Les Origines du capitalisme moderne/3

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Chapitre III


LE GRAND COMMERCE MARITIME
LES ÉTABLISSEMENTS COLONIAUX ET LES
PROGRÈS DU CAPITALISME AU XVIe siècle


1. Les conséquences économiques des grandes découvertes. — La source la plus féconde du capitalisme moderne, ce sont sans aucun doute les grandes découvertes maritimes, les expéditions des Portugais dans l’Océan Indien, à la suite desquelles ils ont établi de florissants comptoirs dans l’Inde et pris pied à Java, à Sumatra, aux Moluques[1], c’est aussi la prise de possession de l’Amérique par ces mêmes Portugais et surtout par les Espagnols. Ce sont ces peuples de l’Atlantique qui constituent, au XVIe siècle, les grandes puissances maritimes. Ils vont chercher directement dans les pays producteurs le coton, la soie, les épices, le sucre, qui entrent dans la consommation courante, ainsi que des produits inconnus jusqu’alors, les bois de teinture et d’ébénisterie, l’indigo, le café, le tabac.

Le commerce colonial, à ses débuts, consiste surtout, comme le dit W. Sombart, dans l’expropriation des populations primitives, incapables de se défendre. C’est surtout grâce à de véritables actes de piraterie que les commerçants des pays européens réalisent d’énormes profits, qui parfois dépassent 200 ou 300 %.

Une autre pratique, non moins lucrative, ce fut le travail forcé que, dans leurs colonies, les peuples européens exigèrent des indigènes : Espagnols, Portugais, Hollandais se montrèrent aussi impitoyables les uns que, les autres envers leurs sujets de race rouge ou de race jaune. En Amérique, dans les Antilles surtout, il y eut mie, véritable dépopulation. des Indiens, si bien qu’il fallut les remplacer par des nègres, que la traite chercha en Afrique, traite meurtrière, et qui rapporta aussi d’énormes profits. C’est très justement que W. Sombart a pu dire : « Nous sommes devenus riches parce que des races entières, des peuples entiers sont morts pour nous ; c’est pour nous que des continents ont été, dépeuplés ». Telle est, il faut en convenir, l’une des sources — fort impure — du capitalisme[2]. D’innombrables faits, dans le détail desquels nous ne pouvons entrer, tendent à montrer que le commerce colonial et l’exploitation des indigènes ont accru, dans d’énormes proportions, la quantité des capitaux qui se sont répandus sur l’Europe.

Notons aussi que, grâce à ce commerce si lucratif, les anciennes pratiques commerciales se sont perfectionnées, que de nouvelles ont pris naissance, qu’un véritable, code maritime s’élabora. Cela fut, pour une bonne part, l’œuvre des négociants portugais, qui, les premiers, ont exploité cette nouvelle source de richesses, et dont, d’ailleurs, un grand nombre étaient d’origine juive, plus ou moins bien convertis au catholicisme (ceux qu’on appelle les marans). Les Espagnols ont imité leurs devanciers immédiats.


2. Les Portugais et les Espagnols à Anvers. — On s’explique ainsi la grande place que tiennent à Anvers les colonies portugaises et espagnoles, tout au moins jusque vers 1560 ; leurs vaisseaux entrent en grand nombre dans le port de l’Escaut. Anvers se trouve être la grande place d’étape entre les puissances maritimes, qui disposent à ce moment-là de toutes les productions de l’Asie et du Nouveau-Monde, et les pays du Nord-Ouest et du Nord de l’Europe. C’est aussi par Anvers que se transportent, à destination de la péninsule hispanique et du Nouveau-Monde, les produits si riches de l’industrie des Pays-Bas : draperie, toiles, tapisseries, objets de piété, œuvres d’art. Toutefois, si importante que soit cette place d’Anvers, la plus considérable que l’on ait connue jusqu’alors, elle paraîtrait bien insignifiante si on la comparait au mouvement commercial des temps présents : le tonnage des navires dépasse rarement 200 tonneaux ; s’il est des caravelles de 300 à 500 tonneaux, on se sert de préférence, pour le commerce du Sud, de hulques légères et résistantes, qui n’ont pas plus de 110 tonneaux. Le mouvement du port, énorme pour l’époque, paraîtrait très faible aujourd’hui : en l’année 1542, on n’a compté que 36 départs pour l’Espagne.

