Les Gens de bureau/XIV

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Dentu (p. 62-64).
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XIV


Au ministère de l’Équilibre national, le déjeuner est l’occupation la plus sérieuse de la journée.

Autrefois on accordait une heure aux employés pour déjeuner au dehors. Mais le ministre ayant reconnu l’abus de cette tolérance, décida qu’ils prendraient désormais leur repas dans les bureaux. Aujourd’hui, grâce à cette mesure efficace, le déjeuner n’absorbe pas beaucoup plus du tiers des six heures réglementaires.

Il résulte de cette mesure un autre avantage : les miasmes des paperasses se trouvent heureusement combinés avec les parfums culinaires les plus variés.

Chaque pièce révèle la nationalité gastronomique de ceux qui l’occupent : il y a le bureau des Alsaciens qui sent la choucroute, et le bureau des Provençaux qui sent l’ail.

L’étranger qui arrive à Paris et va visiter la ménagerie au Jardin des Plantes, ne regarde pas à donner la pièce aux gardiens pour assister au repas des bêtes. De même, pour étudier l’employé de l’Équilibre, il faut arriver à l’heure où il prend sa nourriture. À ce moment les caractères se dessinent, les personnalités s’accusent, les situations se révèlent.

Caldas, qui a bien voulu me servir de cornac quelquefois, m’a promené certain jour dans le dédale de son ministère entre midi et trois heures ; car tous les employés, depuis la nouvelle mesure, ne mangent pas au même moment.

Mon ami m’a fait voir l’employé sobre, qui grignote l’antique petit pain d’un sou et se désaltère de l’eau tiède de la carafe qui mijote sur la cheminée ; c’est un père de famille gêné, à moins que ce ne soit un libertin qui nourrit un vice aux dépens de son estomac.

Il m’a montré aussi l’employé goinfre, qui engloutit et digère des montagnes de charcuterie ; l’employé gourmet, qui traite son ventre comme un ministre, qui élabore son café, mélange d’amateur, dans une cafetière à condensateur ; l’employé que son épouse soigne, à qui l’on apporte chaque jour une collation chaude ; l’employé à la bouteille de vin, membre du nouveau Caveau ; et l’employé à la bouteille d’eau-de-vie, hélas !…

Ce petit jeune homme a une mère qui le gâte ; il arrive les poches bourrées de friandises.

Cet employé économe achète chaque mois sa provision de salaisons à la halle et vit vingt-huit jours sur un jambonneau.

Enfin Caldas m’a fait connaître un ambitieux qui fera son chemin :

C’est l’employé qui ne déjeune pas.