ah ! ça veut dire : Ne parlez pas, on comprendrait ! Et pendant le dîner aussi, et moi je comprends. Vous dites qu’il y a de la différence… il n’y en a aucune…

LE DEUXIÈME VALET DE PIED

La différence est grande pour celui qui comprend.

GRIGORI
Il n’y a aucune différence : aujourd’hui je suis domestique et demain peut-être serai-je mieux qu’eux. Ces dames se marient aussi avec des domestiques ; est-ce que ça n’arrive pas ? Si j’allais fumer. (Il sort.)


Scène V

Les Mêmes, moins GRIGORI

LE DEUXIÈME VALET DE PIED

Vous avez là un jeune homme audacieux !

FÉODOR IVANOVITCH

Un garçon sans conséquence ! Il n’a pas d’aptitudes pour le service : il était garçon de bureau. Il s’est gâté. J’ai même conseillé de ne pas le prendre, mais il a plu à madame. Il a bon air quand on le voit sur le siège…

LE PREMIER VALET DE PIED

Je l’aurais placé chez notre comte, celui-ci l’aurait remis à sa place. Il n’aime pas les faiseurs d’embarras. Si tu es valet, reste valet ! Garde ton rang. Mais cet orgueil-là ne nous convient pas.



Scène V

Les Mêmes, PÉTRISTCHEV descendant l’escalier vivement et tirant une cigarette.

pétristchev, pensif.

Oui, oui. Mon second est la même chose que k ; mon tout… Oui, oui, oui. (À sa rencontre arrive Coco Klingen ; il a un lorgnon ) Ah ! mon petit Coco, d’où viens-tu ?

coco
De chez les Stcherbakov. Toi, toujours des bêtises…
PÉTRISTCHEV

Non, écoute la charade. Mon premier c’est la même chose que kine ; mon second, la même chose que k, et mon tout chasse les veaux.

coco

Je ne sais pas, et je n’ai pas le temps.

PÉTRISTCHEV

Et où vas-tu encore ?

coco

Comment, où je vais ? Il me faut aller chez les Ivine, nous avons une répétition de chant ; ensuite chez les Choubine, et ensuite à la répétition. Toi aussi, tu dois y être ?

PÉTRISTCHEV

Certainement, je n’y manquerai pas. C’est moi qui étais le sauvage et maintenant je suis sauvage et général.

coco

Et la séance d’hier, comment s’est-elle passée ?

PÉTRISTCHEV

C’était à se tordre ! On s’est servi d’un paysan ; et surtout ça se passait dans l’obscurité. Vovo criait comme un enfant, le professeur donnait des explications et Maria Vassilievna faisait des commentaires. C’était à se tordre ! C’est dommage que tu n’aies pas été là…

coco

J’ai peur, mon cher ! Toi tu sais t’en tirer avec des plaisanteries ; mais moi, il me suffit de dire un mot pour qu’on le tourne de telle façon que j’aie l’air de faire une demande en mariage ! Et ça ne m’arrange pas du tout. Mais, du tout, du tout !

PÉTRISTCHEV

Et toi fais la proposition de mariage avec un verbe, et cela ne t’engagera à rien. Alors, va voir Vovo, puis nous irons ensemble à la répétition.

coco

Je ne te comprends pas : comment peux-tu être bien avec un imbécile pareil ? Ce qu’il est bête ! Un véritable crétin.

PÉTRISTCHEV

Moi je l’aime. J’aime Vovo. (Il entre chez Vassili Léoniditch.)



Scène VI

LES DEUX VALETS DE PIED, FÉODOR IVANOVITCH, COCO KLINGEN, BETSY accompagnant UNE DAME. Coco la salue d’une façon significative.

betsy, tendant la main à Coco, puis s’adressant à la dame.

Vous ne vous connaissez pas ?

LA DAME

Non.

BETSY

Le baron Klingen. (À Coco.) Pourquoi n’êtes-vous pas venu hier ?

coco
Cela m’a été impossible. Je n’aurais pu arriver à temps.
BETSY

C’est dommage, c’était très intéressant ! (Elle rit.) Vous auriez vu quelles manifestations se sont produites ! Et notre charade, ça marche ?

coco

Oh ! oui ! Les vers pour mon second sont prêts. Nick a composé les vers et moi la musique.

BETSY

Comment est-ce ? Comment ? Dites !

coco

Permettez ! Comment ?… Ah ! oui ! Le cavalier chante à Nanna. (Il chante.)

