Les Pamphlets de Marat/C’en est fait de nous

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Texte établi par Charles VellayCharpentier et Fasquelle (p. 201-209).

C’EN EST FAIT DE NOUS

(26 juillet 1790)

Le 26 juillet, Marat jette dans le public, sous le titre : C’en est fait de nous[1], une nouvelle brochure, rédigée en termes particulièrement violents. Marat y dénonce un projet de contre-révolution, l’apathie suspecte du Comité municipal des recherches, et y préconise Finsurrection à main armée.

M. Otto Friedrichs a bien voulu nous communiquer un exemplaire de cette brochure, qui est en sa possession, et qui porte des corrections autographes de Marat. Le titre lui-même s’y trouve modifié ainsi : Aux armes ou c’en est fait de nous. Nous avons indiqué en note les corrections faites par Marat sur cet exemplaire[2].

Je le sais, ma tête est à prix, par les coquins qui sont au timon des affaires de l’État ; cinq cents espions me cherchent jour et nuit : hé bien ! s’ils me découvrent et s’ils me tiennent, ils m’égorgeront, et je mourrai martyr de la liberté ; il ne sera pas dit que la patrie périra, et que l’Ami du Peuple aura gardé un lâche silence.

M. Massot-Grand’Maison a déclaré au Comité des recherches de la municipalité de Paris avoir copié, sur l’écriture de M. Maillebois même, le projet de contre-révolution suivant[3] :

« Un militaire éclairé offre à M. le comte d’Artois ses services pour le faire rentrer en France d’une manière convenable à sa dignité (au cas que le prince n’eût pas d’autres vues). Ce militaire, qui croit la chose possible, propose d’engager le roi de Sardaigne à prêter vingt-cinq mille hommes de troupes, et à faire une avance de huit millions ;

De tâter l’empereur, pour savoir s’il serait aussi dans l’intention de fournir des secours de l’une ou de l’autre espèce.

On paraît sûr que les ducs des Deux-Ponts, margrave de Baden, landgrave de Hesse, appuieront de toutes leurs forces le plan, puisqu’ils sont décidés à soutenir leurs droits en Alsace.

Cette confédération formée, il est question de fabriquer un manifeste dans le cabinet du prince, rédigé par MM. Mounier et Lally-Tolendall, et fondé sur la déclaration du mois de juin.

Ce manifeste, après avoir été revu par le militaire, serait publié avant d’entrer en campagne.

On commencerait par marcher vers Lyon, où l’on n’espère éprouver que peu de difficultés, par les privilèges qu’on accorderait d’abord à cette ville pour son commerce.

Un autre corps d’armée serait dirigé par le Brabant.

Et le troisième marcherait par la Lorraine.

On compte que ces trois corps d’armée se grossiraient infiniment par tous les gens du parti anti-patriotique.

On gagnerait, par les menées d’agents adroits, et à force d’argent, les troupes qui sont sur les frontières.

Les trois corps d’armée s’avanceraient jusqu’à Corbeil, Senlis, et Meaux, désarmeraient sur leur passage et aux environs, toutes les municipalités, leur feraient prêter serment au roi, et les forceraient à rappeler leurs députés, au cas que les États-Généraux tinssent encore leurs séances.

Paris serait bloqué, et on espère par ce moyen faire venir la nation à résipiscence[4]. »

Dénonciation très grave contre le comité municipal des recherches.

Les dangers imminents auxquels la patrie paraît exposée m’arrachent une dénonciation qui pèse sur mon cœur, et que je n’ai différée jusqu’à ce jour que dans la crainte de ne pas éventer le moyen de saisir le fil de tous les noirs complots des ennemis de la révolution.

Je déclare donc hautement à la face des cieux et de la terre, que j’ai[5] pleine et entière connaissance d’une dénonciation remise, il y a environ six semaines, au comité national des recherches, portant réquisition de saisir les papiers de deux particuliers plus que suspects, qui avaient des correspondances directes avec le ci-devant comte d’Artois et divers commandants des troupes de ligne ; de même que de plusieurs autres particuliers plus qu’équivoques qui devaient avoir le fil de toutes les trames ourdies par les traîtres à la nation.

