Les Jacques/03

La bibliothèque libre.
Floréal Voir et modifier les données sur Wikidata (p. 32-44).
◄  ii
iv  ►


III


Lorsqu’en 1340, dans l’armée de Philippe VI de Valois qui soutenait, depuis deux années, le choc des mercenaires d’Édouard III d’Angleterre, l’idée vint à deux soldats de ravitailler en pain leurs compagnons d’armes, le surnom leur resta de la fonction qu’ils avaient assumée. L’un devint Jean Pain, son compagnon Painembouche.

Ce fut d’aventures semblables que naquirent la plupart des noms de famille. Jusque-là, Jacques Bonhomme ne possédait que son acte de baptême. Certains de ses fils demeurés sans histoire n’eurent jamais d’autre patronyme que le prénom inscrit sur le registre du curé. Tel aujourd’hui s’appelant Ferrand, Benoit ou Hamon, peut supposer avec raison que son lointain aïeul était un obscur laboureur dont peu d’événements marquèrent le destin, qu’il ne se distingua même pas par une teinte de cheveux, qui l’eut fait appeler Blondel, Roux, Blanchard, Halley. De plus favorisés gardèrent souvenir de leur mois de naissance, Dumay, Janvier ou Pâquet. D’un serment prononcé en quelque circonstance sérieuse, naquirent Pardieu, Bonnefoy, Dieuavant, tandis que des causes familières amenaient : Apelvoisin, Eveillechien, que la tristesse donnait Tristan, et la bonne fortune : Leriche, Bonnaventure, Gaudin. Une méchante querelle, un sort néfaste accordèrent au pauvre hère d’être nommé Mauvoisin, à moins que ce ne fût Gastebled. Sa stature ou quelque infirmité l’aurait pu faire appeler Le Nain, Leborgne, Maucorps, Piedlevé, à moins qu’un naturel aimable lui eût permis de demeurer Doucet ou Bellot.

Frappe-Fort devait à sa profession le nom qui, depuis longtemps, avait fait oublier son prénom baptismal. Géant à la barbe blonde, son visage coloré s’éclairait du bleu tendre de ses yeux, contraste singulier avec la force émanant d’une encolure épaisse, d’énormes poings qui maniaient le marteau à grands coups réguliers. Un tablier de cuir épais, luisant, l’enveloppait de la tête aux pieds. Ses bras toujours nus semblaient d’acier, durs autant que l’enclume sur laquelle ils frappaient. De grossières chausses de laine brune, presque entièrement recouvertes de bandes d’un cuir lissé par l’usage, entouraient ses jambes.

Habile forgeron, sa renommée s’étendait au delà du bourg de Coucy, chez les gens de noblesse et d’Église, autant que chez les pauvres laboureurs. En d’autres temps, son travail eut pu rendre sa vie heureuse, malgré l’impôt que prélevaient les sires de Coucy pour sa redevance. Mais FrappeFort ne pouvait détacher son sort du destin misérable des artisans, des paysans au milieu desquels son enfance avait souffert, de ces compagnons qu’il avait vu vendre en même temps que leurs bêtes, qu’il avait vu piller, harceler et dont au moindre grief le cadavre pouvait, sur une dérision de jugement, gigoter là-haut, accroché aux fourches patibulaires, justice des seigneurs de Coucy et d’ailleurs.

Le vieux curé qui le baptisa lui avait, de son faible pouvoir, donné quelque pâture spirituelle, et dans la profonde ignorance d’alors, c’était rareté. Mais le prêtre fut tué, en défendant son champ avec ses ouailles contre les Mauvais Garçons que menait Foulques de Laval qui, ayant ravagé la Beauce, faisait une brève incursion dans le Laonnais.

Frappe-Fort avait connu ces jours où le bourg se vidait d’habitants réfugiés, tremblants d’effroi, dans le donjon. Puis, quand les bandes armées étaient parties, laissant le pays plat fumant de ruines, l’autre misère recommençait, la domination des maîtres rapaces, impitoyables, n’hésitant pas plus que les brigands à pendre, rouer, brûler vifs, des vilains pour qui nul n’intervenait ici-bas.

Le passé de Frappe-Fort était lourd de sombres souvenirs.

Fils de serfs, après de longues peines, il était parvenu à se libérer par le rachat, mais au prix d’un cruel sacrifice dont son cœur saignait toujours.

Le servage commençait à échapper à l’autorité féodale, tenue désormais en échec par la puissance royale qui s’affermissait. Les trois territoires, l’Île-de-France, l’Orléanais et le vicomté de Bourges composant, en 987, le maigre domaine du souverain, s’étaient agrandis allant de Lille et Douai en Flandre jusqu’au comté de Toulouse et la Navarre.