« Que la nature est belle !
La belle Nanna
Verse l’espoir en mon âme
Na, na, na, na, na, na. »

LA DAME

Le second est na. Et quel est le premier ?

coco

Et mon premier, mon premier c’est Aré, c’est le nom d’une sauvagesse.

BETSY

Aré, voyez-vous, c’est une sauvagesse qui veut dévorer l’objet de son amour. (Elle éclate de rire.) Elle marche, s’arrête et chante.

Ah ! l’appétit…

coco, l’interrompant.

Me tourmente !

betsy, reprenant.

Je voudrais manger quelqu’un
Je marche, je rôde…

COCO

Sans trouver rien.

BETSY

Je ne sais qui manger.

COCO

Je vois au loin un radeau.

BETSY

Il approche
Portant deux généraux.

COCO

Nous sommes deux généraux.
L’infortune nous a unis
Et nous a jetés sur cette île.

Et ensuite le refrain :

L’infortune nous a unis
Et nous a jetés sur cette île.

la DAME

Charmant !

BETSY

Comprenez donc combien c’est idiot !

coco

Tout le charme est là.

LA DAME

Qui fait Aré ?

Betsy

C’est moi. Je me suis fait faire un costume, mais maman dit qu’il n’est pas convenable. Il n’est pas plus inconvenant qu’une robe de bal. (À Féodor Ivanovitch.) L’homme de chez Bourdier est-il ici ?

FÉODOR IVANOVITCH

Oui, mademoiselle, il est à la cuisine.

LA DAME

Et l’Aréna ?

BETSY

Vous verrez cela ; je ne veux pas vous gâter le plaisir. Au revoir.

LA DAME

Adieu. (Ils se saluent, la dame sort.)

betsy, à Coco.

Allons chez maman. (Betsy et Coco montent l’escalier.)



Scène VII

FÉODOR IVANOVITCH, LES DEUX VALETS DE PIED. IAKOV, sortant de l’office avec un plateau chargé de thé et de petits-fours. Il traverse l’antichambre tout essoufflé.

Iakov, aux valets de pied, puis à Féodor Ivanovitch.

Bonjour, bonjour ! (Les valets le saluent.) Vous devriez dire à Grigori Mikhaïlovitch de m’aider un peu ; je n’en peux plus. (Il sort.)



Scène VIII

Les Mêmes, moins IAKOV

LE FREMIER VALET DE PIED
En voilà un qui se donne du mal !
FÉODOR IVANOVITCH

C’est un bon garçon. Mais il ne plaît pas à madame. Elle trouve qu’il ne se présente pas bien. Et, pour son malheur, hier encore, tout le monde est tombé sur lui parce qu’il a laissé entrer des paysans dans la cuisine. Je crains qu’on ne lui donne son congé. Pourtant c’est un bon garçon.

LE DEUXIÈME VALET DE PIED

Quels paysans ?

FÉODOR IVANOViTCH

Des paysans qui sont venus de notre village, de la province de Koursk, pour acheter des terres. Il était tard, et puis ce sont des pays de notre sommelier, l’un d’eux est le père d’un garçon d’office. Alors on les a laissé entrer dans la cuisine. Par malheur on s’occupait hier, ici, à deviner des pensées : on a caché un objet à la cuisine, tous les messieurs y sont venus et madame a vu les paysans. Ça a été terrible ! Comment, a-t-elle dit, ces gens-là viennent de la rue, avec toutes sortes de contagions, et vous les mettez à la cuisine ? Elle a très peur des contagions.



Scène IX

Les Mêmes, et GRIGORI

FÉODOR IVANOVITCH
Grigori, allez donner un coup de main à Iakov Ivanovitch. Moi, je resterai seul ici ; il ne peut se passer de votre aide !
GRIGORI

Il ne sait jamais s’y prendre celui-là ! (Il sort.)



Scène X

Les Mêmes, moins GRIGORI

LE PREMIER VALET DE PIED

Voilà encore une nouvelle mode cette contagion ! Alors, votre dame en a peur aussi ?

FÉODOR IVANOVITCH

Plus que du feu ! En ce moment nous ne faisons que laver, enfumer, asperger !

