Les Mille et Une Nuits/Histoire de l’envieux et de l’envié

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Traduction par Antoine Galland.
Les Mille et Une NuitsLe NormantTome 1 (p. 354-399).

HISTOIRE
DE L’ENVIEUX ET DE L’ENVIÉ.


« Dans une ville assez considérable, deux hommes demeuroient porte à porte. L’un conçut contre l’autre une envie si violente, que celui qui en étoit l’objet, résolut de changer de demeure, et de s’éloigner, persuadé que le voisinage seul lui avoit attiré l’animosité de son voisin ; car quoiqu’il lui eût rendu de bons offices, il s’étoit aperçu qu’il n’en étoit pas moins haï. C’est pourquoi il vendit sa maison avec le peu de bien qu’il avoit ; et se retirant dans la capitale du pays, qui n’étoit pas éloignée, il acheta une petite terre environ à une demi-lieue de la ville. Il y avoit une maison assez commode, un beau jardin et une cour raisonnablement grande, dans laquelle étoit une citerne profonde, dont on ne se servoit plus.

» Le Bon-homme ayant fait cette acquisition, prit l’habit de derviche[1], pour mener une vie plus retirée, et fit faire plusieurs cellules dans la maison, où il établit en peu de temps une communauté nombreuse de derviches. Sa vertu le fit bientôt connoître, et ne manqua pas de lui attirer une infinité de monde, tant du peuple que des principaux de la ville. Enfin, chacun l’honoroit et le chérissoit extrêmement. On venoit aussi de bien loin, se recommander à ses prières ; et tous ceux qui se retiroient d’auprès de lui, publioient les bénédictions qu’ils croyoient avoir reçues du ciel par son moyen.

» La grande réputation du personnage s’étant répandue dans la ville d’où il étoit sorti, l’Envieux en eut un chagrin si vif, qu’il abandonna sa maison et ses affaires, dans la résolution de l’aller perdre. Pour cet effet, il se rendit au nouveau couvent de derviches, dont le chef, ci-devant son voisin, le reçut avec toutes les marques d’amitié imaginables. L’Envieux lui dit qu’il étoit venu exprès pour lui communiquer une affaire importante, dont il ne pouvoit l’entretenir qu’en particulier. « Afin, ajouta-t-il, que personne ne nous entende, promenons-nous, je vous prie, dans votre cour ; et puisque la nuit approche, commandez à vos derviches de se retirer dans leurs cellules. » Le chef des derviches fit ce qu’il souhaitoit.

» Lorsque l’Envieux se vit seul avec le Bon-homme, il commença à lui raconter ce qui lui plut, en marchant l’un à côté de l’autre dans la cour, jusqu’à ce que se trouvant sur le bord de la citerne, il le poussa et le jeta dedans, sans que personne fût témoin d’une si méchante action. Cela étant fait, il s’éloigna promptement, gagna la porte du couvent, d’où il sortit sans être vu, et retourna chez lui fort content de son voyage, et persuadé que l’objet de son envie n’étoit plus au monde ; mais il se trompoit fort…

Scheherazade n’en put dire davantage, car le jour paroissoit. Le sultan fut indigné de la malice de l’Envieux. « Je souhaite fort, dit-il en lui-même, qu’il n’en arrive point de mal au bon derviche. J’espère que j’apprendrai demain que le ciel ne l’abandonna point dans cette occasion. »

XLVIIe NUIT.

Dinarzade, à son réveil, conjura sa sœur de lui apprendre si le bon derviche sortit sain et sauf de la citerne. « Oui, répondit Scheherazade. » Et le second Calender poursuivant son histoire : « La vieille citerne, dit-il, étoit habitée par des fées et par des génies, qui se trouvèrent si à propos pour secourir le chef des derviches, qu’ils le reçurent et le soutinrent jusqu’au bas, de manière qu’il ne se fit aucun mal. Il s’aperçut bien qu’il y avoit quelque chose d’extraordinaire dans une chute dont il devoit perdre la vie ; mais il ne voyoit, ni ne sentoit rien. Néanmoins il entendit bientôt une voix qui dit : « Savez-vous qui est ce Bon-homme à qui nous venons de rendre ce bon office ? » Et d’autres voix ayant répondu que non, la première reprit : « Je vais vous le dire. Cet homme, par la plus grande charité du monde, a abandonné la ville où il demeuroit, et est venu s’établir en ce lieu, dans l’espérance de guérir un de ses voisins de l’envie qu’il avoit contre lui. Il s’est attiré ici une estime si générale, que l’Envieux ne pouvant le souffrir, est venu dans le dessein de le faire périr ; ce qu’il auroit exécuté sans le secours que nous avons prêté à ce Bon-homme, dont la réputation est si grande, que le sultan, qui fait son séjour dans la ville voisine, doit venir demain le visiter, pour recommander la princesse sa fille à ses prières. »

» Une autre voix demanda quel besoin la princesse avoit des prières du derviche ; à quoi la première repartit : « Vous ne savez donc pas qu’elle est possédée du génie Maimoun, fils de Dimdim, qui est devenu amoureux d’elle ? Mais je sais bien comment ce bon chef des derviches pourroit la guérir ; la chose est très-aisée, et je vais vous la dire. Il a dans son couvent un chat noir, qui a une tache blanche au bout de la queue, environ de la grandeur d’une petite pièce de monnoie d’argent. Il n’a qu’à arracher sept brins de poil de cette tache blanche, les brûler, et parfumer la tête de la princesse de leur fumée. À l’instant elle sera si bien guérie et si bien délivrée de Maimoun, fils de Dimdim, que jamais il ne s’avisera d’approcher d’elle une seconde fois. »

» Le chef des derviches ne perdit pas un mot de cet entretien des fées et des génies qui gardèrent un grand silence toute la nuit, après avoir dit ces paroles. Le lendemain, au commencement du jour, dès qu’il put distinguer les objets, comme la citerne étoit démolie en plusieurs endroits, il aperçut un trou, par où il sortit sans peine.