Après le règne batailleur et despotique de Philippe le Bel dont les luttes contre Boniface VIII furent vives à ce point que le pape interdit au clergé toute soumission au roi, défense à laquelle ripostait Philippe le Bel, en élisant un pape qui vint résider en Avignon, le trône fut occupé, en une succession rapide, par ses trois fils. Le premier, Louis X, dit le Hutin, ne régna que deux ans, de 1314 à 1316. En cette période brève, il eut le temps de décréter les droits des serfs de se racheter. Mais Jacques Bonhomme n’aurait osé briser sa chaîne, si partant pour la croisade ou les combats le seigneur, en pénurie de riche équipement ou d’escarcelle à remplir, ne lui eût offert la possibilité d’une redevance, rançon de sa liberté. Cette redevance, qui parfois engagea jusque dans sa descendance le serf libéré, lui apporta une indépendance plus fictive que réelle. Sauf le pouvoir de vie et de mort, le droit de vente et d’achat qu’abolissait sa nouvelle condition, le vassal ne pouvait guère obtenir justice contre son seigneur, pas plus qu’il ne pouvait prétendre, davantage que le serf, à la possession d’une terre que si péniblement il défrichait. Hypothèques, corvées, dîmes, impôts de guerre, sans parler des ravageurs de toutes sortes qui détruisaient en germe sa moisson, s’abattaient dru comme grêle sur son dos, pour le dévorer vivant. Quand il croyait à la récolte, la chasse dévalait au travers du champ, ou quelque divertissement de ce genre, inventé par le désœuvrement du châtelain en mal d’ennui. Muré farouchement dans sa rage impuissante, Jacques Bonhomme ployait sous l’accablement d’un désespoir sans paroles.

Les serfs des sires de Coucy s’étaient rachetés, pour la plupart, en de lourdes redevances, depuis qu’Enguerrand de Coucy avait eu besoin d’une grosse somme pour suivre à la bataille le roi Jean le Bon, dont il partagea la captivité. Son cadet, Harold, ne se souciait que de chasse, forçant le sanglier auquel il ressemblait, avec sa barbe noire embroussaillée, son vêtement toujours taché et en désordre, le bonnet de poils lui couvrant la tête. Veuf après un très court mariage, il hantait peu le château, y laissait sa fille Margaine habiter auprès d’Agathe de Royaumont, épouse d’Enguerrand VI, et de ses deux enfants Liliane et Enguerrand, le septième du nom, en qui devait s’éteindre la race mâle des Coucy, quand il mourut, jeune encore, chez les Turcs.

Durant l’absence d’Enguerrand VI prisonnier, et de son premier officier disparu en guerre, messire de Boisjoly régentait le domaine. De souche roturière, ennoblie à force de bassesse servile, l’intendant accumulait les vexations, les charges, les sévices, accaparant une bonne part de la haine qu’inspiraient ses nobles maîtres, jugeant, ordonnant, condamnant en lieu et place d’Enguerrand VI de Coucy.

Ce matin qu’il devait rencontrer L’Agnelet, messire de Boisjoly, avant de traverser à gué l’Ailette, en cet endroit peu profonde, fit un détour pour passer devant la forge, située à l’écart du village.

Quand il y fut, la porte se trouvait poussée.

— Holà ! cria-t-il du haut de sa monture.

Dans l’antre noir, qu’éclairaient, par éclats, des gerbes d’étincelles, Frappe-Fort travaillait avec ses deux aides, Grégoire et La Grelotte. Orphelin recueilli presque dès sa naissance par le forgeron, Grégoire aux sourcils, aux cheveux d’un blond de paille, aux yeux verdâtres, aux joues piquées de taches de rousseur, était un maigre adolescent d’une quinzaine d’années, à la souplesse de chat de gouttière. Pour La Grelotte, garçon presque infirme, agité d’un tremblement convulsif, peureux de son ombre, il ne se voyait gardé de Frappe-Fort que par miséricorde.

Une chienne à demi sauvage, au poil rude des loups, complétait, avec une vieille femme, les habitants de la forge. Si osseuse et jaunie, couverte de hardes innommables, sans jamais parler à quiconque, cette vieille vivait accroupie en son coin enfumé. Nul n’y prêtait attention. Seule la chienne Louvette s’allongeait près d’elle. Elles se tenaient là, des heures entières, les yeux de la vieille rivés on ne savait sur quoi, ceux de Louvette s’entr’ouvrant au bruit le plus léger. On eût dit que la vieille et la chienne veillaient, attendant, quelque chose.

