Les Historiettes/Tome 2/20

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Texte établi par Monmerqué, de Chateaugiron, Taschereau, 
A. Levavasseur
(Tome 2p. 124-127).


MADEMOISELLE DE GOURNAY[1].


Mademoiselle de Gournay étoit une vieille fille de Picardie et bien demoiselle. Je ne sais où elle avoit été chercher Montagne, mais elle se vantoit d’être sa fille d’alliance. Elle savoit et elle faisoit des vers, mais méchants. Malherbe s’étant moqué de quelques-uns de ses ouvrages, elle, pour se venger, alla regratter la traduction qu’il avoit faite d’un livre de Tite-Live qu’on trouva en ce temps-là, où il avoit traduit : « Fecêre ver sacrum, par ils firent l’exécution du printemps sacré. Elle avoit fait imprimer un livre intitulé : l’Ombre, ou les Présents de la damoiselle de Gournay[2]. Dans ce livre il y avoit un chapitre des diminutifs, comme chauderon, chauderonnet, chauderonnellet. Boisrobert lui demanda un jour la raison du titre de ce livre. Elle ne la lui sut dire. « Il faut chercher, répondit-elle, dans mon cabinet d’Allemagne. » Mais, après avoir bien fouillé dans tous les tiroirs, elle ne la trouva point.

M. le comte de Moret, le chevalier de Bueil et Yvrande lui ont fait autrefois bien des malices. Une fois, pour se moquer de quelques-uns où elle avoit mis Tit pour Titus, ils lui envoyèrent ceux-ci :

Tit[3], fils de Vesp.[4], roi du Rom. héritage,
Des peuples inchrétiens qui cassèrent Carthage,
Prodiguoit rarement son amoureux empoix ;
Mais il aimoit si fort les filles de science,
Que la Gournay eût eu son auguste semence,
Il l’eût même Titée au plus fort de ses mois.

On dit que c’est Desmarets qui les fit.

Ils en firent encore pour elle. Il y avoit en un endroit le mot de foutaison : « Jamin, dit-elle en ronflant selon sa coutume, merdieu ! ce mot-là n’est pas en usage, je le passerois pourtant : il est vrai qu’il est un peu vilain. »

Ces pestes lui supposèrent une lettre du roi Jacques d’Angleterre, par laquelle il lui demandoit sa Vie et son portrait. Elle fut six semaines à faire sa Vie. Après, elle se fit barbouiller, et envoya tout cela en Angleterre, où l’on ne savoit ce que cela vouloit dire. On lui a voulu faire accroire qu’elle disoit que fornication n’étoit point péché ; et un jour qu’on lui demanda si la pédérastie n’étoit pas un crime : « À Dieu ne plaise ! répondit-elle, que je condamne ce que Socrate a pratiqué. » À son sens, la pédérastie est louable. Mais cela est assez gaillard pour une pucelle.

Saint-Amant l’a furieusement maltraitée ; car c’est d’elle et de Maillet qu’il veut parler dans le Poète crotté. Boisrobert la mena au cardinal de Richelieu, qui lui fit un compliment tout de vieux mots qu’il avoit pris dans son Ombre. Elle vit bien que le cardinal vouloit rire. « Vous riez de la pauvre vieille, lui dit-elle. Mais riez, grand génie, riez ; il faut que tout le monde contribue à votre divertissement. » Le cardinal, surpris de la présence d’esprit de cette vieille fille, lui en demanda pardon, et dit à Boisrobert : « Il faut faire quelque chose pour mademoiselle de Gournay. Je lui donne deux cents écus de pension. — Mais elle a des domestiques, dit Boisrobert. — Et quels ? reprit le cardinal. — Mademoiselle Jamin, répliqua Boisrobert, bâtarde d’Amadis Jamin, page de Ronsard. — Je lui donne cinquante livres par an, dit le cardinal. — Il y a encore madame Piaillon, ajouta Boisrobert ; c’est sa chatte. — Je lui donne vingt livres de pension, répondit l’Éminentissime, à condition qu’elle aura des nippes. — Mais, monseigneur, elle a chatonné, » dit Boisrobert. Le cardinal ajoute encore une pistole pour les chatons.

Elle aimoit Boisrobert et l’appeloit toujours bon abbé, et elle le craignoit aussi à cause des contes qu’il faisoit. Il disoit qu’elle avoit un râtelier de dents de loup marin. Elle l’ôtoit en mangeant, mais elle le remettoit pour parler plus facilement, et cela assez adroitement ; à table, quand les autres parloient, elle ôtoit son râtelier et se dépêchoit de doubler les morceaux, et après elle remettoit son râtelier pour dire sa râtelée.

C’étoit une personne bien née ; elle avoit vu le beau monde. Elle avoit quelque générosité et quelque force d’âme. Pour peu qu’on l’eût obligée, elle ne l’oublioit jamais. En mourant, elle laissa par testament son Ronsard à L’Étoile, comme si elle l’eût jugé seul digne de le lire, et à Gombauld une carte de la vieille Grèce de Sophian, qui vaut bien cinq sous.

  1. Marie Le Jars de Gournay, née vers la fin de 1566, morte le 13 juillet 1645.
  2. La première édit. (Paris, 1626, in-8o) a pour titre : l’Ombre de la demoiselle de Gournay ; la seconde, plus ample : Les Avis et les Présents de la demoiselle de Gournay. (Paris, 1635 ou 1641, in-4o.)
  3. Tite. (T.)
  4. Vespasien. (T.)