» Les derviches qui le cherchoient, furent ravis de le revoir. Il leur raconta en peu de mots la méchanceté de l’hôte qu’il avoit si bien reçu le jour précédent, et se retira dans sa cellule. Le chat noir dont il avoit ouï parler la nuit dans l’entretien des fées et des génies, ne fut pas long-temps à venir lui faire des caresses à son ordinaire. Il le prit, lui arracha sept brins de poil de la tache blanche qu’il avoit à la queue, et les mit à part, pour s’en servir quand il en auroit besoin.

» Il n’y avoit pas long-temps que le soleil étoit levé, lorsque le sultan, qui ne vouloit rien négliger de ce qu’il croyoit pouvoir apporter une prompte guérison à la princesse, arriva à la porte du couvent. Il ordonna à sa garde de s’y arrêter, et entra avec les principaux officiers qui l’accompagnoient. Les derviches le reçurent avec un profond respect.

» Le sultan tira leur chef à l’écart : « Bon scheik[2], lui dit-il, vous savez peut-être déjà le sujet qui m’amène. » « Oui, sire, répondit modestement le derviche : c’est, si je ne me trompe, la maladie de la princesse qui m’attire cet honneur que je ne mérite pas. » « C’est cela même, répliqua le sultan. Vous me rendriez la vie, si, comme je l’espère, vos prières obtenoient la guérison de ma fille. » « Sire, repartit le Bon-homme, si votre majesté veut bien la faire venir ici, je me flatte par l’aide et la faveur de Dieu, qu’elle retournera en parfaite santé.»

» Le prince, transporté de joie, envoya sur-le-champ chercher sa fille, qui parut bientôt accompagnée d’une nombreuse suite de femmes et d’eunuques, et voilée de manière qu’on ne lui voyoit pas le visage. Le chef des derviches fit tenir une poêle au-dessus de la tête de la princesse ; et il n’eut pas sitôt posé les sept brins de poil sur les charbons allumés qu’il avoit fait apporter, que le génie Maimoun, fils de Dimdim, fit de grands cris, sans que l’on vît rien, et laissa la princesse libre. Elle porta d’abord la main au voile qui lui couvroit le visage, et le leva pour voir où elle étoit. « Où suis-je, s’écria-t-elle ? Qui m’a amenée ici ? » À ces paroles, le sultan ne put cacher l’excès de sa joie ; il embrassa sa fille, et la baisa aux yeux ; il baisa aussi la main du chef des derviches, et dit aux officiers qui l’accompagnoient : « Dites-moi votre sentiment : quelle récompense mérite celui qui a ainsi guéri ma fille ? » Ils répondirent tous qu’il méritoit de l’épouser. « C’est ce que j’avois dans la pensée, reprit le sultan, et je le fais mon gendre dès ce moment. »

» Peu de temps après, le premier visir mourut. Le sultan mit le derviche à sa place, et le sultan étant mort lui-même sans enfans mâles, les ordres de religion et de milice assemblés, le Bon-homme fut déclaré et reconnu sultan d’un commun consentement…

Le jour qui paroissoit, obligea Scheherazade à s’arrêter. Le derviche parut à Schahriar digne de la couronne qu’il venoit d’obtenir ; mais ce prince étoit en peine de savoir si l’Envieux n’en seroit pas mort de chagrin ; et il se leva dans la résolution de l’apprendre la nuit suivante.

XLVIIIe NUIT.

Voici comme le second Calender, dit Sheherazade, poursuivit la fin de l’histoire de l’Envié et de l’Envieux :

» Le bon derviche, dit-il, étant donc monté sur le trône de son beau-père, un jour qu’il étoit au milieu de sa cour, dans une marche, il aperçut l’Envieux parmi la foule du monde qui étoit sur son passage. Il fit approcher un des visirs qui l’accompagnoit, et lui dit tout bas : « Allez, et amenez-moi cet homme que voilà, et prenez bien garde de l’épouvanter. » Le visir obéit ; et quand l’Envieux fut en présence du sultan, le sultan lui dit : « Mon ami, je suis ravi de vous voir. » Et alors s’adressant à un officier : « Qu’on lui compte, dit-il, tout-à-l’heure mille pièces de monnoie d’or de mon trésor. De plus, qu’on lui livre vingt charges de marchandises les plus précieuses de mes magasins, et qu’une garde suffisante le conduise et l’escorte jusques chez lui. » Après avoir chargé l’officier de cette commission, il dit adieu à l’Envieux, et continua sa marche.

