Les Gens de bureau/XLIII

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Dentu (p. 271-280).
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XLII


Autrefois, lorsque les chemins de fer n’avaient pas détrôné la malle pour le transport des dépêches, les maîtres de poste et les postillons distinguaient quatre espèces de chevaux.

D’abord le cheval emporté : celui-là s’épuisait en efforts, tirait comme un diable à plein collier, aux montées, aux descentes, toujours et partout ; il rentrait à l’écurie, trempé d’écume et de sueur, il durait peu. Pour modérer son ardeur, on tapait dessus.

Ensuite le cheval quinteux : il tirait ou ne tirait pas, suivant son caprice. Il faisait un mauvais usage. On tapait dessus.

Puis la rosse ; c’était un mauvais cheval qui ne tirait jamais, il succombait bientôt aux mauvais traitements. On tapait, on tapait dessus.

Enfin le bon cheval : il tirait quelquefois, quand il ne pouvait faire autrement, mais il avait toujours l’air de tirer ; il allait d’un train égal, la tête basse, regardant sournoisement le cheval quinteux qu’on rouait de coups, et le cheval emporté qui faisait toute la besogne. Il rentrait à l’écurie sans un poil mouillé. Eh bien ! il était considéré, on lui donnait double ration d’avoine ; il durait dix ans : on ne tapait pas dessus.

Quatre bons chevaux attelés à la malle, et la malle n’aurait pas roulé.

Cette parabole peut s’appliquer à l’administration de l’Équilibre, si ce n’est que jamais elle n’a tué employé de travail. Sa conscience à cet égard ne lui reproche rien.

Donc, à l’Équilibre, on divise aussi les bureaucrates en quatre classes :

L’employé fervent : il a encore le beau feu de ses débuts.

L’employé tiède : il se soucie médiocrement de l’Administration et le laisse voir.

Le mauvais employé : il a jeté son bonnet par-dessus les moulins et ne compte plus que comme un zéro.

Le bon employé : il est, pour tout ce qui touche l’Administration, d’un désintéressement sublime ; il se soucie de la besogne comme de Colin-Tampon, mais, comme le bon cheval du maître de poste, il a toujours l’air de tirer ; il est considéré, il a l’estime de ses chefs et, ce qui lui plaît davantage, des gratifications au jour de l’an.

Caldas, depuis l’affaire Saint-Adolphe, passait pour un employé tiède, et, sans doute pour l’encourager à rentrer dans le droit chemin, on le désigna pour faire partie du

BUREAU DES MAUVAIS SUJETS

Le bureau des Liquidations jouit, depuis la fondation de l’Équilibre, de la plus détestable des réputations.

Il est convenu que du matin au soir les employés y font une vie d’enfer.

À une certaine époque ce service n’était composé que de vieillards tristes et laborieux ; mais telle est la force du renom, que ces pauvres diables passaient pour des diables-à-quatre.

Ils sont aujourd’hui remplacés par une majorité de jeunes gens qui ont à cœur de ne point faire mentir la tradition.

Ce bureau est le salon de conversation du ministère. C’est le rendez-vous des oisifs ; on y cause, on y joue au bouchon, on y fait la partie de piquet, on y boit de la bière toute la journée. Là s’organisent les pique-niques, se machinent les mauvaises plaisanteries, s’élaborent les charges. On y blague l’Administration à outrance ; on y parle politique avec de grands éclats de voix, et souvent on s’y prend aux cheveux.

En dépit du tapage, des conversations à douze, des visites continuelles, des chansons en chœur, des batailles, la besogne marche fort bien dans ce bureau, le plus chargé de tout le ministère et le seul qui ait à traiter des affaires sérieuses et délicates.

Le chef de ce bureau est le plus formaliste des hommes. Les honneurs administratifs lui ont monté au cerveau, et il porte la tête comme un Saint-Sacrement. C’est lui qui fait toujours faire antichambre un quart d’heure à tous ses subordonnés, surtout à son sous-chef, afin de bien établir la ligne de démarcation.

Il est au plus mal avec ses employés, dont il a vainement essayé de réformer la tenue. Il évite d’entrer dans leur pièce ; il est vrai que s’il y pénètre quelquefois, la présence de cet homme digne n’arrête ni les jeux, ni les ris. Sa figure glacée ne les intimide pas plus que les mannequins dans les cerisiers n’effarouchent les oiseaux.

Le sous-chef de ce service passe sa vie à porter des paroles de paix des employés au chef de bureau, et réciproquement ; il discute les trêves et les armistices ; c’est le négociateur juré.

L’entrée de Caldas dans ce bureau inaugura une recrudescence de visites et par conséquent de vacarme.

Il amena toute sa clientèle, Jouvard, l’aimable Sansonnet, les bureaucrates Tant-pis et Tant-mieux, Gérondeau, Basquin qui venait quatre fois par jour, et bien d’autres encore.

On comptait sur le rédacteur du Bilboquet pour organiser des scies désopilantes ; mais il se trouva que Romain goûta modérément les excellentes plaisanteries de ses collègues. Ils venaient de faire mourir de chagrin un pauvre vieil employé égaré parmi eux. Ils étaient en train d’en envoyer un autre à Charenton.

