Les Gens de bureau/XIII

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Dentu (p. 57-61).
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XIII


Tout rentra dans l’ordre peu à peu ; le rapport fut confié au jeune Basquin qui possède la plus belle ronde de l’administration : Gérondeau et Nourrisson s’installèrent à leur pupitre ; l’un se mit à tracer un transparent, et l’autre se plongea dans le feuilleton de la Patrie.

— Je voudrais cependant bien faire quelque chose, hasarda Caldas.

— J’ai là un état de mutation, interrompit vivement Gérondeau.

— Et moi un arrêté, minute et ampliation, ajouta Nourrisson.

— Gardez donc votre besogne pour vous, répliqua le commis principal. Le chef m’a spécialement recommandé monsieur, je vais lui faire préparer des chemises.

À l’idée que la préparation des chemises allait devenir son attribution spéciale, Caldas fut saisi d’admiration. Il comprit qu’en administration comme en industrie, la division du travail est la loi fondamentale. L’aiguille, avant d’être livrée au commerce, a passé dans les mains de vingt-sept ouvriers. S’il ne fallait que vingt-sept employés pour le parachèvement d’un dossier !

Romain se mit donc consciencieusement à préparer des chemises, en attendant le jour où on le trouverait capable d’en écrire les intitulés.

Comme il s’escrimait de la règle et du couteau à papier, le garçon du bureau entra.

Une douce intimité régnait entre ce garçon et ses employés.

— Eh bien ! Népomucène, cria Basquin, et les amours, et l’écaillière ?

(Les amours de Népomucène et de l’écaillière, qui ont égayé plusieurs générations au bureau du Sommier, ne sont plus aujourd’hui qu’une rengaine qui peut se traduire ainsi : « quoi de neuf ? »).

Népomucène alla fermer soigneusement la porte qu’il avait laissée entrebâillée, et revenant avec un air mystérieux :

— Vous ne savez pas, dit-il, la femme du sous-chef du bureau de l’Équilibre médical…

— Eh bien ?

— Je ne vous dis que ça…

— Ah ! bah !

— Et une drôle d’affaire encore !… Faut-il que les femmes aient de la malice… C’est le garçon des lampes qui m’a conté la chose… Dame, il n’est pas beau, M. Ravineux.

— Ne nous faites donc pas languir, Népomucène, dit Gérondeau.

— Eh bien ! voilà : M’ame Ravineux, une blonde qui n’est pas piquée des vers, allez, s’en est laissé conter par M. de Gandes du secrétariat…

— De Gandes, un beau garçon, et qui est riche, fit Gérondeau.

— Alors, comme M’ame Ravineux demeure à Auteuil dans une maison qui n’a pas de concierge, elle avait donné une clef au jeune homme ; les soirs où M. Ravineux dînait à Paris, M. de Gandes allait à Auteuil. Il était prévenu, et prévenu par le mari, ce qu’il y a de superbe…

— Comment ça ? demanda Basquin.

— M. Ravineux porte habituellement des cravates noires ; quand il devait manger en ville, sa femme le matin lui faisait mettre une cravate blanche, vous comprenez.

— Pas bête, dit Gérondeau ; elle me plaît, cette petite femme.

— Oui, mais voilà le malheur : jeudi dernier, elle était malade ; M. Ravineux s’habille, il ne trouve pas de cravate noire, il en met une blanche. M. de Gandes voit le signal, et le soir il court à Auteuil, ouvre la porte, monte à tâtons l’escalier et tombe sur le mari. Dame, tout se découvre !

— J’aurais été plus adroit, dit Gérondeau.

— Qu’est-ce que vous auriez fait ? il apportait un gros bouquet de camélias… Au fait, voilà deux jours que M. Ravineux n’a pas reparu, M. de Gandes non plus. Il paraît que ça finira en police correctionnelle.

— Sacredieu ! interrompit M. Rafflard en tapant du poing sur sa table, il n’y a pas moyen de travailler ici !

— Voyons, reprit le garçon de bureau, qu’est-ce que je vais prendre à ces messieurs pour leur déjeuner ?

Chaque employé donna ses instructions.

— Et vous, monsieur, dit Népomucène en s’adressant à Romain, ne vous faut-il rien ?

— Merci, répondit Caldas qui mourait de faim, je n’ai pas d’appétit.

— Moi non plus malheureusement, soupira Gérondeau, mais je mange tout de même, ça m’occupe !