LE PREMIER VALET DE PIED
C’est donc pour ça que l’air est si lourd ici. (Avec chaleur). Où allons-nous arriver, avec cette rage de contagion ! Ils en ont même oublié Dieu ! Ainsi, chez nous, par exemple, chez la sœur de notre maître, la princesse Mossolova, la fille était à la mort. Eh bien, ni le père ni la mère ne sont entrés dans sa chambre. Ils ne lui ont pas même dit adieu. Et la jeune fille pleurait, les appelait pour leur dire adieu, et ils ne sont pas entrés dans sa chambre ! Le docteur avait trouvé je ne sais plus quelle contagion. Mais, cependant, d’autres, la femme de chambre et la garde-malade l’ont bien soignée. Elles n’ont rien eu ; toutes les deux sont bien vivantes.


Scène XI

Les Mêmes, VASSILI LÉONIDITCH et PÉTRISTCHEV entrant, la cigarette aux lèvres.

PÉTRISTCHEV

Alors, allons ! Je vais chercher Coco !

VASSILI LÉONIDITCH

C’est un idiot, ton Coco. En voilà un garçon nul ! Il ne s’occupe de rien ; il ne fait que se promener. Hein ? quoi !

PÉTRISTCHEV

Attends-moi tout de même, je prendrai congé.

VASSILI LÉONIDITCH

Bon ! Je vais voir les chiens, dans la chambre des cochers. Il y a un lévrier si méchant que le cocher dit qu’il a failli le dévorer ! hein ? quoi !

PÉTRISTCHEV

Qui a dévoré l’autre ? Est-ce le cocher qui a mangé le chien ?

VASSILI LÉONIDITCH

Oh ! toi toujours… (Il s’habille et sort.)

PÉTRISTCHEV, pensif.

Ma…kin…toche. Oui !… oui ! (Il monte l’escalier.)



Scène XII

LES DEUX VALETS DE PIED, FÉODOR IVANOVITCH ; IAKOV traverse en courant l’antichambre, au commencement et à la fin de la scène.

FÉODOR IVANOVITCH, à Iakov.
Qu’y a-t-il encore ?
IAKOV

Il manque des tartines. Je l’avais bien dit. (Il sort.)

LE DEUXIÈME VALET DE PIED

Ou bien encore, chez nous, voilà l’enfant qui tombe malade. Aussitôt on l’envoie dans un hôtel, avec des bonnes, et il y est mort sans la mère.

LE PREMIER VALET DE PIED

C’est ça, ils ne craignent pas le péché ! Pour moi je crois qu’on ne peut se cacher nulle part du bon Dieu.

FÉODOR IVANOVITCH

Je le crois aussi. (Iakov monte en courant l’escalier avec des tartines.)

LE PREMIER VALET DE PIED

Remarquez bien encore que si on était obligé d’avoir peur de tout le monde, il n’y aurait plus qu’à s’enfermer entre quatre murs, comme dans une prison, et à y rester !



Scène XIII

Les Mêmes, TANIA et ensuite IAKOV

tania, saluant les valets de pied.

Bonjour ! (Les valets saluent.) Féodor Ivanovitch, j’ai deux mots à vous dire.

FÉODOR IVANOVITCH
Eh bien, quoi ?
TANIA

Voilà ! Féodor Ivanovitch, les paysans sont encore là.

FÉODOR IVANOVITCH

Mais pourquoi ? J’ai remis le contrat à Sémion.

TANIA

Pour le papier je le leur ai remis. Ce qu’ils en sont reconnaissants on ne peut le dire. Ils ne demandent plus qu’une chose : qu’on leur prenne leur argent.

FÉODOR IVANOVITCH

Mais où sont-ils ?

TANIA

Ils attendent en bas, près du perron.

FÉODOR IVANOVITCH

Eh bien, je vais le dire.

TANIA

Et puis, j’ai encore une demande à vous faire, Féodor Ivanovitch !

FÉODOR IVANOVITCH

Quoi, encore ?

TANIA

Mais, Féodor Ivanovitch, je ne puis plus rester ici, demandez qu’on me laisse partir. (Iakov entre en courant.)

FÉODOR IVANOVITCH

Qu’as-tu ?

IAKOV
Il faut encore un samovar et des oranges.
FÉODOR IVANOVITCH

Demande cela à la femme de charge. (Iakov disparaît en courant.) Alors, pourquoi ça, Tania ? Mais maintenant c’est impossible.

iakov, accourant.

Il n’y a pas assez d’oranges.

