Les Historiettes/Tome 2/19

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Texte établi par Monmerqué, de Chateaugiron, Taschereau, 
A. Levavasseur
(Tome 2p. 120-124).


L’ARCHEVÊQUE DE BORDEAUX[1].


Madame de Sourdis, sa mère, lui dit, à l’article de la mort, qu’il étoit fils du chancelier de Chiverny ; qu’elle lui avoit fait donner l’évêché de Maillezais et plusieurs autres bénéfices, et qu’elle le prioit de se contenter d’un diamant, sans rien demander du bien de feu son mari[2]. Il lui répliqua : « Ma mère, je n’avois jamais voulu croire que vous ne valiez rien ; mais je vois bien qu’il est vrai. » Il ne laissa pas d’avoir ses cinquante mille écus de légitime comme les autres, car il gagna son procès. C’étoit un homme qui avoit beaucoup d’esprit, qui avoit l’air agréable, qui disoit bien les choses, qui étoit brave, mais qui n’entendoit point trop la guerre ; adroit, et qui gagnoit le cœur des gens quand il l’avoit entrepris.

Il eut l’intendance de la maison du cardinal, où il mit après le marquis de Sourdis à sa place. Pour s’accommoder à l’humeur avare du cardinal, il retrancha quelques pintes de vin, trois ris de veau ; et au lieu de chandelles des six, il en faisoit donner des douze aux gentilshommes. Il ordonna six pièces de bois (que bûches, que fagots, que cotrets) pour la garde-robe, où il s’en brûloit plus d’une voie par jour. On les mettoit toutes six à la fois, puis il falloit en aller quérir d’autres.

Il vouloit débusquer M. de Noyers ; à toute heure il faisoit des tours au tiers et au quart, et il sembloit qu’il vouloit tout faire à lui seul. Loynes, trésorier de la marine, fut envoyé avec lui à Brouage pour faire quelques marchés de fortifications. Par prudence, cet homme, qui le connoissoit bien, lui faisoit tout signer. Au retour, l’archevêque de Bordeaux (car il eut l’archevêché du cardinal de Sourdis, son frère), pour faire le bon valet, ne manqua pas de dire que Loynes s’étoit entendu avec les entrepreneurs. Loynes, pour sa justification, apporte tous les marchés signés de l’archevêque. Ce fut en ce temps-là que le maréchal de Vitry, qui étoit gouverneur de Provence, dans un démêlé, donna brutalement un coup de canne à l’archevêque de Bordeaux, et pour cela fut mis à la Bastille, où il demeura long-temps. Cet archevêque se pouvoit vanter d’être le prélat du monde qui avoit été le plus battu, car M. d’Épernon l’avoit déjà frappé à Bordeaux. Il faut voir la Vie de ce duc, où cela est tout du long[3].

Depuis, quand M. le Grand étoit déjà suspect au cardinal de Richelieu, l’Éminentissime s’aperçut que l’archevêque regardoit ce jeune homme comme un soleil levant. Voici comme il s’en douta. Un jour qu’il avoit dit à l’archevêque : « Allons à la comédie, » l’archevêque avoit donné un tour de pilier[4], et avoit dit à quelqu’un qu’il se trouvoit mal. Le cardinal, le lendemain, envoie savoir comment il se portoit. L’autre répondit qu’il avoit travaillé toute la nuit chez Picard avec Loynes. Le jour même, le cardinal sut que cela étoit faux. Il crut que l’archevêque avoit été ailleurs : « Ah ! c’est un brouillon, dit-il ; allez, monsieur de Loynes, allez lui dire que je veux qu’il parte pour l’armée navale dans trois jours. » L’archevêque voulut s’excuser, mais il fallut partir.

Loynes m’a dit que M. de Bullion, qui haïssoit l’archevêque, disoit à quelqu’un, pensant que Loynes ne l’entendoit pas : « Il faut chasser ce b.....-là. Un tel dira ceci, un tel cela ; moi je dirai telle chose. » Car c’est ainsi qu’on en usoit chez le cardinal. On ne manqua pas dès qu’il fut absent ; et pour le faire enrager, on lui donnoit pour compagnon tantôt le comte d’Harcourt, tantôt le marquis de Brézé. Ennuyé de traverses, il crut se faire rechercher s’il demandoit son congé. Voici comme il s’y prit : il envoya un nommé Courtin, et lui donna un mémoire de bien des choses qu’il falloit demander à Son Éminence. Parmi toutes ces choses, il y avoit : « Vous proposerez à Son Éminence de me permettre de me retirer. » Depuis, l’archevêque changea d’avis, et un jour Courtin l’étant allé retrouver, et lui ayant dit que cette proposition avoit été reçue, il en eut du déplaisir, et quelque temps après il dit à ce Courtin, qu’il avoit jusque là fait passer pour son ami intime, qu’il seroit bien aise de voir ce mémoire. Courtin lui dit qu’il étoit tout barré, et qu’à mesure qu’un article avoit été exécuté, il y avoit fait une barre, et qu’il ne savoit même s’il l’avoit gardé. Comme il l’alloit chercher, on lui dit que l’archevêque vouloit ravoir ce papier, pour pouvoir nier après d’avoir demandé son congé. Courtin fait semblant de l’avoir perdu : « Mais, lui dit l’archevêque, de quoi vous êtes-vous avisé de demander mon congé ? — Ah ! répondit l’autre, je vous y attrape, vous êtes un perfide ; voilà votre mémoire, mais vous ne l’aurez pas. » En disant cela il le quitta, et ne l’a jamais voulu voir depuis. Voilà l’archevêque bien embarrassé. Il ne savoit où il en étoit. Enfin il résolut de venir trouver le cardinal, et étoit déjà à Lyon quand le cardinal lui envoya Bézançon pour l’empêcher d’avancer. Bézançon, au retour, lui en dit le diable, et que l’archevêque croyoit être le seul habile homme qu’il y eût en France. Le cardinal le relégua à Carpentras, et en allant à Perpignan, il le confina dans une bicoque de la montagne. Il n’en revint qu’après la mort du cardinal, mais il ne lui survécut guère. Il fut assez long-temps malade, et de chagrin qu’il avoit de mourir, il fit fouetter un grand page le jour de Pentecôte. Ce page étoit de garde, et, voyant l’archevêque endormi, s’en étoit allé à vêpres. Voyez si c’étoit là un crime qu’un archevêque devoit punir ? Il se réconcilia avec son frère, le marquis de Sourdis, avec lequel il étoit brouillé, lui donna tout ce qu’il pouvoit lui donner, et ne récompensa pas un domestique. Il avoit appris un peu de théologie dans son exil.

  1. Henri d’Escoubleau de Sourdis, mort à Auteuil le 18 juin 1645.
  2. Le cardinal de Sourdis étoit l’aîné de tous. Il fut d’église à cause qu’il étoit menacé d’épilepsie. Il le portoit haut, mais il régloit fort bien son diocèse, et étoit homme de bien. L’archevêque de Bordeaux fut son coadjuteur. (T.)
  3. Vie du duc d’Épernon, par Girard, son secrétaire ; Paris, 1655, in-folio. On trouvera aussi un long récit de cette querelle et des réparations auxquelles le duc fut condamné dans la Biographie universelle, article Sourdis, t. 43, p. 193.
  4. Donner un tour de pilier. Cette expression paroît empruntée des termes de manége, où on change de volte quand on approche des piliers. Il semble que l’on doit entendre que l’archevêque prit un détour pour ne pas se rendre à l’invitation du cardinal.