Les Liaisons dangereuses/1782/Lettre 10

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Amsterdam (Première partiep. 60-70).


Lettre X.

La Marquise de Merteuil au Vicomte de Valmont

Me boudez-vous, vicomte ? ou bien êtes-vous mort ? ou, ce qui y ressembleroit beaucoup, ne vivez-vous plus que pour votre Présidente ? Cette femme, qui vous a rendu les illusions de la jeunesse, vous en rendra bientôt aussi les ridicules préjugés. Déjà vous voilà timide & esclave ; autant vaudroit être amoureux. Vous renoncez à vos heureuses témérités. Vous voilà donc vous conduisant sans principes, & donnant tout au hasard, ou plutôt au caprice. Ne vous souvient-il plus que l’amour est, comme la médecine, seulement l’art d’aider à la nature ? Vous voyez que je vous bats avec vos armes : mais je n’en prendrai pas d’orgueil ; car c’est bien battre un homme à terre. Il faut qu’elle se donne, me dites-vous : eh ! sans doute, il le faut ; & aussi se donnera-t-elle comme les autres, avec cette différence que ce sera de mauvaise grâce. Mais, pour qu’elle finisse par se donner, le vrai moyen est de commencer par la prendre. Que cette ridicule distinction est bien un vrai déraisonnement de l’amour ! Je dis l’amour ; car vous êtes amoureux. Vous parler autrement, ce seroit vous trahir ; ce seroit vous cacher votre mal. Dites-moi donc, amant langoureux, ces femmes que vous avez eues ; croyez-vous les avoir violées ? Mais quelque envie qu’on ait de se donner, quelque pressée que l’on en soit, encore faut-il un prétexte ; & y en a-t-il de plus commode pour nous, que celui qui nous donne l’air de céder à la force. Pour moi, je l’avoue, une des choses qui me flattent le plus, est une attaque vive & bien faite, où tout se succède avec ordre, quoiqu’avec rapidité ; qui ne nous met jamais dans ce pénible embarras de réparer nous-mêmes une gaucherie dont au contraire nous aurions dû profiter ; qui sait garder l’air de la violence jusque dans les choses que nous accordons, & flatter avec adresse nos deux passions favorites, la gloire de la défense & le plaisir de la défaite. Je conviens que ce talent, plus rare qu’on ne croit, m’a toujours fait plaisir, même alors qu’il ne m’a pas séduite, & que quelquefois il m’est arrivé de me rendre, uniquement comme récompense. Telle dans nos anciens Tournois, la beauté donnoit le prix de la valeur & de l’adresse.

Mois vous, vous qui n’êtes plus vous, vous vous conduisez comme si vous aviez peur de réussir. Eh ! depuis quand voyagez-vous à petites journées & par des chemins de traverse ? Mon ami, quand on veut arriver, des chevaux de poste & la grande route ! Mais laissons ce sujet, qui me donne d’autant plus d’humeur qu’il me prive du plaisir de vous voir. Au moins écrivez-moi plus souvent que vous ne faites & mettez-moi au courant de vos progrès. Savez-vous que voilà huit jours que cette ridicule aventure vous occupe, & que vous négligez tout le monde ?

A propos de négligence, vous ressemblez aux gens qui envoient régulièrement savoir des nouvelles de leurs amis malades, mais qui ne se font jamais rendre la réponse. Vous finissez votre dernière lettre par me demander si le Chevalier est mort. Je ne réponds pas, & vous ne vous en inquiétez pas davantage. Ne savez-vous plus que mon amant est votre ami-né ? Mais rassurez-vous, il n’est point mort ; ou s’il l’étoit, ce seroit de l’excès de sa joie. Ce pauvre Chevalier, comme il est tendre ! comme il est fait pour l’amour ! comme il sait sentir vivement ! la tête m’en tourne. Sérieusement, le bonheur parfait qu’il trouve à être aimé de moi, m’attache véritablement à lui.

Ce même jour, où je vous écrivois que j’allois travailler à notre rupture, combien je le rendis heureux ! Je m’occupois pourtant tout de bon des moyens de le désespérer, quand on me l’annonça. Soit caprice ou raison, jamais il ne me parut si bien. Je le reçus cependant avec humeur. Il espéroit passer deux heures avec moi, avant celle où ma porte seroit ouverte à tout le monde. Je lui dis que j’allois sortir : il me demanda où j’allois : je refusai de le lui apprendre. Il insista ; où vous ne serez pas, repris-je avec aigreur. Heureusement pour lui, il resta pétrifié de cette réponse ; car, s’il eût dit un mot, il s’ensuivoit immanquablement une scène qui eût amené la rupture que j’avois projettée. Etonnée de son silence, je jetai les yeux sur lui sans autre projet, je vous jure, que de voir la mine qu’il faisoit. Je retrouvai sur cette charmante figure cette tristesse à-la-fois profonde & tendre, à laquelle vous-même êtes convenu qu’il étoit si difficile de résister. La même cause produisit le même effet ; je fus vaincue une seconde fois. Et de ce moment, je ne m’occupai plus que des moyens d’éviter qu’il pût me trouver un tort. Je sors pour affaire, lui dis-je avec un air un peu plus doux, & même cette affaire vous regarde ; mais ne m’interrogez pas. Je souperai chez moi, revenez, & vous serez instruit. Alors il retrouva la parole ; mais je ne lui permis pas d’en faire usage. Je suis très-pressée, continuai-je. Laissez-moi ; à ce soir. Il baisa ma main & sortit.