» Lorsque j’eus achevé de conter cette histoire au génie, assassin de la princesse de l’isle d’Ébène, je lui en fis l’application. « Ô génie, lui dis-je, vous voyez que ce sultan bienfaisant ne se contenta pas d’oublier qu’il n’avoit pas tenu à l’Envieux qu’il n’eût perdu la vie, il le traita encore et le renvoya avec toute la bonté que je viens de vous dire. » Enfin, j’employai toute mon éloquence à le prier d’imiter un si bel exemple, et de me pardonner ; mais il ne me fut pas possible de le fléchir. « Tout ce que je puis faire pour toi, me dit-il, c’est de ne te pas ôter la vie ; ne te flatte pas que je te renvoie sain et sauf. Il faut que je te fasse sentir ce que je puis par mes enchantemens. » À ces mots il se saisit de moi avec violence, et m’emportant au travers de la voûte du palais souterrain, qui s’entrouvrit pour lui faire un passage, il m’enleva si haut, que la terre ne me parut qu’un petit nuage blanc. De cette hauteur, il se lança vers la terre comme la foudre, et prit pied sur la cime d’une montagne.

» Là il ramassa une poignée de terre, prononça, ou plutôt marmotta dessus certaines paroles, auxquelles je ne compris rien ; et la jetant sur moi : « Quitte, me dit-il, la figure d’homme, et prends celle de singe. » Il disparut aussitôt, et je demeurai seul, changé en singe, accablé de douleur, dans un pays inconnu, ne sachant si j’étois près ou éloigné des états du roi mon père.

» Je descendis du haut de la montagne, j’entrai dans un plat pays, dont je ne trouvai l’extrémité qu’au bout d’un mois, que j’arrivai au bord de la mer. Elle étoit alors dans un grand calme ; et j’aperçus un vaisseau, à une demi-lieue de terre. Pour ne pas perdre une si belle occasion, je rompis une grosse branche d’arbre, je la tirai après moi dans la mer, et me mis dessus, jambe de-çà, jambe de-là, avec un bâton à chaque main, pour me servir de rames.

» Je voguai dans cet état, et m’avançai vers le vaisseau. Quand j’en fus assez près pour être reconnu, je donnai un spectacle fort extraordinaire aux matelots et aux passagers qui parurent sur le tillac. Ils me regardoient tous avec une grande admiration. Cependant j’arrivai à bord ; et me prenant à un cordage, je grimpai jusques sur le tillac. Mais comme je ne pouvois parler, je me trouvai dans un terrible embarras. En effet, le danger que je courus alors, ne fut pas moins grand que celui d’avoir été à la discrétion du génie.

» Les marchands superstitieux et scrupuleux crurent que je porterois malheur à leur navigation, si on me recevoit ; c’est pourquoi l’un dit : « Je vais l’assommer d’un coup de maillet. » Un autre : « Je veux lui passer une flèche au travers du corps. » Un autre : « Il faut le jeter à la mer. » Quelqu’un n’auroit pas manqué de faire ce qu’il disoit, si, me rangeant du côté du capitaine, je ne m’étois pas prosterné à ses pieds ; mais le prenant par son habit, dans la posture de suppliant, il fut tellement touché de cette action et des larmes qu’il vit couler de mes yeux, qu’il me prit sous sa protection, en me menaçant de faire repentir celui qui me feroit le moindre mal. Il me fit même mille caresses. De mon côté, au défaut de la parole, je lui donnai par mes gestes toutes les marques de reconnoissance qu’il me fut possible.

» Le vent, qui succéda au calme, ne fut pas fort ; mais il fut favorable : il ne changea point durant cinquante jours, et il nous fit heureusement aborder au port d’une belle ville très-peuplée et d’un grand commerce, où nous jetâmes l’ancre. Elle étoit d’autant plus considérable, que c’étoit la capitale d’un puissant état.

» Notre vaisseau fut bientôt environné d’une infinité de petits bateaux, remplis de gens qui venoient pour féliciter leurs amis sur leur arrivée, ou s’informer de ceux qu’ils avoient vus au pays d’où ils arrivoient, ou simplement par la curiosité de voir un vaisseau qui venoit de loin. Il arriva entr’autres quelques officiers qui demandèrent à parler, de la part du sultan, aux marchands de notre bord, Les marchands se présentèrent à eux ; et l’un des officiers prenant la parole, leur dit : « Le sultan notre maître nous a chargés de vous témoigner qu’il a bien de la joie de votre arrivée, et de vous prier de prendre la peine d’écrire sur le rouleau de papier que voici, chacun quelques lignes de votre écriture. Pour vous apprendre quel est son dessein, vous saurez qu’il avoit un premier visir, qui, avec une très-grande capacité dans le maniement des affaires, écrivoit dans la dernière perfection. Ce ministre est mort depuis peu de jours. Le sultan en est fort affligé ; et comme il ne regardoit jamais les écritures de sa main, sans admiration, il a fait un serment solennel de ne donner sa place qu’à un homme qui écrira aussi bien qu’il écrivoit. Beaucoup de gens ont présenté de leur écriture ; mais jusqu’à présent il ne s’est trouvé personne dans l’étendue de cet empire, qui ait été jugé digne d’occuper la place du visir. »

