Les Gens de bureau/XLII

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Dentu (p. 262-270).
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XLII


Le passe-droit dont M. Deslauriers avait été victime fit à Caldas le plus grand tort.

Quand on est employé, à l’Équilibre, on commet une faute grave si on se lie d’amitié avec un autre employé, quel qu’il soit, supérieur ou subalterne. Jamais on ne partage, en effet, la bonne fortune de cet ami, si la faveur enfle ses voiles ; on est toujours éclaboussé par sa disgrâce, s’il vient à sombrer.

Caldas apprit cette belle maxime d’un jeune commis, fils d’un garçon de bureau, qui avait été élevé par son père dans la crainte de Son Excellence et de la hiérarchie.

Ah ! c’était un bon père, ce garçon de bureau, et surtout un homme convaincu. Du jour où son fils fut nommé commis, il le salua dans la rue et ne lui parla plus qu’avec vénération.

La Hiérarchie avec la Tradition, voilà les deux pivots de l’Équilibre. Aussi l’Administration s’efforce-t-elle de multiplier entre tous les grades les lignes de démarcation, et c’est elle-même autant que l’orgueil personnel qui creuse un abîme entre le supérieur et son subordonné.

Le caractère national aussi y aide beaucoup, et le Français, qui est fou d’égalité, est bien aise d’avoir quelqu’un à saluer avec déférence, à la condition d’avoir quelqu’un à regarder avec mépris.

La politesse jette une planche sur ce gouffre qui sépare deux hommes d’un grade différent, mais c’est une planche pourrie qui rompt au moindre effort. Quelle que soit l’urbanité de l’un et de l’autre, dans la rue, à table, dans un salon, vous distinguerez à coup sûr le chef de son inférieur.

La familiarité de ce dernier, quoi qu’il fasse, aura quelque chose de courtisanesque ; ce ne sera qu’une nuance, mais on pourra la saisir, et l’intimité de l’autre aura toujours l’air d’une condescendance.

Entre les hommes, cependant, il faut un observateur pour deviner ces sous-entendus. Mais de femmes à femmes, quelle hauteur d’un côté, quelle humilité révoltée de l’autre !

En dehors de l’Équilibre, il y a tout un ministère en jupons ; il y a madame la directrice et madame la cheffe de division, la cheffe de bureau et la sous-cheffe ; le reste ne compte pas. On invite parfois la femme du commis principal, qui ce jour-là met sur son dos trois mois des appointements de son mari, mais c’est une exception.

Quant aux commis et aux expéditionnaires, on a soin, si on les invite, d’oublier mesdames leurs épouses.

La hiérarchie féminine est toujours une puissance, et l’employé de l’Équilibre arrivé par les femmes prouve que les jeunes gens qui vont dans le monde n’ont pas tort.

Par malheur le beau sexe est mauvais juge des capacités, et les dignitaires qu’il fait ne payent souvent que de mine. Ce n’est pas au théâtre seul que l’emploi des jeunes premiers va s’effaçant de jour en jour. Caldas, qui fréquentait peu les salons administratifs, ne put observer ces choses que de loin. Il n’espérait point arriver par les femmes ; comme il visait haut cependant, il cherchait à se rendre bien compte de tous les rouages de l’immense machine bureaucratique. À ses instants perdus il la démontait, cette machine, pour son instruction particulière, à peu près comme on démonte un tourne-broche.

Il y découvrit un mouvement très-simple, fonctionnant très-régulièrement, mais surchargé et entravé par beaucoup de ressorts inutiles et d’engrenages superflus. Peut-être l’Administration n’a-t-elle pu éviter ces mille et une complications dans son mécanisme. Dans les bureaux, qui véritablement sont restés les mêmes depuis Colbert, il s’est toujours trouvé des hommes qui ont su exploiter à leur profit les besoins du moment. La nécessité passée, le bureau créé reste, et pour lui donner alors une apparence d’utilité, on détourne les affaires et on les y fait passer, à peu près comme on fertilise un champ en saignant une rivière.

Le nombre toujours croissant des services tient encore à deux causes :

À la manie qu’a la petite bourgeoisie de pousser ses enfants dans l’Administration. Elle croit leur avoir donné un état libéral quand elle leur a posé une plume derrière l’oreille. Le négociant enrichi s’imagine grandir dans son héritier quand il a réussi à le faire entrer au ministère. Ce fils ira dans le monde officiel, il sera un personnage. Et la croix d’honneur ! il est sûr de l’avoir dans un temps donné.