Je déclare encore hautement que j’ai[6] pleine et entière connaissance que, pour assurer le succès d’une opération aussi importante, cette dénonciation a été faite personnellement au sieur Garran de Coulon, qui a eu à ce sujet une conférence avec un membre distingué de l’assemblée nationale, très instruit de l’affaire. Enfin je déclare hautement la face des cieux et de la terre, que j’ai[7] pleine et entière connaissance que le comité national des recherches a donné des ordres positifs au comité municipal des recherches[8] de faire les perquisitions et saisies nécessaires, ordres qui ont été méprisés avec audace. J’interpelle ici le comité municipal des recherches, de sortir des ténèbres où il s’enfonce, et d’entendre[9] ma dénonciation. Il ne peut avoir désobéi aux ordres exprès de l’assemblée nationale, que parce qu’il craignait de déplaire aux ministres, au maire, et au commandant de la milice parisienne, dont les liaisons avec la cour ne sont malheureusement que trop alarmantes, ou parce qu’il est[10] vendu au cabinet[11]. Dans le premier cas, il est coupable d’une lâcheté criminelle ; dans le dernier cas, il est coupable de prévarication ; et dans les deux cas, il est indigne de la confiance publique. Je le dénonce comme traître à la patrie.

Lorsque le salut public est en danger, c’est au peuple à retirer ses pouvoirs des mains indignes auxquelles il les a confiés car le salut public est la loi suprême devant laquelle toutes les autres doivent se taire. J’invite donc tous les bons citoyens à s’assembler immédiatement, à se transporter au comité national des recherches, à demander communication des ordres donnés au comité municipal des recherches[12], puis de se transporter à la maison-de-ville, de se saisir des registres de ce comité, de lui demander le procès-verbal des perquisitions faites en conséquence de ces ordres, et sur son refus, de s’assurer de tous ses membres, et de les tenir sous bonne garde.

Nouvelles récentes.

Dans la séance d’hier soir, M. de Crancé a donné lecture d’une lettre de M. de Bouillé[13] à M. Colson[14], apportée par un courrier extraordinaire, envoyé par le[15] département des Ardennes. Elle annonce que M. de Mercy, ambassadeur de la cour de Vienne en France, a demandé au roi le libre passage pour les troupes autrichiennes sur le territoire de France, par le territoire de Luxembourg[16], pour se rendre dans les provinces Belgiques adjacentes.

M. de Crancé a rapporté que sur la frontière qui s’étend jusqu’à Metz, des hommes couraient, la semaine dernière, pendant les nuits, en criant aux armes, l’ennemi est aux portes. — Qu’on a[17] fait partir de Charleville le régiment de Berchigny, qui montrait le plus pur patriotisme.

M…[18] député des Ardennes, a dit qu’il s’était transporté, il y a quinze jours, avec un député extraordinaire[19], chez le ministre de la guerre, pour lui demander le remplacement du régiment de Berchigny ; qu’il le leur avait promis, et que dans ce moment il n’était point encore fait.

M. Voidel, président du comité des recherches, a dit à son tour qu’il se faisait un rassemblement de troupes sur les frontières de la Savoie, que des princes de l’Allemagne s’agitaient, et que s’ils n’avaient point encore fait de rassemblement de troupes, c’est qu’ils n’avaient pu en trouver suffisamment.

Qu’il y a actuellement à Chambéry 13 000 hommes armés, et qu’on y attend 6 000 Piémontais. L’assemblée a nommé six commissaires, savoir : MM.Fréteau, de Crancé, Émery d’André, Menou et Delbecq, pour aller sur le champ au secrétariat de la guerre, à l’effet de prendre connaissance des ordres donnés aux commandants des places de livrer le passage aux troupes étrangères sur les frontières de France, et de ceux donnés aux troupes de ligne d’évacuer les frontières, et qui de là iraient demander au ministre communication des traités qui lient la France aux puissances étrangères.

M. Chabroud avait demandé que les ministres de la guerre et des affaires étrangères fussent mandés sur le champ à la barre, pour rendre compte de leur conduite. Sa demande n’a pas été accueillie.

Adresse à tous les citoyens.