Il n’en est pas moins vrai qu’en 1545, comme le montre M. Goris d’après les taxes d’impôts, le port d’Anvers a exporté des marchandises pour une valeur de près de 6 millions de livres, — chiffre très considérable pour l’époque —, tandis que le reste des Pays-Bas n’en a exporté que pour 2 millions[3]. On peut bien dire, selon l’expression de M. Pirenne, que « les Pays-Bas sont devenus la banlieue d’Anvers ». Quant aux marchandises importées, ce sont, pour une forte part, des produits coloniaux.

La « nation » portugaise joue un rôle particulièrement important, bien que le nombre de ses membres ne soit pas très considérable (environ 70 familles en 1570) ; elle a ses deux consuls, sa juridiction consulaire, dont la procédure, rapide et peu coûteuse, est très favorable aux intérêts de la colonie. À Anvers, le roi de Portugal a un facteur, qui gère les affaires commerciales de ce souverain. Les Espagnols ne forment pas légalement une « nation », mais, s’ils n’ont pas de juridiction spéciale, ils jouissent en fait d’importants privilèges. Les négociants portugais et espagnols ne sont le plus souvent que des agents commerciaux, représentant d’importantes firmes des pays du Sud. Courtiers et financiers : tel est le double aspect sous lequel nous apparaissent ces agents, tout au moins jusque vers 1550, car, dans la seconde moitié du siècle, s’opère, dans les fonctions commerciales, une véritable division du travail.

3. L’or et l’argent du Nouveau Monde. — Toutefois, ce n’est pas seulement le progrès des transactions commerciales qui a agi sur l’expansion du capitalisme. Un autre phénomène, dans la seconde moitié du XVIe siècle, joue un rôle de premier ordre ; c’est l’énorme afflux des métaux précieux, de l’or et de l’argent, qui étaient devenus si rares à la fin du XVe siècle et au début du XVIe. Ne voit-on pas Louis XII, dans son ordonnance du 22 septembre 1506, se plaindre de l’exportation de l’or et de l’argent, qui en a fait hausser le prix, « à notre très grand préjudice et dommage » ?

Les Portugais, de bonne heure, recueillirent une grande quantité d’or sur la côte occidentale de l’Afrique. Mais l’événement décisif, à cet- égard, ce fut la prise de possession du Mexique (1519-1527) et du Pérou (1532-1541). Au moment de la conquête brutale, les conquistadores pillèrent sans vergogne les trésors accumulés par les Indiens ; rien que le trésor des Incas rapporta des millions à Pizarro et à ses compagnons. Puis, ce furent les tributs exigés des indigènes par les Espagnols, qui prirent possession du pays. Enfin, les mines rapportèrent des revenus réguliers. La découverte de la mine d’argent de Potosi, en 1545, accrut. encore singulièrement la quantité des métaux précieux, car elle rend 300 000 kg. par an. Le Mexique, la Nouvelle-Grenade, le Pérou, et, dans une plus faible mesure, le Chili déversèrent des flots de métaux précieux. En un siècle, la production de ces métaux s’accrut énormément, surtout celle de l’argent, qui a presque quintuplé de 1520 à 1620. Maintenant, les quatre cinquièmes de l’or et de l’argent proviennent de l’Amérique espagnole[4].

L’Espagne aurait donc dû recueillir toutes ces richesses. Elle essaya bien, en effet, de s’en réserver le monopole, mais elle n’y parvint pas, car les phénomènes économiques étaient plus forts que toutes les lois et les institutions. En réalité, les autres puissances maritimes profitèrent plus de ces trésors que la métropole des colonies espagnoles, et son système colonial contribua à la ruiner.

4. Le système colonial de l’Espagne. — Voyons donc tout d’abord comment la monarchie espagnole prétendit régler le commerce de l’Amérique. Elle essaya non seulement de se réserver tout ce commerce, mais aussi, afin de le contrôler plus aisément, de le concentrer dans un seul port, à Séville, puis, lorsque les nécessités de la navigation l’exigèrent, à Cadix, mieux situé que la capitale de l’Andalousie. Il est vrai que les autres ports de l’Espagne protestèrent contre ce monopole exclusif et que Charles-Quint se montra favorable à leurs revendications, mais, sous Philippe II, à partir de 1574, la cause de Séville triompha, puis Cadix lui fit concurrence et l’emporta définitivement.

