Les Jacques/04

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IV


Tout en mangeant dans des écuelles de bois grossièrement taillées, une soupe aux fèves, assaisonnée de lait caillé, rompant un pain d’orge et de seigle mélangés, Frappe-Fort et Rouge Le Bâtard réveillaient en leur mémoire des souvenirs endormis.

L’Agnelet partageait le repas, avide de connaître une histoire dont il ignorait tout. Par terre, les jambes croisées, Grégoire attendait avec impatience, lui aussi, les récits que nouaient, par bribes, les propos du soldat et du forgeron, assis face à face sur des escabeaux. Indifférent à tout, La Grelotte était allé s’accroupir auprès de la vieille et de la chienne. Son écuelle sur ses genoux, il leur passait des morceaux de pain noir qu’elles avalaient, tour à tour.

— Comment as-tu vécu, Rémy, depuis notre séparation ? interrogeait Frappe-Fort.

— De-ci, de-çà, point toujours honnêtement, selon la loi de tout bon soldat qui ne touche pas sa solde. J’ai vendu mes bras et mes jambes au service de qui avait à se battre, et ne me suis guère enrichi à ce métier.

— Tu as dû passer de tristes aventures ?

— J’ai vu partout, en grande misère, la guerre ravager le pays plat, les brigands triomphants et les paysans rançonnés. J’ai vu souvent les branches d’arbres porter davantage de pendus que de fruits. J’ai vu les vilains se battre contre l’Anglais avec plus de courage que leurs nobles maîtres. Je les ai vus, pour récompense de leur vaillance, livrés à l’ennemi, deux à deux, les fers aux mains, les entraves aux pieds comme des bêtes de somme, accablés de coups et d’insultes, tandis que le seigneur se faisait prisonnier.

— Partout les mêmes ! gronda Frappe-Fort.

— J’en connus un, pourtant, qui prit la défense des pauvres ahaniers. C’était un Breton nommé de Beaumanoir. L’Anglais Bemborourg tenait garnison à Ploermel et pillait, ardait et dérobait sur toute la province. Un jour que Beaumanoir rencontra une troupe de paysans maltraités et bafoués par des soldats, il se mit en terrible courroux et s’en fut trouver l’Anglais en son repaire.

Dans la forge, Le compagnons demeuraient haletants au récit de Rouge Le Bâtard.

— Alors ? questionna Grégoire.

— Alors, sans trembler, le sire de Beaumanoir dit à Bemborourg : « Chevalier d’Angleterre, vous êtes grandement coupable de tourmenter de la sorte ceux qui sèment le blé et nous procurent la viande et le vin. Je vous le dis, s’il n’y avait pas de laboureurs, ce serait nous les nobles qui travaillerions la terre, manierions le fléau et la houe et vivrions dans la pauvreté. Laissez-les demeurer en paix, car il y a trop longtemps qu’ils endurent souffrance et peine. »

— Oh ! dit L’Agnelet, il peut donc se trouver un noble sire pour parler ainsi des laboureurs.

— Un de bon, vingt d’exécrables, repartit Frappe-Fort.

— Qu’a répondu l’Anglais ? interrogea Grégoire.

— Il se moqua du sire de Beaumanoir en lui disant que bientôt Montfort serait maître de la Bretagne et le roi Edouard d’Angleterre maître de la France.

— Cela, jamais, fit L’Agnelet, Jacques Bonhomme saura bien l’empêcher.

— Et que s’est-il passé après, demanda Grégoire, entre le sire de Beaumanoir et le capitaine anglais ?

— Le sire de Beaumanoir lui. fit défi, trente contre trente, de combattre entre Français et Anglais.

— Tu y étais ? dit Frappe-Fort.

— J’y étais. De notre côté, il y avait de hardis batailleurs. Crocquart et Robert Knowles qui ne craignaient ni le ciel, ni l’enfer, et taillèrent en pièces les trente Anglais. Ce fut un beau combat vraiment. Je n’ai point souvenance de plus glorieux depuis.