Le vieillard qui avait succombé aux farces de ces messieurs était un brave homme, isolé, sans famille, qui n’avait que sa place pour vivre.

Il n’était pas fort, et les employés, qui tous pétillent d’esprit comme on sait, sont impitoyables pour les pauvres d’esprit.

Le père Germinal, comme on l’appelait à l’Équilibre, devint leur souffre-douleur. On commença par de petites tracasseries, on trempait ses plumes dans l’huile, on mettait du sable dans son écritoire ; on lui attachait des queues de papier au collet de sa redingote ; on cousait les poches de son paletot.

Si parfois il s’endormait, on l’éveillait en sursaut en arrosant d’eau froide son crâne dénudé. Mais comme il souffrait en silence, comme il n’osait se plaindre, on passa à des charges plus fortes.

On lui persuada que l’Administration était décidée à supprimer son emploi (le pauvre homme n’avait pas droit à la retraite). De ce moment il ne vécut plus.

Comme ses tristesses et ses inquiétudes n’étaient pas encore assez risibles, on s’arrangea de façon à lui faire croire qu’il avait à l’Équilibre la réputation d’un mouchard. Soixante employés au moins, qui avaient reçu le mot, trempèrent dans cette excellente bouffonnerie.

Tout d’abord on battit froid au père Germinal ; on se taisait quand il entrait ; on chuchotait en sa présence ; on affectait de le regarder avec défiance ; on évitait sa société. Inquiet de ces procédés, le bonhomme s’enhardit jusqu’à en demander la cause à celui de tous ses collègues qui l’effrayait le moins.

Celui-ci haussa les épaules.

— Vous savez bien ce dont il s’agit, lui répondit-il avec mépris.

— Moi, je vous jure que je ne sais rien !

— Allons donc ! reprit l’impitoyable farceur, on sait que vous êtes la créature de notre chef, et on n’ignore pas que vous lui faites des rapports sur nous.

Cette révélation consterna Germinal. Il se voyait, lui innocent, accusé d’infamie, odieux à tous et perdu de réputation. Pendant quatre ou cinq jours, à moitié fou de douleur, il n’osa plus reparaître au ministère ; la réprobation générale l’épouvantait.

Enfin, un matin, il se décida à venir ; fort de sa conscience, il voulait se disculper.

Devant tous ses collègues, il entreprit, d’une voix émue et les yeux pleins de larmes, de prouver l’injustice des soupçons dont il était victime.

Son plaidoyer fut vraiment grotesque, mais ne désarma personne. On lui répondit qu’on n’était pas dupe de ses pleurnicheries.

Un des plaisants l’appela :

— Vieux Judas !

Sur ce mot il sortit au milieu des huées, rentra chez lui et se pendit.

Ce résultat n’a pas refroidi complètement les farceurs, et c’est maintenant après M. Givrod qu’ils s’acharnent.

Monsieur Givrod, qui est aussi naïf que feu Germinal, donne tête baissée dans tous les panneaux qu’on lui tend. Voici la dernière mystification dont il a été victime ; on en rit encore à l’Équilibre.

Un matin un des employés du bureau arrive avec un journal dans sa poche. Le feuilleton de ce journal rendait compte d’un concert donné par un célèbre flûtiste qui porte le même nom qu’un chef de division de l’Équilibre.

— Messieurs, commença cet employé, vous savez que notre chef de division est de première force sur la flûte.

— Ah bah ! fit Givrod.

— Comment ! vous l’ignorez, continua le farceur. Hier soir il a donné un concert à la salle Herz et a obtenu un succès étourdissant. Lisez ce qu’en dit M. Scudo.

Le journal passa de main en main et arriva jusqu’à Givrod, qui de sa vie n’avait été si étonné.

— Messieurs, proposa alors un camarade, en présence d’un tel triomphe il est, je crois, de notre devoir de complimenter notre chef de division.

— Croyez-vous ! demanda Givrod.

— Nous n’en doutons pas, s’écrièrent tous les autres, et, dans l’intérêt de notre avancement, chacun de nous doit aller à son tour le féliciter.

Tous sortirent en effet l’un après l’autre. En revenant tous déclaraient que le chef de division avait paru extrêmement sensible à leur démarche.

Givrod veut faire comme tout le monde. Il court au bureau du chef de division, insiste auprès du garçon pour être admis, et a le bonheur enfin d’y pénétrer.

— Ah ! Monsieur ! s’écrie-t-il dès le seuil, permettez-moi de joindre mes félicitations à celles de mes collègues. Quel admirable talent vous avez !

— Que voulez-vous dire ? demande le chef surpris.

— Oh ! ne vous en défendez pas, continue Givrod d’un air fin, j’y étais, je vous ai vu. Quelle embouchure ! quel doigté !

Le chef de division tombait des nues.

— Ah ! c’est plus fort que Tulou, reprend Givrod ; et faisant le geste d’un homme qui joue de la flûte : Monsieur, laissez-moi vous le dire, vous en pincez comme personne !

Le chef qui n’est pas patient, convaincu que l’infortuné est ivre ou fou, sonne et le fait mettre dehors.

Givrod revient au bureau fort piteux, et ses camarades lui prouvent qu’il aura blessé son supérieur par quelque flatterie grossière et maladroite. Il le croit, et au prochain concert il compte bien s’y prendre plus délicatement.