C’est la Casa de contratacion qui règle tout le trafic avec l’Espagne. Créée en 1502, elle eut d’abord pour résidence Séville, puis Cadix, où, en 1517, elle est définitivement fixée. C’est un établissement avant tout commercial, mais qui possède aussi un droit de juridiction. À sa tête, se trouvent trois officiers, le trésorier, le factor et le contador, qui jouissent d’une grande autorité. Mais l’action de la Casa, comme celle de toute l’administration espagnole, est entravée par la routine[5].

Les marchandises transportées de Cadix dans l’Amérique espagnole ou d’Amérique en Espagne, sont soumises à de lourds impôts (l’averia, dont le taux est de 2,5 %, et l’almojarifazgo). C’est pourquoi toutes les cargaisons doivent être enregistrées, inscrites sur les livres du contador. Mais la contrebande est si importante que ces

mesures restent en partie vaines ; c’est pourquoi, en 1660, les droits sont remplacés par une somme fixe clé 790 000 ducats.

Le roi d’Espagne prétendait se réserver la plus grande partie, sinon la totalité, des métaux précieux produits par l’Amérique ; en réalité, une faible partie seulement de ces richesses entra dans le trésor royal. Le gouvernement espagnol avait établi aussi des impôts extrêmement lourds sur les transactions commerciales dans les Indes et sur les retours de l’Amérique ; mais, en réalité, il n’en percevait qu’une faible part, car ici encore la fraude et la corruption jouaient leur rôle.

En principe aussi, seuls les Espagnols avaient le droit de s’établir en Amérique. Mais, à cet égard, beaucoup de fraudes étaient commises ; et, d’ailleurs, le nombre des Espagnols qui s’établit aux Indes resta relativement faible, étant données les dimensions des régions sur lesquelles l’Espagne imposa sa domination[6].

Parmi les puissances maritimes, l’Espagne occupait une situation particulière : depuis le XVIe siècle, elle était seule, avec le Portugal, à détenir de vastes possessions coloniales ; elle avait pris possession de tout un vaste continent. Aussi ne put-elle appliquer d’une façon stricte ce que l’on a appelé le pacte colonial ; on ne proscrivit pas, d’une façon absolue, l’industrie coloniale ; on encouragea même les fabrications textiles. Le commerce intercolonial était bien interdit en principe, mais, en réalité, il se faisait, sans qu’on parvînt à l’empêcher.

Seulement, l’Espagne s’efforça de se réserver le monopole du commerce avec ses colonies, comme le faisaient toutes les autres puissances. Mais on ne peut imaginer de pratiques commerciales plus absurdes. Un seul port, en Espagne, Cadix, avait le monopole de ce commerce ; et, en Amérique, tout devait aboutir à la Vera Cruz, pour le Mexique, à Carthagène et à Porto Bello, pour une bonne, partie de l’Amérique du Sud. Un mémoire sur le commerce de Cadix, de 1691, décrit nettement le caractère de ce trafic :

« Les galions vont, en premier lieu, aborder à Carthagène, Dès qu’ils sont arrivés, le général des galions en envoie donner avis au vice-roi du Pérou, qui fait sa résidence à Lima… Le vice-roi le fait savoir incessamment à tous les marchands et donne les ordres nécessaires pour le transport de l’or et de l’argent qui doit être envoyé à Panama par mer et de là à Porto Bello sur des mulets. Les galions ont coutume de rester quatre mois à Carthagène, à y négocier et échanger une partie de leurs marchandises. Le commerce qui s’y fait est d’environ 4 millions d’écus. De Carthagène, les galions vont à Porto Bello, où se tient dans ce temps-là une foire, qui dure cinquante ou soixante jours ; ils y laissent pour 18 ou 20 millions d’écus de marchandises de l’Europe et en rapportent pour environ 25 millions d’écus en or, argent et autres marchandises du pays, De Porto Bello, ils retournent à Carthagène, où ils sont encore quinze jours, et de là ils vont à La Havane où ils restent à peu près le même temps…

« Les flottes vont à la Vera Cruz, ville du royaume du Mexique ; elles y débarquent ordinairement tous leurs effets, et les marchands les y vendent ou les transportent, s’ils veulent, ailleurs. Elles demeurent dans ce port depuis le mois de septembre jusqu’au mois de juin qu’elles repartent pour Cadix…[7] »

Cependant, les Espagnols font aussi le commerce dans la région de la Pampa par le port de Buenos Aires ; enfin, on commence à se, servir de la route du cap Horn pour trafiquer avec la côte du Pacifique, mais ce fut surtout le commerce interlope qui s’en chargea.