— Tu en as subi bien d’autres ?

— J’ai pâti à Courtrai, à Crécy, j’ai guerroyé à Poitiers où dix mille Anglais purent se vanter d’avoir mis en déroute trente mille soldats du pays de France. C’est que là ne brilla guère une chevalerie, plus experte aux tournois qu’aux combats.

— Honte à cette noblesse lâche et cruelle, dit Frappe-Fort. Et comment es-tu revenu, mon pauvre Rémy ?

— Tirant de l’aile, bataillant d’un côté ou de l’autre, riche un matin, gueux le lendemain, ayant fait bombance la veille du jour où l’on devait dîner d’un oremus. Mais ne m’appelle plus Rémy, il n’y a plus que Rouge Le Bâtard. Ce nom me revient, n’est-ce pas ?

Frappe-Fort poussa un soupir et secoua la tête, la face dure.

— Va, reprit le soldat, leur dette est lourde, elle s’augmente chaque jour. Pourtant, si longue soit la patience de la bête, elle finira bien par mordre, à force d’être battue.

— Oui, dit L’Agnelet montrant la balafre de son visage, ils ont inscrit là un outrage qui leur sera compté.

— Qu’est-ce donc que cela ? demanda FrappeFort n’ayant pas, dans son émotion, prêté attention à la marque rouge que L’Agnelet portait à la joue.

— C’est une gentillesse de messire de Boisjoly, le valet est digne du maître.

— Toi aussi, tu as vu l’intendant ? s’enquit Frappe-Fort. Il est passé par ici, m’enjoignant que l’on me mandait au château.

— Qui ?

— Margaine de Coucy.

— Quelle est celle-là ?

— La cousine des trois fils de Bertrand de Coucy.

— Ah ! ah ! vraiment, plaisanta le soldat, j’aurais grand plaisir à rencontrer cette cousine.

― Nul plaisir n’est à espérer de trouver sur son chemin quelqu’un de cette illustre famille.

— Bah ! fit Rouge Le Bâtard, nous nous rencontrerons bien face à face quelque jour.

À ces mots dits en riant, Frappe-Fort eut un léger frisson. Répondant à sa propre pensée, il répéta, sans s’en douter, les paroles de frère Loys au prieur.

— Il y a bien grande misère et injustice dans nos campagnes.

À ce moment, revenant de l’abbaye, le Franciscain sautait de sa mule devant la forge. Sans rien demander, le moine but à la cruche emplie d’une cervoise aigrelette, et plongeant une écuelle au pot, se servit.

Après quelques bouchées avalées en silence, frère Loys releva la tête.

— Je vois, soldat, dit-il, que tu as trouvé l’asile où tu pourras laisser reposer la blessure que te fit l’Anglais.

— Je l’ai trouvé, moine, comme la bête frappée qui accourt au gîte.

