Les Liaisons dangereuses/1782/Lettre 11

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Amsterdam (Première partiep. 70-75).

LETTRE XI.

La Présidente de Tourvel à Madame de Volanges

Votre Lettre sévère m’auroit effrayée, Madame, si par bonheur, je n’avois trouvé ici plus de motifs de sécurité que vous ne m’en donnez de crainte. Ce redoutable M. de Valmont, qui doit être la terreur de toutes les femmes, paroît avoir déposé ses armes meurtrières avant d’entrer dans ce Château. Loin d’y former des projets, il n’y a pas même porté de prétentions ; & la qualité d’homme aimable que ses ennemis mêmes lui accordent, disparoît presque ici, pour ne lui laisser que celle de bon-enfant. C’est apparemment l’air de la campagne qui a produit ce miracle. Ce que je puis vous assurer, c’est qu’étant sans cesse avec moi, paroissant même s’y plaire, il ne lui est pas échappé un mot qui ressemble à l’amour, pas une de ces phrases que tous les hommes se permettent, sans avoir, comme lui, ce qu’il faut pour les justifier. Jamais il n’oblige à cette réserve, dans laquelle toute femme qui se respecte est forcée de se tenir aujourd’hui, pour contenir les hommes qui l’entourent. Il sait ne point abuser de la gaieté qu’il inspire. Il est peut-être un peu louangeur ; mais c’est avec tant de délicatesse, qu’il accoutumeroit la modestie même à l’éloge. Enfin, si j’avois un frère, je désirerois qu’il fût tel que M. de Valmont se montre ici. Peut-être beaucoup de femmes lui désireroient une galanterie plus marquée ; & j’avoue que je lui sais un gré infini d’avoir su me juger assez bien pour ne pas me confondre avec elles.

Ce portrait diffère beaucoup de celui que vous me faites ; &, malgré cela, tous deux peuvent être ressemblans en fixant les époques. Lui-même convient d’avoir eu beaucoup de torts, & on lui en aura bien aussi prêté quelques-uns. Mais j’ai rencontré peu d’hommes qui parlassent des femmes honnêtes avec plus de respect, je dirois presque d'enthousiasme. Vous m’apprenez qu’au moins sur cet objet il ne trompe pas. Sa conduite avec Mde de Merteuil en est une preuve. Il nous en parle beaucoup ; & c’est toujours avec tant d’éloges & l’air d’un attachement vrai, que j’ai cru, jusqu’à la réception de votre Lettre, que ce qu’il appelloit amitié entr'eux deux étoit bien réellement de l’amour. Je m’accuse de ce jugement téméraire, dans lequel j’ai eu d’autant plus de tort, que lui-même a pris souvent le soin de la justifier. J’avoue que je ne regardois que comme finesse, ce qui étoit de sa part une honnête sincérité. Je ne sais ; mais il me semble que celui qui est capable d’une amitié aussi suivie pour une femme aussi estimable, n’est pas un libertin sans retour. J’ignore au reste si nous devons la conduite sage qu’il tient ici, à quelques projets dans les environs, comme vous le supposez. Il y a bien quelques femmes aimables à la ronde ; mais il sort peu, excepté le matin, & alors il dit qu’il va à la chasse. Il est vrai qu’il rapporte rarement du gibier ; mais il assure qu’il est mal-adroit à cet exercice. D'ailleurs, ce qu’il peut faire au-dehors m’inquiète peu, & si je désirois le savoir, ce ne seroit que pour avoir une raison de plus de me rapprocher de votre avis ou de vous ramener au mien.

Sur ce que vous me proposez, de travailler à abréger le séjour que M. de Valmont compte faire ici, il me paraît bien difficile d’oser demander à sa tante de ne pas avoir son neveu chez elle, d’autant qu’elle l’aime beaucoup. Je vous promets pourtant, mais seulement par déférence & non pas par besoin, de saisir l’occasion de faire cette demande, soit à elle, soit à lui-même. Quant à moi, M. de Tourvel est instruit de mon projet de rester ici jusqu’à son retour, & il s’étonneroit, avec raison, de la légèreté qui m’en feroit changer.

Voilà, madame, de bien longs éclaircissements ; mais j’ai cru devoir à la vérité, un témoignage avantageux à M. de Valmont, & dont il me paroît avoir grand besoin auprès de vous. Je n’en suis pas moins sensible à l’amitié qui a dicté vos conseils. C’est à elle que je dois aussi ce que vous me dites d’obligeant à l’occasion du retard du mariage de Mlle votre fille. Je vous en remercie bien sincèrement : mais, quelque plaisir que je me promette à passer ces momens avec vous, je le sacrifierois de bien bon cœur au désir de savoir Mlle de Volanges plustôt heureuse, si pourtant elle peut jamais l’être plus qu’auprès d’une mere aussi digne de toute sa tendresse & de son respect. Je partage avec elle ces deux sentiments qui m’attachent à vous, & je vous prie d’en recevoir l’assurance avec bonté.

J’ai l’honneur d’être, etc.

De . . . ce 13 Août 17**.