FÉODOR IVANOVITCH

Porte ce qui reste. (Iakov sort.) Tu n’as pas choisi un bon moment. Tu vois quel remue-ménage !

TANIA

Mais vous savez bien vous-même, Féodor Ivanovitch, que ce remue-ménage ne finit jamais ; et la chose est importante pour moi ! Puisque vous m’avez déjà fait tant de bien, Féodor Ivanovitch, soyez mon second père, choisissez un moment, dites. Autrement elle se fâcherait et ne me rendrait pas mon passeport.

FÉODOR IVANOVITCH

Mais pourquoi donc es-tu si pressée ?

TANIA

Que voulez-vous, Féodor Ivanovitch, maintenant l’affaire est arrangée. Je voudrais vite trouver ma marraine, lui annoncer la chose et me préparer, et le dimanche après Pâques, on aurait fait la noce. Parlez-lui, Féodor Ivanovitch, mon petit père !

FÉODOR IVANOVITCH

Va, ce n’est pas ici l’endroit. (Tania sort. Du haut descend un monsieur âgé ; sans rien dire il sort avec le deuxième valet de pied.)



Scène XIV

FÉODOR IVANOVITCH, LE PREMIER VALET DE PIED, IAKOV

IAKOV

Ah ! Féodor Ivanovitch, c’est trop fort ! La voilà maintenant qui veut me donner congé ! Toi, qu’elle dit, tu casses tout, tu n’as pas soigné Fifi, et malgré mon ordre tu as laissé entrer les paysans à la cuisine ! Vous le savez pourtant bien, que ce n’est pas ma faute ! C’est Tania qui m’a dit : Conduis-les à la cuisine ; comment pouvais-je savoir que c’était défendu.

FÉODOR IVANOVITCH

Est-ce qu’elle te l’a dit ?

IAKOV
Elle vient de me le dire. Mais répondez-moi, Féodor Ivanovitch !… Ma famille commence seulement à se remettre, et, si je perds ma place, qui sait quand j’en trouverai une autre ? Alors je vous en prie !…


Scène XV

FÉODOR IVANOVITCH, LE PREMIER VALET DE PIED, MADAME, elle conduit une vieille COMTESSE qui porte une fausse perruque et un râtelier. Le premier valet de pied habille la comtesse.

MADAME

Sans faute, certainement ! Je suis si profondément touchée !

LA COMTESSE

Si ce n’était ma santé, je serais venue plus souvent vous voir.

MADAME

Je vous engage de vous adresser à Piotr Petrovitch. Il est brusque, mais personne ne vous dorlote aussi bien que lui. Pour lui, tout est si simple, si clair !

LA COMTESSE

Non, je suis déjà habituée au mien.

MADAME

Prenez garde !

LA COMTESSE

Merci, mille fois merci.



Scène XVI

Les Mêmes, GRIGORI décontenancé, s’élançant hors de l’office, très ému ; derrière lui accourt SEMION.

SEMION
Et voilà, tu n’avais qu’à la laisser tranquille !
GRIGORI

Je t’apprendrai, canaille, à me battre ! Ah ! vaurien !

MADAME

Qu’est-ce que c’est ? Êtes-vous dans un cabaret !… peut-être ?

GRIGORI

Ce goujat me rend la vie intolérable !

madame, ennuyée.

Mais êtes-vous devenus fous ? Ne voyez-vous pas qu’il y a du monde ! (À la comtesse.) Merci, mille fois merci ! À mardi. (La comtesse et le premier valet de pied sortent.)



Scène XVII

FÉODOR IVANOVITCH, MADAME, GRIGORI, SÉMION

MADAME

Qu’y a-t-il ?

GRIGORI

Bien que je ne sois qu’un valet de chambre, j’ai mon orgueil, et je ne permettrai pas au premier paysan venu de me bousculer.

MADAME

Que s’est-il passé ?

GRIGORI
Voilà, c’est votre Sémion qui est devenu tout fier, depuis qu’il siège avec les messieurs, et il s’est mis à me frapper !
MADAME

Comment ? Pourquoi ?

GRIGORI

Je n’en sais rien !

madame, à Sémion.

Qu’est-ce que cela veut dire ?

sémion

Il n’avait qu’à ne pas courir après elle ?

madame

Mais que voulez-vous dire ?

sémion, souriant.

Mais oui. Il veut toujours embrasser Tania, la femme de chambre, et elle ne veut pas de ça. Alors je l’ai écarté, comme ça, un petit peu.