— À cette différence que la bête revient au sien. Qui t’a dit que ce n’était pas au mien que je revenais ? Frère Loys demeura interdit un instant, puis habitué, par ces heures de troubles, à maintes aventures étonnantes : Tant mieux que la Providence t’y ait amené sans trop de dommages. Elle aurait mieux agi peut-être, en ne m’en chassant pas. Frère Loys fit un geste qui acquiesçait vaguement. L’Angelet s’agitait, impatient. Frère, dit-il à la fin, s’adressant à Rouge Le Bâtard, tu m’avais promis de m’expliquer. — Je comprends ta hâte, L’Agnelet. Tu sauras ce qu’il faut savoir quand le moment sera venu, mais je puis te conter une histoire. Ecoute-la, moine, tu me diras après si c’est ainsi que tu conçois la douce Providence. « Il y a trente ans, le château de Coucy appartenait à Bertrand de Coucy, le père de la nichée actuelle et fils d’Enguerrand V. Point d’hommes libres encore autour des murailles de la demeure maudite. Les caprices du plus sauvage des maîtres remplissaient la contrée de terreur. On ne connaissait pas de jour où quelque invention digne du diable ne vint jeter l’effroi parmi les pauvres serfs, toujours tremblants d’un nouveau crime. Tu te souviens, Frappe-Fort, qu’alors le curé avait baptisé Daniel ? Hélas ! gémit le forgeron. - 50 LES JACQUES Au bord de l’Ailette, il y avait une cabane que Jean le Tisserand habitait avec ses deux filles. Par grand malheur, l’aînée était jolie, elle attira les regards de son seigneur. Honneur pour elle, assurément, mais elle eut le mauvais goût de ne point le prendre ainsi, et d’écouter la chanson d’amour de Pierre le laboureur. « En ce temps-là, Bertrand de Coucy décidait des noces de ses serves. Toute tremblante, Jeanne, la fille du tisserand, vint demander au maître, moyennant l’habituelle redevance, la permission de contracter mariage avec celui qu’elle aimait. Par un raffinement cruel que la pauvrette ne soupçonna pas, le maître l’accorda et Jeanne se montra joyeuse. « Or, au soir des épousailles, la tête perdue d’ivresse chevauchant son lourd cheval, Bertrand de Coucy se ruait sur le village comme à l’assaut. Malgré ses cris, ses sanglots, ses appels, il arrachait Jeanne du lit nuptial.

  • Exaspéré de douleur, l’infortuné Pierre s’oublia

jusqu’à frapper le seigneur. Le lendemain, on le trouvait pendu, la tête en bas et les yeux crevés à la branche maîtresse d’un chêne. Huit jours Jeanne demeura prisonnière. A quelles monstrueuses orgies dut-elle participer, on peut l’imaginer, mais nul ne l’a jamais su, la malheureuse étant sortie à peu près folle des mains de son bourreau. Quant à l’enfant qui devait naître quelques mois plus tard, nommé d’abord -51Rémy, ne porte-t-il pas bien mieux le titre auquel il a droit, en s’appelant Rouge Le Bâtard ! >> Un silence profond tomba sur ces mots. FrappeFort le rompit, disant : — Si vous avez désir maintenant d’entendre l’histoire de la deuxième fille de Jean le Tisserand, je vous la conterai.

  • Alyse se trouvait sans doute moins jolie que

Jeanne. Donc, pour cela, sans attirer la convoitise de Bertrand de Coucy, elle put épouser Luc, le bûcheron. Malgré que Misère fut installée à demeure au logis, ils avaient recueilli la folle et son petit. Bon an, mal an, on subsistait à cinq, après qu’Alyse eut mis au monde une fille Loyse, à six bientôt, quand un garçon fut né.

