Les Pamphlets de Marat/Marat, l’ami du peuple, à Maître Jérôme Pétion, maire de Paris

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Texte établi par Charles VellayCharpentier et Fasquelle (p. 341-345).

MARAT, L’AMI DU PEUPLE, À MAÎTRE JÉRÔME PÉTION, MAIRE DE PARIS

(20 septembre 1792)

Quelques sages surpris de vous voir toujours si bien frisé, dans ces temps d’alarmes, me prient de vous faire souvenir du prix du temps, surtout pour un premier magistrat municipal, dont tous les moments appartiennent au peuple.

Plusieurs bons patriotes alarmés de vous voir abandonner depuis si longtemps la Commune et les bureaux de la Mairie, pour vous renfermer avec Brissot, Guadet, Vergniaud, Lacroix, Maindouze[1] et autres intrigants de leur espèce, me témoignent leurs craintes sur vos liaisons dangereuses.

Une foule d’excellents citoyens scandalisés de vous voir courir à la maison commune pour dénigrer l’Ami du Peuple, en le peignant comme un fou atrabilaire, un ennemi de la nation, dans le temps même que les émissaires des Maindouze, des Lacroix, des Vergniaud, des Guadet, des Brissot, courent les sections pour les soulever contre lui et le faire exclure de la Convention nationale, demandent quelles sont vos vues en abusant de la sorte d’un reste de popularité pour diffamer le plus zélé défenseur du peuple. Serait-ce aveuglement ou lâche complaisance pour une faction qui vous conservait à la tête de la Commune, en demandant l’expulsion de la municipalité provisoire ?

Je cède à leurs instances et vous fais ce placard amical ; il formera ma confession de foi sur le bonhomme Pétion.

Avant le 1er août 1792, je ne vous connaissais encore que par votre conduite publique, dans laquelle je cherchai en vain des vues politiques, des vertus prononcées, de la fermeté, de l’énergie. Dans le cours de votre carrière sénatoriale, j’eus sujet plus d’une fois de vous rappeler aux principes. Vous vous êtes relevé avec éclat après le massacre du Champ-de-Mars, et la couronne civique vous fut décernée, à ma demande, par les bons citoyens, malgré l’opposition du sieur Mottier.

À la nouvelle de votre élévation à la Mairie, j’éprouvai un sentiment douloureux ; vous n’étiez pas à mes yeux l’homme qu’il nous fallait pour faire triompher la liberté ; je prévis la manière dont vous rempliriez les fonctions de cette magistrature, je rendis l’augure public par mes discours et mes écrits. C’est un bon homme, répondaient les citoyens instruits, et j’eus la douleur de voir que vous n’étiez pour eux qu’un pis-aller.

L’événement n’a que trop justifié mes tristes présages : vous vous êtes continuellement montré comme un homme indécis, faible, pusillanime, ennemi déclaré des mesures de rigueur que commandaient les dangers de la patrie ; un homme sans vues, sans desseins, sans caractère ; vous avez même été au delà du pronostic, en donnant dans tous les pièges des ennemis de la révolution, en vous mettant vous-même en otage, la nuit du 9, dans le château des Tuileries. C’en était fait de nous ce jour-là, si quelques députés patriotes ne vous eussent appelé à la barre, et si la Commune, qui connaissait votre timidité naturelle, ne vous eût consigné. Mesure vigoureuse qui fit trembler vos amis Brissotins ; aussi se mirent-ils à cajoler le peuple, et à le pousser à redemander son magistrat chéri ; car ils savent très bien qu’il n’y a que vous pour avancer leurs affaires.

Au commencement d’août dernier, je vis Pétion pour la première fois. Sachant très bien qu’il était continuellement obsédé par la faction Brissot, je voulus le sonder ; en conséquence, je lui demandai un rendez-vous, sous prétexte d’obtenir un passeport : il tint conseil et me renvoya au lendemain matin ; je fus reçu avec cette jovialité niaise qui le caractérise : c’est bien lui ! ô c’est bien lui ! s’écriait le bonhomme, en me tenant dans ses bras. J’étais un peu surpris de ses caresses, je les attribuai à l’espoir qu’il avait de me voir partir bientôt ; ma conjecture se changea en certitude, lorsque je vis son air se rembrunir, en m’entendant lui annoncer que je ne partais pas et en le pressant de me donner deux des presses saisies chez Durosoy.