GRIGORI

Ah ! bon ! Il appelle ça m’écarter ! Il a failli m’enfoncer les côtes. Il m’a déchiré mon habit. Si vous saviez ce qu’il dit : Je suis possédé, comme hier, de la force, dit-il ! Et il s’est mis à me serrer.

madame, à Sémion.

Comment oses-tu te battre chez moi ?

FÉODOR IVANOVITCH
Permettez-moi d’en référer à vous, Anna Pavlovna. Il faut vous dire que Sémion a des sentiments pour Tania ; qu’ils viennent d’être fiancés ; et comme Grigori, il faut bien dire la vérité, ne se conduit pas comme il faut… alors Sémion, je suppose, s’est trouvé offensé.
GRIGORI

Pas du tout ! C’est par rage, parce que j’ai découvert leurs supercheries !

MADAME

Quelles supercheries ?

GRIGORI

Mais pendant la séance. Tous les trucs d’hier, ce n’est pas Sémion, c’est Tania qui les a faits. Je l’ai vue de mes propres yeux sortir de dessous le canapé.

MADAME

Quoi ? Elle sortait de dessous le canapé ?

GRIGORI

Je peux en donner ma parole d’honneur ! C’est elle aussi qui a apporté le papier et l’a jeté sur la table. Sans elle on ne l’aurait pas signé et on n’aurait pas vendu les terres aux paysans.

MADAME

Vous l’avez vue vous-même ?

GRIGORI

De mes propres yeux. Veuillez la faire appeler, elle ne niera pas.

MADAME
Appelez-la. (Grigori sort.)


Scène XVIII

Les Mêmes, moins GRIGORI. Derrière la scène, bruit. La voix du Suisse : « On ne peut pas ! On ne peut pas ! » Puis on aperçoit LE SUISSE et LES TROIS PAYSANS qui font irruption dans l’antichambre. Entre d’abord le deuxième paysan, puis le premier, enfin le troisième qui bute, tombe et se cache le nez dans sa main.

LE SUISSE

On ne peut pas, allez-vous-en !

LE DEUXIÈME PAYSAN

Ah bah ! Nous venons pas pour faire du mal ; nous venons pour donner l’argent.

LE PREMIER PAYSAN

Ben sûr !… Puisqu’après la signature l’affaire est conclue, nous ne voulons que payer, et avec toute notre reconnaissance.

MADAME

Attendez, attendez, avant de remercier ! Ce n’est qu’une tromperie, ce n’est pas encore fini, pas encore vendu. Léonid ! Appelez Léonid Féodorovitch. (Le Suisse sort.)



Scène XIX

Les Mêmes, LÉONID FÉODOROVITCH entre, mais apercevant sa femme et les paysans, il veut se retirer.

MADAME

Non, non ! veuillez venir ici. Je vous ai dit qu’il ne fallait pas vendre la terre à crédit, et tous vous l’ont dit ! Mais vous vous êtes laissé duper comme le dernier des idiots !

LÉONID FÉODOROVITCH

C’est à-dire ?… Et quoi ? Je ne comprends pas. Quelle duperie ?

MADAME

Vous devriez en avoir honte ! Vous avez des cheveux gris et on vous trompe comme un gamin, on se moque de vous ! Vous regrettez de donner à votre fils trois cents roubles pour soutenir son rang dans la société, et vous, on vous met dedans comme un imbécile, pour des milliers.

LÉONID FÉODOROVITCH

Mais, Annette, calme-toi.

LE PREMIER PAYSAN

Nous voulons seulement remettre la somme ; c’est-à-dire…

le troisième paysan, sortant l’argent.

Laisse-nous partir pour l’amour du Christ !

MADAME

Attendez ! Attendez !



Scène XX

Les Mêmes, GRIGORI, TANIA

madame, sévèrement, à Tania.
Étais-tu, hier soir, pendant la séance, dans le petit salon ? (Tania soupire, regarde Féodor Ivanovitch, Léonid Féodorovitch et Sémion.)
GRIGORI

Il n’y a pas à nier du moment que je l’ai vue !

MADAME

Dis, y étais-tu ? Avoue ! Je ne te ferai rien ; je veux seulement confondre celui-là. (Elle montre Léonid Féodorovitch.) C’est toi qui as jeté le papier sur la table ?