Les ministères assiégés se défendent comme ils peuvent ; ils multiplient les obstacles devant leurs portes. Ils font tout pour décourager ; ils exigent des titres nouveaux ; ils augmentent chaque année la difficulté des examens. L’ardeur ne se ralentit pas. Cependant les ministères semblent crier :

« Bourgeois mesquins, gardez donc vos enfants. N’en savez-vous donc que faire ? L’agriculture manque moins de bras que de têtes. L’industrie a besoin de renforts ? le commerce va croissant tous les jours. Que me chantez-vous donc avec votre profession libérale. L’homme qui gagne six mille francs par an dans un bon métier est financièrement plus riche que l’employé appointé à dix mille. Je ne peux pas vous enrôler tous, il faut bien qu’aux administrateurs il reste quelques administrés. »

L’autre cause provient de l’esprit de défiance naturel au peuple français. Ce gros mot de concussion est un épouvantail ruineux. Lui qui admire la bureaucratie, voit toujours dans ses cauchemars des employés puisant à pleines mains dans les caisses publiques, et, pour se délivrer de cette obsession, il a multiplié le contrôle à l’infini. Il paye tous les ans quinze millions dans la crainte qu’on ne lui prenne vingt-cinq centimes.

Aussi l’Administration française est la plus régulière et la plus honnête qu’il y ait au monde. Ce résultat coûte un peu cher, mais la France est assez riche pour payer sa vertu.

Pour en revenir à l’Administration de l’Équilibre, elle est minutieuse et fouilleuse, chercheuse, méticuleuse, soigneuse, éplucheuse, ombrageuse, fureteuse, contrôleuse, mais par-dessus tout consciencieuse.

Elle est aussi tracassière, paperassière, écrivassière, coutumière, cartonnière, mais avant tout régulière.

Pour obtenir la solution de la moindre affaire, il y faut vingt visas et quarante contrôles ; le solliciteur est renvoyé de Pilate à Caïphe ; chacun reconnaît qu’elle est juste, mais personne n’épouse sa cause, tous les employés s’en lavent les mains (au figuré), et sa passion dure parfois des années entières.

S’il se fâche, ce bon solliciteur, s’il s’irrite ;

— Votre affaire viendra en son temps, lui répond-on, elle suit :

LA FILIÈRE ADMINISTRATIVE

Quand les maçons construisent une maison, pour monter les briques ou les moellons du sol jusqu’au dernier étage, ils dressent une échelle, se placent sur les divers échelons et se passent les briques de mains en mains. Les maçons sont paresseux, mais les entrepreneurs sont rusés. On calcule donc les distances et l’on met juste le nombre d’hommes nécessaire, ni trop ni trop peu, pour que les matériaux arrivent rapidement à leur destination, avec le moins de fatigue possible pour les travailleurs, afin qu’ils travaillent longuement.

La filière administrative, au ministère de l’Équilibre, était au début quelque chose d’analogue : l’organisation du travail, divisé pour arriver à une somme de travail plus grande et plus rapide.

Mais les hommes de génie qui ont créé l’administration de l’Équilibre comptaient sans les abus.

Chaque année est venue ajouter un rouage inutile à la machine ; la centralisation, géant aux mille bras, a tout absorbé et tout compliqué.

Aujourd’hui la filière est un labyrinthe inextricable dont il est difficile de sortir sans fil conducteur.

Une affaire est présentée à un bureau. Vous croyez peut-être qu’elle va s’y traiter ? point ; s’y préparer au moins ? pas encore. Nous avons, s’il vous plaît, quelques petites formalités à remplir, oh ! mon Dieu ! moins que rien. Il faut d’abord prendre l’avis de trente autres bureaux. Quand on a colligé ces trente avis différents, un grand pas est fait. Nous entrons dans une phase nouvelle, il s’agit maintenant de consulter les fonctionnaires spéciaux, commissionnés ad hoc.

Nouveaux délais ; autres consultations.

Des incidents sans nombre peuvent surgir ; mais passons, et supposons encore ce temps d’arrêt franchi. Voici enfin le bureau saisi régulièrement avec toutes les pièces à l’appui. Il va s’occuper de vous ; mais patience, il s’en occupera quand votre tour sera venu. Enfin il est arrivé, votre tour. On traite l’affaire, on en décide. Ce n’est point encore fini. Le bureau propose, mais le chef dispose. Et quand le chef a disposé, il faut encore que le chef de division confirme, après quoi vous avez grande chance de voir enfin la chose aboutir, à moins que l’autorité supérieure ne juge qu’on a fait fausse route, auquel cas tout est à recommencer.

Caldas connut à fond la filière administrative à l’occasion d’un sien cousin qui depuis sept ans activait au ministère de l’Équilibre la liquidation d’une indemnité.

Comme ce cousin était pressé, comptant là-dessus pour manger, il venait dans les bureaux tous les deux jours. Par bonheur il rencontra Romain, qui en moins de cinq semaines obtint une solution.

L’argent arriva fort à propos. Le cousin étant mort de faim la veille, il servit à le faire enterrer.