Les Pamphlets de Marat/Infernal projet des ennemis de la Révolution

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Texte établi par Charles VellayCharpentier et Fasquelle (p. 197-200).

INFERNAL PROJET DES ENNEMIS DE LA RÉVOLUTION

(14 juillet 1790)

En mai 1790, Marat rentre en France, et, le 18 du même mois, reprend la publication de L’Ami du Peuple. Quelques jours plus tard, il entreprend, parallèlement à L’Ami du Peuple, la publication d’un autre journal Le Junius français, dont le premier numéro paraît le 2 juin, et qui disparaît après 13 numéros. À la veille de la fête de la Fédération, dans la nuit du 13 au 14 juillet, dit Chévremont[1], Marat fait imprimer une courte brochure, sous ce titre : Infernal projet des ennemis de la Révolution, par M. Marat, auteur de « L’Ami du Peuple[2] », qu’il réimprima ensuite dans le no 163 de L’Ami du Peuple (16 juillet 1790), sous ce titre : Nouvelle conspiration des noirs.

C’était aux Jacobins que se préparaient les discussions et souvent les décrets de l’Assemblée nationale. Par une suite de sourdes menées des ennemis de la Révolution, toutes les affaires se sont portées au club de 1789. C’est là où se prépare le travail de la cour et de l’Assemblée, mais les membres de ce club ne sont pas tous initiés ; c’est dans un comité secret que se traitent les grandes affaires, c’est là qu’on a résolu de changer totalement l’administration, changement qu’on vient d’annoncer dans quelques feuilles du jour, pour y préparer les esprits.

Avec quel art nos ennemis ont dressé leurs batteries ! On n’a pas vu, sans surprise, les caresses faites par le roi aux députés. Ce serait être bien dupe du pacte fédératif : elles cachent de perfides desseins, et ce serait être bien dupe que de les avoir prises pour des témoignages de bienveillance et de patriotisme.

On n’a pas vu avec moins de surprise les courbettes faites par le général à ces députés, et toutes les basses cajoleries mises en usage pour les capter. Enfin, on n’a pas vu sans indignation les vils moyens dont il s’est servi pour leur faire insinuer qu’il est le héros des deux mondes. Or, c’est par l’organe de ces députés subjugués, que les ennemis de la Révolution doivent faire demander au roi le renvoi de tous les ministres actuels, et au corps législatif l’abrogation du décret qui déclare ses membres inhabiles à posséder les places du ministère. On ajoute que Chapelier et Desmeuniers, ces âmes damnées de Mirabeau, préparent un décret interprétatif de celui qui anéantit les titres de noblesse.

Nous avons peine à croire que les députés au pacte fédératif aient assez peu de pénétration pour se laisser prendre à ces pièges, comme des enfants ; et nous sommes convaincus qu’ils sont trop instruits pour ne pas sentir qu’ils n’ont aucun caractère, aucune mission, pour faire une pareille demande. S’exposeraient-ils, en insensés, à la honte, à l’affront indélébile d’être désavoués par leurs commettants ? Et sur qui, je vous prie, doit tomber le choix ? Il est, dit-on, arrêté d’avance ; Mirabeau l’aîné doit remplacer Necker ; La Fayette, La Tour du Pin ; Liancourt, Montmorin ; La Rochefoucauld, Saint-Priest ; et l’abbé Syeyes, le Garde des Sceaux ; Bailly restera maire avec cent mille écus d’appointement. Et Necker, Necker, après avoir dilapidé deux milliards, partira sans rendre ses comptes, comme il s’y prépare depuis si longtemps. Mais quoi ! Un abbé Syeyes, garde des Sceaux, ce fourbe parvenu, qui a sacrifié la cause de la liberté aux caresses de la cour ! Un La Rochefoucauld, un Liancourt, ces citoyens équivoques, ces lâches courtisans ! Un La Fayette, ce traître à la patrie, qui voulait rendre le monarque dictateur absolu, et qui ne cesse de travailler à relever le despotisme. Un Mirabeau, ce vil scélérat, couvert de crimes et d’opprobre, pour qui rien n’est sacré, auprès de qui l’abbé Terray, Calonne, Loménie, seraient des modèles de vertu ; ce lâche sardanapale qui épuiserait les trésors de la France entière, réduirait la nation à la mendicité, et finirait par mettre le royaume à l’encan, pour satisfaire ses sales voluptés ! Ô prostitution, ô infamie ! ô désespoir ! Et ce serait pour couvrir de nos dépouilles de bas intrigants, de lâches conjurateurs, de vils scélérats, que nous aurions pris les armes, que nous aurions abandonné le soin de nos affaires, notre fortune, notre repos ? Et ce serait pour appeler aux honneurs quelques indignes parvenus, que nous leur sacrifierions nos droits, notre liberté, notre bonheur.

Mais quoi ! les gardes nationaux ne se sont armés que pour défendre la liberté, en deviendraient-ils les plus cruels oppresseurs ? Ils se rendraient donc les arbitres de l’État, et compteraient pour rien leurs concitoyens, le peuple, la nation entière. Le pouvoir civil serait sacrifié au pouvoir militaire ; les soldats de la patrie deviendraient des cohortes prétoriennes ; elles disposeraient de l’empire ; et après une année de fatigues, de privations, de périls, de larmes, nous finirions par le gouvernement des questions[3], par un despotisme effroyable ! Valait-il donc la peine d’avoir détruit nos oppresseurs, pour nous donner les plus cruels tyrans ? Non, non, quelle que soit la dépravation du siècle, nous n’en sommes point encore à ce degré d’insouciance, de stupidité, d’avilissement. Nos frères d’armes ne sont point accourus de tous les coins du royaume pour nous apporter des fers ; ils connaissent par la renommée les hommes de boue qu’on leur propose d’appeler au timon des affaires ; scandalisés de cette précipitation à nommer à des places de confiance des hommes dont le choix demande l’examen le plus mûr, ils savent que le salut public serait désespéré dans de pareilles mains ; ils ont pénétré les pièges que cachaient les cajoleries de la cour et de ses créatures.

Au lieu d’appuyer des mesures désastreuses, ils assureront leurs droits et la liberté publique, en demandant la nomination et la surveillance de leurs officiers. Le peuple se réveillera tout à coup de sa léthargie, fera rendre gorge à ses spoliateurs, écartera avec ignominie des emplois les hommes dangereux et proscrira sans retour les hommes perdus de mœurs, dont l’on se propose de remplir le ministère.

Enfin l’Assemblée nationale se flatte-t-elle que les citoyens honnêtes lui laisseront révoquer un décret qui tend à lui conserver les mains pures, tandis qu’elle n’a jamais voulu révoquer le décret du veto, de la loi martiale, du marc d’argent, de la contribution directe, du droit de la paix et de la guerre, qui dépouillent les citoyens de leurs droits, sapent la liberté et compromettent le salut public ?


  1. Jean-Paul Marat, I, p. 283.
  2. In-8o de 7 pages, s. d. ; De l’imprimerie de Marat.
  3. Il faut évidemment lire questeurs