» Ceux des marchands qui crurent assez bien écrire pour prétendre à cette haute dignité, écrivirent l’un après l’autre ce qu’ils voulurent. Lorsqu’ils eurent achevé, je m’avançai, et enlevai le rouleau de la main de celui qui le tenoit. Tout le monde, et particulièrement les marchands qui venoient d’écrire, s’imaginant que je voulois le déchirer, ou le jeter à la mer, firent de grands cris ; mais ils se rassurèrent, quand ils virent que je tenois le rouleau fort proprement, et que je faisois signe de vouloir écrire à mon tour. Cela fit changer leur crainte en admiration. Néanmoins, comme ils n’avoient jamais vu de singe qui sût écrire, et qu’ils ne pouvoient se persuader que je fusse plus habile que les autres, ils voulurent m’arracher le rouleau des mains ; mais le capitaine prit encore mon parti. « Laissez-le faire, dit-il : qu’il écrive. S’il ne fait que barbouiller le papier, je vous promets que je le punirai sur-le-champ ; si au contraire il écrit bien, comme je l’espère, car je n’ai vu de ma vie un singe plus adroit et plus ingénieux, ni qui comprit mieux toutes choses, je déclare que je le reconnoîtrai pour mon fils. J’en avois un qui n’avoit pas à beaucoup près tant d’esprit que lui. »

» Voyant que personne ne s’opposoit plus à mon dessein, je pris la plume et ne la quittai qu’après avoir écrit six sortes d’écritures usitées chez les arabes ; et chaque essai d’écriture contenoit un distique ou un quatrain impromptu à la louange du sultan. Mon écriture n’effaçoit pas seulement celle des marchands, j’ose dire qu’on n’en avoit point vue de si belle jusqu’alors en ce pays-là. Quand j’eus achevé, les officiers prirent le rouleau, et le portèrent au sultan…

Scheherazade en étoit là, lorsqu’elle aperçut le jour. « Sire, dit-elle à Schahriar, si j’avois le temps de continuer, je raconterois à votre majesté des choses encore plus surprenantes que celles que je viens de raconter. » Le sultan, qui s’étoit proposé d’entendre toute cette histoire, se leva sans dire ce qu’il pensoit.

XLIXe NUIT.

Le lendemain, Dinarzade à son réveil, dit à la sultane : « Je crois, ma sœur, que le sultan, mon seigneur, n’a pas moins de curiosité que moi d’entendre la suite des aventures du singe. » « Vous allez être satisfaits l’un et l’autre, répondit Scheherazade ; et pour ne vous pas faire languir, je vous dirai que le second Calender continua ainsi son histoire :

» Le sultan ne fit aucune attention aux autres écritures ; il ne regarda que la mienne, qui lui plut tellement, qu’il dit aux officiers : « Prenez le cheval de mon écurie le plus beau et le plus richement harnaché, et une robe de brocard des plus magnifiques, pour revêtir la personne de qui sont ces six écritures, et amenez-la moi. »

» À cet ordre du sultan, les officiers se mirent à rire. Ce prince, irrité de leur hardiesse, étoit prêt à les punir ; mais ils lui dirent : « Sire, nous supplions votre majesté de nous pardonner : ces écritures ne sont pas d’un homme, elles sont d’un singe. » « Que dites-vous, s’écria le sultan, ces écritures merveilleuses ne sont pas de la main d’un homme ? » « Non, sire, répondit un des officiers, nous assurons votre majesté qu’elles sont d’un singe, qui les a faites devant nous. » Le sultan trouva la chose trop surprenante, pour n’être pas curieux de me voir. « Faites ce que je vous ai commandé, leur dit-il, amenez-moi promptement un singe si rare. »

» Les officiers revinrent au vaisseau, et exposèrent leur ordre au capitaine, qui leur dit que le sultan étoit le maître. Aussitôt ils me revêtirent d’une robe de brocard très-riche, et me portèrent à terre, où ils me mirent sur le cheval du sultan, qui m’attendoit dans son palais avec un grand nombre de personnes de sa cour, qu’il avoit assemblées pour me faire plus d’honneur.

» La marche commença. Le port, les rues, les places publiques, les fenêtres, les terrasses des palais et des maisons, tout étoit rempli d’une multitude innombrable de monde de tout sexe et de tout âge, que la curiosité avoit fait venir de tous les endroits de la ville pour me voir ; car le bruit s’étoit répandu en un moment, que le sultan venoit de choisir un singe pour son grand-visir. Après avoir donné un spectacle si nouveau à tout ce peuple, qui par des cris redoublés ne cessoit de marquer sa surprise, j’arrivai au palais du sultan.

» Je trouvai ce prince assis sur son trône au milieu des grands de sa cour. Je lui fis trois révérences profondes ; et, à la dernière, je me prosternai et baisai la terre devant lui. Je me mis ensuite sur mon séant en posture de singe. Toute l’assemblée ne pouvoit se lasser de m’admirer, et ne comprenoit pas comment il étoit possible qu’un singe sût si bien rendre aux sultans le respect qui leur est dû ; et le sultan en étoit plus étonné que personne. Enfin, la cérémonie de l’audience eût été complète, si j’eusse pu ajouter la harangue à mes gestes ; mais les singes ne parlèrent jamais, et l’avantage d’avoir été homme ne me donnoit pas ce privilége.