Citoyens, nos ennemis sont à nos portes, les ministres leur ont fait ouvrir nos barrières sous prétexte de leur accorder libre passage sur notre territoire ; peut-être dans ce moment s’avancent-ils à grands pas contre nous : le roi va se rendre à Compiègne où l’on prépare les appartements pour le recevoir ; de Compiègne à Toul ou à Metz, la route peut se faire incognito ; qui l’empêchera d’aller joindre l’armée autrichienne et les troupes de ligne qui lui sont restées fidèles[20] ? Bientôt accourront vers lui de tous côtés les officiers de l’armée, les mécontents et surtout les féaux de Bezenval, d’Autichamp, Lambesc, de Broglio. Déjà l’un des ministres dont j’avais demandé qu’on s’assurât, l’infâme Guignard[21], dénoncé comme le chef des conspirateurs, vient de prendre la fuite : ses collègues ne tarderont pas à imiter son exemple, et à se rendre dans quelque ville de la Lorraine pour former le conseil d’état, le pouvoir exécutif. Le roi, ce bon roi, qui a dédaigné de vous jurer fidélité sur l’autel de la patrie, a gardé le plus profond silence sur toutes ces horreurs. Le comité national des recherches n’a ouvert la bouche qu’au moment où la mine était éventée ; le comité municipal des recherches, vendu à la cour, a refusé de saisir le fil de ces complots infernaux ; le chef de votre municipalité, et le chef de votre milice, instruit[22] de tout ce qui se passe, au lieu de s’assurer des ministres, comme il était de leur devoir, ont fait échapper des prisons le traitre Bonne de Savardin, pour vous enlever les pièces de conviction de la perfidie du ministère, et peut-être de leur propre perfidie.

Pour vous empêcher de réfléchir aux dangers qui vous menacent, ils ne cessent[23] de vous étourdir par des fêtes, et de vous tenir[24] dans l’ivresse pour vous empêcher de voir les malheurs prêts à fondre sur vous. L’auriez-vous cru, votre général, qui n’a négligé aucun moyen de séduction, vient de former, contre le vœu de tous les districts, un parc d’artillerie destiné à vous foudroyer ; l’état-major de votre garde n’est composé que de vos ennemis, aux gages du prince ; vos chefs de bataillon sont presque tous gagnés ; et, pour comble d’horreur, la milice parisienne n’est presque plus composée que d’hommes vains ou aveugles qui ont oublié la patrie pour les cajoleries du général.

Citoyens de tout âge et de tout rang, les mesures prises par l’Assemblée nationale ne sauraient vous empêcher de périr : c’en est fait de vous pour toujours, si vous ne courez aux armes, si vous ne retrouvez cette valeur héroïque qui, le 14 juillet et le 5 octobre, sauvèrent deux fois la France. Volez à Saint-Cloud, s’il en est encore temps, ramenez le Roi et le Dauphin dans vos murs, tenez-les sous bonne garde, et qu’ils vous répondent des événements ; renfermez l’Autrichienne et son beau-frère, qu’ils ne puissent plus conspirer ; saisissez-vous de tous les ministres et de leurs commis ; mettez-les aux fers[25], assurez-vous du chef de la municipalité et des lieutenants de maire ; gardez à vue le général ; arrêtez l’état-major, enlevez le parc d’artillerie de la rue Verte, emparez-vous de tous les magasins et moulins à poudre ; que les canons soient répartis entre tous les districts, que tous les districts se rétablissent et restent à jamais permanents, qu’ils fassent révoquer les funestes décrets. Courez, courez, s’il en est encore temps[26], ou bientôt de nombreuses légions ennemies fondront sur vous : bientôt vous verrez les ordres privilégiés se relever,[27] le despotisme, l’affreux despotisme, reparaîtra plus formidable que jamais.

Cinq à six cents têtes abattues vous auraient assuré repos, liberté et bonheur ; une fausse humanité a retenu vos bras, et suspendu vos coups : elle va coûter la vie à des millions de vos frères[28] : que vos ennemis triomphent un instant, et le sang coulera à grands flots ; ils vous égorgeront sans pitié, ils éventreront vos femmes, et pour éteindre à jamais parmi vous l’amour de la liberté, leurs mains sanguinaires chercheront[29] le cœur dans les[30] entrailles de vos enfants[31].

Marat, l’Ami du Peuple.