L’aveugle sécurité qu’il témoigna dans notre entretien eut lieu de m’étonner. Nous touchions au moment des grands événements ; il repoussa, en goguenardant, la nouvelle de l’invasion des Prussiens, de l’inaction desquels il se portait garant ; il repoussa de même l’idée des perfidies des machinateurs du dedans ; et en vrai donneur d’opium, selon sa louable coutume, il assura que le vrai moyen d’être enfin libres, invincibles et heureux, était de nous tenir tranquilles et unis, c’est à-dire de laisser faire nos ennemis, en nous entendant avec eux. Il a fallu les cruels événements du 10 pour prouver au public qu’il n’était qu’un rêveur, dont la sotte confiance nous avait exposés à être tous égorgés.

Pétion est un bon homme, un homme probe, j’en conviens ; il figurerait à merveille dans une place de juge de paix, d’arbitre, de caissier municipal, de recteur de collège, de receveur de district ; mais il a des yeux qui ne voient rien, des oreilles qui n’entendent rien, une tête qui ne médite sur rien ; il blanchit à la vue d’un sabre nu ; il veut réprimer les contre-révolutionnaires en les sermonnant, il prétend assurer le triomphe des patriotes en les attelant à des aristocrates, et sauver la patrie en criant aux uns et aux autres paix là, messieurs, entendons-nous et soyons frères.

Il m’a peint comme un fou[2] atrabilaire ou un ennemi cruel de la nation ; n’est-il pas étrange que ma folie m’ait fait dévoiler et déjouer tous les complots des conspirateurs, tous les complots que sa sagesse ne lui avait pas même permis de soupçonner ? Et n’est-il pas singulier que ma haine pour la nation m’ait porté à m’immoler pour la patrie, tandis que son civisme ne l’a pas même engagé à courir le moindre danger ?

Qu’on me permette ici une observation. Après plusieurs traits de pusillanimité funestes, Pétion se montre une seule fois avec énergie, et l’Ami du Peuple, du fond de son cachot, s’empresse de demander la couronne civique pour ce défenseur du peuple. Après trois ans de vie souterraine, environné d’espions, d’assassins, de misère et de tribulations, l’Ami du Peuple, respirant enfin en liberté, est appelé à soulager ses frères du Comité de surveillance. À peine y est-il admis que les faux patriotes en prennent ombrage, que les ennemis de la patrie jettent les hauts cris ; et c’est Pétion, devenu leur organe sans s’en douter, qui met l’Ami du Peuple sous le couteau des faux patriotes, en le peignant comme un fou atrabilaire et le plus perfide des ennemis de la nation.

Glissons sur ce cruel procédé, il y a trop longtemps que je suis abreuvé d’amertumes pour m’arrêter à cette pécadille.

Le maire de Paris est mal entouré, voilà la source de sa conduite bizarre, incertaine, pusillanime ; voilà le principe de sa funeste sécurité.

Quitte ta place, Pétion, et remets-la à des mains plus habiles et plus fermes ; ta bonhomie, ta faiblesse, ta crédulité, ton aveugle confiance ont fait longtemps notre malheur ; elles finiraient par nous perdre. Les Brissotins te mènent par le nez, ils te tiennent le bandeau sur les yeux ; si l’Ami du Peuple ne se hâte de l’arracher, ils finiront par te faire demander la contre-révolution.

Encore un mot.

Une seule réflexion m’accable, c’est que tous mes efforts pour sauver le peuple n’aboutiront à rien, sans une nouvelle insurrection. À voir la trempe de la plupart des députés à la Convention nationale, je désespère du salut public. Si dans les huit premières séances toutes les bases de la Constitution ne sont pas posées, n’attendez plus rien de vos représentants. Vous êtes anéantis pour toujours, cinquante ans d’anarchie vous attendent, et vous n’en sortirez que par un dictateur, vrai patriote et homme d’État. Ô peuple babillard, si tu savais agir[3] !


  1. Encore dimanche dernier 16 septembre, Pétion a dîné chez Maindouze avec la clique Brissot. (Note de Marat)
  2. C’est l’épithète que les Marmontel, les D’Alembert, les Condorcet, et autres charlatans encyclopédiques, donnaient à Jean-Jacques. (Note de Marat)
  3. De l’imprimerie de Marat.