  • Un après-midi, Luc le bûcheron se trouvant avec

Alyse sur la lisière du bois vit un lapin étourdi se jeter dans ses jambes. Le bâton noueux qu’il tenait étendit mort l’animal. C’était un crime. Les bêtes des forêts, comme les poissons de la rivière, comme les gens du village, formaient le patrimoine des hauts et puissants sires de Coucy. Luc ne l’ignorait point, mais le péché était tentant d’ajouter quelque viande à la soupe aux raves. Il cacha la bête encore tiède sous son sayon. « La Providence, vois-tu, frère Loys, ne doit pas aimer les misérables. Elle permit qu’à ce moment Bertrand de Coucy débouchât du taillis. A sa vue, sentant leurs genoux se dérober, les deux serfs - 52 — eurent si nettement allure de coupables que le seigneur n’hésita pas. Approche, dit-il à Luc. « Le bûcheron’obéit. Que caches-tu là ? < Mal attaché, le lapin en glissant répondit au seigneur. <— Ah ! ah ! tu aimes la chasse, à ce que je vois, railla le maître. Eh bien, je vais t’en offrir le plaisir. << II siffla ses chiens et alors… — Mon père m’a conté cette histoire, interrompit L’Agnelet très pâle. Tous écoutaient, penchés vers Frappe-Fort. Grégoire entrait ses ongles dans ses joues à force d’attention, frère Loys remuait les lèvres comme s’il priait. Et du fond de la forge, sans qu’on y prit garde, la vieille se traînant avançait, tendant son cou décharné vers le groupe des compagnons. Alors, reprit Frappe-Fort, tandis qu’à genoux ma mère suppliante était renversée à coups de fouet qui la laissaient gisante, Bertrand de Coucy conduisait la chasse. Ce fut une chasse damnée, un homme s’enfuyant, hurlant, happé par les chiens excités de la voix et de la cravache, un gibier humain mordu, renversé, sentant sa chair fouillée par les crocs des bêtes, se relevant ruisselant de sang, hideux, pour retomber sous l’étreinte des dogues qui le laissèrent évanoui, les os brisés, enfin ! - 53. « Ainsi mourut mon père, Luc le Bûcheron, prononça gravement Frappe-Fort. Et depuis ce jour, celle qui avait été sa compagne, jamais plus ne parla. Souvent, ma sœur Loyse et moi nous eûmes grand peur, devant cette figure muette, terrible, dont les yeux seuls semblaient vivre, ces yeux qui avaient vu la chose horrible. >> Que pense-tu de la Providence ? frère Loys demanda Rouge le Bâtard, au moine. -Elle n’a rien à compagnonner avec la férocité des hommes. Ils attireront sur eux la colère divine, et ils seront châtiés. Il serait temps, ricana le soldat. Les lâches ! fit L’Agnelet. Mais que sont devenues les deux filles de Jean le Tisserand ? Jeanne, répondit Rouge Le Bâtard, un jour, dans sa démence, se croyant poursuivie, quitta le pays, entraînant son petit d’une douzaine d’années en ce temps. Ce fut une compagnie de soldats qui les sauvèrent des loups, recueillant Jeanne presque mourante. Quand ils l’eurent couchée dans un coin de cimetière, ils emmenèrent l’enfant. Et voici, L’Agnelet, comment on devient un Mauvais Garçon. — Oh ! frère, répondit L’Agnelet, les yeux pleins de larmes, pouvais-je savoir ! Et Alyse, qu’en advint-il ? Un cri rauque, une plainte de bête, glacèrent les amis. Agrippée de ses mains osseuses à l’escabeau que venait de quitter le forgeron, à travers ses - 54 — mèches en désordre, la vieille dévisageait le soldat. Etait-ce elle, était-ce la chienne qui gémissait ? On n’aurait su le dire. Frappe-Fort courba sa haute taille vers la vieille et, la montrant à L’Agnelet, répondit : Ce qu’est devenue Alyse, demande-le à celle qui, autrefois, s’appelait de ce nom. Avec une sorte de terreur, ils regardaient la forme décharnée glissant de nouveau sur le sol pour ramper vers son ombre. Quel châtiment paiera jamais de tels forfaits, murmura L’Agnelet. Mais frère, dit-il se tournant vers Rouge Le Bâtard, je demeure. curieux de savoir quel miracle te fit connaître mon nom. — A plusieurs reprises, j’ai appris des nouvelles du village et de ceux qui y vivaient, par Conrad le Jongleur. Tous dressèrent la tête en entendant ce nom. Tu connais Conrad ? demanda Frappe-Fort : Je l’ai rencontré, la première fois, sur la route de Picardie, puis après sur d’autres chemins. Et, continua Le Rouge baissant la voix, nous avons échangé le serment. Frère, frère, interrogea le forgeron violemment ému, tu scrais des nôtres ? Il sait la chanson, murmura L’Agnelet. Chut ! fit vivement le moine en se dressant, voici quelqu’un. On frappait à la porte. Une jeune femme entra. -55