D’oreille très fine, Frappe-Fort ne fut pas sans entendre l’appel de messire de Boisjoly. Il ne bougea point pourtant, continuant à taper sur le soc de charrue qu’il martelait.

— Holà ! forgeron, répondras-tu ? Holà !

Seul le bruit du marteau fit écho à ses cris.

Le gros homme dut se résigner à descendre, ce qu’il n’exécuta pas sans grommeler fortement. Furieux, il vint pousser la porte de la forge, et sa massive personne s’encadra sur le seuil.

— Ah ça, prétendrais-tu ne pas m’avoir entendu ? s’écria-t-il, durant que, très lentement, le forgeron interrompait sa besogne.

Grégoire, de la malice dans les yeux, contemplait l’intendant, tandis que La Grelotte tremblait plus fort que jamais.

Sans se troubler, Frappe-Fort répondit :

— Croyez-vous qu’il soit possible, au milieu d’un tel vacarme, d’ouïr une voix aussi douce que la vôtre ?

À cette ironie, messire de Boisjoly ne trouva sur-le-champ rien à répondre. Sa voix aigrelette et vivement essoufflée, d’autant plus bizarre de sortir de sa corpulente personne était un de ses tourments. Si infatué qu’il fut de lui, il se représentait bien qu’à grossir vainement des paroles poussives, il perdait quelque once de la majesté qu’il prétendait imposer.

— Je te revaudrai ça, songea-t-il comme, une heure plus tard, il se le promettait à l’égard de L’Agnelet.

Sans laisser paraître le dépit qui l’animait, il prononça, élevant le ton et haussant une taille un peu basse et épaisse pour être majestueuse :

— Demoiselle Margaine de Coucy t’ordonne de passer demain au château, vers deux heures d’après-midi.

À cet ordre, Frappe-Fort fronça le sourcil. Puis, sachant ce qu’un valet orgueilleux peut ajouter d’insolence personnelle aux paroles qu’il transmet, le forgeron répondit simplement :

— Bien !

Et fit rebondir le marteau avec une telle force que messire de Boisjoly qui s’était imprudemment approché sauta d’un bond en arrière, puis tournant les talons, sortit le plus dignement qu’il put.

Grégoire s’était glissé à sa suite, se courbant en un imperturbable sérieux.

— Messire veut-il que je l’aide ?

Partagé entre la crainte de remonter seul sur son cheval et le dédain qu’il éprouvait pour la racaille, l’intendant répondit brutalement :

— Tiens-lui la bride, cela suffit.

Cela ne suffisait tout de même pas pour permettre à messire de Boisjoly de s’élancer gaillardement sur sa monture. La bête était ronde à l’égal de son maître, aussi le cavalier devait-il éviter de rouler d’un côté sur l’autre. Malgré que la selle fut proportionnée au volume de celui qu’elle portait et à sa faible science de l’équitation, l’intendant souffla beaucoup avant de réussir à obtenir une assiette stable.

Quand il l’eut enfin trouvée, il essaya de paraître à l’aise, et lançant un mauvais regard à Frappe-Fort sorti pour assister au départ, il s’en fut, grotesque, non sans s’éponger le front des efforts accomplis.

Derrière son dos, pour manifester la jubilation intérieure que ce spectacle épique lui avait procurée Grégoire exécuta une culbute magistrale en poussant un cri bizarre. Frappe-Fort, qui le regardait en souriant, rentra dans la forge ayant perdu sa belle humeur. Cette visite imposée ne lui disait rien qui vaille. Hautaine, impérieuse, Margaine de Coucy ne pouvait montrer que mépris et violence envers l’homme du peuple qu’il était. Puis ne l’avait-il pas bravée, certain jour, arrachant à sa colère la vieille Jeanne agenouillée et larmoyante qui, implorant la demoiselle de Coucy, allait être foulée sous les sabots de sa blanche jument. Au moment où, cravachée, Bella se dressait, une main audacieuse la saisissant à la bride, maintenait ses naseaux frémissants d’une poigne de fer et la forçait à retomber à deux pas de la vieille épouvantée. L’artisan et la noble demoiselle avaient croisé leurs regards. La fureur étincelait aux yeux de la cavalière, mais Frappe-Fort n’avait pas baissé les siens.

— Tu es bien audacieux, manant, disait Margaine de Coucy d’une voix sifflante.

— Votre haquenée allait être cause d’un malheur que Votre Seigneurie aurait fort regretté, répondait le forgeron avec calme.