5. Le commerce des étrangers dans l’Amérique espagnole. — En réalité, ce commerce avec l’Amérique espagnole est fait surtout, — indirectement tout au moins —, par les étrangers, et principalement par les puissances maritimes du Nord-Ouest. Ces puissances, on le sait, se sont développées merveilleusement, à la fin du XVIe siècle et dans la première moitié du XVIIe, aux dépens de l’Espagne ; il s’agit surtout de l’Angleterre, et plus encore de la Hollande, qui, en révolte contre la monarchie espagnole, se constitue, aux dépens du Portugal, un bel empire colonial. La France ne vient qu’au troisième rang, mais l’esprit entreprenant de ses armateurs et marins de l’Atlantique fera d’elle aussi une concurrente redoutable pour l’Espagne. Voilà donc des forces économiques et politiques nouvelles qui entrent en jeu, et qui vont singulièrement contribuer à l’extension du grand commerce maritime et du capitalisme commercial.

Cependant, Hollandais, Anglais et Français ne peuvent, ouvertement du moins, faire le commerce direct avec l’Amérique espagnole. Ils doivent encore se servir, pour une bonne part, de la voie de Cadix. À ce port, ils font parvenir leurs marchandises par mer. Le transport se fait, d’ailleurs, le plus souvent en fraude, pour éviter les droits de douane, qui s’élèvent à 23 %. Le mémoire de 1691, déjà cité, nous dit que, sur 51 ou 53 millions de marchandises qui partent de Cadix, 50 millions appartiennent à des Français, Anglais, Hollandais, Génois, Flamands, qui trafiquent sous le couvert de prête-noms et de commissionnaires espagnols.

C’est ainsi que les Français y envoient des draperies, des dentelles, des soieries et surtout des toiles, qui constituent le principal article du commerce malouin. Le même mémoire de 1691 estime ainsi la valeur des retours, que reçoivent les étrangers pour les marchandises qu’ils ont expédiées en Amérique :

Français 13 ou 14 millions
Anglais 6 ou 7 millions
Hollandais 10 millions
Hambourgeois 4 millions
Génois 11 ou 12 millions
Flamands 6 millions

On voit que les Espagnols font surtout l’office de rouliers ; ce sont les autres pays de l’Europe qui expédient dans leurs colonies les objets manufacturés dont elles ont besoin.

6. L’afflux des métaux précieux et la crise monétaire. — En réalité, les métaux précieux s’écoulèrent de plus en plus en Europe dès le XVIe siècle. La France, qui expédiait beaucoup de marchandises en Espagne et qui y envoyait de véritables colonies d’artisans de toutes sortes, comme l’indique. Jean Bodin, dans sa Réponse aux paradoxes de M. de Malestroit, fut envahie à tel point par l’or et l’argent espagnols qu’elle subit une révolution monétaire, dont les conséquences furent extrêmement graves.

On constate tout d’abord la diminution du poids de la livre tournois, qui était une unité de compte, ce qui aggrava la dépréciation commerciale de la monnaie. Aussi s’efforça-t-on, par l’édit de septembre 1577, d’établir le monométallisme, mais ce fut en vain. Les monnaies étrangères, — surtout les monnaies espagnoles -, d’un titre et d’une valeur inférieurs à ceux de nos monnaies, envahirent la France, tandis que les monnaies françaises s’écoulaient au dehors. De là, une spéculation effrénée sur les changes, qui enrichit les gens de finance, les banquiers, et incita de nombreux marchands à abandonner leurs transactions commerciales pour le trafic de l’argent[8].