» Le sultan congédia ses courtisans, et il ne resta auprès de lui que le chef de ses eunuques, un petit esclave fort jeune, et moi. Il passa de la salle d’audience dans son appartement, où il se fit apporter à manger. Lorsqu’il fut à table, il me fit signe d’approcher et de manger avec lui. Pour lui marquer mon obéissance, je baisai la terre, je me levai, et me mis à table. Je mangeai avec beaucoup de retenue et de modestie.

» Avant que l’on desservît, j’aperçus une écritoire : je fis signe qu’on me l’approchât ; et quand je l’eus, j’écrivis sur une grosse pêche des vers de ma façon, qui marquoient ma reconnoissance au sultan ; et la lecture qu’il en fit après que je lui eus présenté la pêche, augmenta son étonnement. La table levée, on lui apporta d’une boisson particulière, dont il me fit présenter un verre. Je bus, et j’écrivis dessus de nouveaux vers, qui expliquoient l’état où je me trouvois après de grandes souffrances. Le sultan les lut encore, et dit : « Un homme qui seroit capable d’en faire autant, seroit au-dessus des plus grands hommes. »

» Ce prince s’étant fait apporter un jeu d’échecs, me demanda, par signe, si j’y savois jouer, et si je voulois jouer avec lui. Je baisai la terre ; et en portant la main sur ma tête, je marquai que j’étois prêt à recevoir cet honneur. Il me gagna la première partie ; mais je gagnai la seconde et la troisième ; et m’apercevant que cela lui faisoit quelque peine, pour le consoler, je fis un quatrain que je lui présentai. Je lui disois que deux puissances armées s’étoient battues tout le jour avec beaucoup d’ardeur, mais qu’elles avoient fait la paix sur le soir, et qu’elles avoient passé la nuit ensemble fort tranquillement sur le champ de bataille.

» Tant de choses paroissant au sultan fort au-delà de tout ce qu’on avoit jamais vu ou entendu de l’adresse et de l’esprit des singes, il ne voulut pas être le seul témoin de ces prodiges. Il avoit une fille qu’on appeloit Dame de beauté. « Allez, dit-il au chef des eunuques, qui étoit présent et attaché à cette princesse, allez, faites venir ici votre dame, je suis bien aise qu’elle ait part au plaisir que je prends. »

» Le chef des eunuques partit, et amena bientôt la princesse. Elle avoit le visage découvert ; mais elle ne fut pas plutôt dans la chambre, qu’elle se le couvrit promptement de son voile, en disant au sultan : « Sire, il faut que votre majesté se soit oubliée. Je suis fort surprise qu’elle me fasse venir pour paroître devant les hommes. » Comment donc, ma fille, répondit le sultan, vous n’y pensez pas vous-même. Il n’y a ici que le petit esclave, l’eunuque votre gouverneur, et moi, qui avons la liberté de vous voir le visage ; néanmoins vous baissez votre voile, et vous me faites un crime de vous avoir fait venir ici. » « Sire, répliqua la princesse, votre majesté va connoître que je n’ai pas tort. Le singe que vous voyez, quoiqu’il ait la forme d’un singe, est un jeune prince, fils d’un grand roi. Il a été métamorphosé en singe par enchantement. Un génie, fils de la fille d’Éblis, lui a fait cette malice, après avoir cruellement ôté la vie à la princesse de l’isle d’Ébène, fille du roi Epitimarus. »

» Le sultan, étonné de ce discours, se tourna de mon côté, et ne me parlant plus par signe, me demanda si ce que sa fille venoit de dire, étoit véritable. Comme je ne pouvois parler, je mis la main sur ma tête pour lui témoigner que la princesse avoit dit la vérité. « Ma fille, reprit alors le sultan, comment savez-vous que ce prince a été transformé en singe par enchantement ? » « Sire, répondit la princesse Dame de beauté, votre majesté peut se souvenir qu’au sortir de mon enfance, j’ai eu près de moi une vieille dame. C’étoit une magicienne très-habile ; elle m’a enseigné soixante-dix règles de sa science, par la vertu de laquelle je pourrois, en un clin-d’œil, faire transporter votre capitale au milieu de l’Océan, au-delà du mont Caucase. Par cette science, je connois toutes les personnes qui sont enchantées, seulement à les voir ; je sais qui elles sont, et par qui elles ont été enchantées : ainsi ne soyez pas surpris si j’ai d’abord démêlé ce prince au travers du charme qui l’empêche de paroître à vos yeux tel qu’il est naturellement. » « Ma fille, dit le sultan, je ne vous croyois pas si habile. » « Sire, répondit la princesse, ce sont des choses curieuses qu’il est bon de savoir ; mais il m’a semblé que je ne devois pas m’en vanter. » « Puisque cela est. Ainsi, reprit le sultan, vous pourrez donc dissiper l’enchantement du prince ? » « Oui, sire, repartit la princesse, je puis lui rendre sa première forme. » « Rendez-la-lui donc, interrompit le sultan, vous ne sauriez me faire un plus grand plaisir, car je veux qu’il soit mon grand visir, et qu’il vous épouse. » « Sire, dit la princesse, je suis prête à vous obéir en tout ce qu’il vous plaira de m’ordonner…

Scheherazade, en achevant ces derniers mots, s’aperçut qu’il étoit jour, et cessa de poursuivre l’histoire du second Calender. Schahriar, jugeant que la suite ne seroit pas moins agréable que ce qu’il avoit entendu, résolut de l’écouter le lendemain.