Frappe-Fort l’avait revue depuis, belle sous un toquet de velours bleu, ses tresses fauves serrées aux tempes, le corps épanoui superbement en un riche vêtement de cheval. Jamais elle ne parut le reconnaître, quand elle passait, enlevant sa monture d’un bond hardi. Que lui voulait-elle aujourd’hui ? Avait-elle oublié, ou rêvait-elle de quelque vengeance longuement méditée ? L’immense fierté des Coucy dont l’insolente devise les égalait au roi ne lui permettait pas de croire au pardon de la noble demoiselle. De quelle façon chercherait-elle à le frapper ? Le cœur serré, Frappe-Fort songeait à un triste et doux visage de femme. Il redoutait le lendemain.

Louvette interrompit ses réflexions. L’échine hérissée, elle pointait du museau vers le dehors. D’un allongement lent, elle se dressa, grognant.

— Paix, Louvette, dit Frappe-Fort.

Il savait d’ailleurs qu’il n’imposerait pas silence à la chienne. Louvette pressentait une présence étrangère. Elle vint à la porte, faisant entendre un bref Frappe-Fort la suivit, Louvette s’allongea sur le seuil. Sûr de l’infaillible instinct de la bête, le forgeron regarda au loin. Par le chemin herbeux, il aperçut L’Agnelet soutenant Rouge Le Bâtard. Louvette ne grognait plus, mais quand les deux hommes furent proches, elle flaira le soldat, comme pour déterminer s’il s’agissait d’un ami ou d’un ennemi.

— Voici une belle bête, dit Rouge Le Bâtard étendant la main.

Louvette recula, hors d’atteinte.

— Tu m’accueilles aussi avec défiance, reprit Le Rouge, mon habit, décidément, ne prévient pas en ma faveur.

Mais Louvette revenait, tournait autour de l’étranger, longuement, puis brusquement, elle posa son museau sur la main du soldat.

— À la bonne heure, fit Rouge Le Bâtard, et il caressa la belle tête de la chienne qui, cette fois, se laissa faire et, satisfaite, revint se coucher dans la forge.

Très surpris, Frappe-Fort avait observé cette scène, examinant avec grande curiosité cet étranger que Louvette, si méfiante, paraissait adopter. L’Agnelet, craignant du forgeron la répulsion qu’il avait lui-même éprouvée à l’égard du soldat, parla vivement :

— Je t’amène un ami. Il n’est point, je t’assure, un de ces Mauvais Garçons pareils à ceux qui nous pillèrent l’été dernier.

Frappe-Fort entendait, sans en saisir le sens, les paroles de L’Agnelet. Le Rouge et lui se contemplaient.

— Tu veux bien le recevoir, reprit L’Agnelet, s’imaginant hostile le silence de Frappe-Fort.

Mais les deux hommes ne se souciaient pas de ce que pensait L’Agnelet. Rouge Le Bâtard venait de dire :

— On a donc abattu l’orme qui étendait ses grosses branches pleines de nids ?

Le forgeron écoutait, n’osant croire au soupçon qui naissait en lui, espérant et doutant tour à tour, attendant quelque preuve qui lui permit une certitude.

Sans doute le soldat pressentait-il sa pensée, car il reprit :

— Y a-t-il encore des mûres sur les buissons accrochés aux flancs du Trou aux Loups ?

Tout étourdi du coup brusque de l’émotion qui l’étreignait, le bon géant vacilla comme un enfant frappé. Était-ce vrai ? Oh ! perdre le dernier doute !

Rouge Le Bâtard sourit :

— Un jour deux enfants voulurent s’emparer d’un nid d’agache. Dame Agache…

Frappe-Fort ne le laissa pas terminer :

— Rémy ! s’écria-t-il étendant les bras, est-ce toi ?

Il était écrit que ce matin-là, L’Agnelet irait de surprise en surprise. Devant lui, le soldat et le forgeron s’étreignaient, mêlant des larmes à leurs rires de bonheur. Décontenancé, il les suivit, rentrant dans la forge. Frappe-Fort à son tour, soutenant Rouge Le Bâtard.

À ce moment, surgissant du fond noir de la forge, écartant de ses mains maigres les cheveux blancs tachés de suie qui lui couvraient les yeux, spectre en haillons plutôt que créature humaine, la vieille femme s’avançait. Elle approcha du soldat, le regarda, passa ses doigts sur ses vêtements, comme pour le reconnaître à la façon de la chienne. Puis, sans un mot, elle recula dans l’ombre.

Rouge Le Bâtard demeura immobile, frappé de cette apparition. Ensuite, s’adressant au forgeron qui avait suivi la scène :

— Frappe-Fort, dis-moi, est-ce…

— C’est elle, répondit tristement le forgeron.

Mais ne s’occupant plus d’eux, la vieille retrouvait sa place. Louvette venait se coucher près d’elle.

Et la vieille et la chienne reprirent leur attente.