L’afflux des métaux précieux et les spéculations sur les changes entraînèrent la hausse des prix qui se produisit au XVIe siècle et surtout dans la seconde moitié de ce siècle ; elle se manifesta surtout pour les grains, mais elle est sensible aussi pour beaucoup de matières précieuses et de, produits manufacturés, pour le prix et le revenu de la terre. Il est malaisé de déterminer l’amplitude de cette hausse ; il semble qu’elle n’ait pas été inférieure à 100 %, et elle s’éleva peut-être à 200 %. C’est en vain que l’administration royale essaya de remédier à la hausse en édictant des maximum pour les prix et les salaires notamment en 1544, 1567, 1577. Il n’y eut que quelques rares contemporains à comprendre les vraies causes du phénomène, notamment Jean Bodin, qui, en 1568, publia son Discours sur le rehaussement et la diminution des monnaies[9].

Ces phénomènes ne sont pas, d’ailleurs, particuliers à la France. La hausse des prix se produit partout en Europe, au XVIe siècle, et surtout dans la seconde moitié de ce siècle ; on le voit nettement en Angleterre, où elle contribua à la hausse des rentes seigneuriales.

Une autre conséquence de l’afflux des métaux précieux, ce fut l’accroissement du capital mobilier ; il en résulta une grande activité économique, qui se manifesta par les progrès du commerce, puis par la création d’industries nouvelles. Fait bien curieux : même dans les campagnes françaises, on voit se dessiner un actif mouvement de spéculation sur les terres, sur les produits de la culture ; il se, constitue une classe de laboureurs-marchands, qui s’enrichissent parfois au point d’acheter nombre de métairies et même des fiefs nobles, tout comme les marchands des villes, au moment même où l’ancienne noblesse, ruinée, vend ses terres et se trouve précipitée dans une condition inférieure, si la faveur de la Cour ne vient redorer ses blasons. C’est ce qu’a montré récemment M. Paul Raveau dans sa belle étude sur L’agriculture et les classes paysannes dans le Haut-Poitou au XVIe siècle.

L’augmentation du capital mobilier donna aussi naissance à des conceptions économiques nouvelles, au système mercantile et protecteur. Ainsi s’expliquent la préoccupation d’avoir des colonies pour écouler les produits de la métropole, pour se procurer les métaux et les denrées précieux, ainsi que la formation du pacte colonial, qui doit assurer à la métropole un véritable monopole.


7. Les progrès économiques des puissances maritimes.A. La France. — Le fait saillant de la seconde moitié du XVIe siècle, ce sont les progrès des puissances maritimes de l’Ouest et du Nord-Ouest de l’Europe, qui vont prendre la succession du Portugal et de l’Espagne.

La France est destinée à ne jouer, à cet égard, qu’un rôle de second plan, quoique fort honorable. L’on voit se développer son commerce avec l’étranger, principalement avec l’Espagne, qui avait besoin de nos pro-duits et ne pouvait guère payer qu’en numéraire, et aussi avec l’Angleterre, qui recherchait fort les produits agricoles de la France[10].

Il est vrai que la France a toujours les regards tournés vers l’Orient : elle conclut une entente avec les Mameluks d’Égypte, puis elle signe avec le sultan, en 1536, des capitulations, qui reconnaissent son protectorat sur tous les catholiques de l’Empire ottoman ; n’ayant plus à redouter que la concurrence de Venise, elle devient la première puissance maritime de la Méditerranée.

Les Français cependant ne négligent pas le Nouveau Monde. Ils prennent part à de nombreuses expéditions à Terre-Neuve, au Brésil, en Guinée, sur les côtes de l’Amérique du Nord. Jacques Cartier découvre le Canada, de 1534 à 1541. Au Brésil et en Floride, les Français ne parviennent pas à s’établir, mais ils entreprennent le commerce interlope dans l’Amérique du Sud. C’est du XVIe siècle que date la prospérité de ports comme Nantes et Bordeaux ; c’est sous François Ier que fut créé le Havre.


B. La Hollande. — Plus fortement encore que la France, la Hollande s’annonce, dès le XVIe siècle, comme devant être une grande puissance maritime. C’est que, même avant leur révolte contre la monarchie espagnole, les Pays-Bas du Nord ont une marine de premier ordre, qui joue à Anvers un rôle de plus en plus considérable, des chantiers de constructions navales renommés[11] ; ils ont succédé à la Hanse et ont accaparé une grande partie du commerce de la Baltique[12].