Le NUIT.

La sultane, voyant l’empressement de sa sœur pour savoir comment la Dame de beauté remit le second Calender dans son premier état, lui dit : Voici de quelle manière le Calender reprit son discours :

« La princesse Dame de beauté alla dans son appartement, d’où elle apporta un couteau qui avoit des mots hébreux gravés sur la lame. Elle nous fit descendre ensuite, le sultan, le chef des eunuques, le petit esclave et moi, dans une cour secrète du palais ; et là, nous laissant sous une galerie qui régnoit autour, elle s’avança au milieu de la cour, ou elle décrivit un grand cercle, et y traça plusieurs mots en caractères arabes, anciens et autres, qu’on appelle caractères de Cléopâtre.

» Lorsqu’elle eut achevé, et préparé le cercle de la manière qu’elle le souhaitoit, elle se plaça et s’arrêta au milieu, où elle fit des abjurations, et récita des versets de l’Alcoran. Insensiblement l’air s’obscurcit, de sorte qu’il sembloit qu’il fût nuit, et que la machine du monde alloit se dissoudre. Nous nous sentîmes saisir d’une frayeur extrême ; et cette frayeur augmenta encore, quand nous vîmes tout-à-coup paroître le génie, fils de la fille d’Éblis, sous la forme d’un lion d’une grandeur épouvantable.

» Dès que la princesse aperçut ce monstre, elle lui dit : « Chien, au lieu de ramper devant moi, tu oses te présenter sous cette horrible forme, et tu crois m’épouvanter ? » « Et toi, reprit le lion, tu ne crains pas de contrevenir au traité que nous avons fait et confirmé par un serment solennel, de ne nous nuire, ni faire aucun tort l’un à l’autre ? » « Ah maudit, répliqua la princesse, c’est à toi que j’ai ce reproche à faire. » « Tu vas, interrompit brusquement le lion, être payée de la peine que tu m’as donnée de venir. » En disant cela, il ouvrit une gueule effroyable, et s’avança sur elle pour la dévorer. Mais elle, qui étoit sur ses gardes, fit un saut en arrière, eut le temps de s’arracher un cheveu ; et en prononçant deux ou trois paroles, elle le changea en un glaive tranchant, dont elle coupa le lion en deux par le milieu du corps. Les deux parties du lion disparurent, et il ne resta que la tête, qui se changea en un gros scorpion. Aussitôt la princesse se changea en serpent, et livra un rude combat au scorpion, qui, n’ayant pas l’avantage, prit la forme d’un aigle, et s’envola. Mais le serpent prit alors celle d’un aigle noir plus puissant, et le poursuivit. Nous les perdîmes de vue l’un et l’autre.

» Quelque temps après qu’ils eurent disparu, la terre s’entr’ouvrit devant nous, et il en sortit un chat noir et blanc, dont le poil étoit tout hérissé, et qui miauloit d’une manière effrayante. Un loup noir le suivit de près, et ne lui donna aucun relâche. Le chat, trop pressé, se changea en un ver, et se trouva près d’une grenade tombée par hasard d’un grenadier qui étoit planté sur le bord d’un canal d’eau assez profond, mais peu large. Ce ver perça la grenade en un instant, et s’y cacha. La grenade alors s’enfla, et devint grosse comme une citrouille, et s’éleva sur le toit de la galerie, d’où, après avoir fait quelques tours en roulant, elle tomba dans la cour, et se rompit en plusieurs morceaux.

» Le loup, qui pendant ce temps-là s’étoit transformé en coq, se jeta sur les grains de la grenade, et se mit à les avaler l’un après l’autre. Lorsqu’il n’en vit plus, il vint à nous les ailes étendues, en faisant un grand bruit, comme pour nous demander s’il n’y avoit plus de grains. Il en restoit un sur le bord du canal, dont il s’aperçut en se retournant. Il y courut vîte ; mais dans le moment qu’il alloit porter le bec dessus, le grain roula dans le canal, et se changea en petit poisson…

« Mais voilà le jour, sire, dit Scheherazade ; s’il n’eût pas sitôt paru, je suis persuadée que votre majesté auroit pris beaucoup de plaisir à entendre ce que je lui aurois raconté. » À ces mots, elle se tut, et le sultan se leva rempli de tous ces événemens inouis, qui lui inspirèrent une forte envie et une extrême impatience d’apprendre le reste de cette histoire.

LIe NUIT.