  1. In-8o de 8 pages, s. l. n. d. ; à la page 8, cette simple mention : « De l’Imprimerie de Marat. »
  2. Voir à ce sujet Un pamphlet de Marat corrigé de sa main, dans la Revue historique de la Révolution française d’octobre-décemhre 1910, pp. 549-552.
  3. D’après les corrections autographes de Marat, la fin de cette phrase se trouve ainsi modifiée : « … avoir copié sur le manuscrit même de M. Maillebois, le projet suivant de contre-révolution… »
  4. D’après une correction autographe de Marat, il faut intercaler ici la phrase suivante : « Voilà donc l’indigne Desmarets terminant sa carrière comme il l’a commencée, par la perfidie et la trahison. »
  5. Correction autographe de Marat : avoir, au lieu de que j’ai.
  6. Correction autographe de Marat : avoir, au lieu de que j’ai.
  7. Correction autographe de Marat : avoir, au lieu de que j’ai.
  8. Correction autographe de Marat : à celui de la municipalité, au lieu de au comité municipal des recherches.
  9. Correction autographe de Marat : de répondre à, au lieu de d’entendre.
  10. Intercaler ici lui-même, d’après une correction autographe de Marat.
  11. C’est en vain que pour se disculper il alléguera la crainte de violer l’asile des citoyens, lui qui a tant de fois violé sans scrupule celui des meilleurs patriotes ; lui qui m’a fait enlever de nuit de l’asile où mes amis m’avaient dérobé au fer des assassins ; lui qui a si indignement recherché les bons citoyens qui ont puni les gardesdu-corps conjurés et conspirateurs : au demeurant, les individus dénoncés sont des citoyens tarés, connus pour avoir des relations avec le ci-devant comte d’Artois, et la plupart flétris par l’opinion publique. (Note de Marat) — À la ligne 4 de cette note, il faut, d’après une correction autographe de Marat, lire mes amis m’avaient mis pour me dérober, au lieu de mes amis m’avaient dérobé.
  12. Correction autographe de Marat : à celui de la municipalité, au lieu de au comité municipal des recherches.
  13. Intercaler ici commandant des trois évêchés, d’après une correction autographe de Marat.
  14. Intercaler ici commandant à Mézières, d’après une correction autographe de Marat.
  15. Correction autographe de Marat : du, au lieu de envoyé par le.
  16. D’après une correction autographe de Marat, il faut supprimer ces mots : par le territoire de Luxembourg.
  17. Intercaler ici dégarni de Rocroi et qu’on a, d’après une correction autographe de Marat.
  18. Correction autographe de Marat : Un, au lieu de M…
  19. Correction autographe de Marat : fédéré, au lieu de député extraordinaire.
  20. D’après une correction autographe de Marat, ces mots restés fidèles doivent être remplacés par un autre mot, dont on ne peut lire que les dernières lettres : …ouées, probablement dévouées.
  21. Comte de Saint-Priest.
  22. Lire : instruits l’un et l’autre, d’après une correction autographe de Marat.
  23. Correction autographe de Murat : n’ont cessé, au lieu de ne cessent.
  24. Correction autographe de Marat : ils vous ont tenu, au lieu de et de vous tenir.
  25. Correction autographe de Marat : abattez leurs têtes, au lieu de et de leurs commis ; mettez-les aux fers.
  26. D’après une correction autographe de Marat, il faut supprimer ces mots : s’il en est encore temps.
  27. Intercaler ici et, d’après une correction autographe de Marat.
  28. Les soldats de la garde nationale n’échapperont pas plus que les autres : les ci-devant gardes-françaises et toute la garde soldée qui a quitté les drapeaux du roi pour se ranger sous ceux de la patrie, seront les premiers sacrifiés, en dépit des serments d’assurance que pourrait leur faire le général. (Note de Marat)
  29. Correction autographe de Marat : arracheront, au lieu de chercheront.
  30. Correction autographe de Marat : des, au lieu de dans les.
  31. Des milliers d’espions seront bientôt mis en campagne pour enlever tous les exemplaires de cette feuille ; je supplie tous les écrivains patriotiques de la conserver dans leurs écrits, les patriotes aisés de la remettre sous presse et de la faire circuler dans les provinces par des mains sûres. (Note de Marat)