TANIA

Je ne sais que répondre. Je ne voudrais qu’une chose : qu’on me laisse partir à la maison.

madame, à Léonid Féodorovitch.

Vous voyez bien ! On vous mystifie !



Scène XXI

Les Mêmes. Entre BETSY au commencement de la scène : elle reste d’abord inaperçue.

TANIA

Laissez-moi partir, Anna Pavlovna !

MADAME

Non, ma chère ! Tu nous as peut être fait tort de plusieurs milliers de roubles ! On a vendu de la terre qu’il ne fallait pas vendre.

TANIA

Laissez-moi, Anna Pavlovna !

MADAME
Non ! tu en porteras la responsabilité ! Il n’est pas permis de filouter. Je vais me plaindre au juge de paix.
betsy, s’avançant.

Laissez-la partir, maman ; et si vous voulez la poursuivre, poursuivez-moi aussi en même temps. C’est moi qui ai tout fait hier soir avec elle.

MADAME

Oh ! si tu en étais, il ne pouvait arriver que du vilain !



Scène XXII

Les Mêmes et LE PROFESSEUR

LE PROFESSEUR

Bonjour, Anna Pavlovna ! Bonjour, mademoiselle ! Je viens chez vous, Léonid Féodorovitch, vous apporter le compte rendu du treizième Congrès des spirites à Chicago. Le discours de Smith est étonnant !

LÉONID FÉODOROVITCH

Ah ! très intéressant !

MADAME
Et moi, je vais vous raconter une chose beaucoup plus intéressante ! Sachez que vous et mon mari vous avez été mystifiés par cette gamine ! Betsy s’en accuse, mais elle ne le fait que pour m’agacer. Vous avez été mystifiés par une gamine qui ne sait ni lire ni écrire, et vous croyez encore ! Hier, il n’y a eu aucun phénomène ; c’est elle qui a tout fait.
le professeur, enlevant sa pelisse.

Et comment cela ?

madame

Très simplement ; c’est elle qui jouait de la guitare dans l’obscurité ; c’est elle qui frappait mon mari sur la tête, et qui a fait toutes vos bêtises. Elle vient de l’avouer !

le professeur, souriant.

Mais qu’est-ce que cela prouve ?

madame

Cela prouve que votre médiumnisme est une baliverne ; voilà ce que cela prouve.

LE PROFESSEUR

Parce que cette jeune fille a eu l’envie de tromper, il s’ensuivrait que le médiumnisme est une baliverne, comme vous avez bien voulu vous exprimer ? (Souriant.) C’est une conclusion étrange ! Il se peut bien que cette jeune fille ait eu l’intention de tromper. Cela arrive souvent. Peut-être aussi a-t-elle fait quelque chose. Mais ce qu’elle a fait, c’est elle qui le fait, et ce qui était la manifestation de l’énergie médiumnique était la manifestation de l’énergie médiumnique. Il est même très probable que ce qu’a fait cette jeune fille a provoqué, sollicité, pourrais-je dire, la manifestation de l’énergie médiumnique, lui a donné une forme définitive !

MADAME
Encore une conférence !
le professeur, sévèrement.

Vous dites, Anna Pavlovna, que cette jeune fille, et peut-être aussi cette charmante demoiselle y ont été pour quelque chose ? Mais la lumière que nous avons tous vue ? Et l’abaissement de température dans un cas, l’élévation dans l’autre ? Et l’agitation, l’état de vibration de Grossmann ? Quoi ? Est-ce aussi cette jeune fille qui a fait tout cela ? Ce sont des faits ! Non, Anna Pavlovna, il y a des choses qu’il faut étudier et bien comprendre pour en parler. Des choses très sérieuses, trop sérieuses même !

LÉONID FÉODOROVITCH

Et le petit enfant qu’a vu très clairement Maria Vassilievna ? Et moi aussi je l’ai vu ! Cette fille n’a pu le faire, cela ?

MADAME

Vous vous croyez intelligent et vous n’êtes qu’un sot !

LÉONID FÉODOROVITCH

Bon ! Je m’en vais. Alexis Vladimirovitch, allons chez moi. (Il va vers son cabinet ; le professeur le suit et hausse les épaules.)

LE PROFESSEUR
Ah ! comme nous sommes encore loin de l’Europe !


Scène XXII

MADAME, LES TROIS PAYSANS, FÉODOR IVANOVITCH, TANIA, BETSY, GRIGORI, SÉMION ; IAKOV entre.

madame, derrière Léonid Féodorovitch.