Scheherazade, pour satisfaire sa sœur, curieuse d’entendre la suite de toutes ces métamorphoses, rappela dans sa mémoire l’endroit où elle en étoit demeurée ; et puis adressant la parole au sultan : Sire, dit-elle, le second Calender continua de cette sorte son histoire :

» Le coq se jeta dans le canal, et se changea en un brochet qui poursuivit le petit poisson. Ils furent l’un et l’autre deux heures entières sous l’eau, et nous ne savions ce qu’ils étoient devenus, lorsque nous entendîmes des cris horribles qui nous firent frémir. Peu de temps après, nous vîmes le génie et la princesse tout en feu. Ils se lancèrent l’un contre l’autre des flammes par la bouche jusqu’à ce qu’ils vinrent à se prendre corps à corps. Alors les deux feux s’augmentèrent, et jetèrent une fumée épaisse et enflammée qui s’éleva fort haut. Nous craignîmes avec raison, qu’elle n’embrasât tout le palais ; mais nous eûmes bientôt un sujet de crainte beaucoup plus pressant ; car le génie s’étant débarrassé de la princesse, vint jusqu’à la galerie où nous étions, et nous souffla des tourbillons de feux. C’étoit fait de nous, si la princesse, accourant à notre secours, ne l’eût obligé, par ses cris, à s’éloigner et à se garder d’elle. Néanmoins, quelque diligence qu’elle fît, elle ne put empêcher que le sultan n’eût la barbe brûlée et le visage gâté ; que le chef des eunuques ne fût étouffé et consumé sur le champ, et qu’une étincelle n’entrât dans mon œil droit, et ne me rendît borgne. Le sultan et moi nous nous attendions à périr ; mais bientôt nous ouïmes crier : « Victoire, Victoire ; » et nous vîmes tout-à-coup paroître la princesse sous sa forme naturelle et le génie réduit en un monceau de cendres.

» La princesse s’approcha de nous, et pour ne pas perdre de temps, elle demanda une tasse pleine d’eau, qui lui fut apportée par le jeune esclave, à qui le feu n’avoit fait aucun mal. Elle la prit, et après quelques paroles prononcées dessus, elle jeta l’eau sur moi, en disant : « Si tu es singe par enchantement, change de figure, et prends celle d’homme, que tu avois auparavant. » À peine eut-elle achevé ces mots, que je redevins homme tel que j’étois avant ma métamorphose, à un œil près.

» Je me préparois à remercier la princesse ; mais elle ne m’en donna pas le temps. Elle s’adressa au sultan son père, et lui dit : « Sire, j’ai remporté la victoire sur le génie, comme votre majesté le peut voir ; mais c’est une victoire qui me coûte cher. Il me reste peu de momens à vivre, et vous n’aurez pas la satisfaction de faire le mariage que vous méditiez. Le feu m’a pénétrée dans ce combat terrible, et je sens qu’il me consume peu-à-peu. Cela ne seroit point arrivé, si je m’étois aperçu du dernier grain de la grenade, et que je l’eusse avalé comme les autres, lorsque j’étois changée en coq. Le génie s’y étoit réfugié comme en son dernier retranchement ; et de là dépendoit le succès du combat, qui auroit été heureux et sans danger pour moi. Cette faute m’a obligée de recourir au feu, et de combattre avec ces puissantes armes, comme je l’ai fait entre le ciel et la terre, et en votre présence. Malgré le pouvoir de son art redoutable et son expérience, j’ai fait connoître au génie que j’en savois plus que lui ; je l’ai vaincu, et réduit en cendres. Mais je ne puis échapper à la mort qui s’approche…

Scheherazade interrompit en cet endroit l’histoire du second Calender, et dit au sultan : « Sire, le jour qui paroît, m’avertit de n’en pas dire davantage ; mais si votre majesté veut bien encore me laisser vivre jusqu’à demain, elle entendra la fin de cette histoire. » Schahriar y consentit, et se leva suivant sa coutume, pour aller vaquer aux affaires de son empire.

LIIe NUIT.

La sultane, éveillée, prit aussitôt la parole, et poursuivit ainsi l’histoire du second Calender :

» Madame, dit le Calender à Zobéïde, le sultan laissa la princesse Dame de beauté achever le récit de son combat ; et quand elle l’eut fini, il lui dit d’un ton qui marquoit la vive douleur dont il étoit pénétré : « Ma fille, vous voyez en quel état est votre père. Hélas ! je m’étonne que je sois encore en vie. L’eunuque votre gouverneur est mort, et le prince que vous venez de délivrer de son enchantement, a perdu un œil. » Il n’en put dire davantage : les larmes, les soupirs et les sanglots lui coupèrent la parole. Nous fûmes extrêmement touchés de son affliction, sa fille et moi, et nous pleurâmes avec lui. Pendant que nous nous affligions comme à l’envi l’un de l’autre, la princesse se mit à crier : « Je brûle, je brûle. » Elle sentit que le feu qui la consumoit, s’étoit enfin emparé de tout son corps, et elle ne cessa de crier, je brûle, que la mort n’eût mis fin à ses douleurs insupportables. L’effet de ce feu fut si extraordinaire, qu’en peu de momens elle fut réduite toute en cendres comme le génie.

» Je ne vous dirai pas, madame, jusqu’à quel point je fus touché d’un spectacle si funeste. J’aurois mieux aimé être toute ma vie singe ou chien, que de voir ma bienfaitrice périr si misérablement. De son côté, le sultan, affligé au-delà de tout ce qu’on peut s’imaginer, poussa des cris pitoyables en se donnant de grands coups à la tête et sur la poitrine, jusqu’à ce que succombant à son désespoir, il s’évanouit et me fit craindre pour sa vie. Cependant les eunuques et les officiers accoururent aux cris du sultan, qu’ils n’eurent pas peu de peine à faire revenir de sa foiblesse. Ce prince et moi n’eûmes pas besoin de leur faire un long récit de cette aventure pour les persuader de la douleur que nous en avions : les deux monceaux de cendres en quoi la princesse et le génie avoient été réduits, la leur firent assez concevoir. Comme le sultan pouvoit à peine se soutenir, il fut obligé de s’appuyer sur ses eunuques, pour gagner son appartement.