Même, pendant la guerre contre l’Espagne, le commerce des Hollandais avec ce pays n’a jamais été complètement interrompu ; pour se faire en fraude, et d’une façon subreptice, il n’en était pas moins lucratif ; c’est à ce moment-là que la Hollande a commencé à aller chercher à Cadix les métaux précieux, qui allaient constituer son énorme stock monétaire. C’est ce qu’indique un intéressant mémoire de 1607[13] :

Le traficq et navigation que lesdictz rebelles ont eu par le passé en Espagne a été sous dessoulz la couverture de France, d’Angleterre et d’Allemagne, et par icelle navigation d’Espagne que les rebelles y ont eu depuis 22 ans en ça ont remporté à leurs villes et provinces force argent et or pour retour en fourmages, bleds, beurre, harens, toutes sortes de manufactures, chair, bière, bré, tere, cire et autres marchandises de Oostlande [de la Baltique], et par ce moyen ont acquis encore de plus grands trésors qu’ils ne pouvaient faire par leur pêcherie et leur navigation d’Oostlande ; et avec grandes dissimulations et tromperies donnent à entendre estre de Dannemarch, Oostlande et Norvège et subjetz à l’Empire par fausses certifications et passeports contrefaicts par personnes députez qu’ils ont pour cet effect.

La révolte contre l’Espagne a eu une autre conséquence heureuse pour le progrès du grand commerce maritime et colonial de la Hollande. Le Portugal ayant été annexé par Philippe II, en 1580, les Hollandais ne purent plus se fournir directement des épices et denrées précieuses de l’Extrême-Orient qu’ils allaient chercher à Lisbonne. Ils entreprirent donc d’aller les prendre sur place dans l’Inde et les îles de l’Océan Indien. Ils vont peu à peu s’emparer des comptoirs et colonies des Portugais et les supplanter dans ce commerce si lucratif ; ainsi s’explique la création de la Compagnie des Indes Orientales, au début du XVIIe siècle.


C. L’Angleterre. — C’est aussi dans la seconde moitié du XVIe siècle que les Anglais commencent vraiment à participer au grand commerce maritime. Ils y sont grandement encouragés par l’État Tudor, qui, ayant de grands besoins d’argent, s’efforce de développer les forces économiques de la nation, et inaugure ainsi, sous le règne d’Élisabeth, une véritable politique nationale de grande envergure.

Rien de plus significatif, à cet égard, que les efforts de Burleigh pour développer la puissance maritime de l’Angleterre. C’est à la marine qu’il songe, lorsqu’il encourage la culture du chanvre et du lin, la fabrication des toiles à voiles, la. production des bois de construction. Il ordonne mie grande enquête sur les ports et fait entreprendre d’importants travaux pour leurs réparations. Afin d’avoir de bons marins, il encourage la pêche, applaudit aux exploits des corsaires, autorise le commerce, interlope des esclaves[14].

Pour développer le commerce maritime, on se préoccupe aussi de s’ouvrir de nouveaux marchés. Un fait caractéristique, ce sont les progrès de la Compagnie des Merchant adventurers, qui, lorsque la Hanse teutonique, fut définitivement expulsée de Londres en 1597, s’établit, en 1611, à Hambourg, d’où elle put drainer une partie notable du commerce de l’Allemagne[15]. Non moins caractéristique nous apparaît la création de nouvelles compagnies privilégiées : en 1554, la Moscovy Company, qui capte une partie importante du commerce de la Russie et que l’on peut considérer comme la première grande société par actions ; l’Eastland Company (1579), pour le commerce de la Baltique, mais qui ne devait pas tarder à se heurter à la concurrence, bientôt victorieuse, des Hollandais ; la Compagnie du Levant (1581), qui ne se borna pas à la navigation sur la Méditerranée, mais qui, dès 1584, poussera jusqu’à Goa dans l’Inde ; la Compagnie de la Baie d’Hudson, qui devait se maintenir longtemps, et à laquelle le commerce des fourrures rapportait de beaux bénéfices[16].