On l’a trompé comme un imbécile, et il ne voit rien ! (À Iakov.) Que veux-tu ?

IAKOV

Combien de couverts ordonnez-vous de mettre à table ?

MADAME

Combien ? Féodor Ivanovitch, prenez-lui toute l’argenterie, et à la porte immédiatement ; il est cause de tous les malheurs. Cet homme me mettra à la tombe ! Hier il a manqué faire mourir mon petit chien qui ne lui a cependant rien fait ! Ce n’était pas assez ! C’est encore lui qui a introduit les paysans contaminés à la cuisine ! Et les voilà encore ici ! C’est lui qui a tout fait ! À la porte ! Tout de suite à la porte ! Qu’on lui donne son compte ! (À Sémion.) Et toi, si tu te permets de faire encore du bruit dans ma maison, je t’apprendrai… vilain paysan !

LE DEUXIÈME PAYSAN
Eh bien ! s’il est vilain paysan, c’est pas la peine de le garder. Donnez-lui aussi son compte et voilà tout !
madame, écoutant, fixe le troisième paysan.

Mais regardez donc, il a une éruption sur le nez ! Une éruption ! Il est malade, c’est un foyer de contagion ! Je l’ai bien dit hier, qu’on ne les laisse pas entrer ! Et les voilà encore ! Chassez-les !

FÉODOR IVANOVITCH

Alors, vous ne donnez pas l’ordre d’accepter l’argent ?

MADAME

L’argent ? Prends-le ! Mais eux-mêmes, surtout celui-là, ce malade, à la porte ! tout de suite à la porte ! Il est tout à fait pourri !

LE TROISIÈME PAYSAN

Tu as tort, ma mère, je le jure ! Demande plutôt à ma vieille. Voyons, si je suis pourri ! Je suis, disons, comme du verre.

MADAME

Il ose encore parler ! À la porte ! À la porte ! Ils font tout exprès ! Non, je n’en puis plus ! Envoyez chercher Piotr Petrovitch ! (Elle sort précipitamment en geignant, Iakov et Grigori sortent.)



Scène XXIV

Les Mêmes, moins MADAME, IAKOV et GRIGORI

tania, à Betsy.
Mademoiselle, ma colombe, que ferai-je maintenant ?
BETSY

Ce n’est rien, ce n’est rien ! Tu peux partir avec eux ; j’arrangerai cela. (Elle sort.)



Scène XXV

FÉODOR IVANOVITCH, LES TROIS PAYSANS, TANIA, LE SUISSE

LE PREMIER PAYSAN

Mais comment faire alors, ben estimé, pour le paiement de la somme ?

LE DEUXIÈME PAYSAN

Laisse-nous partir.

le deuxième paysan, ne sachant que faire de l’argent.

Si on avait su, jamais je n’aurais accepté !… Ça fait perdre plus qu’une maladie…

féodor ivanovitch, au suisse.

Conduis-les chez moi. J’ai justement là une machine à compter. Je toucherai l’argent là-haut. Allez, allez !

LE SUISSE

Allons, allons !

FÉODOR IVANOVITCH

Remerciez Tania ; sans elle vous n’auriez pas eu les terres.

LE PREMIER PAYSAN

Ben sûr ! Ainsi qu’elle nous a promis, elle a tenu.

LE TROISIÈME PAYSAN

C’est elle qui nous a fait ce que nous sommes ; autrement qu’étions-nous ? Notre terre était petite, y avait même pas de place pour y lâcher une poule ! Adieu, ma fine ! Quand tu seras au village, viens manger du miel !

LE DEUXIÈME PAYSAN

Attends, laisse-moi rentrer chez moi ; je me mettrai à préparer la noce et à brasser de la bière ! Viens seulement.

TANIA

Je viendrai, je viendrai. (Elle pousse un cri de joie.) Sémion, voilà ce qui est bien ! (Les paysans sortent.)



Scène XXVI

FÉODOR IVANOVITCH, TANIA, SÉMION

FÉODOR IVANOVITCH

Que Dieu te garde ! Eh bien ! Tania, quand tu seras en ménage et que je viendrai chez toi, me recevras-tu ?

TANIA

Cher Féodor Ivanovitch, nous te recevrons comme notre père bien-aimé ! (Elle l’embrasse.)


FIN DU QUATRIÈME ACTE