» Dès que le bruit d’un événement si tragique se fut répandu dans le palais et dans la ville, tout le monde plaignit le malheur de la princesse Dame de beauté, et prit part à l’affliction du sultan. Pendant sept jours on fit toutes les cérémonies du plus grand deuil : on jeta au vent les cendres du génie ; on recueillit celles de la princesse dans un vase précieux, pour y être conservées ; et ce vase fut déposé dans un superbe mausolée que l’on bâtit au même endroit où les cendres avoient été recueillies.

» Le chagrin que conçut le sultan de la perte de sa fille, lui causa une maladie qui l’obligea de garder le lit un mois entier. Il n’avoit pas encore entièrement recouvré sa santé, qu’il me fit appeler. « Prince, me dit-il, écoutez l’ordre que j’ai à vous donner : il y va de votre vie si vous ne l’exécutez. » Je l’assurai que j’obéirois exactement. Après quoi, reprenant la parole : « J’avois toujours vécu, poursuivit-il, dans une parfaite félicité, et jamais aucun accident ne l’avoit traversée ; votre arrivée a fait évanouir le bonheur dont je jouissois. Ma fille est morte, son gouverneur n’est plus, et ce n’est que par un miracle que je suis en vie. Vous êtes donc la cause de tous ces malheurs, dont il n’est pas possible que je puisse me consoler. C’est pourquoi retirez-vous en paix ; mais retirez-vous incessamment, je périrois moi-même si vous demeuriez ici davantage ; car je suis persuadé que votre présence porte malheur : c’est tout ce que j’avois à vous dire. Partez, et prenez garde de paroître jamais dans mes états ; aucune considération ne m’empêcheroit de vous en faire repentir. » Je voulus parler ; mais il me ferma la bouche par des paroles remplies de colère, et je fus obligé de m’éloigner de son palais.

» Rebuté, chassé, abandonné de tout le monde, et ne sachant ce que je deviendrois, avant que de sortir de la ville, j’entrai dans un bain, je me fis raser la barbe et les sourcils, et pris l’habit de Calender. Je me mis en chemin, en pleurant moins ma misère que les belles princesses dont j’avois causé la mort. Je traversai plusieurs pays sans me faire connoître ; enfin je résolus de venir à Bagdad, dans l’espérance de me faire présenter au Commandeur des croyans, et d’exciter sa compassion par le récit d’une histoire si étrange. J’y suis arrivé ce soir, et la première personne que j’ai rencontrée en arrivant, c’est le Calender notre frère qui vient de parler avant moi. Vous savez le reste, Madame, et pourquoi j’ai l’honneur de me trouver dans votre hôtel. »

Quand le second Calender eut achevé son histoire, Zobéïde, à qui il avoit adressé la parole, lui dit : « Voilà qui est bien ; allez, retirez-vous où il vous plaira, je vous en donne la permission. « Mais au lieu de sortir, il supplia aussi la dame de lui faire la même grâce qu’au premier Calender, auprès duquel il alla prendre place.

« Mais, sire, dit Scheherazade, en achevant ces derniers mots, il est jour, il ne m’est pas permis de continuer. J’ose assurer que quelqu’agréable que soit l’histoire du second Calender, celle du troisième n’est pas moins belle. Que votre majesté se consulte ; qu’elle voie si elle veut avoir la patience de l’entendre. » Le sultan, curieux de savoir si elle étoit aussi merveilleuse que la première, se leva, résolu de prolonger encore la vie de Scheherazade, quoique le délai qu’il avoit accordé fût fini depuis plusieurs jours.

LIIIe NUIT.

» Je voudrois bien, dit Schahriar sur la fin de la nuit, entendre l’histoire du troisième Calender. » « Sire, répondit Scheherazade, vous allez être obéi. » Le troisième Calender, ajouta-t-elle, voyant que c’étoit à lui à parler, s’adressant, comme les autres, à Zobéïde, commença son histoire de cette manière :


Notes
  1. Dervis ou Derviche ; ce nom, qui signifie pauvre, répond chez les Mahométans à celui de moines chez les Chrétiens. Ils font vœu de pauvreté, de chasteté et d’obéissance. Cependant Mévéléva, leur fondateur, leur a permis de rentrer dans le monde et même de se marier, si leur faiblesse l’exigeoit. Ils portent de grosses chemises de serge, et n’ont qu’un manteau de gros drap, dont ils s’enveloppent. Leurs bonnets ressemblent assez bien à nos feutres, ou grands chapeaux blancs sans bord, et faits de poil de chameaux ; ils ont les jambes nues et la poitrine découverte ; leur ceinture est une lanière de cuir, à laquelle ils attachent des boucles d’ivoire, de porphyre, etc. Outre les jeûnes prescrits par l’Alcoran, ils en observent encore tous les jeudis : il ne leur est permis alors de manger qu’après le coucher du soleil.
  2. Mot arabe qui signifie vieillard. On appelle ainsi dans l’Orient les chefs des communautés religieuses et séculières, et les docteurs distingués. Les Mahométans donnent aussi ce nom à leurs prédicateurs.