On cherche aussi à pénétrer dans l’Extrême-Orient, à trouver un passage au Nord-Est. De là, les expéditions de Willoughby et de Chancellor, qui ont eu pour résultats la découverte de la mer Blanche et l’établissement d’Arkangel. Mais c’est surtout la lutte contre les Espagnols qui fut féconde. À cet égard, rien n’est important comme les expéditions entreprises par Drake, de 1577 à 1580, en Amérique : il double le cap Horn, pille les côtes du Pacifique, puis, pour échapper aux flottes ennemies, fait voile vers l’ouest ; il rapporte en Angleterre un trésor d’au moins un million et demi de livres sterling, composé d’or, d’argent, de perles : somme énorme, si l’on considère surtout que l’expédition ne coûta que 5 000 l. et qu’elle ne comprenait que quatre petits bateaux, d’un tonnage total de 375 tonneaux, et montés par 160 hommes[17]. Jusqu’à la fin du XVIe siècle, les corsaires anglais ne cessent de s’attaquer aux navires espagnols, aux ports et aux colonies de leurs ennemis ; la destruction de l’Invincible Armada, en 1588, accroît encore leur audace, et, en l’an 1600, les destinées maritimes de l’Angleterre se dessinent bien nettement.

Sans aucun doute, toutes ces expéditions maritimes contribuèrent puissamment à l’accumulation des capitaux chez les nations de l’Europe occidentale. Il est malheureusement impossible d’en déterminer numériquement la quantité, et l’indice le plus sérieux. que nous possédions, c’est la hausse des prix qui se manifeste dans tous ces pays. La conséquence, ce fut l’accroissement de leur puissance politique, et l’on s’explique que la France, l’Angleterre et la Hollande tiennent la première place en Europe, au XVIIe siècle.


8. Origine des sociétés par actions. — C’est aussi dans la seconde moitié du XVIe siècle et au début du XVIIe siècle que l’on voit se former des institutions économiques nouvelles, comme les sociétés par actions. L’Angleterre, à cet égard, a montré le chemin.

Il est vrai qu’en Italie, dès le moyen âge, on aperçoit l’existence de societates, qui ont affecté deux formes : l’une dans laquelle tous les associés prenaient part à la direction ; l’autre, dénommée commenda, qui ressemblait aux sociétés en commandite, telles qu’on les trouve aujourd’hui en Angleterre (limited partnerships).

Les Merchant adventurers, qui apparaissent au début du XVe siècle, formaient une compagnie commerciale, une sorte de gild, comme il en existait déjà auparavant en Angleterre ; les marchands qui la composaient trafiquaient, chacun pour son pro- pre compte ; il s’agissait de capitaux individuels, et non de capitaux collectifs.

Ce fut seulement en 1553 qu’un certain nombre d’adventurers créèrent « la corporation et la compagnie de merchant adventurers pour la découverte de régions, domaines, îles et places inconnues » ; il s’agissait en fait de la Moscovie. Il ne pouvait plus être question pour eux de commerce individuel, car c’étaient de vraies expéditions, coûteuses et pénibles : il leur fallait pénétrer dans la mer Blanche et, après avoir abordé dans leur entrepôt d’Arkangel, parcourir des centaines de milles pour pénétrer au cœur de la Russie[18]. Ils créèrent donc une véritable société, par actions, comprenant 240 actions, chacune de 25 livres sterling. Toutefois, la société était limitée à un seul voyage et les bénéfices, après chaque voyage, étaient partagés au prorata du capital que chacun des associés y avait placé. Ce fut seulement plus tard que les sociétés prirent un caractère permanent. Les sociétés anglaises, créées à la fin du XVIe siècle, ressemblèrent toutes encore à la Compagnie de Moscovie[19]. Il était réservé, d’ailleurs, à la Hollande, de porter l’institution nouvelle à son plus haut degré de perfection.

Ouvrages à consulter.


Outre les ouvrages de Sombart, Pirenne, Goris, Hauser, déjà cités :

Cunningham, The growth of english industry and commerce, modem times, 3e éd., 1903.

Albert Demangeon, L’Empire britannique, Paris, 1923.

Haring, Trade and navigation between Spain and Indies in the time of the Hapsburgs, 1918 (Harvard economic studies).

Germain Martin, La monnaie et le crédit privé en France aux xviie siècle et xviiie siècles (Revue de l’Histoire des doctrines économiques, t. II, 1909).

Paul Raveau, L’agriculture et les classes paysannes dans le Haut-Poitou au xvie siècle, Paris, 1925.