Aussi-tôt, pour le dédommager, peut-être aussi pour me dédommager moi-même, je me décide à lui faire connoître ma petite maison dont il ne se doutoit pas. J’appelle ma fidelle Victoire. J’ai ma migraine ; je me couche pour tous mes gens ; &, restée enfin seule avec la véritable, tandis qu’elle se travestit en laquais, je fais une toilette de Femme-de-chambre. Elle fait ensuite venir un fiacre à la porte de mon jardin, & nous voilà parties. Arrivée dans ce temple de l’amour, je choisis le déshabillé le plus galant. Celui-ci est délicieux ; il est de mon invention : il ne laisse rien voir, & pourtant fait tout deviner. Je vous en promets un modele pour votre Présidente, quand vous l’aurez rendue digne de le porter.

Après ces préparatifs, pendant que Victoire s’occupe des autres détails, je lis un chapitre du Sopha, une lettre d’Héloïse & deux contes de La Fontaine, pour recorder les différents tons que je voulois prendre. Cependant mon Chevalier arrive à ma porte, avec l’empressement qu’il a toujours. Mon Suisse la lui refuse, & lui apprend que je suis malade : premier incident. Il lui remet en même temps un billet de moi, mais non de mon écriture, suivant ma prudente regle. Il l’ouvre, & y trouve, de la main de Victoire : « A neuf heures précises, au boulevard, devant les Cafés. » Il s’y rend ; & là, un petit Laquais qu’il ne connoît pas, qu’il croit au moins ne pas connaître, car c’étoit toujours Victoire, vient lui annoncer qu’il faut renvoyer sa voiture & le suivre. Toute cette marche romanesque lui échauffoit la tête d’autant, & la tête échauffée ne nuit à rien. Il arrive enfin, & la surprise & l’amour causoient en lui un véritable enchantement. Pour lui donner le temps de se remettre, nous nous promenons un moment dans le bosquet ; puis je le ramene vers la maison. Il voit d’abord deux couverts mis ; ensuite un lit fait. Nous passons jusqu’au boudoir, qui étoit dans toute sa parure. Là, moitié réflexion, moitié sentiment, je passai mes bras autour de lui & me laissai tomber à ses genoux. « O mon ami ! lui dis-je, pour vouloir te ménager la surprise de ce moment, je me reproche de t’avoir affligé par l’apparence de l’humeur ; d’avoir pu un instant voiler mon cœur à tes regards. Pardonne-moi mes torts : je veux les expier à force d’amour. » Vous jugez de l’effet de ce discours sentimental. L'heureux Chevalier me releva, & mon pardon fut scellé sur cette même ottomane où vous & moi scellâmes si gaiement & de la même manière notre éternelle rupture.

Comme nous avions six heures à passer ensemble, & que j’avois résolu que tout ce temps fût pour lui également délicieux, je modérai ses transports, & l’aimable coquetterie vint remplacer la tendresse. Je ne crois pas avoir jamais mis tant de soin à plaire, ni avoir été jamais aussi contente de moi. Après le souper, tour-à-tour enfant & raisonnable, folâtre & sensible, quelquefois même libertine, je me plaisois à le considérer comme un Sultan au milieu de son Serrail, dont j’étois tour-à-tour les Favorites différentes. En effet, ses hommages réitérés, quoique toujours reçus par la même femme, le furent toujours par une Maîtresse nouvelle.

Enfin au point du jour il fallut se séparer ; &, quoi qu’il dît, quoi qu’il fît même pour me prouver le contraire, il en avoit autant de besoin que peu d’envie. Au moment où nous sortîmes, & pour dernier adieu, je pris la clef de cet heureux séjour, & la lui remettant entre les mains : « Je ne l’ai eue que pour vous, lui dis-je ; il est juste que vous en soyez maître : c’est au Sacrificateur à disposer du temple. » C’est par cette adresse que j’ai prévenu les réflexions qu’auroit pu lui faire naître la propriété, toujours suspecte, d’une petite maison. Je le connois assez, pour être sûre qu’il ne s’en servira que pour moi ; & si la fantaisie me prenoit d’y aller sans lui, il me reste bien une double clef. Il vouloit à toute force prendre jour pour y revenir ; mais je l’aime trop encore, pour vouloir l’user si vite. Il ne faut se permettre d’excès qu’avec les gens qu’on veut quitter bientôt. Il ne fait pas cela, lui ; mais, pour son bonheur, je le fais pour deux.

Je m’aperçois qu’il est trois heures du matin, & que j’ai écrit un volume, ayant le projet de n’écrire qu’un mot. Tel est le charme de la confiante amitié : c’est elle qui fait que vous êtes toujours ce que j’aime le mieux ; mais, en vérité, le Chevalier est ce qui me plaît davantage.

De . . . . ce 12 Août 17**.