Henri Sée, Le commerce de Saint-Malo au xviiie siècle, d’après les papiers des Magon (Mémoires et documents pour servir à l’histoire du commerce et de l’industrie, 9e série, 1925) ; — Documents sur le commerce de Cadix (à paraître dans la Revue de l’Histoire des colonies françaises).

Bento Carqueja, O capitalismo moderno e as suas origens em Portugal, 1908.

W. R. Scott, The constitution and finance of english, scottish and irish joint stock companies to 1720, Cambridge, 1912 et suiv.

J. G. van Dillen, Amsterdam marché mondial des métaux précieux aux xviie et xviiie siècles, en hollandais (De Economisa 1923).

Alfred Zimmermann, Die Kolonialpolitik Gross Britanniens, Berlin, 1898, 2 vol. in-8o ; — Die Kolonialpohtik der Niederlaender, 1 vol. in-8o.


  1. Voy. A. Zimmermann, Die Kolonialpolitik der Niederlaender.
  2. Voy. W. Sombart, ouv. cité., chap, XIII ; Peschel, Zeitalter der Entdeckungen. On ne saurait nier, d’autre part, que, la période de conquête brutale terminée, les colons espagnols n’aient fait souvent de louables efforts pour mettre en valeur l’immense continent, dont ils avaient pris possession ; le grand savant Humboldt le reconnaît. Cf. C. Pereyra, L’œuvre de l’Espagne en Amérique. trad. fr., 1925.
  3. A. Goris, ouv. cité, pp. 317-336.
  4. La production de l’or ne s’est accrue qu’assez faiblement (d’environ un sixième). Cf. Soetbeer, Matériaux pour faciliter l’intelligence et l’examen des rapports économiques des métaux précieux et de la question monétaire, trad. Ringeisen, 1889. N’oublions pas que l’exactitude de toutes ces évaluations est sujette à caution.
  5. Voy. Haring, Trade and Navigation between Spain and Indies in the time of the Hapsburgs, Cambridge, 1918 (Harvard Economic Studies), chap. I.
  6. Haring, ouv. cité, chap. IV, p. 59 et suiv.
  7. Mémoire sur le commerce de Cadix, de 1691 (Arch. des Affaires étrangères, Espagne, 80).
  8. Voy. Germain Martin, La monnaie et le crédit privé en France, aux XVIeet XVIIe siècles (Revue d’Histoire économique, t. II, 1909, pp. 1-40) ; A. Liautey, La hausse des prix et la lutte contre, la cherté en France au XVIe siècle, Paris, 1921 ; Paul Raveau, Le pouvoir d’achat de l’argent et de la livre tournois du Poitou, du règne de Louis XI à celui de Louis XIII (Bull. de la Société des antiquaires de l’ouest, an. 1922 ; reproduit dans L’agriculture et les classes paysannes dans le Haut-Poitou).
  9. Voy. Henri Hauser, Controverse sur les monnaies (Travailleurs et marchands de l’ancienne France, Paris, 1920). — Toutefois, l’afflux des métaux précieux n’a pas été la seule cause de la hausse des prix ; à partir de 1570, et, jusqu’à la fin du siècle, il faut tenir compte des ravages produits par les guerres de religion.
  10. Cf. P. Boissonnade, Les relations commerciales de la France et de la Grande-Bretagne au XVIe siècle (Revue historique, juillet et septembre, 1920).
  11. Voy. A. Goris, ouv. cité ; H. Pirenne, Histoire de Belgique, t. III, p. 255 et suiv.
  12. Voy. Dr H.-J. Smit, De opkomst van den handel van Amsterdam, onderzoekingen naar de economische outwikkeling der stad tot 1441, Amsterdam, 1914.
  13. Cité par J. G. van Dillen, Amsterdam marché mondial des métaux précieux aux XVIIe et XVIIIe siècles.
  14. Voy. Cunningham, The growth of english industry and commerce, modern times, 3e éd., 1903, p. 1 et suiv., 63 et suiv.
  15. Ibid., p. 218 et suiv.
  16. Ibid., p. 240 et suiv.
  17. Voy. Dr Scott, Joint Stock Companies to 1720, t. I, 1911, p. 78 et suiv.
  18. Voy. Josef Kulischer, Russischk Wirthschaftsgeschichte, Iéna, 1925 (coll. de Brodnitz).
  19. Voy. Scott, Joint stock Companies to 1720.